Les expériences de journalisme audiovisuel de Sonimage, ou les nouvelles formes du politique en lien avec le visuel
En 1973, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville ont fondé à Grenoble une compagnie de production nommée Sonimage, qui est envisagée comme un projet de « journalisme audiovisuel ». De nombreux chercheurs ont souligné une rupture radicale dans l’œuvre de Godard, au niveau de son engagement politique et esthétique, des films du Groupe Dziga Vertov aux vidéos de Sonimage. Cependant, à l’instar de Michael Witt, j’observe une cohérence dans le travail de Godard vis-à-vis de sa pratique cinématographique militante. Dans les vidéos de Sonimage, Godard reconfigure son travail politique à travers une forme de « journalisme audiovisuel », qui est en accord avec le déplacement de la gauche française vers les médias de masse comme lieu d’action politique, tout en exerçant une forte critique à l’égard de ce déplacement. Celui-ci s’est cristallisé au moment de la création du journal Libération en 1973, les anciens maoïstes devenant des figures médiatiques — ce qui, pour des penseurs comme Régis Debray ou Gilles Deleuze, représentait un symptôme évident de la domestication des intellectuels et des militants post-Mai 68. Dans ce contexte, Godard et Miéville se sont donné pour objectif d’explorer la relation entre l’image et le visible, d’analyser le visible tel qu’il est reproduit sur l’écran, et d’expérimenter de nouvelles formes politiques en relation avec l’image. Au travers d’un vaste ensemble de techniques, Godard et Miéville ont élaboré une théorie de l’énonciation permettant de poser des questions de façon systématique : Comment partager un espace commun en relation avec la visibilité produite par les médias de masse ? Comment investir l’ambivalence du visible ? Quel est le lien entre l’image, le texte, le son et le discours ? L’enjeu pour Godard était donc d’explorer le comment des images (Comment ça va ?, 1975), au sens de comment elles nous atteignent, quels sont les réseaux dans lesquels ces images circulent, comment elles masquent tout autant qu’elles exposent des situations et des événements politiques et historiques (Fig. 1 – 3). On pourrait soutenir que les vidéos de Sonimage marquent un changement qualitatif dans l’engagement politique de Godard, dans la mesure où elles répondent à la réalité et aux conditions des transformations historiques qui ont entraîné des changements par rapport à l’action politique.
En d’autres termes, par les vidéos de Sonimage, Godard et Miéville ont construit un lieu discursif non pas pour demander : « Que faire ? », mais « Comment peut-on voir et donner à voir ? ».
Le domaine des apparences — leur conception du « Spectacle » — est défini dans Ici et ailleurs (1974) comme « un système vague et compliqué où le monde entier entre et sort à chaque instant ». Ce champ visuel opère par le lien entre la technique et l’espace public qui est intégré dans la télévision et les modes de perception, de mémoire et d’inscription produits par les médias de masse. Par l’omniprésence du journalisme et de la télévision, les images se réduisent à de l’information qui prétend rendre compte de l’état des choses.
Ainsi, pour Godard et Miéville, l’objectif politique du début des années 1970 consistait à aborder l’information à partir de l’utilisation de la vidéo comme l’autre de la télévision, et du cinéma comme son supplément. Ils l’ont poursuivi en « habillant » les vidéos en films, tournant et montant en vidéo, et transférant et projetant en cinéma. De plus, ils ont utilisé la technique de la vidéo pour analyser les procédés de la télévision, en considérant la technique comme une matérialisation d’un code incarnant certains désirs de la société qui a créé ces machines, et qui renvoie au désir fondamental de l’homme de posséder sa propre image1. Selon Deleuze, la télévision est une technique sociale et un consensus par excellence ; sa fonction sociale est celle du pouvoir et du contrôle ; son immédiateté et sa capacité à être en direct — être « en live », en réalisant des émissions qui reposent sur le fait d’« être dans le présent » — suggèrent qu’il n’y a pas de décalage entre la télévision et le social, et c’est justement ce qui en fait une technique sociale « pure ». En revanche, le cinéma a, selon Deleuze, une fonction esthétique, qui rend la critique possible car, à la différence de l’immédiateté de la télévision, un décalage s’opère forcément entre le spectateur et le cinéma2. La vidéo, sous la forme de la télévision commerciale, est un « flux intégral », une diffusion visuelle continue qui prétend à une qualité sans fin. Son mode spectatoriel est celui d’une présence continue, avec les contenus de l’écran qui se diffusent devant nous toute la journée sans interruption en incluant la publicité — la seule entracte possible est la revendication d’une distance critique3. Ce qui importe pour Godard n’est pas seulement l’aspect esthétique et non-quotidien du cinéma, mais aussi son ontologie, au sens où le cinéma avance de manière intermittente, photogramme par photogramme. C’est la raison pour laquelle Godard et Miéville ont consacré à l’écran beaucoup de temps à l’analyse et discussion des images immobiles dans leurs travaux de Sonimage. La photographie joue ainsi un rôle essentiel dans leurs premières vidéos, sous forme d’image arrêtée, constituant un atome du cinéma4.
