Miéville/Godard ensemble
Ne me dis pas qu’il s’agit d’un duo. Je ne le dis pas.
Ensemble, adv. souvent pris substantivement : […] L’Ensemble ne dépend pas seulement de l’habilité avec laquelle chacun lit sa Partie, mais de l’intelligence avec laquelle il en sent le caractère particulier, et la liaison avec le tout ; soit pour phraser avec exactitude, soit pour suivre la précision des Mouvements, soit pour saisir le moment et les nuances des Fort et des Doux […].
Anne-Marie Miéville (*1945) a réalisé des courts et longs métrages, et collaboré avec Jean-Luc Godard (1930 – 2022) sur de nombreux projets co-réalisés ou co-écrits, tout au long de leur vie commune, soit presque 50 ans — ensemble — sur fond du Léman1. Le corpus du travail partagé est large et ne se limite pas à la période Sonimage2 ; quant aux tâches opérées par chacun.e, elles vont évidement évoluer au fil du travail et des décennies mais avec toujours, au centre, la parole, ce dialogue fait d’un échange oral quotidien qui a, tour à tour, nourri comme mis à mal leur pratique, à la fois individuelle et collective3.
Chacun.e a exercé une influence majeure sur le travail de l’autre, et cela, dès leur rencontre. Il est, bien entendu, impossible de chercher à rendre visible un échange oral constant et continu sur une si longue durée, qui relève, de tout façon, de l’intime. Ce qu’il convient par contre d’attester, c’est qu’au-delà des films co-signés, leur production individuelle ne peut être comprise sans prendre en compte cette influence mutuelle. Mais alors que Jean-Luc Godard fut un personnage public qui commença sa carrière dans le cinéma dans les années 1950, et que sa parole, ses archives de travail, etc. sont, pour une grande partie, accessibles, Anne-Marie Miéville est restée dans la liberté que permet un certain retrait, qui a eu pour conséquence d’oblitérer parfois une partie de son travail de réalisatrice, mais aussi son influence sur le travail de son mari, et surtout son rôle — majeur — dans leur travail commun.
Au début des années 1970 intervint l’envie de réaliser à deux, et le premier film sur lequel ils se pencheront réellement ensemble sera Ici et Ailleurs, sorti en 1976. Mais avant de revenir sur l’assemblage et les spécificités de ce film manifeste, il convient de s’attarder sur le contexte suisse, romand même, post-1968, soit au moment de leur rencontre puisqu’il ne s’agira pas, pour eux, de « seulement » faire des films ensemble, mais bien de partager des idées communes qui viendront habiter leur manière de vivre et de travailler.
Lausanne bouge
En 1970, Anne-Marie Miéville est proche du réalisateur Francis Reusser (1942 – 2020), lui-même ami du photographe Armand Dériaz qui habite dans une maison à Vaugondry, dans la campagne vaudoise. Ils y vivront justement en 19704, dans cette maison qui hébergera, entre autres, le Comité Action Cinéma (CAC) ainsi qu’une petite presse pour imprimer des tracts, pour ce groupe d’amis, « tribu […] qui lutte sans arme mais avec les images »5. Le film partiellement autobiographique de Francis Reusser, Le Grand soir (1976), relate cette jeunesse engagée à Lausanne, où les évènements de Mai 68 se prolongeront un peu plus tard, encore en 1970 et même en 1971 — année si tardive de l’obtention du droit de vote pour les femmes en Suisse6 —, notamment par des actions du CAC revendiquant un cinéma populaire7. (Fig. 1)
C’est d’ailleurs en 1969 que Francis Reusser termine son premier long métrage, Vive la mort (35mm, 85’)8, avant de filmer Anne-Marie Miéville dans le documentaire-fiction Anne-Marie Jeudi (1969, 16mm, 25’)9. Dans ce dernier, elle tient le rôle principal et la seconde partie du film semble être tournée dans la maison de Vaugondry. Le film est divisé en deux chapitres. L’un met en scène un couple théâtralisé, alors que le second laisse entrevoir la liberté d’une vie quotidienne, filmant des actions simples avec des images qui rejouent certains jeux de lumière des films Super-8 de famille de l’époque, auquel s’ajoute une voix over, celle d’Anne-Marie. (Fig. 2) Elle lit un texte, qu’elle a peut-être écrit, avec un rythme, un souffle et un phrasé déjà reconnaissables et identiques à la voix over de certains des films qu’elle signera plus tard, avec Jean-Luc Godard.
