Bertrand Bacqué, Lucrezia Lippi, Serge Margel et Olivier Zuchuat (éd.), Montage. Une anthologie (1913 – 2018), Genève, HEAD/MAMCO, 2018, 574 p.
Ce beau volume, magnifiquement composé, intrigue dès son titre, qui déleste le substantif « montage » de tout article (ni « un », ni « le », ni même « du »), tout en choisissant d’incorporer le terme « anthologie » justement précédé d’un déterminant modalisateur — « une » et non pas « l’anthologie » sur le « montage », suggérant que d’autres seraient possibles. En cela il se distingue de certaines anthologies récentes1, qui ne se présentent pas comme telles, mais plutôt comme des recueils de « textes choisis », l’explicitation du « choix », qui engage le point de vue d’un sujet, redoublant en quelque sorte le principe d’une thématisation problématisée, par laquelle le sujet (les auteurs) définit ce qu’il se donne pour objet (tel aspect du phénomène cinéma plutôt que tel autre).
Ainsi, Le Cinéma : naissance d’un art (1895 – 1920)2 affirme dès son titre le territoire que les auteurs ont décidé de circonscrire, mais également ce qu’ils laisseront de facto de côté (par exemple, les très nombreux textes qui s’interrogent sur les multiples usages possibles, souvent non artistiques, de cette machine d’enregistrement3) : la subjectivité inhérente à toute anthologie (qui n’est rien d’autre qu’un choix de textes, certes ré-éditorialisés — j’y reviendrai) se lit donc ici dès le titre-objet, ce qui n’est pas le cas de cette anthologie sur le montage. Son titre laisse entendre, en un sens, que l’objet montage ne nécessiterait pas d’être problématisé, parce que constituant un concept sur lequel il existerait un tel consensus qu’il en serait naturalisable. Pour le dire autrement, il serait impossible ou il n’y aurait pas lieu de subjectiviser l’objet montage parce qu’il incarnerait un donné dans le champ cinématographique : tout le monde s’accorderait sur ce qu’est le montage — un concept qui ne relèverait donc pas d’appropriations idiosyncrasiques, de conceptions singulières et possiblement discordantes, et s’offrirait naturellement, au moins en apparence, à l’exercice de l’anthologie. Le montage serait là — inutile de le construire ; il n’y aurait qu’à ramasser des textes qui l’évoquent.
On voit, de ce point de vue, la différence avec le volume de Banda et Moure, qui partent d’un événement historique avéré, glosé par de nombreuses études académiques, pour réunir des textes y ayant contribué (tout en laissant de côté justement la manière dont ils ont pu y contribuer — ce qui peut s’avérer problématique) : les articles republiés sont autant déterminés par l’objet de l’anthologie qu’ils contribuent à le construire. Avec le montage, la position diffère nécessairement : c’est à partir du donné montage que l’on retient des textes, dont certains ont pu contribuer à construire un autre concept de montage, ne correspondant pas nécessairement à l’acception dominante aujourd’hui. De fait, cette anthologie ne cesse, mais presque malgré elle, de montrer que le montage, en tant que concept, n’est pas un donné, mais un objet éclaté, sujet à des variations d’acceptions et de pratiques au gré de l’histoire, selon les aires culturelles, en fonction des moyens techniques disponibles, etc., alors que la plus-value rhizomatique de ce volume (sur laquelle je reviendrai) tend à rapprocher des conceptions parfois très lointaines, voire contradictoires, du montage. Pour ne donner qu’un exemple, le choix de la présentation chronologique fait se succéder Vertov et Conrad, avec deux textes qui, bien que contemporains (1926 –1927), n’envisagent pas le montage de manière comparable, utilisant un même terme (puisque Vertov, comme d’autres de ses camarades soviétiques, russise le terme français de montage4) pour désigner des réalités autant que des conceptions très