Pierre Binggeli

Entretien avec François Bovier et Serge Margel

Commençons par le début. Cette photographie, c’est mon premier studio en 1960 (Fig. 1). C’était au début de mes études secondaires. Le son et la radio constituaient une véritable passion pour moi. Je m’intéressais à l’électronique. Mon diplôme d’études, en 1965, a été l’occasion de ma première rencontre avec la télévision professionnelle, en un sens. Le professeur qui m’a examiné m’a remis un vieux générateur utilisé pour les premières émissions de télévision à Genève. Celui-ci avait été construit par l’Institut de physique, il avait vingt ans. Il m’a demandé de le remettre en marche. Je n’y connaissais pas grand-chose à l’époque, mais j’y suis parvenu. C’était le début. Quand j’ai fini mon diplôme, j’ai décidé de rester à Genève alors qu’on m’invitait à travailler à Zurich.

À Montbrillant, il y avait Photo Flash, un commerce ouvert entre autres par Eric Traber, le fondateur d’Interdiscount. J’étais client de ce discount. J’ai constaté qu’il y avait beaucoup d’appareils à réparer. J’ai proposé à Mario Guggiari, le gérant de l’époque, de l’aider à restaurer les appareils. Il m’a ensuite engagé pour faire commerce ensemble. Nous avons débuté ainsi. Je sortais de mes études, avec beaucoup d’idées en tête. J’ai commencé à travailler sur les chaînes Hi-fi à haute-fidélité. C’était nouveau à l’époque, et je m’y connaissais bien. La vidéo s’est imposée rapidement. Sony a sorti un premier magnétoscope noir et blanc, avec bande magnétique ½ pouce (Fig. 2), comme les enregistreurs audios à l’époque. Cet appareil permettait d’enregistrer des images à un prix abordable, alors qu’auparavant les coûts étaient exorbitants. Il est sorti en 1968, et je l’ai utilisé pour la première fois en 1969, pour enregistrer les premiers pas d’Armstrong sur la Lune. C’était avant les Portapak. J’ai installé un premier studio en septembre de la même année, et la vidéo s’est alors très vite développée, notamment en lien avec l’équipement des écoles. Le Portapak de Sony s’inscrivait dans la lignée des premiers enregistreurs d’images transportables que j’ai présenté à l’acteur François Simon en janvier 1973 (Fig. 3).

Je promouvais avec enthousiasme ces nouveaux moyens techniques. En septembre 1974, il y a eu un salon vidéo à Genève, le SAVI 74, où j’avais un stand qui a attiré bon nombre de clients, notamment les artistes vidéo (Fig. 4 – 5). Gérald Minkoff et René Bauermeister sont venus me voir dans mon studio. Muriel Olesen et Jean Otth également, tout comme Janos Urban. En grande partie, je prenais en charge la finition vidéo de leurs travaux. J’avais aménagé un studio dans l’ancien local du magasin de photographie qui avait déménagé. Le studio s’appelait Trans Hifi Video, et par la suite Trans Video.

En mars 1976, Pro Helvetia avait organisé une présentation d’art vidéo aux Portes de la Suisse, à Paris (Art Vidéo : recherches et expériences). J’avais été engagé pour que le matériel fonctionne sur place. Je m’occupais des magnétoscopes qui tombaient souvent en panne. Un des assistants de Jean-Luc Godard a visité l’exposition. On a discuté. Une année plus tard, Jean-Luc Godard m’a appelé. Il m’a dit qu’il allait s’installer en Suisse et qu’il cherchait un technicien vidéo pour la maintenance et le transfert de son matériel. En 1974, il avait quitté Paris, pour s’installer à Grenoble. Je suis allé le rencontrer en fin d’année 1976. Il préparait alors son déménagement sur la Suisse. Au printemps 1977, il s’est installé à Rolle. Je l’ai aidé à déplacer ses machines. En un premier temps, on a les a installées à Montbrillant, dans mon studio à Genève (Fig. 6 – 7). C’était plus pratique.

Sur cette photographie, Isabelle Huppert (Fig. 8) est en interview avec Godard au studio. Ce devait être au début 1978. Jean-Luc Godard, sur mon conseil, avait acheté d’imposantes machines vidéo. Il avait besoin de moi techniquement, car il préparait son film France, tour, détour, deux enfants. Et à l’époque, ces machines coûtaient vraiment très cher, il ne pouvait pas se les offrir. L’enjeu consistait à conserver le signal vidéo le meilleur possible sur les bandes magnétiques jusqu’à la diffusion. Il utilisait un Portapak de la deuxième génération. La couleur était très importante. Il fallait donc résoudre des problèmes techniques. C’était un défi passionnant, je me suis vraiment impliqué dans la maintenance technique. Cela m’a valu de prendre un avion privé à Jersey en plein hiver pour réparer la caméra qui était tombée en panne. Je me suis régulièrement rendu sur les lieux de tournage à Paris. C’était le début de notre collaboration. Je ne travaillais pas directement à la conception de ses films, mais il me donnait ses scénarios pour Sonimage et nous discutions du matériel dont il avait besoin.

Il avait installé un premier studio vidéo à Paris. Mais il avait rencontré des difficultés techniques, car il n’y avait pas moyen de transférer ses images sur les machines des studios. La télévision demeurait difficile d’accès. Les techniciens exigeaient un matériel professionnel, de format deux pouces. La télévision ne voulait pas travailler avec des formats légers, même s’ils se sont intéressés au Portapak, surtout lorsque la couleur est apparue. J’ai acheté du matériel dans le commerce ; je me suis intéressé à ce qui se faisait aux États-Unis et à la possibilité de transférer les signaux de magnétoscopes amateurs ou semi-professionnels, c’est-à-dire des bandes trois-quarts pouce ou un pouce à un prix accessible. Tout a vraiment commencé avec les cassettes U-matic développées par Sony (Fig. 9). Je travaillais aussi à l’époque pour René Berger, à l’Université de Lausanne. Il avait des problèmes techniques avec son magnétoscope Philips. Avec la chaleur, les cassettes se déformaient.