Dans le travail, avant l’image, elle incarne déjà une voix. Anne-Marie Jeudi laisse donc entrevoir un autre ensemble, précurseur, celui d’Anne-Marie Miéville avec Francis Reusser. Quelle a été exactement sa participation, cela n’est pas clair, mais ce qui est avéré c’est qu’elle prête son image, sa voix, peut-être son écriture, et probablement ses idées à son compagnon de l’époque, et qu’ils mettent un point d’honneur à rendre visible un certain quotidien, une manière de vivre, proposant une image presque documentaire comme pour montrer l’envers du décor, la réalité d’une vie à la campagne.
Ils sont aussi engagés pour la cause palestinienne. Anne-Marie Miéville travaille/travaillait dans la librairie Palestine à Paris10 ; quant à Francis Reusser, il tourne en 1970 en Jordanie (avec Dériaz à l’image et Garnier au son, pour le Collectif Rupture) les images de son film Biladi, une révolution. Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin tournent, eux aussi, dans les camps palestiniens en Jordanie et au Liban les images de Jusqu’à la victoire, film (et vidéo)11 qui ne sera jamais terminé et dont les rushes seront remontés par le couple Miéville/Godard pour donner naissance à Ici et Ailleurs. Dans ces deux films, une partie de la voix over est celle d’Anne-Marie Miéville en alternance avec une voix masculine.
Les convergences politiques vont se mélanger, chez Jean-Luc Godard, avec un intérêt grandissant pour l’outil vidéo utilisé dans les cercles militants auxquels ils appartiennent tous les trois, ainsi qu’à la télévision12, medium qui intéresse aussi Francis Reusser, et dont il sera, en Romandie, un acteur important sur le plan de l’expérimentation13.
C’est donc dans ce contexte que Godard est invité, en avril 1971, par la Cinémathèque suisse dans l’aula du Collège de Béthusy à Lausanne pour y présenter son film Lutte en Italie, réalisé par le Groupe Dziga Vertov, film qui, si l’on en croit les coupures de presse de l’époque, ne sera pas projeté car retenu en France pour « raisons administratives ». Un autre film du groupe le remplacera et un débat animé suivra la projection14.
C’est dans ce moment de révolte de la part d’une jeunesse engagée que se rencontrent Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard15, avant le grave accident de moto que subira le réalisateur à Paris début juin 197116. Le couple s’installera ensuite ensemble à Paris à la fin de cette même année.
Travailler à deux : féminin, masculin, singulier
Tout va bien, dernier maillon de l’histoire collective du Groupe Dziga Vertov, qui ne sera pas signé du nom du collectif, mais « réalisé par Jean-Pierre Gorin / Jean-Luc Godard », sortira en 1972, ouvrant la voie à un nouveau schéma de travail, qui va rapidement se redessiner à deux, autrement. Ce sera, pour Jean-Luc Godard, un changement de paradigme quant à l’idée du travail en commun dans le couple, puisqu’Anne-Marie Miéville n’apparaîtra presque jamais à l’écran. Ils seront, en revanche, dans un rapport d’échange non hiérarchique, pour tout ce qui implique la post-production au sens large, du montage son, du montage image, aux tâches plus administratives s’inscrivant dans un travail quotidien :
[…] avec Anne-Marie Miéville c’était différent : on était au clair sur les affaires de cinéma. Elle ne pouvait pas faire de cinéma autrement. Ce n’était pas quelqu’un, comme tel ou tel cinéaste, qui a un producteur qui fait tout. Nous, on aime tout faire. J’aime taper le devis, j’aime faire des comptes, j’aime faire un cadrage. Pour moi, tout cela est aussi du cinéma : aller à la banque, aller faire un repérage. C’est la vie du cinéma, qui est très variée, très totale. Le vivre tout seul est épouvantable.17
Ce travail deviendra concret avec la création d’une maison de production— Sonimage —18, dont Anne-Marie Miéville sera la représentante légale dès 1973.
