Mes années "Sonimage".
Entretien avec François Bovier
François Bovier : Comment avez-vous été amené à rencontrer Godard et Miéville et à collaborer avec Sonimage ?
François Albera : La fréquentation de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville dans les années 1970 – 1980 a correspondu à la création et au développement, avec Francis Reusser au départ, puis seul, d’un Atelier « Cinéma/Vidéo » à l’École des Beaux-Arts de Genève (alors appelée ÉSAV aujourd’hui HEAD) à la demande de son directeur, Michel Rappo. J’enseignais « le cinéma » depuis une année aux Arts décoratifs aux étudiants de graphisme après des études de philo à l’Université de Lyon et un mémoire de Maîtrise sur « l’esthétique d’Eisenstein ».
J’avais déjà rencontré Godard — que j’admirais bien sûr après Pierrot le fou (1965) et Masculin/Féminin (1966) en particulier — lors du Festival de Locarno de 1968. Il était venu soutenir Michel Cournot qui présentait Les Gauloises bleues, accompagné d’Anne Wiazemski et José Varéla. Il m’avait alors déconseillé de faire du cinéma… (« L’aristocratie des cinéastes, c’est fini, désormais les gens feront leurs films eux-mêmes… Le travail des cinéastes c’est de leur distribuer des caméras super-8mm… »). Mais c’est Reusser, qui avait été le compagnon d’Anne-Marie avant 1972, qui connaissait et fréquentait Godard-Miéville de « retour » en Suisse après leur séjour grenoblois. Ils résidaient à Rolle et Godard aménagea un atelier à Genève, derrière la Gare Cornavin, à côté du propre atelier de Pierre Binggeli, technicien et représentant de Sony, qui fut son pourvoyeur de matériel, conseiller technique et exécutant pour ce qui concernait la vidéo. De son côté Reusser avait créé un espace de travail, le « Ciné-Atelier » (rue de la Prairie non loin de la première localisation du Centre d’animation cinématographique rue Voltaire — où je travaillais avec François Roulet et Jean-François Rohrbasser).
Dès lors qu’on a ouvert cet atelier aux Beaux-Arts avec Francis [Reusser] — nos premiers étudiants furent, notamment, François Musy et Pierre-Alain Besse qui devinrent preneurs de sons pour Godard —, on a vu régulièrement Jean-Luc [Godard] et Anne-Marie [Miéville], plus souvent cette dernière car Godard voyageait alors beaucoup entre les États-Unis et l’Europe.
Il est assez difficile de démêler ce qui relève de nos échanges privés, disons, et les projets et travaux envisagés, amorcés parfois et dans quelques cas menés à bien, mais parmi ceux-là je distinguerai : la production des quatre émissions de télévision Écoutez-Voir qui a été achevée en 1977 ; le projet d’une revue de cinéma — qui a échoué mais a abouti au numéro 300 des Cahiers du cinéma en mai 1979 — ; la participation aux prémices d’une Histoire du cinéma et de la télévision — qui est devenue Histoire(s) du cinéma en 1988 – 1998. Mais il faudrait évoquer des effets induits, en particulier, pour ce qui me concerne, l’écriture et la publication d’articles dans divers périodiques accompagnant certaines des productions Sonimage ou « associées », comme cet ensemble Écoutez-Voir, et des productions d’images et de textes « sous influence », dirais-je, dans des périodiques auxquels je collaborais. C’est une mosaïque dont j’ai un peu de mal à dissocier les éléments.
François Bovier : Qu’est-ce qui traverse ou réunit toutes ces expériences ?
