« La Cinémathèque suisse a 25 ans ! » : l’exposition Images du cinéma comme espace de célébration et d’historicisation du cinéma helvétique
En 1973, la Cinémathèque suisse (CS) célèbre à la fois les trente ans de la fondation des Archives cinématographiques suisses, association bâloise qui la précède, et les vingt-cinq ans de son établissement à Lausanne. Pour l’occasion, elle organise dans la capitale vaudoise l’exposition Images du cinéma au Musée des arts décoratifs (MAD — situé à l’avenue Villamont 1) du 27 octobre au 25 novembre, et programme une série de projections à l’aula du collège de Béthusy (Fig. 1) 2. Ces deux pans d’une même manifestation intègrent le cinéma suisse au cœur de l’histoire mondiale du cinéma, ce qui permet de révéler l’un des enjeux majeurs qui traversent l’histoire de la CS, celui de son rôle dans la patrimonialisation du cinéma suisse. Je me réfère à la notion de « patrimonialisation » telle qu’elle a été développée dans Patrimoine et patrimonialisation du cinéma, premier ouvrage qui la définit dans le cadre spécifique du cinéma3. Elle y est présentée comme l’articulation de trois volets complémentaires : un volet archivistique (constitution des collections, conservation, restauration), un volet spectaculaire (programmation et exposition) et un volet historique (utilisation des outils mis à dispositions par les deux autres volets à des fins d’écriture d’une histoire du cinéma). Images du cinéma, avec ses projections, permet d’interroger la contribution de la CS et de son principal acteur, Freddy Buache, à l’écriture d’une histoire du cinéma suisse basée sur la spectacularisation ainsi que les définitions du « cinéma suisse » qui en découlent. Lieu de rencontre avec divers·es acteurs·trices des mondes culturels et politiques, cet anniversaire met également en évidence une partie du vaste réseau dans lequel l’archive doit s’insérer pour exister. Il permet de dévoiler les stratégies de légitimation de la CS, dans une période marquée par la reconnaissance à l’échelle internationale du « nouveau cinéma suisse ».
Dans le but d’interroger les enjeux de (re)présentation de la CS lors de son 25e anniversaire, je me fonde sur l’analyse de sources inédites (documents administratifs, correspondance, coupures de presse, photographies, etc.) réunies essentiellement dans deux dossiers dédiés à l’événement, l’un conservé à la Cinémathèque suisse, l’autre aux Archives de la Ville de Lausanne (dépôt du MAD). L’étude de cet événement s’effectue au prisme de ces fonds, dont la constitution atteste l’importance qu’ont accordé les deux institutions à cet anniversaire aujourd’hui méconnu.
Une initiative de la Ville de Lausanne au Musée des arts décoratifs
En mars 1972, Jacques-François Bally, délégué aux affaires culturelles de la Ville de Lausanne, envoie une lettre à Freddy Buache pour lui proposer de réaliser une exposition au MAD, ce musée ayant pour vocation de présenter les principaux thèmes de l’actualité artistique et culturelle : « Nous avons pensé que, pour 1973 […] une exposition sur le cinéma en général et la Cinémathèque en particulier serait du plus haut intérêt. »4 La Municipalité offre également à la CS les frais de montage et un subside casuel de 10 000 francs. Cette proposition survient à la suite de nombreuses demandes de l’archive d’augmenter ses subventions annuelles4. Dans sa missive, Bally ajoute :
Une telle exposition pourrait présenter l’histoire et le développement de la Cinémathèque suisse, sa fonction et son activité au service d’une meilleure connaissance et de la sauvegarde du patrimoine cinématographique. […]. Nous sommes certains que le nombreux et riche matériel dont vous disposez […] pourrait être aisément mis en valeur et offrir ainsi au public lausannois « l’image » d’une institution qui lui est chère. […]. Ce projet ne se conçoit pas évidemment sans programme « d’animation » avec la projection, au musée même ou dans d’autres lieux, de films de la Cinémathèque.5
Non seulement la Ville de Lausanne suggère l’événement, mais c’est elle qui en définit les lignes directrices en fonction de l’idée qu’elle se fait des missions de la CS et du public cible. Enchanté par ce projet qui « aura l’avantage de mettre notre Institution en relation plus étroite avec le grand public et […] nous obligera fort opportunément à entreprendre des travaux qui, sans elle, risqueraient d’être continuellement différés »6, Buache accepte immédiatement. À la fin du mois d’avril, Bally, Buache et Rosmarie Lippuner, directrice du MAD, se rencontrent au musée pour discuter des modalités de l’exposition. Pour la CS, cette manifestation devient une aubaine pour se faire connaître auprès d’un public local de tous âges — la campagne de communication vise les panneaux d’affichage, magasins, hôtels, galeries, bibliothèques, écoles et restaurants lausannois —, tout en renforçant les liens avec les cinéphiles du pays — des affiches sont envoyées dans les cinémas, ciné-clubs et musées de Suisse. Elle est également l’occasion de terminer l’inventaire et d’avancer sur la restauration des collections. Il est décidé que la CS prendra en charge la définition du programme et la préparation de l’exposition (pour ce faire, Buache est entouré de son épouse Marie-Magdeleine Brumagne et des collaborateurs Marcel Jordan et Roland Rime), tandis que le MAD s’occupera des demandes de permission, du montage et de la logistique, tout en apportant son soutien à la communication7.