Ce début de collaboration s’enracine cette même année à Grenoble, « sans doute parce que je suivais Anne-Marie Miéville pour qui Grenoble était une étape entre quitter Paris et son envie de rentrer en Suisse. Mais le mouvement venait d’elle. C’était aussi parce qu’il y avait [Jean-Pierre] Beauviala [Aäton]. »19 D’un côté (féminin), le choix est de quitter Paris, et de l’autre (masculin), le rêve est celui d’une caméra qui réponde exactement à une envie d’image et de son, et permette l’expérimentation et la production d’un nouveau type d’image-son20, et à deux : le choix de l’autonomie21 et du ralentissement, par un changement de référentiel avec l’ajout d’un autre point de vue, périphérique et excentré (par rapport à Paris, qui représenterait « le centre »).
La première étape sera de s’équiper en matériel vidéo, qui deviendra rapidement aussi bien l’outil que le décor de certaines scènes des films à venir, d’abord à Grenoble dès fin 1973, puis à Rolle dès 197722.
Ici et Ailleurs : première collaboration au re-montage d’un film
Ici et ailleurs est un film essentiel puisque qu’il signe le début d’une collaboration où chacun trouve sa place dans le dialogue en partant d’un matériau préexistant. Matriciel, il met au centre un certain nombre de décisions qui seront ensuite développées dans les films à venir. C’est par le re-visionnage, la traduction, l’analyse d’images et enfin le re-montage que leur action collective se met en place.
Le point de départ de cette collaboration passe par une position de recul par rapport à une certaine actualité, et un regard nouveau sur un passé proche qu’il convient de comprendre pour le mettre en perspective et le relier à un quotidien géographiquement plus proche.
Le montage se fait dès 1974, en partant des images tournées par Godard et Gorin en 1970 et 1971 pour Jusqu’à la victoire. Elles seront reprises pour être remontées et mises en miroir avec l’ici, la France. Remonter un film n’est pas une pratique nouvelle pour Godard qui commence comme monteur de documentaire et dialoguiste (1956 – 1957), et remontera et doublera notamment les plans tournés par Truffaut pour le court métrage Une histoire d’eau, en 1958 23. Le réemploi pour re-montage est aussi un procédé courant du réalisateur pour ses bandes annonces, et pour celles qu’il réalisera pour d’autres24.
À propos des images tournées en voyage, l’artiste Harun Farocki écrira que Jean-Luc Godard n’a rien pu filmer de neuf en Palestine. Son hypothèse est qu’il aurait compris que s’ils devaient amener quelque chose de neuf dans le monde, il ne fallait pas que les images s’en emparent : « il doit associer des mots à des images, des images à des images, des mots à des mots, de telle sorte que la logique des propositions ne puisse en saisir le sens. » L’enjeu consiste peut-être à garder une partie du sens intelligible hors d’atteinte pour qu’il ne soit pas directement consommable. Il conclut son texte par une question : « comment donc parler sans ordonner, montrer sans rendre aveugle ? »25 Que faire donc avec ces images existantes ? Créer un contrepoint, sans aucun doute.
Ils tentent alors de faire dialoguer deux lieux (la France et la Palestine) et deux personnes (une femme et un homme) qui commentent les images, et traduisent certaines phrases. Tout comme dans le court-métrage de Francis Reusser, Anne-Marie Miéville est présente par la voix, mais cette fois, elle est en dialogue avec Jean-Luc Godard. Le texte lu est probablement préalablement écrit, mais le dialogue entre leurs deux voix over donne l’illusion d’une pensée en cours de réflexion, qui rebondit, image à l’appui, par/grâce à la verbalisation de l’autre. Le film n’est pas dénué de violence. Il fera d’ailleurs polémique et ouvrira sur une question encore aujourd’hui débattue par rapport à l’ambiguïté de leur positionnement face à la question juive26. Ici et Ailleurs se conclut sur la voix d’Anne-Marie Miéville, et la phrase suivante :
Sans doute, est-ce que nous ne savons ni voir ni entendre, ou alors que le son est trop fort, et couvre la réalité. Apprendre à voir ici pour entendre ailleurs. Apprendre à s’entendre parler pour voir ce que font les autres. Les autres, c’est l’ailleurs de notre ici.