François Albera : Je crois qu’il faut avant tout insister sur l’importance que prit alors la technologie vidéo et le medium vidéo lui-même dans cette période qui va des films militants ou politiques des années 1969 –1972, utilisant le 16mm (de Luttes en Italie, 1971, à Comment ça va ?, 1975/1976) et le 35mm (Tout va Bien, 1972), à l’appropriation de ce nouvel outil. Martin Schaub (de Zurich), chargé d’une monographie sur Godard chez Hanser Verlag (parue en 1979), m’avait demandé de traiter en quelques pages de la question de la vidéo chez Godard (« Arbeit mit Video », pp. 201 – 208) et j’avais commencé par dire combien ce travail d’un autre type n’entrait que par un artifice rhétorique dans les catégories de l’Œuvre et de l’Auteur, inhérentes à ce type d’ouvrage, et qu’il fallait donc partir de ce qui changeait — à commencer par le partage du travail avec Anne-Marie Miéville. Mais plus largement la création de Sonimage à Paris en 1972 –1973, son déplacement à Grenoble en 1974 puis à Rolle en 1977, correspond à une volonté d’autonomie de production qui permette de poser les problèmes de la production des images et des sons avant celle de leur diffusion — comme le système du cinéma industriel et de la télévision l’impose. L’outil vidéo a été perçu comme le moyen de développer un cinéma hors de l’institution cinématographique (production-distribution-exploitation) qui permette à ce mode de production autonome d’utiliser, notamment, les canaux de la télévision. On connaît les deux expériences d’émissions qui ont été mises en œuvre : Sur et sous la communication (1976) et France, tour, détour, deux enfants (1978/1980). Elles adoptent deux modèles différents mais qui entendent moins interrompre le fonctionnement des programmes (comme certains artistes vidéo ont pu le préconiser — songeons à TV Interruptions (1971) de David Hall ou plus tard à Reverse TV (1983) de Bill Viola, et aux Television Spots (1983) de Stan Douglas) que de s’y insérer et d’agir sur la base de l’acceptation de la grille, des horaires, etc. en lui donnant une interprétation particulière, susceptible de transgresser sa nature de « découpage social télévisuel » régulant les représentations, selon les mots de Claudine Eizykman. C’est donc également différent de Chris Burden achetant des plages publicitaires pour y diffuser ses performances sans indiquer de titres, mais aussi de la « mise à mal » du medium lui-même comme l’a entreprise Nam June Paik en le mettant en scène dans un espace différent (ou, exceptionnellement, dans une émission vouée à l’expérimentation comme The Medium is the Medium, WGBH, 1969). De toute façon toutes ces tentatives ont rencontré la résistance des médias. Les propositions de Hall ou Viola finirent par donner lieu à des installations en circuit fermé dans des galeries et des musées. Dans le cas des émissions de Godard-Miéville, la télévision les a perçues comme trop hétérogènes et elles ne furent pas diffusées selon les modes pourtant propres aux médias. Les épisodes de France, tour, détour passèrent après 23h, groupés, pendant le mois d’août, etc.
On connaît moins la troisième expérience à laquelle Godard ne participa pas comme réalisateur mais qu’il accompagna, celle des quatre vidéos diffusées par la TSR et qui furent un acquis pour la suite des productions de Sonimage et d’autres. Dans le cadre de l’Atelier « Cinéma-Vidéo », on avait pour but de former des « producteurs autonomes » et Écoutez-Voir rentrait dans cette perspective.
L’expérience avait été lancée par Reusser et soutenue par Godard. Y participèrent A.-M. Miéville, Alain Tanner, Reusser lui-même et Loretta Verna qui venait d’achever ses études à l’ÉSAV. C’est avec cette dernière que j’ai collaboré pour trouver la forme finale de son film, Évidemment la vie s’écoule, une méditation sur la vieillesse avec deux hommes, un vieux et un jeune filmés séparément en plan fixe et frontal. Loretta ne parvenait pas à articuler ces deux ensembles et, en parlant avec elle, on convint qu’il fallait qu’elle parle aussi d’elle, pourquoi « voulant parler de ce qui [la] tourmente, la question de l’âge et du préjugé qui pèse sur le corps vieillissant de la femme » elle choisissait deux voix masculines, à quoi cela renvoyait en elle, etc., ce qui donna lieu à son intervention en voix off.
Ce caractère réflexif se retrouve dans les quatre films : chacun se demande quelle est sa place par rapport à celui ou celle qu’il ou elle rencontre, puisque, à l’exception de Tanner, ce sont trois rencontres avec des personnes singulières. S’interroger sur soi est la condition de rencontrer l’autre.
Ces quatre émissions, en co-production entre les réalisateurs et la télévision romande, inauguraient sur plusieurs plans et d’abord sur celui de la production, comme je l’ai dit : tournage en super-8mm pour Tanner, en vidéo pour Reusser et en vidéo et super8-mm pour Miéville et Verna, le tout produit hors de l’institution télé et remis à elle comme produit fini sur un support ¾ pouce U-matic, dans un format normalement récusé par le « network » (et les PTT qui définissaient alors la norme technique de diffusion en Suisse) pour insuffisance de signal. La norme de la télévision était alors la bande 2 pouces. C’était une « victoire » technique — et vue comme politique — que d’imposer un format sinon « amateur » du moins semi-professionnel à cette institution. J’avais alors publié une colonne sur cette expérience dans L’Humanité (23 novembre 1977) sous le titre : « De Suisse : production autonome » à l’occasion de la présentation de ces quatre films à l’Action-République à Paris dans le cadre d’une semaine consacrée au « Cinéma en Suisse » du 23 novembre au 6 décembre :
Sur le plan strictement « technique » — mais, bien sûr, la technique est inséparable de l’idéologie qui préside à ses réglages — ces émissions font donc la preuve d’une possibilité d’autonomie de production : Le Croyable et le vrai de Reusser a même été réalisé entièrement « en chambre » et par une seule personne (son direct, musique, images d’un entretien avec un ouvrier métallurgiste, photos insérées, repiquage d’images de la télé, etc.). À côté, autrement que dans l’optique de la TV par câble dans les quartiers — qui n’a, pour l’instant, guère été convaincante — cette autonomie de production permettant à des groupes, des partis de ne pas se soumettre aux exigences du dispositif de la télé, pourrait être politiquement importante.