différentes. Ainsi, Vertov conçoit sa conception du montage comme s’opposant au « scénario littéraire » et débutant dès la préparation du film (« l’observation ») et pendant son tournage (si bien qu’il est en quelque sorte « ininterrompu » et tourner consiste à s’offrir de multiples possibilités de montage), tandis que Conrad reprend à son compte la position de l’avant-garde narrative française consistant à penser les effets de succession, d’alternance, de rythme, etc., dès « l’écriture du scénario » (même si cela n’exclut pas des expérimentations après tournage, au moment de l’assemblage). Dès lors, non seulement le montage procède du « découpage », mais il vise majoritairement à l’actualiser et à le peaufiner, ce qui en réduit nécessairement la portée : découpage et tournage tendent plutôt à limiter les possibilités de montage. En toute logique, le montage de Conrad « consiste donc à couper chaque plan très judicieusement, à l’amputer, au commencement et à la fin, du nombre d’images superflues ; ensuite à raccorder tous ces plans entre eux en les alternant par un dosage subtil » — c’est une intervention marginale, réduite, à partir d’un ordonnancement des éléments enregistrés largement préétabli. On comprend ainsi aisément que la conception de Vertov est assez résolument discontinuiste, alors que celle de Conrad envisage le montage, au contraire, comme production de continuité (il précise que, pour insérer un gros plan, « il faut donc rechercher, dans le plan d’ensemble, l’image exacte où le mouvement des personnages et des choses est repris par le gros plan »). Une histoire (anthologique ou non) du montage qui tend à abraser les différences entre ces conceptions plutôt que d’interroger les conditions de leur cœxistence ne peut qu’opacifier la compréhension des variations, autant pratiques que sémantiques, du concept de montage.
En d’autres termes, on peut faire le reproche à Banda et Moure de ne pas nous permettre de comprendre les multiples conceptions du cinéma qui cohabitent entre 1895 – 1920 (et c’est un choix qu’ils revendiquent justement dès leur titre), mais pas celui de la téléologie, alors que ce volume s’expose finalement à l’inverse : il nous donne à comprendre de multiples conceptions du montage, mais brouille quelque peu cette formidable possibilité par sa dimension assez clairement téléologique (au point de parler du « sens de l’histoire du montage », p. 23 — y en a-t-il vraiment un seul ?), puisque rassemblant des conceptions plurielles de l’assemblage, de la mise en succession des plans, sous l’égide du terme unifiant de montage, sans permettre d’en comprendre les variations sémantiques au fil de l’histoire. Pour le dire encore autrement, chez Banda et Moure la nature théorique des textes choisis (certes pas assez historicisés) vient nourrir la dimension historique de l’objet (la « naissance d’un art », circonscrite à une période), tandis que dans ce volume la nature historique des textes vient parfois saper l’assise théorique implicite, que l’on peut, trop rapidement (mais aussi parce que le livre le fait lui-même trop rapidement) rattacher à cette affirmation : « le montage constitue la spécificité du langage cinématographique » (p. 20). Cette affirmation se heurte d’ailleurs aux « évolutions » actuelles du « langage cinématographique », alors que le numérique rend possible un cinéma dénué de montage (au sens de mise en succession de blocs d’espace et de temps), sauf à accorder de nouveau à ce terme une autre acception, un peu extensive (par exemple : assemblage d’éléments hétérogènes à des fins de production d’un bloc d’espace et de temps) — démonstration que le concept de montage ne saurait être considéré comme un donné, et que toute anthologie à ce sujet gagnerait à participer explicitement à la construction de définitions possibles et variables.
