Pour une analyse haptique de la subjectivation en capitalisme médiatique. Les mains et les gestes dans les films-vidéos de Sonimage (1973–1980)
Il serait tout à fait envisageable de proposer une synthèse des grands thèmes traversant diachroniquement l’œuvre audiovisuelle de Jean-Luc Godard en retraçant uniquement les plans qui se concentrent sur des mains et leurs gestes. Celles des ouvriers travaillant sur la construction du barrage de la Grande-Dixence qui manipulent les camions malaxeurs et autres engins imposants, images qui introduisent depuis le milieu des années 1950 la fascination durable du cinéaste à la fois pour le travail humain et pour nos interactions sociales, voire productives, avec les machines (Opération béton, 1954). Celles du personnage de Maria Lysandre qui écrit une lettre à son amie Françoise en lui racontant comment par l’imitation ludique d’un simple geste de la main, elle s’est trouvée entraînée dans le commerce illégal des corps, première entrée du cinéma godardien dans le genre épistolaire ainsi que le début d’une longue réflexion sur la valeur heuristique du phénomène de la prostitution (Une femme coquette, 1955). Celles de Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) qui passent les doigts sur les lèvres face à l’affiche de Humphrey Bogart, geste d’amour pour le cinéma américain (trait fondamental de la période « Nouvelle Vague » de la filmographie de Godard) et premier moment emblématique d’une manifestation haptique de la perception de soi de la part des héros godardiens (À bout de souffle, 1960). Celles de Véronique (Anne Wiazemsky) et de Guillaume (Jean-Pierre Léaud) qui occupent l’entièreté du champ et mettent en scène le drame de la (non-)communication dans une sorte de théâtre de pantomime (La Chinoise, 1967). Enfin, celles des personnages de Domiziana Giordano et d’Alain Delon qui offrent successivement le cadeau de la vie et le poison de la mort, visualisation pieuse du « miracle de nos mains vides » tel qu’exalté par Bernanos (Nouvelle vague, 1990) (Fig. 1 – 2).
Cette liste est bien évidemment loin d’être exhaustive — Une femme mariée (1964), Alphaville (1965), Je vous salue Marie (1985), Soigne ta droite (1987), Histoire(s) du cinéma (1988 – 1998), Hélas pour moi (1993) et bien d’autres titres auraient pu être évoqués pour leurs nombreux plans sur des mains d’une importance cruciale d’un point de vue narratif, symbolique, voire esthétique. Le simple fait que l’énumération ci-dessus fera en toute probabilité naître à l’esprit des lectrices et des lecteurs, adeptes de l’œuvre de Godard, des images bien précises témoigne du caractère fondamentalement visuel de nos opérations manuelles et de notre agir tactile. Il s’agit en effet de phénomènes qui non seulement peuvent être captés par la caméra, mais qui se prêtent particulièrement bien à une étude approfondie par les moyens techniques du cinéma, à l’instar du ralenti qui permet de les disséquer dans leurs détails les plus infimes et leurs unités les plus petites1. Cette analyse des gestes manuels par l’image constitue l’un des aspects les plus captivants du travail réalisé par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville durant les années 1970. Le présent article se propose d’examiner brièvement cet aspect de l’œuvre produite par le tandem sous la bannière de leur société, Sonimage, au prisme de l’interrogation centrale qui anime tous leurs films-vidéos, d’Ici et ailleurs (1970 – 74/1976) à France, tour, détour, deux enfants (1978/1980)2 : à savoir, la question de la communication humaine à l’ère du capitalisme médiatique.
Les mains comme médium de communication
L’œuvre cinématographique, vidéographique et télévisuelle que Godard coréalise avec Miéville dans les années 1970 reste jusqu’à nos jours la partie la moins connue et la moins vue de la filmographie du cinéaste franco-suisse, à côté de ses films militants de l’immédiat après-1968. Il est à cet égard symptomatique que jusqu’à la fin des années 1990 et la rédaction de la thèse importante de Michael Witt, devenue depuis une référence au sein des études godardiennes3, la plupart des commentateurs abordaient les réflexions proposées dans les productions de Sonimage comme une simple prolongation des thèses défendues à l’époque du Groupe Dziga Vertov. Or, comme Witt l’a très bien démontré, Godard entre à partir de 1973 — grâce également à l’apport crucial de sa nouvelle collaboratrice — dans une nouvelle phase créative qui, certes, ne marque pas l’abandon de la politique comme champ de prédilection, mais qui se caractérise par un renouvellement radical des termes par le biais desquels celle-ci est approchée.