À ce geste « technique » correspond, dans ces émissions, une autre démarche des auteurs sur le plan de l’écriture (montage, usage de textes, durée des plans, des paroles) et sur celui du rapport de l’auteur à son travail que l’ordinaire de la TV, fondé sur la fragmentation, le prélèvement, l’échantillon et sur « l’objectivation » du mode d’énonciation (« on » parle).
Martin Schaub consacrant un numéro de la revue zurichoise Cinema au sujet « Video & Cie » (nº 4, 1977) me demanda un article sur ces quatre émissions (« La bande des quatre », pp. 23 – 30) où je développai ces mêmes idées en plaçant l’antagonisme par rapport à la télévision sur le plan du « flux ininterrompu » à partir de la question du montage et celle de la durée. Dans les quatre émissions le montage articulait les images et les sons […] « au niveau de leur matière signifiante (texte écrit/image/noir) ; de leur statut par rapport au réel (image de Robert en plan moyen/cette image sur un écran plus petit que l’écran du poste) ; de leur contenu (mères aimantes/mains qui font la vaisselle). Monter un son et une image qui ne soient pas dans un rapport d’implication causale, expressive (commentaire/son diégétique/son déplacé : sur ce plan de Lucien regardant le lac, la rumeur de l’asile qui viendra plus tard) ».
De même sur le plan de la durée, sans parler des longs plans en mouvement pris par Tanner de sa voiture du bord de la route ou des quais de gare depuis un train (Temps morts), les plans frontaux et fixes de Verna dans Évidemment la vie s’écoule comme celui où Anne-Marie Miéville est assise dans l’herbe avec la jeune fille de Papa comme maman avec le lac de Joux au loin, instaurent une temporalité proscrite à la télévision. Tandis que Reusser de son côté divise l’écran, arrête l’image ou la décompose, insère des textes qui s’écrivent sous nos yeux (avec le générateur de lettres qu’on trouve à l’œuvre dans les vidéos de Godard à la même époque).
Ce sont les deux films des deux femmes qui eurent le plus de diffusion par la suite. Dès 1978 l’Action République consacrait du 10 au 16 mai une « semaine exclusivement vidéo » sous le titre « Une bande de femmes présente des bandes de femmes » avec Papa comme maman et Évidemment la vie s’écoule.
François Bovier : Avez-vous été mêlé à la série France, tour, détour, deux enfants ?
François Albera : Non, ni au niveau du projet qui datait, je crois, d’avant nos relations régulières, ni à celui de la réalisation. Par contre, Anne-Marie et Jean-Luc m’ont montré très tôt les épisodes une fois tournés et montés, m’ont remis toutes les pages du « découpage » et j’avais été plus ou moins chargé d’écrire à ce sujet, ce qui n’a pas abouti à grand-chose sinon à un article dans L’Humanité pour dénoncer la censure dont ces émissions étaient l’objet de la part d’Antenne 2 qui les avait commandées (Marcel Jullian) à Sonimage et à l’INA. Allaient-elles connaître le sort du Gai savoir en 1968 ? J’insistai sur la dimension politique de la série en faisant fond sur des discussions qu’on avait alors quotidiennement sur ce qu’est une image (« ce que dit mais aussi ce que cache une image, ce qui y est mais qu’on ne voit pas »), sur le pouvoir qu’on exerce par son truchement sur quelqu’un ou quelque chose. « Ainsi, filmer la petite fille ce n’est pas obtenir une image d’elle (la vérité), c’est juste envoyer un signal et voir ce qui se passe quand elle réfléchit ce signal » — et « souvent ça ne la traverse pas » ; « Au lieu de questionner les travailleurs, travailler les questions ». Je prenais deux exemples des « démonstrations élémentaires » du film : « comprendre la phrase ‹ le socialisme c’est quand une cuisinière pourra gouverner l’État ›, voir l’histoire du socialisme en marche, c’est filmer, dans une cantine, les femmes qui font la vaisselle aux cuisines et décomposer leur image, en arrêter chaque phase pour essayer de voir non pas qui mais comment ». Ou « dans une image de manifestation (‹ des gens qui passent, quelque chose qui ne passe pas ›) comment les masses font l’histoire » (« Censure. Ce qui dérange », L’Humanité, 2 décembre 1978, p. 7).