Godard déclare qu’au commencement de la « période Sonimage », il participait aux contradictions d’un cinéma qui résiste aux nouvelles télévisées et au manque d’originalité de la télévision. Pour lui, se maintenir au sein de cette contradiction, c’est être aveugle, incapable de lire ou d’écrire, tout en essayant, non sans difficulté, de répondre à la question de la communication5 (Fig. 4 – 5). En faisant porter l’accent sur l’expression, Godard et Miéville explorent divers outils et méthodes, tels que le dialogue, la pédagogie, tout en privilégiant les décalages — pour investir la désignation et l’adresse comme autant d’alternatives au modèle de la communication. Dans leur atelier audiovisuel/journalistique, ils sont devenus des producteurs autogérés, travaillant à partir d’une « bibliothèque » d’images et de sons ; leur studio s’apparente à une usine qui permet de voir et de penser. Le lieu d’énonciation de Sonimage se situe à l’intérieur du champ « inter-média » du cinéma, de la photographie, de la télévision et des médias imprimés, un champ rendu possible par la vidéo qui, grâce à ses qualités techniques, est capable d’intégrer l’ensemble de ces médias. Ainsi, la vidéo est un lieu virtuel et opérationnel, où l’on peut faire interagir différents médias, autrement dit un lieu technique et mental qui opère entre la mobilité, l’immobilité et deux moniteurs6.
Le mythe de l’objectivité
Le point de départ principal des vidéos de Sonimage est l’exploration des regards internes à la production des images. Elles partent du postulat selon lequel toute image est toujours adressée à un tiers. Ainsi, les images doivent être comprises comme inhérentes à un acte d’interlocution, et en particulier les images documentaires et de photojournalisme, lesquelles masquent le mécanisme de la médiation par le mythe de l’objectivité. Étant donné que l’énonciateur appartient à un régime discursif différent que celui des images, pour Godard et Miéville, l’énonciateur doit se déplacer spatio-temporellement, afin de pouvoir traduire les codes de l’objectivité.
Par exemple, dans leur film Ici et ailleurs, sur les révolutions palestinienne et française des années 1960, Godard et Miéville définissent l’intervention objective comme le moment où l’auteur se cache derrière l’image produite, la disparition de l’auteur et l’objectivité fusionnant (Fig. 6 – 10). Dans Ici et ailleurs, nous entendons : « On ne voit jamais celui qui met en scène »7, en même temps qu’on entend la voix de Godard qui demande à une jeune femme de pencher sa tête hors champ. En se cachant derrière les images qu’ils filment, les réalisateurs de documentaires et les journalistes, selon Godard, considèrent l’image comme une forme d’effacement, plutôt qu’une trace. Comme la voix d’une femme l’affirme, il s’agit là d’un mode de représentation fasciste8. Ayant été invité à documenter la lutte de la révolution palestinienne à travers le Groupe Dziga Vertov, Godard devait justifier ses images par rapport à la production d’« informations » sur d’autres luttes révolutionnaires, en lien avec l’objectivité journalistique, la propagande et l’idéologie, et surtout à cause des problèmes éthiques et politiques posés par les images palestiniennes. Ainsi, pour Godard et Miéville, comme ils le disent eux-mêmes en voix-over dans Ici et ailleurs, l’objectivité est un dédoublement du silence, la réduction au silence caché de ce qui est déjà silencieux, et « un silence qui devient mortel parce qu’on l’empêche de s’en sortir vivant ». En ce sens, l’objectivité sous-entend une situation qui est mise à « couvert » au double sens du terme : un journaliste « couvre » une histoire tout en « cachant » la situation (en créant un événement). Ainsi, pour eux, l’objectivité est une forme de complicité silencieuse qui, dans le cas de la résistance palestinienne, s’est avérée non seulement mortelle, mais qui pose aussi la question de l’aveuglement et de l’acte de voir.