L’intégration du cinéma suisse au cœur de l’histoire mondiale du cinéma
Buache précise l’orientation du projet d’exposition de la Ville au printemps 1973 : « Nous y présenterons […] un ensemble significatif de nos collections tout en retraçant les grandes lignes du cinéma mondial et, simultanément, les principales étapes du développement du cinéma dans notre pays. »8 Le choix du terme « simultanément » est significatif, dans la mesure où le tour de force d’Images du cinéma est précisément d’insérer l’histoire du cinéma suisse au cœur d’une histoire globale du cinéma, en lui donnant une grande importance à travers la muséographie et la scénographie.
Le conservateur sélectionne une série d’objets qu’il agence selon une logique déterminée. Le parcours est construit par zones géographiques et grands thèmes ou courants de l’histoire du cinéma, avec un accent mis sur la production occidentale. Dans la première salle, consacrée aux débuts du cinéma, sont notamment présentés des jouets optiques du XIXe siècle (Fig. 2). Dans la seconde salle, divisée par de grands panneaux, on rencontre sous forme de fresque des images de films, réalisateurs·trices et acteurs·trices. De courts textes évoquent le « réalisme poétique », « Hollywood », le « néo-réalisme italien » ou encore la « grande vitalité du cinéma des pays du bloc soviétique » (Fig. 3) 9.
L’exposition offre une place privilégiée au cinéma suisse/en Suisse, en lui consacrant trois grandes sections. Dans la première section, située à l’entrée, la CS s’insère au sein de l’histoire du cinéma, en intégrant des affiches et des photographies des moments importants de son histoire, comme son inauguration à Lausanne en 1950. Elle présente également des manifestations ayant influencé son développement (Fig. 4). Dans ce récit d’une histoire du cinéma, l’exposition occupe une place privilégiée puisque Images du cinéma français (réalisée par la Cinémathèque française, Musée cantonal des Beaux-Arts Lausanne, 1945), Der Film gestern und heute (réalisée par les Archives cinématographiques suisses, Gewerbemuseum Basel, 1943), Der Film. Geschichte, Technik, Gestaltungsmittel, Bedeutug (Kunstgewerbemuseum Zürich, 196010) ou encore Trois quarts de siècle de cinéma mondial (Musée du cinéma au Palais de Chaillot, 1972 – 73) sont intégrées. Ces dernières forment deux ensembles qui constituent les modèles de l’exposition de 1973, des modèles opposés que Buache tente de concilier. D’un côté, deux expositions alémaniques de style formel et fonctionnel pensées comme « modernes »11 offrant une vision élargie de l’histoire du cinéma dans une perspective avant tout didactique : Der Film de 1943, composée d’appareils et d’une soixantaine de panneaux exposant les problèmes économiques, sociaux et esthétiques du cinéma par des confrontation d’images et de courtes explications12 ; et der Film de 1960, proposant le même type d’expôts et une approche du cinéma non réduite à l’esthétisme, comme en témoigne son sous-titre « Histoire, technique, moyen de conception, signification ». De l’autre côté, le directeur de la Cinémathèque française (CF), Henri Langlois, réalise Images du cinéma français et Trois quarts de siècle de cinéma mondial. À l’instar de toutes ses expositions, elles présentaient une diversité d’objets (costumes, décors, maquettes, scénarii, etc.) et une profusion d’images par regroupement thématique (l’aventure, la terreur, la condition humaine, etc.) et d’échos parfois difficilement saisissables. Dans la lignée du cabinet de