Je trouve que ces deux séries télé représentent la part la plus originale de la production Sonimage de cette époque. La forme brève correspondait bien à une démarche d’intervention ponctuelle (sur une photo — on se rappelle celle du stade de Dacca —, une chanson, un personnage, une situation) qui a été, à mes yeux, celle d’une politique de l’image et du son où Anne-Marie a joué un rôle important — comme dans Numéro Deux (1975) une année plus tôt. Plusieurs petits films, parfois de commande (comme On s’est tous défilé, 1988) relèvent de cette « petite forme » où excellait Reusser également. Le récit romanesque auquel contraint le cinéma de distribution va à l’encontre de cela (on pourrait remonter à la fin des années 1920 où se joue également cette forclusion de la forme brève avec les courts métrages expérimentaux) et, pour une part, tous les films de Godard depuis Sauve qui peut (la vie) (1979 / 1980) résultent de l’impossibilité de construire un récit, même fragmenté, éclaté comme l’étaient plusieurs de ses films des années 1960. La volonté de partir des images aboutissait à cette confrontation à l’institution du scénario et au scénario selon l’institution (CNC, Office fédéral de la culture, producteurs, télévisions). Une contradiction exposée de diverses manières, notamment avec l’affirmation que le scénario ne peut venir qu’après le film, ou avec les bouts filmés en vidéo proposés aux commissions, ou les collages et schémas dessinés tels que les inaugure la préparation de Sauve qui peut : des lieux géographiques, des personnages, des flèches indiquant les rapports, les déplacements (Fig. 1).
François Bovier : Pour revenir à France, tour, détour, savez-vous comment Godard et Méville ont travaillé à partir du découpage initial ? Quelle était la part d’improvisation lors du tournage avec les deux enfants ? Et quelle a été la réception de cette série pour le moins singulière par rapport au format de la TV, sans que l’on rompe pour autant avec sa structure (construction en épisodes, jeux de reprise et de variation, pratique de l’entretien) ?
François Albera : Je ne peux pas vous répondre sur tous ces points. Disons qu’en confrontant les feuilles du découpage — qui n’en est pas un, c’est la partie des textes que disent les comédiens, les speakers, et eux sont respectés — on mesure l’écart entre la parole et les images. Par exemple ce texte sur le groupe terroriste qui veut prendre en otages n’importe qui, des gens ordinaires plutôt que des célébrités, dans l’émission il retentit sur des images : ce sont des couvertures de magazines avec des portraits (Mao, Staline, Marilyn) sur lesquelles successivement se posent une main à plat puis une autre perpendiculairement (Fig. 2 – 3). L’image est donc transformée, recadrée disons. Puis les mains se retirent et on fait glisser hors-cadre le magazine. Et ainsi de suite. Ou dans un autre épisode, les propos sur le sort réservé aux femmes par les hommes « sans imagination », celui de secrétaire. Les images sont celles d’un bureau avec deux secrétaires qui tapent à la machine et quand l’une d’elles, qui était au fond, se lève, on se rend compte qu’elle est nue et qu’elle est enceinte (Fig. 4). Elle se rend chez son supérieur qui lui demande de lui réserver une place dans un avion, de répondre à Untel, etc. Le discours général, féministe, qu’accompagnent des mots (« reproduction » notamment) est donc singularisé, d’une part, et d’autre part la caméra pratique des mouvements sur le ventre de cette femme, y incruste une tête de bébé qui vient de naître, etc. On voit bien que le travail sur ce type de « film » s’opère bien au-delà ou ailleurs que sur ces pages. De même les textes sur les « monstres » et les plans de villes, de gens qui marchent, de voitures qui passent et qui sont décomposées dans les mouvements, arrêtés, remis en route, etc.
Quant aux échanges avec le petit garçon et la petite fille, je suppose que les questions de Godard sont préparées et les réponses improvisées, bien sûr.
Pour ce qui est de la réception je n’en ai pas gardé le souvenir, ni des traces. Là j’en suis au même point que vous. Il nous faudrait dépouiller la presse de l’époque.