De fait, cette absence de précision du titre pose problème par la confusion qu’elle peut installer dans la définition de la nature même de l’objet. Certains travaux récents ont eu le mérite de rappeler que le montage est tout à la fois un ensemble de pratiques, une notion et un concept5. Disons aussi qu’il peut désigner tout à la fois des procédures techniques, un mode d’agencement des images propres à presque tous les films (la mise en succession des plans), ainsi qu’une certaine esthétique, le plus souvent en valorisant des formes de discontinuité — en quoi il y a montage (en tant que technique, pratique) même dans des films ne revendiquant pas le montage (Huillet-Straub, par exemple) en tant qu’esthétique. Se refusant à envisager la multiplicité des faires, recouverte par un seul dire (du moins en apparence), cette anthologie s’expose dès lors à la difficulté à ne rendre compte de ces différentes facettes du montage que par le langage écrit, qui tend de facto à mettre sur le même plan, à homogénéiser, d’une manière ou d’une autre, des pratiques, des pensées et des esthétiques potentiellement très différentes, prenant le risque de recourir au même mot (« montage », mais aussi « raccord », etc.) pour désigner des réalités fort dissemblables. De fait, une telle anthologie ne devrait s’avancer sur ce terrain qu’avec la précaution suggérée par Reinhart Koselleck pour toute tentative de sémantique historique (dimension malheureusement absente de cette entreprise), qui recommandait d’essayer de comprendre « la connexité empirique entre l’action et le discours, entre le faire et le dire »6. Cependant, il faut faire crédit à cette anthologie d’avoir perçu ce problème, puisqu’à défaut de le résoudre dès le titre, le livre y revient dans son introduction, en présentant ce qui constitue indéniablement l’un des points forts de cette anthologie (probablement lié au fait qu’elle est éditée par une école d’art — la HEAD, à Genève — où l’on enseigne la pratique cinématographique), à savoir un choix de textes tentant d’embrasser le dire et le faire, ou plus exactement la théorie et la pratique (laquelle passe aussi nécessairement, dans un livre, par le dire) : « (…) nous avons retenu deux types de textes : des textes ‹ sources › de cinéastes ou de monteurs-ses qui théorisent ou pensent leurs pratiques (de Koulechov à Atherton), et des textes dits ‹ de référence ›, signés par des critiques, des théoriciens ou des philosophes qui ont marqué de manière significative la pensée du montage en apportant une ou des idées capitales (de Bazin à Mondzain) » (p. 20).
L’une des forces de l’ouvrage est de parvenir à tenir ce parti pris sur la centaine d’années couverte. Certes, nombre de textes de praticiens non contemporains édités dans cette anthologie sont déjà connus et aisément accessibles (Vertov, Eisenstein, Epstein, etc.), mais d’autres n’avaient jamais été traduits (par exemple Karel Reisz) ou étaient devenus difficiles à trouver (comme le texte d’Anne Bauchens), et les intégrer à cette compilation présente donc un intérêt réel. Toutefois ces deux textes, auxquels on peut ajouter la retranscription bienvenue d’un entretien télévisé avec Hitchcock, constituent l’essentiel de la présence du cinéma classique mainstream anglophone qui, bien qu’ayant défini des pratiques et une conception du montage aussi singulière que largement répandue (un cinéma du raccord, le plus souvent transparent — ces contributions figurent d’ailleurs dans le rhizome 2 « continuités et ruptures entre deux plans »), n’apparaît plus guère dans ce volume au-delà de 1964 (si ce n’est, éventuellement, avec un extrait plus convenu, parce que connu, et récemment édité en français, de Walter Murch), alors que ses effets sont pourtant loin d’avoir disparu du cinéma contemporain. Se dégage de fait de cet ensemble une sorte d’opposition à cette conception, mais sans l’affirmer ouvertement, juste par un choix de textes modernes plutôt européano-centré, et tourné assez résolument du côté de ce qu’on peut appeler « l’art et essai ».