J’ai tout de suite compris ce que recherchait Jean-Luc Godard, c’était linéaire pour moi et passionnant de découvrir de nouveaux moyens techniques. Son idée était celle de l’autonomie de production et il consacrait la grande partie du budget des films pour l’achat du matériel et la maintenance (Fig. 10–11). Il a souvent travaillé avec une ou deux machines mais une certaine rigueur technique était nécessaire pour parvenir à des bandes de qualité suffisantes pour la diffusion à la télévision. J’étais là pour l’orienter dans ses choix, dans ses achats. Il avait développé sa propre pensée technique.

Il établissait des cahiers des charges, par exemple pour l’équipement vidéo au Mozambique et réparer sur place le matériel de L’Institut National du Cinéma à Maputo (Fig. 12). Il m’envoyait aussi des extraits de scénarios, et il me demandait comment réaliser cela. Nous entretenions un échange constant sur ces sujets, par courriers et appels. Il avait besoin de moi pour la confection des titres. Il utilisait beaucoup de titres dans les productions Sonimage. J’avais trouvé une entreprise anglaise qui produisait de bons générateurs de caractères, mais ils ne connaissaient pas le clavier suisse, ni le clavier français. C’était bien avant l’ordinateur. Je m’y suis rendu à l’usine pour informer les ingénieurs pour les accents sur les lettres.

Dans ses films pour la télévision, je suis directeur technique et non pas directeur de la photographie. Dès qu’il est devenu autonome sur le plan technique, je suis très peu intervenu sur les tournages. Il s’intéressait vraiment à la technique. Par ailleurs, je ne m’occupais pas du son. Il travaillait avec le preneur de son François Musy de Genève. Ensuite il a installé son studio à proximité de Jean-Luc Godard à Rolle, qui se posait des problèmes de son. Au début, il utilisait le son des magnétoscopes, mais cela ne le satisfaisait pas pleinement.

J’avais rassemblé quelques machines, on avait aussi besoin de pupitres de montage qui puissent fonctionner. Parfois on m’a livré des machines, qui valaient 100’000.- francs sur le trottoir, devant le magasin. Le matériel venait en partie des États-Unis, mais surtout du Japon. C’était du matériel Sony à 90 pour-cent. J’ai aussi équipé les écoles en vidéo, à La Chaux-de-Fonds ou à Zurich. J’ai collaboré avec l’Université de Genève, au département de Sociologie et psychologie. À l’époque, ils mettaient en place un studio de télévision expérimental. J’ai aussi beaucoup travaillé pour la télévision.

La société Sonimage a été fondée à Paris. Notre collaboration s’est constituée autour de France, tour, détour, deux enfants. Il est venu à Genève et à Rolle, et il a travaillé avec ces lourdes machines (Fig. 13). Il avait déjà tourné des images. Parallèlement, il enregistrait aussi beaucoup de programmes TV, qui lui ont servi pour Histoire(s) du cinéma. Pendant des années, il me contactait quand un nouveau format ou appareil sortait. Une fois que le matériel était mis en place, il me sollicitait surtout pour l’installation. Il ne voulait plus travailler avec les lourdes machines, qui demandaient trop d’entretien technique. Il s’est donc orienté vers des machines plus petites, suivant l’évolution technologique. La première vraie révolution technique, c’était l’U-matic. Auparavant, l’apparition de la bande un pouce semi-professionnelle constituait le changement le plus important. Le matériel professionnel, le deux pouces, était vraiment encombrant.

Les Américains diffusaient les nouvelles par TV dans tout le pays par le biais de réseaux, mais les informations matinales de la côte Est devait être diffusées plus tard sur la côte Ouest à cause du décalage horaire, ce qui a impulsé le développement du magnétoscope deux pouces pour résoudre ce problème. D’autres pays ont commencé aussi à expérimenter, comme l’Angleterre. Ils ont produit quelques machines, assez primitives. Ce sont les fabricants américains qui l’ont emporté et se sont imposés. Tous les grands fournisseurs du début, RCA et Ampex, étaient américains. Sony a développé le Portapak ½ pouce, puis l’U-matic ¾ pouce et le Betacam en version analogique et finalement numérique. Ces machines étaient délicates, il fallait les régler et elles demandaient beaucoup de maintenance. J’ai également équipé des télévisions avec du matériel que je représentais et organisé des séminaires avec les constructeurs du matériel pour la formation de leurs techniciens à l’entretien.

Pour Sonimage, Jean-Luc Godard travaillait toujours avec Anne-Marie Miéville. Elle prenait les photographies de plateau. Ils discutaient longuement du scénario, des idées, de la philosophie du film surtout. Elle a aussi réalisé ses propres films. L’enjeu consistait en une diffusion directe à la télévision à partir d’un format amateur. On regardait ensemble les images tournées, et on résolvait les problèmes techniques, en acquérant du matériel. La technique a conditionné le cheminement de Jean-Luc Godard, qui avait des exigences de contraste élevé de l’image. Ce qu’il recherchait, c’était l’indépendance dans son travail.

J’ai énormément appris par cette formidable collaboration de plus de 35 ans. Jean-Luc ma toujours démontré beaucoup de bienveillance et confiance, un père pour moi, et je le remercie chaleureusement.