Selon Odile, l’un des personnages principaux de Comment ça va ? (1975), l’objectivité est un crime, car celui qui parle au nom des autres n’utilise pas la voix de l’autre. Parler au nom des autres sous-entend que l’on occupe la place de l’autre — la critique d’Odile est celle de vertreten en tant que crime, car celui qui parle au nom des autres ne s’adresse pas en leur nom mais l’efface. Quand le documentariste ou le journaliste parle au nom des autres tout en maintenant sa propre position, il occupe leur place. Pour Odile, il est donc nécessaire d’assumer la responsabilité de l’énonciation, en parlant en son propre nom. Afin de parler des autres en son propre nom, il est nécessaire d’abord de voir. Ici, Odile défend le darstellen : une description de l’autre, à partir de sa propre voix. Afin d’être capable de voir, une traduction doit avoir lieu : on doit perdre sa place, car le fait de parler avec les autres est un acte de translation, si l’on considère que l’énonciateur appartient à un régime discursif différent de celui dont on parle9. Pour Godard, le problème de l’objectivité est inséparable de la question de la communication, ce qui implique un travail à l’aveugle10.
En plaidant pour une politique non pas d’objectivité, mais d’« assujetissement »11, Godard et Miéville se sont donnés pour but de reconnaître le fait qu’à aucun moment le réel ne parle en images. Avec leur projet de « journalisme audiovisuel », il est devenu nécessaire pour eux d’observer les relations entre les images et les spectateurs, à partir de deux de leurs postulats : « On fabrique sa propre image avec celle de l’autre » et une image photographique est un regard, « devant le regard d’un troisième, pas encore là, mais déjà représenté par un objectif de photo ». Ainsi, ils considèrent la question de la représentation esthético-politique comme une question d’échanges de regards, qui sont soumis au régime de visibilité dans lequel l’image circule. Ils mettent en avant le fait qu’il existe toujours une différence entre le photographe, ce qui est vu et le spectateur, tout en considérant que cet échange de regards est lui-même déterminé par le marché cible potentiel de l’image. De plus, de leur point de vue, la compréhension de la relation entre deux images tient à voir la vraie image de leur relation, une image qui émerge lorsqu’on voit le rôle que l’on joue soi-même dans l’enchaînement « ininterrompu » des images qui circulent dans les médias de masse. Ainsi, dans les films de Sonimage, Godard et Miéville ont cherché à déconstruire le discours de l’objectivité dans les images du photojournalisme et ont utilisé la formule « 2 à 1 » (« être deux pour regarder une image » et « 1 image + 1 image = une troisième image »). Ils ont également essayé d’expliquer à leurs spectateurs de manière pédagogique le fonctionnement de l’économie des informations et de la circulation des images.