curiosités, elles étaient dominées par la recherche d’une atmosphère poétique propice à faire ressentir (et non instruire) l’histoire du cinéma13. Le titre de l’exposition de la CS renvoie par ailleurs directement à Images du cinéma français. Cette exposition fut fondatrice pour Buache, qui évoqua souvent que c’est durant sa visite qu’il rencontra Langlois qui l’encouragea à créer une cinémathèque à Lausanne. Dans Images du cinéma, Buache agit en équilibriste en se situant à la croisée du « modèle alémanique » et du « modèle français ». L’exposition est à la fois structurée par des panneaux et quelque peu didactique (de courts cartels explicatifs parsèment un parcours construit selon les principes évoqués plus haut) et basée sur une logique de la sensation (un effet « volontairement chargé »14 est créé par les nombreuses images et les appareils ponctuant aléatoirement l’espace)15. Durant certaines des manifestations affichées, le cinéma suisse avait en outre déjà été incorporé, dans une moindre mesure, à l’histoire cinématographique mondiale. Ce fut la velléité de l’exposition envisagée pour l’inauguration de la CS, un projet qui fut abandonné mais dont une note dans les archives indique l’intention : « Trouver leitmotiv ‹ cinémathèque suisse ›. »16 Ce fut aussi le cas pour Der Film de 1960, où l’une des quatre salles de projection était dédiée au cinéma suisse (ainsi que la plupart des textes du catalogue) — mais où les documents parafilmiques nationaux n’avaient trouvé place en raison de la soi-disant jeunesse de ce cinéma et au profit de la dimension mondiale du film17. Troisième grande exposition suisse dédiée à l’histoire générale du cinéma, Images du cinéma s’inscrit dans la lignée de ces manifestations françaises et alémaniques d’importance et, a fortiori, dans l’histoire du cinéma national et international. Le passage par l’exposition semble en outre légitimer l’idée même d’une histoire du cinéma.
Une deuxième section est consacrée à l’« ancien cinéma suisse ». Cette notion est utilisée par la CS dès les années 1960 pour qualifier la production helvétique de la première moitié du XXe siècle, par opposition au syntagme « nouveau cinéma suisse », qui apparaît dans les discours à cette même période. Tandis que la critique n’a cessé de répéter, depuis les années 1920, que le cinéma suisse n’existait pas — à savoir qu’aucun long métrage de fiction de qualité n’avait été produit dans le pays —, la CS tente de prouver le contraire depuis ses débuts, en élargissant à la fois les notions de « cinéma » et de « suisse »18. Dans l’exposition, elle ouvre l’histoire traditionnelle du cinéma à des courts métrages ainsi qu’à des questions sociales, culturelles et économiques, en présentant par exemple une affiche du documentaire idéologique Notre Armée (Paul de Vallière, 1939), produit par La Défense nationale de la Confédération ou en soulignant le rôle de C.-G. Duvanel, réalisateur de courts documentaires d’information. La CS étend aussi la notion de « suisse » en prenant en compte le cinéma en Suisse. Un film comme Rapt (1934) du réalisateur soviétique Dimitri Kirsanoff, produit par une société française, est qualifié de « suisse » parce qu’adapté d’un livre de C. F. Ramuz, tourné sur le sol helvétique et accompagné d’une musique composée en partie par Arthur Honegger. En élargissant doublement, voire en transformant ce que la cinéphile appelle communément le « cinéma national », la CS occupe une position pionnière, du moins par rapport à l’historiographie française19.