Nulle part ailleurs ne trouve-t-on un témoignage si poignant de la sortie douloureuse de l’engagement militant (et de ses attitudes doctrinaires) que dans Ici et ailleurs, manifeste autocritique monumental qui marque l’abandon (provisoire) par le cinéaste des théories politiques globalisantes prétendument capables d’expliquer le sens et le fonctionnement de l’histoire. À partir de leur film suivant, Numéro Deux (1975), Godard et Miéville resserrent le point de vue sur la (micro-)politique de la vie quotidienne, les fronts locaux et régionaux, les luttes que chacune et chacun de nous peut et doit mener dans son existence privée — luttes dont le corps humain constitue le site privilégié. Les références philosophiques changent en conséquence. Marx et Mao laissent place à Foucault et Deleuze-Guattari, scellant le passage du cinéma godardien d’un « âge classique » à sa période « moderne » par excellence — si l’on ose une telle analogie avec le constat historique foucaldien :
Ce qu’a mis en jeu le grand renouvellement de l’époque, c’est un problème de corps et de matérialité, c’est une question de physique : nouvelle forme prise par l’appareil de production, nouveau type de contact entre cet appareil et celui qui le fait fonctionner ; nouvelles exigences imposées aux individus comme forces productives […] ; c’est un chapitre de l’histoire des corps.4
Or, dans son effort de démasquer les rouages de la « technologie politique du corps »5, le duo à la tête de Sonimage continue à appliquer un principe qui caractérise le programme esthétique de Godard depuis les années 1960. Ce principe consiste à ne pas se contenter de montrer les sujets face à d’autres sujets (ou objets), mais de capturer, par le truchement de l’œil mécanique de la caméra, l’espace entre les sujets et/ou les objets — « entrevoir, puisqu’on est entre », comme le dit Godard lui-même dans l’épisode 4A (« Pas d’histoire ») de Six fois deux. Sur et sous la communication (1976). La reconnaissance de cet espace qui à la fois sépare et unit comme le garant de la faisabilité de tout processus de communication justifie la persévérance du cinéma godardien dans cette recherche théorique et pratique tout au long des années 1970. Cependant, Godard et Miéville proposent durant cette période d’élever en axiome scientifique ce qui n’était auparavant pour le premier qu’une intuition poétique ou philosophique, à savoir que la réalité ne réside pas en nous, mais qu’elle est fabriquée entre nous ; elle est le produit toujours dynamique de nos interactions et de nos échanges.
On l’a vu, cette évolution se mesure avant tout par un changement de références. À la période de Sonimage, le fondement conceptuel de la quête des espaces intermédiaires, des intervalles où se matérialisent « nos échanges mystérieux », n’est plus à chercher du côté d’Élie Faure6 ou de Maurice Merleau-Ponty7, mais dans la théorie de l’information de Shannon et Weaver qui invitent à concevoir tout comportement en termes de communication, toute interaction comme l’activation d’un circuit au sein duquel des informations circulent8. Selon les mots de Witt, « Godard/Miéville se réapproprient donc la vidéo comme un médium à travers lequel la théorie de l’information peut être projetée sur le domaine social de sorte que les relations et les échanges entre les humains et les choses deviennent visibles »9.
Au prisme de ce programme politique et esthétique, les corps ne sont pas filmés comme des entités isolées, mais comme des outils de communication, des opérateurs de connexion. Plus particulièrement, les mains, en tant que membres qui tendent à élargir notre existence matérielle aux extrémités de son périmètre physique, sont observées par la caméra de Godard et de Miéville comme des media10 au sens premier du mot qui renvoie à tout ce qui peut servir aux humains à recevoir, traiter et transmettre des informations, depuis et à destination des autres qui, eux, incarnent une extériorité irrémédiable. Cependant, ce qui est en jeu dans l’étude proposée, œuvre après œuvre, par les deux cinéastes ne se cantonne pas à l’information telle que Shannon et Weaver l’entendent, mais concerne plutôt ce qu’on désigne habituellement par le terme de connaissance, à savoir un phénomène qui implique bien plus que les facultés uniquement intellectuelles des transmetteurs-récepteurs humains11.
Ainsi, dans l’une des dernières séquences de l’épisode 3 (« Géographie/Géométrie ») de France, tour, détour, deux enfants, des mains cadrées de près — la seule partie visible du corps des personnes filmées car pénétrant l’anneau lumineux produit par un éclairage zénithal — se posent sur la couverture des périodiques et des livres qui prennent successivement leur place au milieu d’une table, condensant en un simple geste manuel le processus d’intégration des informations par le sujet humain (et, dans ce cas précis, le phénomène de l’endoctrinement idéologique par les médias de masse qui engage simultanément notre existence physique, mentale, affective et sociale) (Fig. 3 –4). La main d’un homme se pose avec fermeté sur un exemplaire de la revue allemande Sterne et la voix over rassure : « Je comprends un peu ce qui se dit… ». Soudain, cette même main perd son assurance ; son geste trace alors un chemin incertain le long de la page du magazine, tandis que le locuteur invisible rebondit/rectifie : « …mais pas très bien ». En se déroulant dans un clair-obscur polysémique, cette saynète, reçue à un niveau littéral, semble nous dire que comprendre le monde consiste à pouvoir le toucher, le manipuler, être en mesure de le tenir dans la paume de sa main, c’est-à-dire l’incorporer, l’absorber dans les limites du moi. Elle propose ainsi une visualisation explicite d’un axiome qui relève bien du sens commun, d’une sorte de croyance universellement — pour ne pas dire viscéralement — partagée, contenue dans tant d’expressions idiomatiques de par le monde : « connaître comme la paume de la main » pour les Portugais et les Grecs, « connaître comme le creux de sa main » pour les Canadiens, « connaître comme sa poche », c’est-à-dire comme tout ce qui se trouve à portée des doigts, pour les Français.