Le nouveau régime de l’information visuelle
La pratique journalistique en tant que mode de production de l’information visuelle est caractérisée par la vitesse, la vélocité, l’immédiateté et la présence. Dans Photo et Cie, un des chapitres de leurs série télévisée, Six fois deux : Sur et sous la communication (1976), Godard et Miéville déconstruisent la pratique photo-journalistique dans un entretien avec le photographe Christian Simonpietri (de la Sygma Agency), auquel ils demandent de décrire les techniques de sa profession. Selon Simonpietri, une bonne photographie journalistique est celle qui parvient tout de suite à atteindre l’œil en relatant les informations. Une telle image a le pouvoir de « dire » tout de suite et présuppose un spectateur qui s’engage très vite avec elle, prêt à recevoir les informations instantanément, rapidement, rapportant le « ici et maintenant » de l’image au moment même où on la regarde. En allant à contrecourant, Godard et Miéville insistent dans ce contexte sur la nécessité de ralentir l’action de regarder : « On va plus lentement à décomposer en uniforme », dit Odette (Miéville) dans Comment ça va ?, afin de « montrer des rapports, plutôt que des vérités ». Les actes de ralentir, de décomposer, de montrer les relations s’opposent au « dire tout de suite » des images photo-journalistiques, et ce sont des actions demandant un regard actif qui s’oppose à la vitesse propre à l’image photo-journalistique. Il est évident que les médias de masse réduisent, voire effacent les événements présentifiés, en spatio-temporalisant les faits empiriques et les transformant ainsi en événements perçus d’un seul point de vue qui est codé par l’appareil des informations. C’est pourquoi, selon Godard et Miéville, l’image-événement nous rend impuissants en tant que spectateurs. Comme Godard le dit, il est nécessaire d’arrêter les images, afin de créer des possibilités de voir et d’agir, compromettant par-là notre pouvoir impuissant de créer des images12.
De plus, pour Godard, l’empathie et l’acte d’observer — la raison même de l’action de regarder — sont inséparablement liés à la peur de l’aveuglement. La psychanalyse fonde l’empathie sur la possibilité de partager notre expérience avec l’objet du désir au travers d’une introjection — une projection vers l’intérieur, qui amène à s’identifier avec ce qui est vu, représentant la condition de l’empathie et le fondement de l’éthique. Comme le Kino-Glaz de Vertov, et dès Moi je vois, Godard privilégie la caméra comme une épistémologie de l’acte de voir, tout en concevant sa propre pratique discursive et son lieu d’énonciation comme étant réactif et pragmatique.
Ce qui est fondamental ici, c’est la réponse de Godard et de Miéville à l’intransitivité des médias (l’absence d’adresse dans l’acte d’interlocution), en créant leur propre mode d’énonciation pragmatique qui active un sujet parlant dans l’acte de voir : Moi je vois. Leur point de départ est l’aveuglement et ils privilégient l’acte de chercher comme une manière intense de voir ; ils supposent un sujet qui voit et qui parle, un sujet qui est recomposé dans l’énoncé : « J’essaie de voir ». Dans Ici et ailleurs, Godard parle à la première personne et fait appel à une éthique de l’énonciation comme à une manière de justifier l’intransitivité et de remettre en question le code de l’objectivité qui est propre aux médias13. De plus, chez Godard, la condition de voir se rapproche de Rimbaud, pour lequel voir implique un dérèglement des sens, une « encrapulation » ou une intoxication du soi14. La violence de Rimbaud envers les sens (comme un choc dans la pensée, selon Deleuze, ou un choc comme le début de la pensée, selon Arendt-Aristote) est actualisée chez Godard sous la forme d’un éclatement des contradictions, comme on peut l’entendre dans la voix-over/off dans Ici et ailleurs : « Très vite, comme on dit, les contradictions éclatent et toi avec // et je commence à le voir // et je commence à le voir // et je commence à le voir que moi avec ». Enfin, Godard transpose la question du voir et de l’aveuglement aux médias de masse et au spectacle. Il la formule en tant qu’« enchaînement d’images » ininterrompu, dans lequel nous sommes tous saisis et à partir duquel nous construisons nos propres images (la subjectivation selon Foucault et Deleuze). Ainsi, Godard et Miéville s’engagent à ralentir l’enchaînement des images et à les disséquer, afin de se donner les moyens ainsi qu’aux spectateurs de trouver leur place au cœur de cet enchaînement.