À la fois tentative de rapprochement et de mise en opposition entre cet ici — occidental, européen — et cet ailleurs — en résistance —, le film met au centre le et représenté par un canal de communication critiqué : la télévision. Celle-ci propose un enchaînement d’images, qu’il conviendrait de délier, avec un travail sur le son, sur la voix :
[…] nous sommes, peu à peu, remplacés par des chaînes ininterrompues d’images, esclaves les unes des autres, chacune à sa place, comme chacun de nous, à sa place, dans la chaîne des événements sur lesquels nous avons perdu tout pouvoir. On a fait comme pas mal de gens, on a pris les images et on a mis le son trop fort [c’est la lutte finale], avec n’importe quelle image. Vietnam. Toujours le même son, toujours trop fort. Prague. Mai 68. France. Italie. Révolution culturelle chinoise. Grève en Pologne. Torture en Espagne. Irlande. Portugal. Chili. Palestine. Le son tellement fort qu’il a fini par noyer la voix qu’il voulait faire sortir de l’image. (Ici et Ailleurs, voix over de Jean-Luc Godard, 38’)
Qu’est-ce qui rapproche les peuples, les oppose — et est-ce que la télévision leur permet réellement de communiquer et/ou de se comprendre ? Au-delà d’une conviction politique, se pose ici une question bien plus large sur la communication entre un ici : une famille de classe moyenne occidentale devant un écran de télévision, et un ailleurs : des combattants palestiniens. Entre opposition et tentative de dialogue, le film met en lumière ce canal — la télévision — qui semble rendre possible la communication, et qui pourtant laisse les interlocuteurs des deux côtés sans contact réel. Cette question de ce que peut (ou ne peut pas) la télévision en termes de communication sera au centre de la série co-réalisée et produite pour la télévision française : Six fois deux : sur et sous la communication (1976). La voix over d’Ici et Ailleurs est, tour à tour, celle de Godard et de Miéville, comme une réponse de l’un à l’autre, un dialogue tenté, alors que le film s’ouvre sur une action à la fois réelle et symbolique : une traduction.
Ces commentaires en voix over explicitent une manière de travailler rendue audible par la description : tout doit être relu, traduit, et repensé en se servant du recul pris — entre le moment où les images furent tournées, pour Godard, et furent visionnées en rush, pour Miéville — et le moment du montage, trois ans plus tard. Il s’agit donc de visionner les bandes existantes, de décider des nouvelles images à tourner et d’organiser le tournage, puis monter le film (son/image) à deux, ce qui leur prit plus d’une année et demie d’un travail journalier constant27.
Quant au texte, comment fut-il écrit ? À quatre mains, seul.e.s (par l’un.e ou l’autre), ou enregistrent-ils tout simplement leurs dialogues oraux ? Lorsque l’on est attentif aux voix du film, il semble que le masculin et le féminin parlent respectivement en leur nom propre. On pourrait donc imaginer que chacun ait écrit sa partie, mais cela n’est guère vérifiable. Dans les sources à disposition, en particulier les deux tomes édités par Alain Bergala aux Cahiers du Cinéma (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard) — qui mettent en lumière de nombreux documents d’archives —, seule l’écriture manuscrite de Jean-Luc Godard apparaît. Peut-être Anne-Marie Miéville était-elle derrière les lettres dactylographiées de la machine à écrire ?
Le film pose aussi une question plus théorique, celle du montage, à laquelle ils tentent tous deux de répondre par une décomposition et une démonstration, devenue célèbre : en décrivant, en mettant à mal et en opposant certaines images à d’autres, dans un processus de différenciation28, de « désenchaînement »29, pour enfin mettre deux ou trois images, littéralement, en dialogue. On voit à l’écran des moniteurs de télévision allumés montrant des images différentes, ou des diapositives (Fig. 3). Anne-Marie Miéville considère ici qu’elle a appris un métier : « j’ai appris à ses côtés [aux côtés de Jean-Luc Godard], la photo, la production, l’écriture de scénario »30.Ce qu’elle ne dira pas, c’est qu’elle ouvre un contrechamp. Elle propose un autre point de vue, un autre avis permettant d’entendre une réelle conversation, avec deux interlocuteurs à part entière, et pas toujours d’accord : un dialogue, peut-être même un débat. Elle rend indissociable l’ici de l’ailleurs, comme une obligation politique de relier les territoires et de donner à voir les contrastes des réalités. Elle porte aussi en elle certaines des revendications et les esthétiques de la jeunesse lausannoise engagée des années post-1968, avec une attention particulière pour les femmes, pour leurs voix, elle qui élève sa fille, dans les années 1970, en France et en Suisse. Ils se retrouveront sur l’importance de la musique comme outil de composition d’un film, mais aussi, plus traditionnellement, comme bande-son31, et surtout, sur le point de vue : ni microscopique ni macroscopique, mais à hauteur d’être humain. Quant à ce film, il sera la matrice pour les expérimentations et films à venir, laissant toujours le dialogue au centre — pierre angulaire de leur vie ensemble.