Du travail et de la redondance
Or, pour qu’une information devienne connaissance, il faut que le sujet puisse s’imaginer à partir d’elle une représentation qui fait sens. Représentation et signification sont en dernière analyse deux concepts-clé dans l’élaboration de l’œuvre de Godard-Miéville dans les années 1970. Ils permettent par ailleurs d’identifier une continuité de fond entre celle-ci et les films du Groupe Dziga Vertov allant au-delà des présupposés autour des préoccupations politiques supposément communes entre les deux périodes. Ainsi, la notion d’information n’est pas comprise par les deux cinéastes dans son acception purement mathématique telle que l’envisagent Shannon et Weaver, mais elle est plutôt entendue comme nécessairement porteuse de sens. De même, la communication est systématiquement définie à travers les films et vidéos de Godard et Miéville comme le processus de production et/ou de transmission de significations. En même temps, pour qu’une communication puisse avoir lieu, les significations échangées doivent être partagées par les sujets en interaction. Cette condition est présentée de manière métaphorique dans l’épisode 4A (« Pas d’histoire ») de Six fois deux via la description verbale de l’image d’un même courant d’eau qui permet à deux rivages de communiquer entre eux.
On l’aura compris, la problématique qui se dessine ici en filigrane est celle du langage, à savoir l’un des media de communication les plus essentiels et fondamentaux de nos sociétés humaines. Qui plus est, le langage est abordé ici dans ses actualisations culturelles et historiques qui, d’après une vision poststructuraliste adoptée par Godard et Miéville dans les années 1970, non seulement formalisent les relations intersubjectives, mais constituent l’une des composantes majeures de la construction du sujet et de la réalité qui l’environne. La littérature secondaire sur les films-vidéos de Sonimage s’est beaucoup attardée sur la manière dont le tandem derrière la caméra s’efforce de rendre visible et audible le phénomène de la formation discursive de l’expérience humaine12. Néanmoins, la portée de ce type d’analyse se trouve fatalement réduite dès qu’on rabat le langage sur sa manifestation verbale, c’est-à-dire la langue orale (la parole) ou écrite. Il est vrai que Godard lui-même a contribué à resserrer de cette manière le cadre appliqué par ses exégètes, en qualifiant par exemple France, tour, détour, deux enfants d’« un travail sur la langue française »13 ou en faisant évoluer dans ses productions des années 1970 sa pratique de jeux de mots et de métaphores insolites — déjà présente dans sa filmographie depuis les années 1950 — vers un projet conscient qui s’attache à décontenancer nos habitudes langagières pour ouvrir une brèche dans les murs de notre conditionnement idéologique. Cependant, le projet godardien-miévillien n’admet pas les mots comme son objet unique, tant s’en faut ; il examine également la communication dite non-verbale — elle aussi soumise à la violence des codes historiquement, culturellement et idéologiquement construits —, en prêtant une attention particulière aux gestes manuels et à leur rapport avec le langage verbal.
Les séquences qui exemplifient cette mise en dialogue entre les mots et les gestes en vue de révéler leurs réalités conventionnelles respectives abondent dans le corpus audiovisuel qui nous intéresse ici. Toujours dans l’épisode 3 de France, tour, détour, deux enfants, Robert Linard (le journaliste cantonné tout au long de la série dans le hors-champ et auquel Godard prête sa voix) demande à Camille de montrer avec ses mains la différence entre un mouvement vertical et un mouvement horizontal ; cette dernière s’exécute avec sa main droite, l’index tendu (Fig. 5). Quelques secondes plus tard, la petite fille répète le geste vertical en réponse à la question de son interlocuteur qui dit s’intéresser à savoir dans quelle direction elle grandit ; la main de Camille précède le mot qui sort, avec un décalage, de sa bouche : « vertical »14. Geste manuel et énoncé verbal semblent ici véhiculer le même message dans une répétition superfétatoire.