Pour Sonimage, l’impératif éthico-politique a d’abord consisté à prendre sa responsabilité énonciative : pour eux, cela implique que l’on parle en images, en reconnaissant l’autorité de l’auteur sur ces images et en tenant compte de l’intentionnalité immanente de l’acte de parler pour et de l’autre en tant qu’acte d’expression. Ensuite, cet impératif a consisté à faire parler les images et à créer un espace dans lequel la parole qui avait été dérobée, par exemple aux Palestiniens effacés par les mass-médias internationaux, pourrait être reconstituée. Ces manières de rendre compte de la parole et de l’image sont absolument différentes des savoirs confessionnels (Ici et ailleurs est parfois accusé d’être « très confessionnel ») ou situés. À la manière de l’écriture, Miéville et Godard se situent dans le film au croisement des techniques sociales de la télévision, que sont les médias, et du cinéma, avec la vue, la vision et la parole15.
Une éthique de l’énonciation
La parole de Godard à la première personne qui fait appel à une éthique de l’énonciation, laquelle justifie l’intransitivité des médias et remet en question son code d’objectivité dans Ici et ailleurs, a été mise en avant dans le scénario de Moi je. Dans ce film de 1973, qui n’a jamais été réalisé, Godard articule un régime d’énonciation par une double affirmation : Moi je suis un animal politique // Moi je suis une machine16. Il s’agit ici d’un intérêt de Godard et de Miéville pour une expérimentation avec les nouvelles technologies de communication, afin d’agrandir et de raviver les échanges humains. Le premier je suis est une référence à Aristote, pour lequel l’homme est un « animal politique » qui vit dans la polis. La polis est l’état « naturel » de l’animal humain, contrairement à l’idée selon laquelle la civilisation est artificielle. Ce qui différencie l’humanité des animaux est la faculté de la parole, qui permet aux humains d’avancer des jugements éthiques et moraux à propos de la société dans laquelle ils vivent. Par l’usage de la raison et de la parole, les humains doivent trouver les moyens de vivre ensemble, en créant des lois qui permettent à la communauté humaine de survivre. Pour Godard dans les films de Sonimage, le domaine de l’action est une sorte d’espace partagé, qui est composé de pratiques discursives dans lesquelles la polis aristotélicienne est transformée en un cadre subjectifiant pour la parole, un espace qui contient un champ systématisé d’objets : le fantasme, le groupe, la production, le désir, le social et le capital. En cherchant à expliquer sa manière d’aborder le problème posé par le champ systématisé d’objets — ce qui concerne la communication et les médias de masse —, Godard nous dit que sa méthode consiste à réunir ces objets, à les faire interagir au travers de la perspective qui est facilitée par le travail et les méthodes d’Eisenstein et de Vertov, et au travers des activités de voir et d’écouter (lesquelles constituent l’appareil vidéographique). Le champ systématisé des objets que je viens d’énumérer apparaît dans un dessin/diagramme dans le coin en haut à droite de la page 9 du scénario, où le champ d’objets apparaît « dehors », et « Jean-Luc Godard » « dedans ». On peut l’interpréter comme la tentative de Godard de se rendre immanent à l’appareil vidéographique, illustrant par-là la seconde affirmation : Moi je suis une machine.