Dédiée au « nouveau cinéma suisse », la troisième section se déploie aux côtés de la Nouvelle Vague (Fig. 5), une proximité qui favorise les liens entre les deux « mouvements ». Sur le cartel, Buache mentionne la loi d’aide au cinéma de 1963, qui visait à développer la production nationale20 ainsi que le discours des jeunes cinéastes qui « s’efforcent de renouveler les thèmes, de briser les anciens poncifs de la Suisse touristique ou trop joliment folklorique ». Sont cités, du côté alémanique, des « documentaires de critique sociale » (Alexandre J. Seiler, Kurt Gloor) et des fictions (Xavier Koller, Daniel Schmid). Du côté romand, sont évoqués des « travaux d’approche » (Francis Reusser, Claude Champion, Yves Yersin et Jean-Louis Roy), les films réalisés par Henry Brandt et Alain Tanner dans le cadre de l’exposition nationale de 1964 et la « percée opérée sur le plan international » de Tanner, Michel Soutter et Claude Goretta21. L’exposition permet à Buache de rassembler un corpus — dont on pourrait discuter la cohérence — saisissable en un seul regard, qui met en lumière un cinéma qu’il affectionne particulièrement et qu’il s’attache à défendre depuis quelques années par le discours (débats, articles) et les actes (programmation à Locarno de L’Inconnu de Shandigor de Roy en 1967 et de Charles mort ou vif de Tanner en 1969 lorsqu’il co-dirige le festival, envoi des Arpenteurs de Soutter à Cannes en 1972).
De plus, l’histoire du cinéma suisse/en Suisse apparaît en filigrane tout au long du parcours. Dans la première salle, on rappelle les premiers temps par les tournages des opérateurs Lumière dans les Alpes, les projections des films de Méliès dans les villes suisses et les tentatives de créer une industrie cinématographique à Genève et à Lausanne. À titre comparatif, dans leur ouvrage Les débuts du cinématographe à Genève et à Lausanne 1895 – 191422, publié presque dix ans auparavant, Jacques Rial et Freddy Buache s’intéressaient aussi à l’apparition du cinématographe dans les deux villes romandes, à partir du dépouillement de la presse locale. Parmi les films cités, on retrouve ceux des opérateurs Lumière, dont les Vues du village nègre, tourné et projeté lors de l’Exposition Nationale de 1896 à Genève, et ceux de Méliès, tel que Le Voyage vers l’impossible, présenté au Cinématographe géant suisse à Lausanne en 1903. Aucun élément marquant des débuts du cinématographe relevé dans le livre n’apparaît toutefois dans l’exposition. Dans la deuxième salle sont, entre autres, évoqués les longs métrages de fiction réalisés par la Praesens-Film AG et les œuvres alémaniques « d’une grande réussite » des années 1930 et 1940, dont Die letzte Chance de Leopold Lindtberg. Enfin, l’histoire des manifestations de la CS reste omniprésente au sein du parcours, avec notamment l’intégration de plusieurs affiches des semaines du cinéma organisées en Suisse (Semaine du cinéma polonais, Semaine du cinéma hongrois) dans les îlots des pays d’Europe de l’Est. Tandis que les documents sélectionnés pour les autres cinématographies montrent uniquement les grands succès populaires et critiques, ceux retenus pour la Suisse présentent des films extrêmement variés en termes de formats, de discours ou de genres, offrant un vaste panorama de la production nationale depuis ses origines.
Les prémices d’une histoire générale du cinéma en Suisse
Le médium de l’exposition permet de construire une histoire du cinéma par le déploiement de ses sources (film et non-film) dans l’espace23. Il offre une alternative à l’écriture de l’histoire telle qu’elle est abordée dans les livres, page après page. Sur les cimaises, les faits historiques et les documents sont agencés en rhizomes, de manière à créer de potentielles résonnances qui laissent aux publics une grande liberté d’interprétation. Images du cinéma offre ainsi l’occasion à la CS de se positionner comme une actrice de l’écriture de l’histoire du cinéma. La division nationale se calque de manière conventionnelle sur les expositions et les programmations réalisées par les cinémathèques, elle-même héritée des premières histoires du cinéma datant des années 1930 et 1940, à partir de l’ouvrage fondateur de Robert Brasillach et Maurice Bardèche24. L’intégration du cinéma suisse/en Suisse aux côtés d’autres cinémas nationaux — et l’apparition de ce cinéma tout au long du parcours — fait toutefois la singularité de la proposition. Par ce geste, la CS participe de manière singulière à la légitimation de ce cinéma et, partant, de sa propre existence en tant qu’institution dédiée au patrimoine national.