Or, dans cette séquence — comme partout ailleurs dans la série coproduite par l’INA et Antenne 2 —, ce n’est pas tant au contenu qu’à la forme de la communication en train de se produire devant la caméra (et sur nos écrans) que les cinéastes font porter l’attention. De cet échange spontané entre « journaliste » et « interviewée » surgit une démonstration singulière du principe de la redondance dont l’importance est cruciale dans la théorie probabiliste de Shannon et Weaver (qui, rappelons-le, visait à quantifier le contenu en information des messages afin de réduire les coûts de fonctionnement d’un quelconque circuit de communication). Pour les scientifiques américains, est redondant ce qui dans l’échange apparaît comme en surplus, c’est-à-dire a priori superflu car n’apportant aucune nouvelle information. Les théoriciens des médias de masse se réapproprient par la suite cette notion de redondance pour en tirer l’un des concepts fondamentaux de leur analyse critique : chez eux, la redondance renvoie au fond reconnaissable qui permet aux informations nouvelles d’être comprises comme telles et de mieux frapper leur cible. Selon Niklas Luhmann, « [l]es médias de masse […] mettent à disposition et perpétuent un savoir d’arrière-plan qui peut servir de point de départ à la communication »15. Et, plus récemment, Yves Citton ajoute que « ce qui compte pour que les informations soient porteuses de signification, c’est davantage ce qui se répète en elles (et qu’on remarque à peine), plutôt que ce qu’elles affichent de nouveau »16.
Quelle est alors la nouvelle information qui émerge de la redondance ostensiblement exhibée dans cette séquence de France, tour, détour, deux enfants, via ce « geste » de réappropriation — c’est-à-dire de simplification au point d’épuration — d’un principe capital pour le fonctionnement idéologique du médium télévisuel en régime capitaliste ? Il doit certainement s’agir d’un élément dont la seule évocation verbale (comme d’ailleurs la seule démonstration manuelle) n’arriverait pas à saisir la véritable portée, un message donc qui non seulement échappe à la parole mais dévoile les limites inhérentes à toute opération de mise en discours. Voici mon hypothèse : l’un des effets de la répétition de la même information par le geste et les mots de Camille est la mise en évidence, voire la démonstration en acte, du travail impliqué dans le processus de communication. La petite fille performe avec sa main l’engagement physique nécessaire à la transmission des significations à un interlocuteur, incarnation spontanée de la « main d’œuvre » indispensable au sein d’un circuit de circulation sociale d’informations. Cette thèse s’affirme de manière plus explicite dans les nombreuses séquences de la série précédente réalisée par Godard et Miéville, Six fois deux, prenant le travail comme l’objet explicite du dialogue (verbal et non-verbal) entre le cinéaste et ses interviewé.e.s, ajoutant ainsi un niveau de réflexivité qui renforce la clarté de la démonstration.
Ainsi, dans l’épisode 1B (« Louison ») de la série diffusée sur France 3 en juillet-août 1976, le paysan interviewé souhaite communiquer un sentiment qui, d’après lui, est partagé par plusieurs personnes de son métier, à savoir que « les gens ne voient quand même pas toute la peine […] et les contraintes qu’il y a à produire de la bouffe » (12ème minute). Godard profite de l’occasion afin de mettre en scène un — petit théâtre des gestes et d’activer le principe de redondance dans son échange avec Louison qui pourrait enfin permettre aux « gens » de « voir » le travail impliqué non seulement dans la production et la circulation des produits alimentaires, mais dans tous nos actes ordinaires de communication :
J.-L. Godard : Si on demandait à un OS chez Renault de résumer ses huit heures d’usine, les trois quart il ferait un certain type de gestes, si tu veux. […] Est-ce que tu pourrais imager… toi, si on te demandait de résumer un geste devant nous, simplement, justement ta main plutôt et tout ça… […] Je peux te demander de me montrer avec ta main quel type de geste tu fais plutôt entre… je ne sais pas, tu as le sol, tu as le tracteur, les vaches. Tu as quoi, ça correspond à quoi comme type de geste ? Tu peux essayer de le faire avec ta main sans avoir les objets ?
Le paysan commence à expliquer à la fois par une description verbale et une série de gestes les tâches qu’il est amené à accomplir chaque jour dans son travail (Fig. 6). Ce qui surgit comme la véritable signification partagée entre Louison et Godard (voire entre Louison et le public regardant l’émission) à travers cette redondance apparente ne concerne pas tant le contenu des opérations manuelles typiques du métier d’agriculteur, que le dévoilement du degré d’implication de notre existence physique dans toute activité humaine ainsi que la manière dont le corps est l’objet d’un conditionnement naturalisé et donc à peine perceptible dans un mode de vie obéissant au régime de la rationalité instrumentale. Louison performe pour la caméra la discipline de son corps immergé dans un travail soumis aux impératifs d’une production industrielle : selon ses propres mots, au bout d’environ cinq minutes de démonstration manuelle, « on sent trop le poids des forces économiques qui nous entourent ».