François Bovier : Parlez-nous de cette Histoire du cinéma et de la télévision, premier titre des Histoire(s) du cinéma (1988 –1998)…
François Albera : À l’époque où je l’ai connu, parallèlement à ces productions et expériences déjà évoquées, Godard se préoccupait de ce qui deviendra ses Histoire(s) du cinéma, amorcées à Montréal comme on le sait. Mais il s’agissait alors d’une Histoire du cinéma et de la télévision. J’insiste sur ce point car le projet a évolué assez différemment par la suite. Pour moi cet infléchissement a correspondu à un éloignement progressif de la question politique telle qu’elle est à l’œuvre jusqu’à Sauve qui peut sous forme critique via les dispositifs des images et des sons. Pour faire un raccourci, je dirais que Harun Farocki a développé ce à quoi Godard a renoncé : tant dans ses Histoire(s) que dans l’exposition de Beaubourg qui devait mettre en place un système d’échanges d’informations en direct qui aurait proposé un contre-modèle de la télévision et des médias hégémoniques. C’était en somme l’équivalent de la théorie de Brecht sur la radio et du projet de Dziga Vertov de 1936 d’un « Laboratoire de création » avec « Bureau du réalisateur » (qui est une salle de montage), « Station d’information et d’organisation » et « Filmothèque d’auteur » et un réseau de correspondants, des dispositifs mobiles de tournage.
Dans les années 1980 quand j’ai été mis dans le coup, l’idée de ces « huit études (+ deux) », était fondée sur le schéma suivant :
1) il y a eu une libération de l’image (et de la parole de cette image muette).
2) il y a eu une reprise en main de l’image et le parlant a remis bon ordre dans tout ça, comme un contremaître zélé remet au pas des ouvriers indisciplinés.
Le patron, ici, c’était la littérature et Gutenberg le contremaître. Les ouvriers étant l’audio découvrant son visuel à partir de son silence opprimé (en se libérant par l’image muette ne dictant ni sens ni ordre) et pas à partir d’une parole déjà existante dans l’image qu’en avait développée la littérature ou le roman.
D’où :
1) apprendre à voir (cinéma muet).
2) désapprendre à voir et réapprendre à lire.
C’est-à-dire, puisqu’il s’agit maintenant d’aveugles et que ça parle, apprendre à répéter (cinéma parlant et télévision)
Suivaient une liste de 10 unités (vidéo-cassette) (USA — Europe — Russie — Les autres — Résumé ou introduction), 5 pour le muet (« montage (voir) »), 5 pour le parlant (« démontage (lire) »), chaque vidéo-cassette étant organisée autour d’un noyau central (« Tous à la recherche du montage » pour le muet — le gros plan chez Griffith, la lumière chez Murnau, l’angle chez Eisenstein — ; « Cesser d’imaginer pour raconter » pour le parlant — la star, l’éclairage policier, le scénario) (brochure de 1981 avec 7 pages de collages correspondant aux entrées définies dans le « programme », à destination de la Cinémathèque suisse et de la Fondation d’Art de Rotterdam) (Fig. 5 – 8).
Tel était le cadre. Il y eut des séances de discussions, enregistrées ou non, avec ou sans étudiants, avec ou sans Freddy Buache [fac-similé d’une lettre du 4.8.80 de JLG à FA parlant de rencontres avec FB] (Fig. 9 – 11), il y eut des travaux qui se sont faits à l’ÉSAV, des interventions à Rotterdam, plus ou moins éloignés de ce schéma. Par exemple après la projection de Greeds (1924) de Stroheim à l’ÉSAV, on avait parlé des images coupées et perdues de ce film (dont faisait état un bouquin américain) et, avec les étudiants (Claudine Després en particulier), on a « tourné » des images manquantes évidemment sans chercher à les faire passer pour les « vraies », mais en se posant des questions tant techniques — quel objectif — qu’esthétiques — quel angle, où se placer. C’est le genre d’expériences qui intéressaient Godard. De même qu’un montage « d’attractions » entre Trixi (1969) de Steve Dwoskin où il « agresse » à coups de zoom la femme qu’il filme depuis son incapacité à se déplacer, et les gros plans extatiques de Falconetti dans la Jeanne d’Arc (1927) de Dreyer. Il faut dire que parallèlement aux échanges avec Godard-Miéville, j’invitais régulièrement des cinéastes comme Dwoskin, Straub-Huillet, van der Keuken dans l’atelier. Ces questions « godardiennes » étaient donc reprises sous d’autres angles.