L’exposition permet donc à Buache de poser les prémices d’une histoire générale du cinéma suisse, à une époque où personne ne s’y est encore attelé, notamment par manque d’une documentation réunie sur le sujet — ce dont témoigne le Bulletin de la Cinémathèque, édité dans les années 1950, dans lequel les rédacteurs lancent régulièrement des appels pour qu’on leur transmette des informations et du matériel touchant au cinéma suisse dans l’idée d’en reconstituer un jour l’histoire. Seuls des recensements ont alors été entrepris (à l’instar du dictionnaire des réalisateurs et des films du numéro spécial « cinéma suisse » de la revue Filmklub-Cinéclub 1325) et certaines périodes traitées (comme dans Les débuts du cinématographe à Genève et à Lausanne 1895 – 1914)26. Ce projet d’historicisation, Buache le développera dans son ouvrage fondateur Le cinéma suisse, publié en 1974, dans lequel il établit un « premier bilan transitoire [qui tente] d’ouvrir la voie à une exploration de caractère scientifique »27 : autrement dit, une démarche historique fondée sur l’analyse de sources. En érigeant une histoire générale du cinéma de son pays, la CS joue un rôle de premier plan au niveau national (face à d’autres organismes culturels qu’elle précède, comme le Centre suisse du cinéma qui publie Cinéma suisse. Regards critiques 1896 – 1987 de Martin Schlappner et Martin Schaub en 1987) et international, encouragée en cela par la FIAF28 même si ce geste n’est pas partagé par ses consœurs. En France, en Italie et aux États-Unis, les histoires nationales du cinéma sont en effet rédigées soit par des critiques, soit par des historiens. Quant à Buache, il endosse ces deux rôles ainsi que celui d’archiviste, des fonctions qui communiquent sans toutefois se confondre.
Expérimenter les dispositifs d’exposition29
Images du cinéma permet également à la CS de tester des modalités de présentation du patrimoine cinématographique. Il s’agit de la première exposition dans laquelle les expôts (films, affiches, photographies, correspondance, objets pré-cinématographiques, appareils de prise de vue et de projection, publications) proviennent uniquement des fonds de l’association — quand bien même les emprunts à d’autres archives du film, dont la CF, relèvent d’une pratique quotidienne : « J’ai voulu que cette exposition […] soit sentimentale, en montrant les richesses accumulées malgré la pauvreté des moyens. Elle s’articule sur ce qui a été fait en un quart de siècle. »30 C’est l’occasion de révéler, en guise de préambule, l’état des collections : 100 000 bobines, 100 000 photographies, 6000 livres et revues spécialisés. Ces chiffres élevés témoignent de l’absence de sélection dans la politique d’acquisition de la CS, qui ne peut ni ne veut déterminer ce qui aura de la valeur demain — un principe développé par Langlois. Variant sensiblement selon les documents, ils reflètent aussi une volonté de souligner l’importance de l’archive en matière de préservation du patrimoine. Enfin, valoriser uniquement ses objets est un geste qui permet à la CS d’asseoir sa légitimité en tant qu’institution patrimoniale.
L’utilisation d’« images » dans le titre renvoie à la présence d’images fixes et animées au sein du parcours. L’espace d’exposition devient dès lors un lieu de projection alternatif à la salle de cinéma, qui relève d’un dispositif cinématographique singulier31. Certains films reportés sur bandes vidéo sont diffusés sur un moniteur32, tandis que d’autres sont projetés en 16 mm sur un petit écran. Il s’agit de films courts et d’extraits, considérés comme des classiques du muet : L’Arroseur arrosé des frères Lumière (France, 1895), Max Pédicure de Max Linder (France, 1914), Nosferatu Phantom der Nacht de Friedrich W. Murnau (Nosferatu le Vampire, Allemagne, 1924), La Femme de nulle part de Louis Delluc (France, 1922), La Passion de Jeanne d’Arc de Carl T. Dreyer (Danemark, 1929) et Staroye i novoye de Sergeï M. Eisenstein et Grigoriy Aleksandrov (La Ligne générale, URSS, 1925). Si une partie du public connaît ces films anciens grâce aux revues spécialisées et à la presse, elle n’a pas forcément eu l’occasion de les visionner. Montrer ces films sauvés par les cinémathèques — qui restent à cette époque les principales institutions à en posséder des copies — constitue une attestation de leur bien-fondé. Ces institutions ont par ailleurs participé à leur consécration au rang de classiques en les distribuant et en les projetant lors de séances rétrospectives ayant contribué à écrire l’histoire du cinéma33. Dans Images du cinéma, le choix de films muets et l’éclairage du lieu favorisent en outre l’interaction des publics avec l’œuvre, ceux-ci pouvant la commenter ou bénéficier d’explications en simultané. Il s’agit d’un dispositif qui encourage la transmission directe des connaissances, notamment envers les plus jeunes (Fig. 6). En renonçant à une salle de projection séparée en faveur d’un espace à la lumière ambiante permettant l’intégration de l’écran à la cimaise, ce display s’affranchit à la fois du « modèle français » — Langlois plaçait une salle obscure en fin de parcours afin que les visiteurs·euses découvrent l’œuvre cinématographique après avoir traversé des fragments de l’histoire du cinéma grâce aux documents34 — et de l’exposition Der Film de 1960, où l’espace principal accueillait au centre quatre petites cabines de projection35. Il s’agit sans doute de l’une des conséquences majeures de l’arrivée de la vidéo.