Cette partialité qui ne dit pas son nom pose donc la question — inhérente à toute anthologie — des critères ayant présidé au choix des textes retenus. Or, étonnamment, seuls les « textes de référence » (c’est-à-dire ceux émanant de critiques, théoriciens et philosophes) font l’objet d’une explicitation générale des conditions du choix. Les « textes de cinéastes sur le montage », pourtant premiers dans la généalogie du projet, sont présentés sans justification préalable, même globale, paraissant d’autant plus relevés de l’expression d’un goût, qui aurait mérité d’être explicité, puisqu’étant de toute évidence étroitement lié à la conception du montage qui préside à l’ensemble. Pour ce qui concerne les « textes de référence », l’avant-propos du volume précise qu’ils ont été retenus en fonction du « critère de réception », « l’importance et l’influence qu’un texte aura exercées sur les cinéastes et sur le cinéma en général à un moment donné de l’histoire » (p. 21). Si l’argument paraît pertinent, reste que sa mise en œuvre demeure occultée : comment « l’importance et l’influence » s’évaluent-elles ? Ce critère, pour être appliqué, en appelle donc nécessairement d’autres, visant à le définir. De cela, l’avant-propos ne dit rien, et l’on a parfois l’impression un peu décevante, en feuilletant cette anthologie, de retrouver une compilation de textes essentiellement déjà connus, et ainsi d’aborder un territoire balisé par d’autres, dans lequel on prend certes plaisir à recroiser tel ou tel, mais avec trop rarement le bonheur de la découverte. Lorsque le lecteur est surpris, c’est le plus souvent parce que le choix retenu cadre mal avec le principe énoncé d’importance et influence : ainsi, les auteurs ont choisi de republier « L’observateur extérieur » de Poudovkine (1926), alors que le nombre de traductions et d’éditions paraît attester que c’est « Le montage, élément vital en cinégraphie », titre donné par Cinéa-ciné pour tous, en 1929, à son introduction de Filmregie und Filmmanuskript (1928), qui est probablement son texte à avoir eu le plus d’« influence ». Par ailleurs, s’il s’agit réellement d’influence, on aurait été aussi en droit d’attendre la présence, dans cette anthologie, d’un des nombreux textes ayant contribué à accompagner, socialiser, voire re-théoriser les conceptions inédites du montage des Soviétiques dans l’aire anglophone (on pense en particulier à ceux d’Alexander Bakshy, Harry Allan Potamkin, Ivor Montagu, Seymour Stern). De surcroît, on aurait pu aussi imaginer un critère exactement inverse, consistant à essayer de porter à la connaissance du monde académique au moins quelques exemples de pensées méconnues sur le montage. Il ne manque d’ailleurs pas de textes, aujourd’hui faciles à dénicher dans le fatras des numérisations disponibles en ligne, susceptibles d’ébranler un peu nos pseudo-certitudes sur le montage, de décentrer nos visions trop assurées, voire d’étrangéifier nos connaissances. Pensons par exemple à des textes qui attestent combien, tout au long de l’histoire, le (re-)montage s’est poursuivi jusque dans les salles, à l’initiative des exploitants et des projectionnistes et parfois au nom d’une certaine conception du rythme (voir ainsi l’article d’André Antoine, « Tripatouillages », paru dans Cinémagazine, en 1921), à toute la littérature technique qui accompagne l’émergence et la reconnaissance de la phase de montage, qu’elle offre des témoignages de praticiens et praticiennes (ainsi le passionnant « Cutting and Continuity » d’Alma Reville dans The Motion Picture Studio, en 1923, ou Frank Lawrence, « Film Editor Axman as Well as Judge », dans Laurence A. Hugues, éd., The Truth about the Movies, en 1924), ou bien qu’elle pointe les problèmes matériels liés à la fragilisation des copies par le montage (là encore, des réflexions qui traversent toute l’histoire, qui ont eu nécessairement des conséquences sur les choix esthétiques, et dont on trouve par exemple la trace dans le Journal of the Society of Motion Picture Engineers). Même sur le plan critique et théorique, notre ignorance est encyclopédique, et l’on aurait donc pu attendre d’une telle anthologie qu’elle vienne combler certaines béances, par exemple pour ce qui concerne l’articulation entre photogénie et montage durant les