Il est fort probable que Godard et Miéville s’inspirent ici d’une séquence emblématique d’À bientôt j’espère — et du cinéma militant ouvriériste dans son ensemble — qui s’attachait à dénoncer par les forces couplées de l’image et du son le pouvoir exercé sur le corps par l’organisation industrielle en œuvre dans l’usine : vers le milieu de ce film, on voit un ouvrier expliquer par les mots et les gestes le caractère répétitif et mécanique de son travail quotidien, alors que la caméra de Mario Marret et de Chris Marker cadre en gros plan ses mains17. Dans ce passage, comme dans celui de l’épisode « Louison » de Six fois deux, la technologie politique du corps dans le capitalisme occidental est montrée en acte, le processus de l’assujettissement d’un sujet en chair et en os se trouve dévoilé dans son élaboration normative. Le coup de force de Godard-Miéville consiste à montrer que cette administration de notre existence corporelle ne se cantonne pas au cas de l’usine et des techniques de contrôle tant décriées du fordisme, mais s’étend dans toute forme de travail (qui, rappelons-le, dépasse pour les cinéastes le cadre des métiers et des professions pour inclure toute forme d’activité humaine, y compris la communication et l’amour). Comme le rappelle à juste titre Jean-Philippe Pierron dans un essai récent qui, à l’image des productions de Sonimage, prête une attention particulière aux mains et à leurs gestes comme métonymie de notre existence dans le monde :
Y a-t-il un métier qui ne soit pas « manuel » ? Même dans l’abstraction la plus grande — on se souvient de cette photo d’Einstein le théoricien devant le tracé à la craie spectaculaire du résultat de ses recherches sur le tableau noir —, l’art des mains accompagne. Il soutient une manière de vivre l’efficacité virtuose d’un métier maîtrisant des matières et l’entrée dans de mystérieuses contrées faites tantôt de chair, de minerai, de données en tout genre, donnant même aux big datas les plus insensibles, de devenir incarnées.18
Dans l’épisode 1A (« Y a personne ») de Six fois deux, Godard accueille dans son bureau des chômeurs pour une série d’entretiens individuels, des discussions qui tournent autour des sujets du travail et de l’emploi du temps dans la société française des années 1970. Au milieu de l’épisode, le cinéaste demande à l’une de ses interviewées de performer les gestes d’une femme de ménage : nettoyer le bureau, dépoussiérer les meubles, passer l’aspirateur. (Fig. 7) La séquence est inconfortable à regarder par sa mise en scène trop consciente de rapports de force en jeu ainsi que par l’angle de prise de vue qui suggère un dispositif de caméra cachée filmant les personnes à leur insu. Or, en terminant cette brève « performance », la femme se rassied et avoue qu’elle se sent bien plus à l’aise de faire ce travail dans une maison bourgeoise que dans une famille populaire : la raison n’est-elle pas à chercher dans le manque d’ambiguïté des gestes qui, dans un échange avec un employeur « bourgeois », ne font que conforter (dans une sorte de redondance n’apportant aucune nouvelle information) les relations de pouvoir intégrées d’emblée dans un tel contrat de travail ?
Quelques minutes plus tard dans le même épisode, Godard demande à un jeune homme, soudeur de formation, de lui montrer ce que ses mains font concrètement quand il soude. Au départ, l’interviewé semble surpris ; le cinéaste s’explique : « Ben, vous avez des outils dans les mains ? Essayer de faire les gestes sans les outils ». Suite à cette remarque, le jeune homme s’adonne à la démonstration détaillée de son savoir-faire manuel. (Fig. 8) Un peu plus loin dans leur conversation, Godard lui demande d’écrire sur un cahier ses pensées. Au moment où le jeune chômeur tient entre ses doigts le crayon, le cinéaste lui fait remarquer la similarité étonnante entre cette activité manuelle, l’écriture, et celle de son travail habituel de soudeur : le crayon tient lieu de chalumeau, l’écriture et le livre seraient les deux pièces à souder, alors que le maniement de la baguette relèverait en quelque sorte de l’acte de l’écriture. Godard va encore plus loin et demande à son interlocuteur de continuer à écrire tout en décrivant verbalement ses gestes mais en utilisant la terminologie de la soudure. Cette tentative de décadrage et de recalibrage sémantiques esquive d’emblée le risque de redondance entre les mots et les gestes et fait surgir, de manière plus éclatante encore que dans la séquence de Camille dans France, tour, détour, deux enfants, la nouvelle signification produite par l’interaction entre les deux hommes (et son enregistrement audiovisuel), à savoir la mise en exergue du travail nécessaire dans toute communication, qu’elle soit orale, écrite, non-verbale, voire même médiée par des outils techniques comme dans le cas du cinéma.