De plus, dans un passage dense mais poétique du même scénario, il situe « sa » dimension d’énonciation — laquelle représente la matrice d’énonciation pour les films de Sonimage — au cœur du « social », de telle manière que le « je » fait partie de ce qu’il appelle « les fantasmes partagés ». La reconnaissance des fantasmes partagés « le » fait espérer qu’ils lui donneront le « droit » de critiquer le régime social auquel « il » appartient et où « son moteur » (ou sa pulsion) est « encadré ». De plus, Godard utilise une parole directe et s’exprime en son nom à la première personne, soulignant par-là l’activation objective d’un destinataire inhérent à l’acte de parole17 :
C’est parce que je suis groupé avec la représentation de ces fantasmes, parce qu’il y a une filiation directe entre le « je » et le « il » qui l’objective, parce que « je » est un autre (un autre je comme un autre il ou elle et il et elle comme un autre nous comme des autres ils comme des autres elles) que je puis enfin critiquer réellement cet « il » dont « je » fais partie, et que c’est parce que j’en fais partie et que je ne le cache plus que j’ai maintenant réellement le droit de critiquer ce régime (social) où « il » fait s’emballer « mon » moteur (désir).18
Dans ce passage, Godard fait référence au lieu auquel Rimbaud assigne la poésie objective : « Je est un autre »19, un aphorisme qui apparaît plusieurs fois dans les films de Godard et qui est porteur de nombreuses significations. Dans ce cas précis, « je » est considéré comme étant inextricable d’un « il » car, au moment de l’énonciation, il active la position d’un autre, soulignant par-là la dimension interrelationnelle inhérente à l’acte de communiquer et faisant coïncider le sujet et l’objet dans l’acte de parole. Ce qui souligne également la position à partir de laquelle les personnages parlent à un moment spécifique de la communication, laquelle position est effectuée par l’usage de décalages. Par ce procédé, Godard fait la distinction entre le langage comme forme de communication, impliquant l’énonciateur/le message/le destinataire, d’une part, et la compréhension du langage comme base du dialogue, ou comme acte allocutaire qui sous-entend une relation entre le destinataire/locuteur, d’autre part. En ce sens, Godard et Miéville insistent sur un usage du langage non pas comme forme de code de communication mais plutôt comme un acte relationnel pragmatique, lequel présuppose un destinataire20.
Le Mozambique
Après quelques années de décomposition, de ralentissement et d’analyse des enchaînements d’images, leur manière de circuler dans les médias de masse et les échanges de regards qu’elles contiennent, et après avoir analysé un type de « politique reproductive », tout en explorant une sphère publique en lien avec l’omniprésence de la télévision à la maison dans les deux séries télévisées qui ont suivi Ici et ailleurs, Six Fois Deux : Sur et sous la communication (1976) et France, tour, détour, deux enfants (1978, diffusion en 1980), Godard et Miéville ont été invités au Mozambique pour réaliser un projet portant sur l’industrie de la télévision dans ce nouveau pays. Avec la Révolution des Œillets en 1975, le Mozambique a obtenu son indépendance du Portugal, et le Frelimo (Frente Libéracion de Moçambique — Le Front de libération du Mozambique) s’est fondé en tant que gouvernement marxiste sous la direction de Samora Machel. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette invitation a été tentante pour Sonimage. En même temps que ce nouveau pays indépendant construisait le socialisme, ils ont été invités à contribuer à l’étude et à la construction de leur nouvelle image de l’indépendance. Sonimage s’y est rendu avec le financement d’un producteur français pour un mandat de deux ans, avec pour objectif d’utiliser leur expérience comme matière brute, à partir de laquelle Godard pourrait produire par la suite une série télévisée d’une durée de cinq heures21. Ils ont été accueillis mais aussi financés par le National Film Institute, dont le directeur était le cinéaste Ruy Guerra du Cinema Novo. Le Mozambique leur semblait être le laboratoire idéal pour explorer, avec les Mozambicains, les liens entre la nation et l’image, la propagande et la communauté, le soi et le collectif. Cependant, après six mois, le producteur a eu l’impression que Godard dépensait trop d’argent pour théoriser plutôt que pour faire des films, et il a rompu son contrat à la fin de l’année22. Ce projet n’a jamais été réalisé et il ne reste plus d’images de l’expérience. Des traces du projet — un essai-image et des notes de travail du journal de l’expérience de Sonimage au Mozambique (Fig. 11) — ont été inclus dans le dossier publié dans le 300e numéro des Cahiers du Cinéma en 1979, intitulé : Le Dernier rêve d’un producteur : nord contre sud, ou naissance (de l’image) d’une nation. Dans ce dossier, Godard déclare que Sonimage voulait profiter de la situation audiovisuelle au Mozambique avant qu’elle n’inonde tout le corpus social et géographique des Mozambicains, et pour étudier comment l’image et la voix d’un pays nouvellement indépendant se créent petit à petit23. Selon leurs propres mots :
La voix du Mozambique.
De quelle bouche sort cette voix ?