Godard lui-même s’ingéniait, quand on discutait d’éventuelles séquences de ces Histoire(s) à remplacer un film inaccessible ou disparu par autre chose. Une sorte de système de substitution-équivalence interrogeant la source comme l’avatar (dont la logique se retrouve dans les Histoire(s) telles qu’elles sont advenues, stratifiées). L’un des problèmes de l’époque était, en effet, celui de la disponibilité et le plus souvent de la non-disponibilité des films auxquels on pensait ; les ressources principales étaient alors la télévision (qu’on enregistrait) avec les ciné-clubs de Brion notamment ou Claude-Jean Philippe — : ainsi la diffusion des courts métrages Biograph de Griffith a été une révolution (la découverte de A Corner in Wheat, 1909, le film « brechtien ») — et la Cinémathèque suisse, c’est-à-dire Buache, avec lequel Godard noua très vite une alliance stratégique. En outre Buache nous prêtait volontiers des films pour les montrer aux étudiants et, tant en 16 mm qu’en 35 mm (avec le Ciné-Club Universitaire), on parvenait à cerner les domaines qu’on voulait examiner. Mais il faut avoir en tête ces restrictions quand on regarde les Histoire(s) du cinéma car on peut être frappé par le choix relativement étroit des films cités et le recours à des titres emblématiques (qui sont aussi ceux qui ont marqué Godard dans les années 1950).
J’évoquerai un dernier aspect, celui du remontage de films existants. L’un des projets de Godard, en vue de quoi il avait fait reproduire en photographies tous les plans-photogrammes du film, était le remontage du Pré de Béjine (1937) d’Eisenstein. La condamnation de ce film, ses deux versions et la conviction qu’Eisenstein était devenu « révisionniste » dans les années 1930 avait conduit à ce projet à l’époque « mao », sans doute avec Gorin, je n’en sais rien, je n’en ai pas parlé avec lui. Mais le projet était toujours « sur la table » où la pile de photos se trouvait, bien en évidence. On ne s’y est jamais mis et je crois qu’a joué un rôle de blocage le déplacement de Vertov à Eisenstein dans la réflexion de Godard — déjà à la fin du Groupe Dziga Vertov (où il dit que les deux cinéastes sont complémentaires, qu’on a besoin des deux comme de ses deux jambes). Mais dans le même ordre d’idée, quand je revins de Moscou où Naoum Kleiman m’avait confié une cinquantaine de tirages de photogrammes tirés du film pris par Tissé lors du Congrès de La Sarraz, on eut l’idée de reconstruire ce film « perdu » pour le montrer au congrès de la FIAF de 1979 qui se tenait à… La Sarraz justement. On a commencé de filmer les images (Godard à la caméra), les monter et les sonoriser mais le délai était trop court et c’est resté inachevé. Finalement Godard a fait une intervention lors du congrès où il préconisait de « brûler tous les films des cinémathèques », pierre jetée dans le jardin des congressistes de la FIAF évidemment. Seul Jean Mitry releva le gant… Mais quand il y a quelques années la FIAF lui a décerné, à Lausanne, une médaille, il a rappelé l’image de Jean George Auriol tirant à la mitrailleuse-machine à écrire dans le film de Tissé… (Fig. 12). Ce film je l’ai, en quelque sorte, terminé il y a quelques années en utilisant le texte qu’Eisenstein prononça probablement à La Sarraz et une lettre qu’il adressa à Moussinac à l’époque où il s’amusait de l’angélisme de ce Congrès du cinéma indépendant.
Toujours dans la mouvance des Histoire(s), il y eut des interventions à Rotterdam où Godard m’avait demandé de l’accompagner à deux reprises pour le « séminaire » qu’il était censé tenir et dont la rétribution servait à financer son travail. Michael Witt a documenté assez précisément cette circonstance (il a publié une version complétée de son article dans 1895, nº 81, 2017). Godard voulait qu’on discute entre nous devant les auditeurs, sans s’occuper d’eux, avec pour point de départ un montage d’extraits de plusieurs films qui étaient disponibles dans la maison de distribution de Huub Bals (qui venait de subir un incendie) en choisissant, selon la chronologie historique, la première bobine de l’un, la seconde du 2e, la troisième du 3e, etc. Les films étaient Cops (1922) de Keaton, La Ligne générale (1929) d’Eisenstein, La Terra Trema (1948) de Visconti et L’Homme de marbre (1977) de Wajda. On discuta après la projection de ce phénomène étonnant qu’était l’enchaînement qui s’instituait entre les extraits, leur « continuité » en dépit de leurs disparités. Selon Godard cette cohérence provenait du fait que ces cinéastes avaient filmé le travail, des gens au travail (Keaton charge une charrette et la conduit dans le trafic urbain, Marfa laboure avec sa vache, les pêcheurs de Visconti réparent leurs filets et partent sur leurs barques, le maçon de Wajda manie des briques), tandis que le cinéma actuel n’ayant affaire qu’à des gens du verbe, des avocats ou des journalistes, on ne sait rien de leur travail réel, des gestes à effectuer, etc.