années 1920 (voir, entre autres, Pierre Porte, « L’Idée de photogénie », Cinéa-Ciné pour tous, nº 17, 15 juillet 1924), la manière dont le montage a pu/peut participer à la construction d’un point de vue subjectif et, ainsi, à la projection/identification des spectateurs (citons le passionnant article de F. W. Murnau, « Real ‹ Motion › Pictures », The Film Daily, 7juin 1925), l’analogie entre le découpage classique et la perception humaine (deux articles peu connus, parmi tant d’autres : Paul E. Bowles, « The Relationship between Continuity and Cutting : Part II », The International Photographer, vol. 6, nº 12, janvier 1935 et Jean-Pierre Chartier, « Art et réalité au cinéma. III : ‹ Justification › des changements de plans, des angles, des mouvements », Le Bulletin de l’IDHEC, nº 3, juillet 1946), le montage comme fondement du « langage cinématographique » (des « Épigrammes » de Tod Browning parus en décembre 1920 dans Variety, aux textes filmologiques de Barthes en 1960, en passant par des extraits possibles de l’ouvrage de Marcel Martin justement consacré au Langage cinématographique en 1962), ou encore les rapports entre découpage et montage (question abordée dans le rhizome 8 de cette anthologie), par exemple avec la contribution pénétrante de Barthélemy Amengual (« Du montage au découpage : Évolution actuelle du langage cinématographique », Image et Son — La Revue du Cinéma, nº 51, mars 1952). Sans compter que le renouvellement aurait pu être également culturel, alors que cette publication suisse ne s’aventure pas sur le terrain de la critique helvétique. Celle-ci aurait pu pourtant y trouver toute sa place, d’articles discutant les relations entre les plans longs et le montage (voir le passionnant texte de Raymond A. Bech, « Hitchcock et la technique cinématographique », La Gazette de Lausanne, 5 avril 1949), en textes attestant que le terme de cut-back n’a pas été utilisé qu’« au début du XXe siècle » (p. 29), mais bien plus tard et même en-dehors de l’aire anglophone (René Dasen l’utilise encore en 1982 au sujet de Griffith, dans 24 Télévision).
On aimerait pouvoir défendre l’idée que, à défaut de renouveler la connaissance par le choix des textes, cette anthologie l’opère par leur ré-éditorialisation, c’est-à-dire, ici, par la notice et les notes qui les accompagnent, ainsi que par leur inscription dans des rhizomes (puisque, pour ce qui concerne la structuration, on a fait le choix de présenter ces quatre-vingt-quatorze textes « selon un ordre chronologique rigoureux »). Cette ré-éditorialisation bidirectionnelle paraît induire une forme d’étanchéité entre histoire (puisque le « contexte d’émergence des films » est limité à cette « brève notice qui situe le texte et qui le justifie, suivie d’une notice bibliographique, qui indique la référence exacte du texte, sa première publication, sa ou ses reprises dans des ouvrages collectifs ou en ouvrages séparés, et ses éventuelles traductions françaises ») et théorie (puisque « L’ambition des différents rhizomes présents dans cet ouvrage est de compléter cet ordre chronologique, d’offrir d’autres chemins et pistes de lectures »), qui n’a pourtant rien d’évident. De fait, le lecteur se demande plusieurs fois dans quelle mesure ces notices sont toujours réellement historiques et historiennes, alors qu’elles semblent plutôt rédigées à partir de positions théoriques actuelles, et, presque inversement, si la portée théorique des rhizomes proposés ne vient pas buter justement sur l’historicité des textes. Pour le premier aspect, on peut s’arrêter sur l’exemple de l’article que Buñuel consacre au « découpage » en 1928. La notice s’étonne de la minoration du montage par le cinéaste, affirmant qu’il « défend ici une vision du montage comme pure exécution manuelle d’une succession d’images déjà mentalement organisées avant le tournage » (p. 106). Une contextualisation historienne de ce texte aurait consisté à se demander notamment quels rapports il entretient avec son contexte : s’inscrit-il contre une doxa ou, au contraire, reflète-t-il une position largement partagée ? De fait, Buñuel, comme la majorité de ses contemporains francophones (voir l’exemple de Conrad, déjà cité), accorde une acception surtout technique au terme de montage, et la discussion intertextuelle