La projection de quelques « trésors » de la Cinémathèque
Dans l’aula du collège de Béthusy, la CS organise deux programmes filmiques qui font largement écho aux choix opérés au sein du musée. D’une part, d’octobre à décembre 1973, une double projection a lieu chaque vendredi soir36. Elle s’articule autour d’hommages à des personnalités décédées en 1973 (John Ford, Anna Magnani), de cinématographies nationales récentes non distribuées dans les salles commerciales (semaines des cinémas mexicain et soviétique) et de confrontations entre des œuvres classiques et des films plus récents — toujours dans la filiation de Langlois. Sont ainsi montrés ensemble Seventh Heaven de Frank Borzage (L’heure suprême, E.-U., 1927) et Laukaus tehtaalla d’Erkko Kivikoski, (Coups de feu à l’usine, Finlande, 1973) dans lesquels les plus pauvres protestent face à la domination, ou Le Congrès s’amuse d’Erik Charell (France, 1931) et Lola Montès de Max Ophuls (F. / All., 1955) qui évoquent tous deux les amours brisées de femmes pour de grands souverains. Cette programmation donne à Buache l’opportunité d’affirmer ses goûts, en défendant un cinéma d’auteur à la fois ancien et récent et des thématiques sociales qui lui sont chères.
Le vernissage est, d’autre part, l’occasion de projeter « quelques trésors de la Cinémathèque suisse » (Fig. 7) — en fait, une programmation « entièrement suisse » d’après les discours. Il est en effet possible d’établir un lien entre l’ensemble des films et le pays, qu’il s’agisse des actualités de l’époque du muet (sujets qui se déroulent sur le sol helvétique), des « découvertes récentes d’ouvrages considérés comme perdus » tels que les courts métrages Chromophony de Charles Blanc-Gatti (Suisse, 1938) et Tour de chant d’Alberto Cavalcanti (France, 1933) — une mise en scène de chansons écrites par Jean Villars Gilles — ou des films publicitaires expérimentaux en couleur déposés dans les archives par le fils de Julius Pinschewer — son père vécut en Suisse et collabora avec Georg Pal, Oskar Fischinger et Lotte Reiniger37. S’insérant à nouveau dans l’histoire du cinéma suisse, la CS présente deux épisodes du Ciné-Journal suisse qui lui sont consacrés : « La Cinémathèque suisse », réalisé lors du Congrès de la FIAF à Lausanne en 1954 et « Un musée dans les écuries », tourné pour l’occasion, qui déplore son manque de ressources matérielles et humaines contrastant avec ses vastes collections38. Gravé dans les mémoires des visiteurs·euses de l’Expo 64, La Course au Bonheur de Henry Brandt, qui brosse le portrait d’une famille suisse de consommateurs·trices insatiables, clôt cette série de courts métrages par un regard critique sur notre pays. Considéré par Buache et bien d’autres cinéphiles comme le meilleur film suisse, l’adaptation de la nouvelle de Gottfried Keller Romeo und Julia auf dem Dorfe de Hans Trommer et Valerian Schmidely (1941) est ensuite projeté en première romande39.