Après ce premier re-montage, suivra Numéro deux (1975), film en deux tableaux, reprenant les codes de la télévision de l’époque : le premier diptyque est un monologue sur son métier, et le second, construit en tableaux, est une analyse d’une famille de classe moyenne à Grenoble, sorte d’autoportrait mettant au centre le domestique et son quotidien. Il faut, peut-être dans la continuité du Groupe Dziga Vertov, filmer le travail et ses outils, se filmer « en train de faire ». Dans Comment ça va (1975), film suivant, Anne-Marie Miéville apparaît comme une ombre à l’écran, mais est toujours présente par la voix et dit :
[…] ça c’est parce que t’as rien vu, t’as rien vu en mai 68, t’as rien vu à Hiroshima, parce que tes mains ont fini par diriger tes yeux. Tu ne vois rien parce que c’est écrit d’avance. Tu ne vois pas le Vietnam, tu lis Vietnam. Tu vois pas le chômage, tu vois pas les femmes. Tes yeux font ce que devrait faire tes mains. Mais le tragique c’est que c’est même pas du travail manuel. […] Tu ne peux pas voir. Même si tu voulais, tu ne pourrais plus. Comment ça s’imprime dans la mémoire et comment ça va ? Ça va diriger ta vie, toujours dans le même sens. En fait t’as peur de voir. » (44’– 45’36)
Elle dit les choses, elle cherche à les rendre claires. Et pour voir, il faudra ralentir, ce qui est possible avec l’outil vidéo, le Slow Motion, qui permet de ralentir l’image pour la décomposer.
Nouvelle histoire, nouvelle technique : la vidéo
Leur histoire commune s’inscrit en effet aussi dans un nouveau départ « technique », par le choix de la vidéo, comme l’écrit Michael Witt : « la vidéo est utilisée à la fois comme un télescope et un microscope, comme un moyen d’explorer et de décomposer les échanges et les interactions de la vie quotidienne. »32 Il y a, du côté masculin, une recherche d’autonomie en apprenant à monter seul, et avec des effets sur l’image, savoir-faire qui conduira à la genèse des Histoire(s) du cinéma : « l’intérêt de la vidéo consiste d’abord à pouvoir réinjecter toutes les images que je veux : elle permet toutes les transpositions et manipulations. Et surtout elle permet de penser en image et non en texte. » Du côté féminin, la vidéo serait une possibilité pour une approche sociologique facilitée par cet outil à la fois malléable et léger.
Il est en revanche évidemment inutile de parler de division des tâches dans le couple, mais au contraire, de tissage par la voix avant tout, c’est-à-dire un travail avec la pensée :
Le corpus Sonimage est essentiellement le résultat d’une collaboration entre Godard et Miéville. Elle s’articule autour d’une tentative de vivre une pratique de travail dans laquelle la division du travail et des sexes sont dissoutes pour laisser place à une réflexion sur l’implication de trouver du plaisir dans son travail tout en collaborant avec un partenaire que l’on aime (aimer le travail et travailler à l’amour). […] Miéville et Godard sont également impliqués à chaque étape du projet Sonimage, produisant une œuvre unique et véritablement collaborative.33
Il y a enfin la recherche d’un mode de diffusion et de distribution libre, dont rêvait Jean-Luc Godard déjà au Canada en 196834. L’échange entre un ici domestique et un ailleurs des grands espaces et des luttes redeviendra central en 1977, lors d’un voyage du couple au Mozambique35 et la tentative avortée qui sera exposée ou dépliée par Jean-Luc Godard sous forme de collage dans le numéro spécial nº 300 des Cahiers du Cinéma36. L’édition s’ouvrira sur une lettre adressée à Anne-Marie Miéville (Fig. 4-5), avec un texte qui reprend un moment vécu ensemble et le fil d’une conversation en cours, justement. La question du montage est mise en tension, en mouvement, en lien, avec le « cadrage » — « choix d’un cadre de vie ».
La fin de Sonimage ne signe pas la fin de leur pratique de la vidéo, bien au contraire. Ils co-réaliseront et co-monteront des films dans les années suivantes. La vidéo restera leur médium de prédilection, et cela, en tout cas jusqu’au milieu des années 2000 et peut-être au-delà.