Quel est son visage ?24
Ils se sont également donnés la tâche d’« étudier l’image, le désir d’images (l’envie de se souvenir, l’envie de montrer ce souvenir, d’en faire une marque, de départ ou d’arrivée, une ligne de conduite, un guide moral/politique en vue d’une fin : l’indépendance) »25. Dans une approche similaire aux images palestiniennes du Groupe Dziga Vertov, Godard et Miéville ont insisté sur le processus relationnel de la construction des images avec les Mozambicains déterminés à affirmer leur émancipation. Godard a également beaucoup insisté sur le moment de production, sur la technique et sur la participation des spectateurs et de leurs désirs dans la création des images. Cependant, à ce stade, cela a été difficile à réaliser, dû au caractère embryonnaire des spectateurs. Par exemple, ils décrivent le premier problème, lorsqu’ils ont pris la photographie d’une femme, qu’ils lui ont ensuite montrée : la première image qu’elle n’avait jamais vue. De plus, le projet leur a donné l’opportunité de changer d’approche, évoluant d’une politique et d’une éthique consistant à représenter les autres en images, qui se trouvent ailleurs, à la construction en commun de leur image, non pas pour des spectateurs étrangers, mais pour eux-mêmes. Comme Godard le résume : « Une image de moi pour les autres, ou une image des autres pour moi »26, renforcée par des photographies de femmes et d’enfants mozambicains derrière la caméra — rappelant une scène d’Ici et ailleurs, dans laquelle les actrices interprétant une mère et une fille de classe ouvrière se mettent derrière la caméra et l’appareil photo en tant que productrices d’images. Au Mozambique, Godard et Miéville se sont intéressés tout particulièrement au moment de production, avant que les besoins de la distribution ne viennent déformer une image, et avant que les spectateurs ne cessent de se reconnaître dans les images, pour commencer à les « suivre », comme ils le disent. En d’autres termes, l’objectif de Sonimage n’a pas été d’essayer de montrer aux Mozambicains comment produire une image, mais plutôt de leur montrer comment ils produiraient leur pays en créant des images ensemble27. L’objectif de Godard a été similaire à ce qu’il a fait pour Jusqu’à la victoire et pour Ici et ailleurs : « enregistrer ce qui va, et le comparer avec ce qui ne va pas »28. Les leçons que Sonimage a tirées de l’expérience au Mozambique résonnent également avec Ici et ailleurs :
Pouvoir des images.
Abus de pouvoir.
Toujours être deux pour regarder une image,
et faire la balance entre les deux.
L’image comme preuve.
L’image comme justice, comme résultat d’un accord.29
Les images sont puissantes et c’est pourquoi la représentation a le pouvoir de coloniser. Ainsi, ils considéraient la représentation comme un accord entre deux, afin de retrouver un équilibre et d’éviter la colonisation. Ils ont considéré les images également comme trace ou preuve — comme une proto-archive, une question qu’ils explorent aussi dans Ici et ailleurs, en insistant sur l’« être deux » des images. « Être deux » signifie non seulement la juxtaposition de deux images pour en créer une troisième, mais, comme on l’a vu, dans le sens où Godard et Miéville ont travaillé pour leurs films de Sonimage : être deux pour voir, pour discuter et parler en image. C’est une image comme résultat d’un accord. Enfin, un des problèmes qu’ils ont constaté au début de l’établissement d’une culture audiovisuelle au Mozambique a concerné la « colonisation de l’écran », à la manière dont il avait déjà été colonisé dans d’autres pays en voie de développement. Pour eux, cette colonisation s’annonçait déjà au Mozambique par l’impérialisme du format (Sony, Secam…). Ils ont ainsi conclu qu’il est impossible de créer des images autonomes.
Comment changer d’image/montrer une image du changement ?