qu’il engage avec Levinson (dont l’article est aussi, opportunément, reproduit dans cette anthologie) s’adosse de facto à l’idée que Levinson, qui n’est pas cinéaste, n’a pas saisi ce que recouvre le sens technique de montage, et qu’il fait donc une interprétation abusive du terme. Ce que ne mesure pas Buñuel (comment le pourrait-il ?), c’est que Levinson reprend à son compte le concept soviétique… qui n’a pratiquement pas cours à cette époque (1927) en France (même Moussinac, qui a contribué à le populariser, ne l’emploie qu’à partir de la fin de l’année 1927) ! À défaut d’une telle contextualisation, il est difficile pour le lecteur, en l’état, de comprendre la position exacte de Buñuel (a fortiori quand la présentation chronologique le fait succéder à plusieurs textes soviétiques… dont on a alors presque nulle connaissance au-delà des frontières de l’URSS !), tout autant que la nature, la portée et les enjeux de sa polémique avec Levinson. Le cas Buñuel est aussi intéressant parce que cet article, publié originellement en Espagne, s’ouvre en s’interrogeant sur des questions terminologiques (en gros, faut-il trouver un équivalent castillan au mot « découpage », tel qu’employé dans le cinéma français ?). Ce faisant, il aborde le sujet épineux de l’historicité culturelle des termes, de leur ancrage hic et nunc. Si l’on poursuit la logique de son propos, on peut déboucher assez aisément sur une mise en garde face à toute tentation rhizomatique : conceptualiser le montage à partir de mise en relations de termes, c’est possiblement homogénéiser, sous la peau des mots, tout un réseau de circulations sémantiques tous azimuts, dans le temps et dans l’espace. Plus précisément encore, on peut s’interroger sur la valeur réelle de ces rhizomes, dès lors qu’« un texte retenu dans l’anthologie est inclus dans un rhizome s’il contient explicitement dans sa traduction française l’un des mots-rhizomatiques constitutifs dudit rhizome » (p. 24). Tout texte traduit est l’objet d’une double transformation, culturelle et temporelle, la traduction d’un texte sur le montage ne pouvant être effectuée que depuis un lieu intellectuel, propre à une époque et une aire culturelle, dans lequel le montage a globalement un certain sens, et donc en reliant ce texte étranger à ce sens… qui lui est pourtant peut-être étranger. L’ouvrage en donne d’ailleurs la preuve presque malgré lui, en proposant une nouvelle traduction du texte d’Anne Bauchens, qui avait déjà été édité en français par Jean George Auriol, avec une traduction très différente, liée à une pensée du montage peu comparable avec celle qui prévaut aujourd’hui en France. Au-delà de ses considérations traductologiques qui paraîtront peut-être quelque peu ergoteuses, rappelons simplement que les divers termes qui disent aujourd’hui le montage en français (plan, raccord, etc.) ont une histoire complexe, durant laquelle leurs acceptions ont pu changer radicalement, si bien que toute incorporation à un rhizome expose au risque d’opacifier le sens qu’un terme pouvait avoir durant d’autres époques, de créer davantage de confusion dans les pensées contemporaines qu’on en lève. Ainsi, avant de désigner un bloc de durée, plan a servi à nommer l’échelle de cadrage7 (ce qu’il fait encore dans le concept de « plan-séquence » tel que forgé par Bazin8, mais pas chez Pasolini, dans le texte sur ce sujet reproduit dans l’anthologie), alors que raccord, fortement polysémique durant ses premières années, est utilisé initialement non pour qualifier la relation de continuité entre deux plans (ici au sens contemporain de ce terme), mais un plan de transition à insérer dans un ensemble jugé trop discontinu, ou encore une simple collure entre deux bouts de pellicule (comme dans le texte de Conrad cité préalablement).
Mais, in fine, on peut aussi voir positivement les limites de cette entreprise : proposant à la (re)lecture quelques textes canoniques à l’heure où se multiplient les recherches sur le montage, cette anthologie offrira aux esprits les plus curieux, insatisfaits de ne pas toujours comprendre en détail le sens de tel ou tel texte ou passage, l’impulsion nécessaire pour aller défricher plus profondément ce territoire qui n’est encore exploré, dans le monde académique actuel, qu’en apparence.