Filmer la vie quotidienne, ou le renversement du miroir
Ici et Ailleurs donnait à voir — au-delà de la relecture et de la critique des images existantes (par re-montage), de la déconstruction (décomposition) des outils techniques à l’image, et de la question de la télévision comme outil possible de communication — la vie quotidienne française d’une famille de la classe moyenne, dans son salon, qui regarde ensemble les nouvelles à la télévision : se voir et se regarder. L’inclusion de cet ici quotidien, dans l’appartement, de cet autre point de vue, sera déterminante pour la démarche à venir (et probablement déjà existante) d’Anne-Marie Miéville37, qui fait fortement écho au moyen métrage Papa comme Maman, Libres propos sur la fonction de mère (1977, 40 min, RTS)38.
Entre documentaire et enquête sociologique, ce film raconte le quotidien d’un père et de sa fille, présentant un autre modèle de famille, une alternative laissant la parole, dans leur cuisine, à la fille et au père en question. Datant de la même année, on peut aussi citer le clip imaginé pour la chanson de Patrick Juvet, Faut pas rêver : un plan fixe de trois minutes sur une adolescente dans une cuisine qui parle avec sa mère (jouée par Anne-Marie Miéville), à l’heure du goûter. La jeune fille est captée par la télévision (dont le son est celui de la chanson) alors que sa mère lui parle, se prêtant aux gestes du quotidien. Le tout sera suivi d’un texte politique sur fond d’un écran noir.
La période Sonimage, bien plus qu’une parenthèse, fut une réelle période d’expérimentation (à l’image, au son et au montage), transformatrice et essentielle par rapport aux chapitres suivants. Elle aura mis l’accent sur un quotidien non romancé, comme le souligne Jerry White : « l’idée derrière Sonimage, et en fait l’esprit qui anime toute l’œuvre de Godard et Miéville, est que le quotidien, la domesticité, les flux et reflux entre hommes et femmes, le paysage, et l’image du cinéma et de la télévision définissent la vie quotidienne contemporaine […]. »39
« Et puis on est revenu chez nous »
Le retour en Suisse coïncide avec la possibilité, pour tous les deux, de revenir vivre dans les lieux de l’enfance et de ses paysages. L’année 1977 marquera le transit entre la France et la Suisse, et le début de l’atelier de Rolle (ce lieu de travail équipé d’où va naître, une décennie plus tard, le premier épisode des Histoire(s) du cinéma, qui poursuit en un sens l’aventure de Sonimage).
C’est dans cette période entre deux pays que seront développées deux commandes de séries pour la télévision française : Six fois deux : sur et sous la communication diffusé en juillet-août 1976 à la télévision française, série faite d’interviews et de commentaires sur celles-ci et qui correspondra à la fin du séjour à Grenoble ; et France, tour, détour, deux enfants (1978) qui continuera à mettre au centre l’espace domestique, avant de déboucher sur l’écriture de Sauve qui peut (la vie), film composé par Jean-Luc Godard, co-écrit par Anne-Marie Miéville et Jean-Claude Carrière, et tourné à Lausanne et en Romandie.
La série pensée pour la télévision Six fois deux, co-produite et co-réalisée par Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, parle de « Amour et politique, amateurs et professionnels, travail et art »40. Les douze épisodes sont recentrés sur des actions quotidiennes des personnes questionnées (expliquer sa journée, les gestes, les outils, le temps et ses répartitions), le travail quotidien et les outils utilisés. Le couple propose une alternative aux émissions diffusées, qui inclut ou prend en compte une esthétique plus simple et une liberté de questionnement et de digression, mais surtout, en s’autorisant une certaine lenteur. L’approche sociologique agit une fois de plus comme un révélateur, donnant à voir, en utilisant des moyens visuel et sonore renouvelés par l’expérimentation sur la vidéo (ralentissement, surimpression, écriture avec un stylo sur l’écran, effacement de parties de l’image, écriture et dessin directement sur l’image enregistrée — que Jerry White appelle « vidéo écriture »41 —, poly-vocal, etc.)42.