Dans une brève vidéo, Changer d’image (1982), Godard évoque l’expérience au Mozambique. La vidéo commence par Godard, assis devant un écran blanc que l’on voit de derrière, lorsque la voix de Miéville lui demande s’il est possible de créer une image du changement, s’il est possible pour une image du changement d’exister, et si une image peut changer les choses. Plus tard, une troisième voix décrit Godard en termes d’« imbécile » qui a le besoin de se sentir humilié parce qu’il a raté son projet de créer un film du changement :
C’est d’ailleurs vrai que toute la vie de cet imbécile n’avait jamais été qu’un pauvre va-et-vient entre l’image de la vie et la vie des images. [...] il y avait démontré qu’il n’y a pas d’images mais seulement des chaînes d’images… une image de la façon que nous avions de nous inscrire ou de nous faire inscrire au centre ou à la périphérie de l’univers…
Godard considère les relations entre le premier monde et le Tiers-Monde comme une manière de nous inscrire ou de nous faire inscrire soit au centre, soit à la périphérie. Nous entendons également que trois ou quatre ans auparavant, Godard était venu dans un « pays en Amérique latine ou en Afrique », en tant que sympathisant et spécialiste des images, afin de s’informer sur la manière de construire une télévision qui servirait le peuple sans pour autant servir le pouvoir. Le film se termine par les questions suivantes : « Quelle est la formule d’une ‹ bonne › télévision ? », « Quelle est la formule du changement des images et des images du changement ? ». À la fin du film, la déclaration de Godard : « Moi je me sens en territoire occupé », à la fois cristallise le travail de Sonimage et annonce son projet esthético-politique des années à venir. Bien que Godard considère la périphérie ou ceux qui se trouvent « hors champ » comme un problème esthético-politique dans ses films plus tardifs, l’« occupation » comme forme d’oppression deviendra son modèle pour comprendre les enjeux esthético-politiques vers la fin du 20e siècle et le début du 21e siècle. Il se donne ainsi pour tâche cinématographique de « montrer la résistance d’une image au changement […] entre les images on peut changer ; et ce qu’il faut montrer, c’est l’entre ». En effet, comme le « pauvre con révolutionnaire, milliardaire en images d’ailleurs » d’Ici et ailleurs, l’« imbécile » dans Changer d’image échoue dans sa quête de montrer des images du changement/changer les choses avec des images.
Le 22 mai de cette même année 1982, Godard intervient dans les nouvelles sur Antenne 2 Midi30 du point de vue de l’image et de la vue. Par une transmission satellite en direct, il présente dans l’émission télévisée son film Passion de Cannes ; il intervient ensuite dans le téléjournal en commentant les images projetées, considérant sa critique des médias de masse en termes de proportions : pour lui, la parole télévisée est aussi riche que les images montrées sont pauvres : « C’est difficile avec vous à la télé, vous parlez beaucoup à la télé, vous montrez des images assez pauvres qui peuvent pas dire grand-chose ». Il articule ensuite sa relation à la télévision, en évoquant la question du voir : « Si j’étais à la télévision je me servirais des images pour voir quelque chose ». Dans cette émission, Godard mentionne la question des images de la guerre aux Malouines, qui était à son apogée à ce moment-là, rappelant le fait que les images de guerre montrées à la télévision proviennent de l’armée. Il critique ensuite la manière de regarder créée par la télévision, comparant au cirque les futures images de guerre que l’on voit à la télévision : « Moi je pense que ça passionnerait les gens de voir la guerre en direct, on y vient voir les gens du cirque ; moi je pense que la guerre est faite pour être montrée à la télévision […] ». L’intuition et la protestation de Godard — il y avait des restrictions drastiques d’accès aux médias, car la première ministre Margaret Thatcher n’avait autorisé que deux photojournalistes d’assister à la campagne, et aucune transmission télévisée n’était autorisée31 — ont été réalisées en 1989, lorsque la « révolution » roumaine a été télévisée ainsi que deux ans plus tard, lors du reportage 24 heures sur 24 en direct par CNN de la Guerre du Golfe. Enfin, Godard insiste de nouveau sur la distinction entre l’information et l’acte de voir, en poussant le présentateur à admettre : « Je n’ai pas vu ce qui s’est passé aux Malouines ». Dans son intervention sur Antenne 2 Midi, Godard résume ainsi son programme de « journalisme audiovisuel » : privilégier les images plutôt que la parole en parlant en images, utiliser les images pour voir quelque chose, et mettre en avant la question de la différence entre l’information, le savoir et l’acte de voir.
(traduit de l'anglais par Serge Margel et Eva Yampolsky)