À l’instar de l’exposition, ce programme helvétique répond probablement à l’envie de prouver qu’un cinéma national existe avant le « nouveau cinéma suisse ». Buache affirme par ailleurs qu’« il fut une époque où projeter un film suisse était une véritable gageure, à plus forte raison dans une salle à vocation commerciale »40. Ces projections rétrospectives constituent également une manière, pour la CS, de participer à l’écriture d’une histoire du cinéma suisse/en Suisse. Elle prend ici la forme d’un corpus qui s’étend du cinéma des premiers temps à La Course au Bonheur, généralement considéré comme aux racines du « nouveau cinéma suisse »41. Sélectionnés pour leur valeur documentaire ou artistique (courts métrages d’animation et expérimentaux, « chefs d’œuvre »), les films sont toutefois peu représentatifs de la production d’avant-guerre — aucun film de la Praesens, le plus grand producteur national de cette époque, n’est par exemple inclus. En dehors des actualités, il s’agit d’une histoire des « grands noms » et des films « singuliers », qui a la particularité de comporter notamment des films publicitaires. Cette histoire par la projection est par ailleurs largement tributaire du hasard des films sauvés au cours du temps puis réunis, restaurés et conservés par l’institution. En proposant une histoire longue du cinéma suisse/en Suisse, la CS n’affirme pas seulement l’existence d’une production nationale ; elle se donne un passé pour mieux justifier son rôle et se garantir un avenir.
Il s’agit aussi de montrer aux acteurs·trices des mondes politique et cinématographique une partie du travail effectué par l’institution : « Tous les films de ce programme (dont les originaux étaient parfois en ruines) ont été restaurés, contretypés NEG / POS. sur pellicule neuve très récemment. »42. Les nouveaux tirages ont été rendus possible grâce aux crédits spéciaux de 25 000 francs et de 40 000 francs accordés par la Confédération en 1971 et 1973 (en plus d’une subvention annuelle qui atteint 60 000 francs en 1973) pour « la préparation d’un vaste programme scientifique pour la recherche, le classement systématique et la sauvegarde des anciens films suisses, en particulier de ceux qui datent de la période 1896 – 1940 »43. Les projections font suite à la publication de la plaquette Sauvegarde du Patrimoine cinématographique suisse44 (qui contient un appel d’aide à la population, relayé dans un Ciné-Journal en janvier 197245) ainsi qu’à une première rétrospective dédiée au cinéma helvétique d’avant 1945, organisée au Festival international du film de Locarno en août 197346. Obtenir la reconnaissance des politiques pour son travail permettrait à la CS de recevoir un nouveau crédit spécial de la Confédération. Mais la commission fédérale du cinéma rend un rapport très critique à Alex Bänninger (responsable de la section Film au Département fédéral de l’intérieur) sur les conditions de conservation des films (infrastructures inadéquates) et sur la gestion de Buache (absence d’un programme scientifique établi sur le long terme) au mois de novembre, conduisant au refus de cette subvention pour l’année 197447. À partir de 1975, la subvention fédérale augmente toutefois considérablement, avec comme corollaire une réorientation claire des activités de la CS vers la restauration des films suisses48.
Des invité·es de marque
Pour l’inauguration d’Images du cinéma, la CS s’entoure d’invité·es qui viennent valider la manifestation et renforcer le prestige de l’association. Parmi les personnalités du monde cinématographique conviées par Buache, Joris Ivens, Hans Richter, Bruno Edera ou encore Michel Simon font le déplacement. C’est aussi le cas de la majorité des membres du comité directeur de la FIAF, tels que Raymond Borde (Cinémathèque de Toulouse), Victor Privato (Gosfilmofond de Moscou) et Jacques Ledoux (Cinémathèque royale de Belgique), qui sont également invités pour une réunion (Fig. 8) 49. La présence de la FIAF vient confirmer la reconnaissance de la CS auprès de la Confédération (elle constitue un argument pour convaincre le conseiller fédéral Hans-Peter Tschudi de s’exprimer lors du vernissage50) comme des concitoyen·nes (elle est annoncée, à l’instar des politiciens, dans les programmes et la presse). La venue de cinémathèques étrangères lui donne en outre l’opportunité de mentionner son importance au niveau international, tout en soulignant la faiblesse de ses ressources par rapport à ses consœurs : « […] l’aide financière dont dispose la Cinémathèque reste quinze à vingt fois inférieure à celles que reçoivent les institutions similaires en Belgique, en Hollande ou au Danemark, sans parler des nations plus importantes ou des pays à longue tradition d’art. »51 Alors que la CS vient d’être à nouveau admise en tant que membre ordinaire de la FIAF — elle s’était retirée dix ans plus tôt par solidarité avec le départ « forcé » de la CF et avait demandé sa réintégration à la mort de Langlois, en 1972 —, cette invitation est aussi l’occasion de renouer ou de consolider des relations officielles, ce qu’attestent plusieurs lettres de pairs qui font suite à l’événement. Wolfgang Klaue, directeur de la Staatliches Filmarchiv de Berlin-Ouest, écrit par exemple à Buache qu’il possède des films suisses pouvant l’intéresser et lui propose de venir à Berlin pour discuter d’un futur travail en commun (Fig. 9) 52. D’autres rencontres avec les milieux professionnels, à l’image de visites organisées pour l’Association des producteurs suisses de films et l’Association de la presse cinématographique suisse, sont également favorisées par l’exposition53. L’invitation de personnes de renom dans le champ cinématographique relève ainsi, pour la CS, d’enjeux relationnels et d’enjeux de légitimation.