En effet, au début de cet échange entre Godard et le soudeur, le premier remarque : « C’est un peu le travail qu’on fait nous, on soude les images ». Si les mains et leurs gestes condensent pour Godard et Miéville l’idée du travail incarné et servent de support pour une métonymie exprimant le conditionnement et la disciplinarisation de notre être physique dans toute forme d’interaction dans nos sociétés capitalistes, force est de constater que cette insistance sur notre agir tactile opère également à l’intérieur d’une autre figure de style : la métaphore. Par cette dernière, les mains renvoient également à la base matérielle du cinéma et les gestes fonctionnent comme un rappel du travail impliqué dans la production du discours filmique, voire dans la fabrication d’un récit signifiant. L’un des derniers plans du premier épisode (« Obscur/Chimie ») de France, tour, détour, deux enfants rend cette métaphore on ne peut plus explicite. Alors qu’à l’image la caméra cadre de tout près deux mains qui tricotent, la voix over remarque : « Pour suivre une histoire, en général, il faut pas perdre le fil. Mais ce fil, il fait comment ses débuts ? » (Fig. 9). Certes, le cas du cinéma soulève, de manière plus marquée que la parole ou l’écriture, la question de l’interaction entre nos mains et les machines, abordée dans la dernière section du présent article. On peut néanmoins déjà remarquer qu’on trouve dans cette réflexion métaphorique développée dans les productions de Sonimage une autre voie possible vers le cinéma matérialiste auquel le Groupe Dziga Vertov aspirait tant et dont les prémices se trouvent déjà dans les techniques brechtiennes appliquées aux premiers longs métrages réalisés par Godard dans les années 1960.
L’horizon de la recherche a beau être similaire entre la « période militante » et les « années vidéo » de la filmographie de Godard, les moyens employés diffèrent toutefois largement. Comme Michael Witt l’a pertinemment remarqué, les films-vidéos de Sonimage sont conçus comme des textes ouverts, en contraste délibéré avec ce que Godard et Miéville perçoivent — du point de vue qui est le leur à partir du milieu des années 1970 — comme le discours typique des films du Groupe Dziga Vertov, à savoir : didactique, auto-complaisant et clos sur lui-même19. Cette divergence s’exemplifie de manière remarquable dans la distance plastique, sémantique et symbolique qui sépare le motif — maintes fois répété dans les films que Godard coréalise avec Jean-Henri Roger et/ou Jean-Pierre Gorin — du poing fermé des militants (à l’instar de celui qui déchire le drapeau dans les séquences d’ouverture et de clôture de British Sounds) des gestes inachevés, hésitants mais habités par un rapport plus relationnel que rationnel au monde, qui peuplent les cadres de Numéro Deux, Comment ça va, Six fois deux et France, tour, détour, deux enfants. Ces mains accablées par la fatigue, l’incompréhension ou la résignation arrivent paradoxalement à transmettre un message plus subversif, plus convaincant, plus porteur d’une résistance acharnée contre l’endoctrinement des corps et des esprits que les discours interminables des films engagés de l’immédiat après-1968.
L’autocritique envers le militantisme aveugle du Groupe Dziga Vertov traverse Ici et ailleurs d’un bout à l’autre, mais trouve son expression la plus emblématique dans le plan de la petite fille qui récite le poème de Mahmoud Darwich « Je résisterai » en accentuant les syllabes et en bougeant les mains de manière exagérément assurée. En ce moment précis, la voix over de Miéville intervient pour commenter et historiciser cette performance oratoire et somatique, dressant un lien généalogique avec l’événement politique capital pour l’avènement du sujet moderne qui finira par être plus animé par la perspective de la domination que par le rêve de la communion : « Ce théâtre-là, d’où il vient ? Il vient de 89, de la Révolution française. Et du plaisir qu’avaient les conventionnels du 89 à faire de grands gestes et à déclamer en public leurs revendications ».
En fin de compte, la nouveauté introduite à l’ère de Sonimage, illustrée dans l’attention particulière portée aux mains et l’injonction réitérée aux « acteurs » devant la caméra de coupler leur discours à des gestes, réside dans la foi en notre existence corporelle comme porteuse d’un message engagé et, inversement, dans la méfiance envers l’efficacité politique de toute opération de mise en discours. À la manière de Foucault dans ses écrits contemporains du corpus audiovisuel qui nous intéresse ici20, Godard et Miéville déconstruisent la supposée force émancipatrice de la parole : que l’on s’exprime par les mots ou par les gestes, nous nous trouvons toujours à l’intérieur du pouvoir. Cependant, l’accent mis sur le corps et sur les mains comme media de communication pourrait en fait s’avérer être la tactique la plus efficace dans la production d’effets de contre-pouvoir, dans la transmission des affects capables de « toucher » le spectateur et le pousser à agir, expérimentant ainsi une approche performative de la dénonciation politique. Par leur performance tactile, les sujets filmés rendent leur assujettissement et la violence que celui-ci implique réels, les matérialisent et, ce faisant, les investissent d’une matière qui permet aux autres d’agir dans le présent de la réception. Car « mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps »21.
Des mains rarement vides : du corps animal au corps médial
En plus des tentatives de mise en dialogue entre énoncés oraux et gestes manuels, Godard et Miéville se penchent également sur le rapport de ces derniers avec l’écriture, postulant un lien généalogique direct — du moins en ce qui concerne l’acte d’écrire à la main. En ouverture de la dernière partie de l’épisode 5 (« Impression/Dictée ») de France, tour, détour, deux enfants, la voix over conte le récit des origines de l’écriture :
Au début, il y avait du papier et un crayon. Au début, il y avait des carrés ou des ronds […]. Tout d’un coup, ça m’est apparu évident, comme dit Arnaud, que la forme de la lettre « A » venait […] de l’invention du cercle et d’un moyen matériel pour retrouver toujours le départ, si jamais on perd la bonne direction. Donc le langage comme moyen matériel de fabriquer la mémoire. Et le corps, comme du papier, une surface pour enregistrer en même temps que la machine à fabriquer cette surface.