Le format sériel permet de développer une démonstration sur un temps plus long, et par chapitre (six divisés en deux temps), comme cela est possible dans l’écriture d’un livre. Jerry White explicite cette construction combinatoire : « visuellement, 6 × 2 est combinaisons, superpositions : des images sur des images, des personnages divisés par plusieurs caméras, reproduits et montés sur d’autres personnages, et ainsi de suite »43. Il parle aussi de palimpseste alors que France, tour, détour, deux enfants44 serait plutôt construit sur le modèle de l’ellipse45, faisant la belle part aux expérimentations sonores avec plusieurs types de sons courant en parallèle (composition polyphonique) : une voix over et une autre, plus ou moins forte, ainsi que de la musique et le son synchrone original.
Jean-Luc Godard visionne et décompose les images, alors qu’Anne-Marie Miéville passe par la voix, et petit à petit, elle va participer aussi au scénario. Quant au montage, il semble qu’il soit l’affaire des deux. Si nous voulions forcer le trait, nous pourrions dire : il regarde (collectionne des images et des citations), elle écoute et écrit, puis, ils échangent, et à nouveau, ils regardent, elle écoute et écrit. D’une certaine manière, il donne forme par l’image, et elle, par le texte.
Ce passage entre Grenoble et Rolle conduira Anne-Marie Miéville à la réalisation de ses propres films, et Jean-Luc Godard à ce qui est communément appelé son « retour en cinéma », qu’il ne fera, bien évidemment, pas seul. Anne-Marie Miéville écrira d’ailleurs qu’elle a « contribué à son retour vers les acteurs, vers un cinéma qui se préoccupe à nouveau des corps »46.
Années 1980, diptyque
« JLG/AMM ont passé les années 1970 à se pencher sur les problèmes de communication. Une fois qu’ils ont dépassé ce stade et commencé à communiquer des idées sur autre chose — le paysage, le travail, l’amour, l’aliénation, la transcendance — leurs films ont franchi une nouvelle étape »47. S’éloignant, pour un temps, des commandes de télévision48, le couple va opérer un basculement qui favorisera un retour vers une forme de narration nouvelle pour Jean-Luc Godard, et le début de la réalisation pour Anne-Marie Miéville ainsi que l’écriture de scénarios49.
Après la sortie du long métrage Sauve qui peut (la vie) (1980), le couple va fonctionner par diptyques pour les deux ensembles de films suivants, alternant un court métrage d’Anne-Marie Miéville avec un long métrage de Jean-Luc Godard : How Can I Love (A Man When I Know He Don’t Want Me) (Réalisation AMM, 13’) / Prénom Carmen (1983, Réalisation JLG, Scénario AMM, 85’) et Le livre de Marie (Réalisation AMM, 26’) / Je vous salue Marie (1985, Réalisation JLG, 90’).
En 1984, au moment de la promotion du film Prénom Carmen, à la question qu’un journaliste pose à Anne-Marie Miéville sur comment Jean-Luc Godard passe du texte qu’elle a écrit à l’image, il répond :
[…] ça ne se passe pas du tout comme ça. Anne-Marie fait un scénario, ou on peut dire, elle fait, à des moments, le système nerveux ou le squelette du scénario qui donne des idées de chairs ou de peau, qui sont souvent après la tâche du réalisateur. […] ce n’est pas un scénario descriptif que l’on recopie, c’est des élans, des appels. […] et là, en plus elle était chargée de faire la ligne droite ou courbe pour qu’il y ait un début, un milieu et une fin. On m’a toujours reproché qu’il n’y avait pas dans mes films de début, milieu et fin, et en réfléchissant, je me suis aperçu que c’est peut-être parce que j’étais trop seul aussi et que l’on a besoin du regard de l’autre qui vous dit : ça commence là et ça finit là50.
En 1984, le dialogue — la parole — est donc toujours bien la pièce maîtresse qui lie le couple. Et lorsqu’ils co-réalisent à nouveau un film, comme pour la commande du Rapport Darty (1989, 50’), le dialogue est à nouveau au centre de leur travail commun : on y retrouve une discussion en voix over, entre Mlle Clio (voix d’Anne-Marie Miéville) et le robot Nathanaël (voix de Jean-Luc Godard).