En 1980 j’ai publié aux éditions Complexe un recueil de textes d’Eisenstein sur l’art sous le titre Cinématisme et j’en apportai aussitôt un exemplaire à Jean-Luc qui se montra enthousiaste à la lecture du texte sur « El Greco y el cine ». Eisenstein se livrait en effet à un travail qui partait des images, des variantes de lumière sur l’enfant à la bougie, des cadrages, du montage dans le plan, etc. Ce n’est sûrement pas le seul élément qui a joué mais le projet de Passion (1982) est fortement marqué par ce livre d’Eisenstein. Godard choisit d’ailleurs plusieurs tableaux qu’Eisenstein analyse comme cinématiques (dont Le Couronnement de la Vierge du Greco, L’Embarquement pour Cythère de Watteau).
François Bovier : Enfin, il y eut l’idée de créer une revue, je crois…
François Albera : Oui, un projet de revue de cinéma selon une conception qui devait tourner le dos à la formule des Cahiers qui lui apparaissait comme dépassée, exténuée. On sortait à peine de la période dite des « Red Years » (Daniel Fairfax) où la revue avait renchéri sur la théorie (à partir d’Althusser avant tout puis Lacan et Derrida) et supprimé pratiquement les images. Période importante à mes yeux mais dont il fallait bien sortir soit par un retour à l’investigation historique (ç’a été ce mouvement de redécouverte quasi archéologique du « cinéma des premiers temps » qui a déplacé du tout au tout les spéculations théoriques qui se fondaient — sans le savoir — sur un modèle du film, de la séance, de la projection et du spectateur daté et abusivement universalisé pour ne pas dire ontologisé), soit pour renouer avec la « pratique » — ou les deux… Dans cette revue « projetée », il s’agissait avant tout de partir des images et non d’asservir celles-ci au texte en en faisant des illustrations, grand thème de toutes les interventions de Godard à l’époque et jusqu’à la fin, lié à sa réflexion très ancienne sur le langage à partir de Brice Parain et du « Logos platonicien ». Avec Chat GPT 4 et DALL-E qui génèrent des images à partir des mots et, de surcroît, de la seule langue anglaise, on est arrivé à l’extrême opposé et à l’opposé du Foucault des Mots et les choses selon lequel « on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit ». Désormais on verra ce qu’on a dit ! Pas de surprise…
Godard était habité par l’idée qu’a exprimée Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques de l’écriture comme instrument de domination propre à favoriser l’asservissement. Non pas condition de la « révolution néolithique » mais son effet. Pour Godard l’origine du scénario ce sont les calculs économiques des premiers producteurs de bandes filmées (on énumère ce dont on va avoir besoin pour telle intrigue ou action et la liaison entre ces objets c’est le scénario. C’est d’ailleurs ce qui se passe avec les institutions qui subventionnent les films — CNC, Office fédéral de la Culture — d’où la lutte des années 1970 –1980 sur ce plan, comme évoqué tout à l’heure). Il en allait de même avec la « critique de cinéma » ou « l’histoire du cinéma » dont le modèle revendiqué était celui de la science (observation, expérimentation et non grille d’interprétation préalable).
On a travaillé à ce projet de revue de manière discontinue et jamais tous ensemble. C’est Godard qui avait une vision globale par rapport à ceux qu’il avait sollicités dont Claude Jaget (de Libération-Lyon) et Philippe Gavi, l’un des fondateurs de Libération — qui avait travaillé avec Sartre et Renaud Victor —, Jean-Pierre Gorin (qui était à San Diego), Robert Linhart (qui était assez rétif), Anne-Marie Miéville et moi. Les destinataires des lettres qu’il nous adresse dans le nº 300 des Cahiers comptent parmi les interlocuteurs réels ou imaginaires de ce projet de revue. Il y a ainsi Tanner dont il n’était pas question auparavant à ma connaissance, ni Jean-Pierre Beauviala, Wim Wenders, Carole Roussopoulos, Elie Sambar, a fortiori Jean-Pierre Rassam…
Godard allait et venait alors entre les États-Unis et la Suisse, cherchant à se faire produire un film par Coppola (en 1978 –1979, il y eut un projet sur Bugsy Malone pour lequel il me demanda de le documenter — ce que j’ai fait sans beaucoup m’y investir — : Bugsy, avec Vittorio Gassman et Charlotte Rampling). Il y a eu le Mozambique — dont il voulait qu’on parle « pour les CdC façon Sonimage » (lettre d’A.-M. Miéville et J.-L. Godard, du 22 août 1979).