Succès et itinérance
Gratuite, l’exposition est visitée par plus de 6500 personnes, dont 400 lors du vernissage. Sa réception médiatique massive et positive, voire élogieuse, témoigne de son succès. De nombreux reportages lui sont consacrés dans la presse suisse et française (Fig. 10) 54et elle fait l’objet d’émissions radiophoniques et télévisuelles, dont Plateau libre et Miroir du monde sur la TSR (Fig. 11). Les médias sont également un bon moyen d’autopromotion qui participent à l’écriture de l’histoire de la CS. Ils lui permettent de montrer l’image d’une institution à l’activité foisonnante.
Dans leur discours inaugural, le syndic lausannois Georges-André Chevallaz et le conseiller fédéral Hans-Peter Tschudi félicitent Buache pour le travail accompli (Fig. 12) 55. L’exposition a fait une excellente impression à Tschudi, qui souligne que « ce n’est pas seulement l’histoire du cinéma sous ses aspects culturels, artistiques et économiques qu’elle nous permet de découvrir, c’est l’histoire tout court qui se révèle à nous dans les œuvres cinématographiques ». Tous deux affirment leur soutien envers cette institution, dont ils reconnaissent le rôle majeur et évoquent les missions. Pour Tschudi, il s’agit de « garder vivante l’histoire du cinéma et [de] l’illustrer », tout en défendant le « bon cinéma » auprès de la jeune génération. Quant à Chevallaz, il annonce qu’en guise de cadeau d’anniversaire, la Municipalité financera la transformation de l’immeuble de la Place de la Cathédrale, où siège alors la CS, et déclare : « La Ville de Lausanne [est] fière d’avoir sa part à votre promotion, à votre survie et à votre utile expansion. » Tandis que la présence des politiques représente un enjeu capital de reconnaissance pour la CS, leurs discours confirment le rôle important de l’archive dans l’écriture de l’histoire du cinéma.
La réussite d’Images du cinéma se mesure également par son itinérance dans d’autres villes suisses, un fait quasi unique dans le cas des expositions de la CS56. Elle est présentée au Kunstmuseum de Lucerne du 11 au 20 janvier 1974 sous le titre Der Film in Bildern (Fig. 13), puis au Manoir de Martigny du 5 mai au 4 juin, tandis qu’un projet au Kunstgewerbemuseum de Zurich n’aboutit pas. De plus, la Société de Banque Suisse réalise des fac-similés qu’elle expose dans les vitrines de ses agences des grandes villes du pays durant l’année 1975. Pour une institution qui se veut d’envergure nationale, il est opportun que le projet s’exporte, d’autant plus qu’une certaine presse alémanique se demande encore s’il ne faudrait pas créer une seconde cinémathèque de l’autre côté de la Sarine57.
Dans les années 1970, la Cinémathèque suisse pose les prémices d’une histoire générale du cinéma suisse/en Suisse à travers une exposition et des projections d’archives qu’elle a conservées. La diffusion d’objets cinématographiques relève dès lors, en tant que telle, d’unecertaine écriture de l’histoire du cinéma, un constat qui mériterait de remodeler légèrement les trois volets proposés dans Patrimoine et patrimonialisation du cinéma. Grâce au soutien de la Confédération, l’institution contribue en tout cas pleinement (et presque seule) à la patrimonialisation du cinéma helvétique.