Hard and Soft
Il y aura une exception pour Soft and Hard (50’), film de commande qu’ils co-réalisent en 1985 : ils apparaissent à l’image (forçant le trait dans leur propre rôle), et bien entendu, en dialogue. Dans la première partie, on voit Anne-Marie Miéville accomplir les tâches ménagères, mais aussi monter un film et écrire (Fig. 6– 7), sa voix étant toujours over. La seconde partie du film est dédiée à leur dialogue. La séance de travail, une demi-heure à l’écran, donne simplement à voir un fragment de cette longue conversation commencée au début des années 1970 (Fig. 8). L’échange est libre, elle hésite et écrit. Elle prend des notes et laisse ainsi à sa pensée à lui un espace ; puis, elle précise ses propos à lui, les reformule, l’aidant peut-être à spécifier une image mentale, dans une confiance qui, par moment, s’apparente à une séance analytique.
En ouverture du film, Jean-Luc Godard d’abord, puis Anne-Marie Miéville ensuite, reprennent en canon, voix over, la phrase suivante : « On cherchait encore le chemin de notre parole » — avec les mots à l’écran, sur fond noir : « deux amis » (Fig. 9).
Répondre à la commande
Deux autres apparitions plus tardives éclairent aussi le rapport de travail continu du couple. Tout d’abord, Reportage amateur (2006, Réalisation AMM/JLG, Pompidou) où Jean-Luc Godard décrit une des maquettes-projet de l’exposition à Pompidou, et Anne-Marie Miéville filme, et pose des questions pour qu’il explicite, qu’il clarifie aussi son idée. Ni l’un ni l’autre ne sont à l’écran : ils composent, comme toujours, deux voix. Et ensuite Morceaux de conversations (2007, film-documentaire réalisé par Alain Fleischer en plusieurs chapitres) où le couple apparaît à l’écran avec Dominique Païni, en discussion également autour du projet d’exposition. Le couple revient sur la question du trucage, en repartant justement d’Ici et Ailleurs et revisionnant un plan « truqué », celui de la petite fille récitant un poème. Godard parle alors en « on », en nous.
Au-delà des années 1990, le couple continue donc à travailler ensemble — en plus de leurs projets respectifs —, et ils répondent surtout, voire essentiellement, à des commandes, dont trois fonctionnent comme des autoportraits croisés : Deux fois cinquante ans de cinéma (British Film Institute, 1995) sur le cinéma, The Old Place (commande du MOMA, 1999) (Fig. 10) sur l’art et enfin Liberté et Partie (commande de l’État de Vaud, 2002) sur la figure de l’artiste, et sur le Pays de Vaud et son lien à la France. Pour ces trois films, ils lisent, ou disent, tour à tour, un texte, toujours en dialogue, toujours voix over, masculin/féminin et inversement.
En 2001, une année avant de réaliser Liberté et Partie, ils revenaient tous deux sur le film tout juste sorti d’Anne-Marie Miéville. Jean-Luc Godard parle, une fois de plus, à la première personne du pluriel : « Pour nous, les livres sont des amis. Pour employer une métaphore urbanistique, quand on habite la littérature, on a le droit de citer. »51
Être deux, Être à deux
En 2000, Jean-Luc Godard déclare à un journaliste qu’« Anne-Marie est la seule qui pourrait, comme Carné, mettre ‹ découpage technique › au lieu de ‹ montage ›. En fait, c’est la même chose, chez toi : le découpage technique est le scénario du montage. […] Pour revenir à votre première question, je voudrais parler d’un truc qui a toujours été injuste vis-à-vis d’Anne-Marie. Quand on nous demande : ‹ Comment vous travaillez ensemble ? ›, on devrait répondre : ‹ Comme deux cinéastes qui s’entendent bien, qui font des choses séparées ou ensemble… › La différence entre nous, c’est qu’elle a été attirée par le cinéma à un âge plus précoce que moi. Je ne m’y suis intéressé que vers 18 ans, lentement. Elle, elle a été physiquement et naturellement attirée dans l’enfance par la projection, la lumière. Je veux juste rétablir ça52. » Une année auparavant, Anne-Marie Miéville écrira dans un article : « en général, j’aime ce qu’il fait. Je crois que l’inverse est vrai aussi53. » Il y a bien ici une œuvre singulière qui se dégage, un corpus collectif, joué à quatre mains et raconté à deux voix. Il serait temps à présent de relire les pratiques individuelles de ces deux cinéastes en considérant l’influence du travail de l’un.e sur l’autre, et cela, dès la période Sonimage. Il me semble aujourd’hui impossible de ne pas prendre en compte leur interaction sur plus de cinquante ans — un demi-siècle de dialogue — en voix over54.