Il était assez difficile d’imaginer faire un travail suivi et il finit par transformer ce projet qu’il décréta impossible en un numéro spécial des Cahiers du cinéma — qui lança le « modèle » du numéro confié à un cinéaste (Duras suivit). Mais le fait même d’y penser et d’y travailler a eu des effets sur les uns et les autres. En tout cas sur moi, d’autant qu’avec Reusser et les étudiants on menait une activité convergente en interrogeant les régimes d’images et de sons via l’analyse de films, de documents et surtout d’exercices pratiques (tournage, montage). De surcroît j’ai, de mon côté ou avec Reusser, réalisé des sortes de « bouts d’essai » de ce qui pourrait se publier dans cette revue dans les journaux où j’écrivais régulièrement, la Voix ouvrière et Tout Va Bien (Fig. 13 – 14). Plusieurs pages tout à fait atypiques dans la presse quotidienne, conçues à partir du principe de base : partir des images et, à tout le moins, en interroger le statut, refuser qu’elles « illustrent ». Ainsi cette page, au moment de la sortie du Grand soir (1976) de Reusser, opposant « Image d’occupation/Occuper l’image » qui partait d’une image de Coup pour coup (1972) de Marin Karmitz qualifiée de poncif. « Le cinéaste-militant a décidé de ne rien produire de lui, de ne pas fabriquer une nouvelle image ». Comment produire celle-ci en « déchirant » celle qui nous est imposée par les médias et dans cette déchirure, le vide qu’elle instaure, montrer les images cachées et « déchirer » à leur tour celle-ci (Voix Ouvrière, 30 octobre 1976). (Fig. 15) Ou, à la sortie des Petites fugues (1979) de Yersin, s’intéresser à la pratique photographique du valet de ferme que rend possible son acquisition d’un vélomoteur : « Donner à voir ou apprendre à regarder » (V.O., 10 mai 1979). C’est amusant car je viens de trouver dans un numéro du Ciné-Journal de 1912 cette nouvelle selon laquelle « on vient d’expérimenter des bicyclettes auxquelles se trouve adapté un appareil de prise de vues cinématographiques, dont la manivelle est actionnée par la chaîne de transmission des roues, afin de permettre aux touristes de prendre des vues des paysages traversés au cours de leurs excursions » (nº 194, 11 mai, p. 17).
C’est dans la même imprimerie de la Voix Ouvrière que Godard et Miéville firent imprimer leur « rapport » sur le cinéma et la télévision au Mozambique que Samora Machel, le chef de l’État indépendant depuis 1975, leur avait demandé, ainsi qu’à Jean Rouch et Ruy Guerra, afin de ne pas tomber dans les rets des grandes compagnies internationales de télécommunication. Nord contre Sud ou Naissance (de l’image) d’une nation (1977 – 1979), (Fig. 16 – 17) une expérience visant à permettre aux Mozambicains de devenir autonomes en ajustant les moyens techniques aux besoins et aux désirs de ce peuple, avec des constatations pratiques : le super-8mm se révèle souvent plus performant que la vidéo qui tombe en panne et qu’on ne peut réparer sur place, le télécinéma permettant de pallier certaines de ces défaillances. À mes yeux ç’a été la dernière expression d’un projet vertovien (« toutes les femmes savent faire de la mise en scène — enregistrer ce qui va et comparer avec ce qui ne va pas »), comme, mais autrement, le premier projet de l’exposition à Beaubourg. Il opérait en outre un mouvement de « sortie » du travail en atelier ou « en chambre » que les expériences de cinéma politique avaient rendues nécessaires et inaugurait un rapport à un peuple en lutte qui tenait compte de l’expérience de Jusqu’à la victoire et de son aboutissement à Ici et ailleurs (1970 – 1974) : étudier la production d’images, de désirs d’images « avant que la diffusion s’en mêle », les programmes « avant d’en faire une grille derrière quoi on planquera les spectateurs », « en profitant de cette situation et de ce terrain exceptionnels : l’indépendance d’un pays de deux-trois ans et l’image qu’il se forme peu à peu de lui-même ». Le rapport relate une expérience qui fait, en quelque sorte, passer celle de Tour/Détour à une puissance supérieure et laisse la première place aux photographies d’Anne-Marie Miéville. On le retrouve, dans l’une de ses versions, dans le nº 300 des Cahiers, car c’était manifestement un exercice pratique qui demandait à être repris, réfléchi, à partir de son ambition de départ et de son échec. Ce « retour d’expérience » n’a pas été engagé à cette époque mais Benoît Turquety vient d’en livrer une première et pénétrante analyse, avec les outils simondoniens, dans Politiques de la technicité. Corps, monde et médias avec Gilbert Simondon (Mimésis, 2022).