En renouant avec un motif récurrent dans la filmographie de Godard depuis les courts métrages des années 1950, les films-vidéos des années 1970 emploient régulièrement des gros plans sur des mains en train d’écrire. Dans Comment ça va, l’un des fils rouges du récit consiste en un échange de lettres entre le personnage principal et son fils (le fossé générationnel symbolisant la distance tactique entre la gauche communiste traditionnelle et l’extrême-gauche). Une dizaine de minutes après le générique d’ouverture, on trouve le deuxième en train de mettre par écrit les pensées et les sentiments qu’il souhaite communiquer à son père. La caméra cadre de près ses mains, alors que la voix over d’Odette (Anne-Marie Miéville) commente sur un ton sec : « une machine à écrire ». La transition vers un lieu différent se fait par un autre plan de détail sur des mains qui écrivent, celles d’Odette qui prend des notes pour le projet-vidéo sur lequel elle travaille ; dans le plan suivant, les mains de la femme sont cadrées de nouveau de près, mais cette fois elles sont en train de taper sur une machine à écrire (Fig. 10 – 11).
Plusieurs remarques s’imposent ici. La qualification du corps humain comme une machine revient comme un leitmotiv dans les productions de Sonimage et fut souvent interprétée en relation avec les écrits contemporains de Deleuze et Guattari. Sans nier l’importance de cette référence — notamment en ce qui concerne l’horizon d’action (voire de réaction) des humains dans les sociétés (post-)industrielles capitalistes (j’y reviendrai) —, le point de départ de la réflexion de Godard et Miéville serait plutôt à chercher du côté des travaux de l’anthropologue André Leroi-Gourhan. Ce dernier est longuement cité par Godard dans son projet de film (inabouti), préparé en 1973 pour la Commission d’avance sur recettes, intitulé Moi, Je22. Ainsi, la problématique qui anime en premier lieu les deux cinéastes concerne plutôt la manière dont les êtres humains développent des automatismes propres à un comportement machinal. Ces automatismes des sujets-corps, observés minutieusement par la caméra et disséqués par le moyen du ralenti, offrent un point de vue privilégié sur le pouvoir des « chaînes opératives acquises par l’expérience et l’éducation »23. Comme évoqué précédemment, l’administration disciplinaire des corps et la taylorisation des gestes ne se limitent pas pour Godard et Miéville à l’espace de l’usine mais s’étendent à l’ensemble de nos activités et interactions. Nos corps sont constamment programmés et formatés par le pouvoir doux des « appareils idéologiques d’Etat »24, par notre soumission aux impératifs de la productivité au travail, par notre bombardement incessant par les médias de masse. L’école comme fabrique de machines obéissantes est l’un des sujets principaux de France, tour, détour, deux enfants. Dans Numéro Deux, ce sont la famille et la télévision qui sont dénoncées comme appareils de contrôle et de façonnage du corps (prioritairement féminin ici), par l’emploi récurrent des surimpressions entre l’image de Sandrine (Sandrine Battistella) et celles de diverses scènes de la vie domestique, sous la lueur omniprésente des écrans de télévision.
Mais c’est surtout l’interaction du corps-machine des hommes et des femmes avec ces autres machines que sont les appareils et les outils techniques pleinement intégrés dans notre quotidien qui fait l’objet d’une analyse approfondie par Godard et Miéville. Selon les mots de la présentatrice de télévision (Betty Berr) en voix over à la fin de l’épisode 5 de France, tour, détour, deux enfants, « les monstres ont inventé des machines qui leur dictent une série d’ordres auxquels ils obéissent ». Ses mots accompagnent l’image d’un ouvrier d’usine en train de manipuler une machine. Le savoir-faire technique de cet homme paraît tellement développé et automatisé que la machine semble être une simple prolongation de ses mains. En effet, l’un des traits fondamentaux de nos sociétés industrielles et postindustrielles est la remise en cause des frontières naturelles de notre être physique (et, in extenso, du périmètre de notre présence et de notre capacité d’action dans le monde) ; la multiplication et la miniaturisation des media techniques de communication n’ont fait qu’en exacerber les effets depuis quelques décennies.
Marshall McLuhan a résumé cette évolution en qualifiant les médias comme des « prolongements technologiques de l’homme »25 ; mais c’est plutôt la distinction entre « corps animal » et « corps médial », introduite par l’anthropologue Augustin Berque, qui me paraît la plus pertinente dans l’analyse des productions de Sonimage : « Alors que notre corps animal est toujours localisable en tel ou tel endroit de l’espace, notre corps médial s’étire ou se retire en fonction des dispositifs techniques et symboliques auxquels nous associons notre existence »26. On l’aura compris, les mains jouent un rôle crucial en faisant office d’interface entre notre corps animal et notre corps médial. La question brûlante à explorer ici concerne le conditionnement du premier par le second et le degré de contrôle que les humains peuvent exercer dans ce processus.
Godard et Miéville dressent le portrait alarmant de notre transformation tendancieuse par l’intégration des machines dans notre vie quotidienne selon les impératifs économiques et idéologiques du système capitaliste (profit, productivité, vitesse, discipline). Comment ça va et France, tour, détour, deux enfants insistent sur le danger que représente cette utilisation des machines à même d’achever l’anéantissement de notre sensibilité tactile envers le monde, déjà orchestré par notre rationalité scopique et instrumentale. Le premier film observe à travers plusieurs plans les mains des clavistes du Parisien libéré, occupées à composer le journal, page par page, dans une succession de gestes mécanisés, l’acte de toucher se trouvant dans leur cas vidé de tout son caractère sensible et son potentiel créatif. En regardant ces images sur l’écran d’un téléviseur, le personnage principal affirme que « ce qui ne va pas aujourd’hui avec le travail manuel, c’est qu’il est d’abord du travail intellectuel ». Cette réflexion se concentre notamment sur l’activité de l’écriture que le personnage d’Odette propose d’analyser dans le détail en reconstituant devant la caméra, dans une sorte de laboratoire expérimental, le travail effectué par les mains quand ils tapent sur la machine un texte dicté par quelqu’un d’autre (Fig. 12). En répétant régulièrement que « c’est le regard qui dirige », le personnage de Miéville associe le formatage technique de notre vécu sensible à la pulsion scopique valorisée dans notre civilisation occidentale (« voir pour savoir, pour pouvoir, qui encourage la domination d’un regard mettant le monde en perspective »27), pulsion relayée aujourd’hui par les dispositifs machiniques et autres media techniques de communication.
Néanmoins, Godard et Miéville sont loin d’assumer une position conformiste ou défaitiste. En s’inspirant de la conceptualisation des êtres humains comme machines désirantes par Deleuze et Guattari28, les cinéastes dirigent l’œil de leur caméra vers les détails concrets de notre rapport au monde extérieur et à la matière, convaincus que c’est à partir de cette praxis indicible, cette communion tactile de notre être avec les autres ainsi qu’avec les objets naturels ou techniques, ce toucher sensible enfin rendu visible qu’on peut construire de nouvelles stratégies d’émancipation. Ce nouveau programme politique est exposé, de manière fort symbolique, en ouverture du premier film entièrement coécrit et coréalisé par Godard et Miéville, Numéro deux29.
Filmé debout et entouré par les appareils (caméras, projecteurs, écrans) de son studio, le corps de Godard est dépeint comme « branché » dans un circuit technique qui le dépasse et l’englobe (Fig. 13). Et pourtant, la prise de contrôle est possible : « Tu vois, ma main, c’est une machine à programmes qui dirige une autre machine », dit le cinéaste alors que ses doigts manipulant des boutons provoquent l’accélération, le ralentissement ou l’arrêt des images défilant sur les écrans. Montrer le geste manuel permet de rendre visibles les conditions de possibilité de la représentation cinématographique. Or, bien plus qu’un simple engagement contre l’invisibilisation de tout processus de production et des rapports de force afférents, Godard et Miéville intègrent cette revendication typiquement marxiste (réitérée sans cesse dans les films du Groupe Dziga Vertov) dans une lutte plus globale contre l’érosion généralisée de nos affects tactiles dans nos sociétés postindustrielles et mass-médiatisées, contre la normalisation d’une « anesthésie »30 de notre présence sensible au monde.
Ce nouveau front de l’action politique investi par les deux cinéastes va de pair avec une exigence stratégique et tactique, celle d’un retour vers un rapport artisanal à leur métier, développé dans des conditions qui permettent d’être en prise avec les outils et les matières employés. Cette exigence est bien évidemment concomitante avec l’acception marxiste de la notion de producteur (comme propriétaire de ses propres moyens de production) selon laquelle on a souvent interprété la décision de Godard de quitter Paris et de s’installer avec Miéville à Grenoble pour développer leur propre studio afin de produire de manière autonome des œuvres audiovisuelles grâce à la nouvelle technologie de la vidéo. Comme l’indique Godard dans son monologue en ouverture de Numéro deux, c’est précisément sur ce point que sa machine diffère de la machine hollywoodienne, mais aussi de celle de Mosfilm ou celle de la télévision. Promouvoir l’éthique et la politique de bricoleurs de matières sensibles, c’est donc cultiver une relation affectueuse au monde, activer notre imagination et notre inventivité matérielles comme condition première pour pouvoir changer le monde : car « toute main est conscience d’action »31.