Fragments d’un cahier de spectateur. Visions du réel, Nyon, 2023
Disturbed Earth
(Kumjana Novakova, Guillermo Carreras-Candi, Bosnie-Herzégovine/Macédoine du Nord/Espagne, 2021, 72’)
Le titre vient de ces pièces à conviction de la Cour internationale de justice de La Haye, où l’on voit, en photographies aériennes, une pièce de terre remuée deux fois et la date de chaque prise de vue, la première correspondant au moment où la fosse commune fut recouverte (« primary grave »), la seconde à celui où les corps en furent exhumés pour être dispersés dans d’autres fosses, plus discrètes (« secondary graves »).
La séquence d’ouverture montre le retour récent de victimes musulmanes dont la dépouille rejoint le cimetière mémorial de Srebrenica-Potočari. La litanie des noms réintègre ces hommes et ces garçons dans la communauté des morts.
Ces plans initiaux disent l’état d’une communauté des vivants hantée par le passé, et la suite du film, consacré au quotidien de quelques survivants ou parents de victimes du massacre génocidaire de juillet 1995, laisse apparaître la persistance de ce passé, dont témoigne l’insertion de pièces à conviction, dûment numérotées, datées, qualifiées.
Une tension particulière s’établit dans ce va et vient. Je suis amené à porter une attention extrême aux gestes les plus banaux, aux détails apparemment anodins du paysage campagnard ou urbain — tel plan de maisons en ruines, tel autre réunissant dans le même espace une église et une mosquée, la reprise de l’ancienne base de la Forpronu, cette halle de fabrique servant de lieu d’exposition brut et brutal des pièces à conviction. Toutes les vidéos retenues par les cinéastes font partie de ces « exhibits » traité par la justice. Et mon regard s’aiguise aux brefs éléments de témoignage qui viennent s’inscrire à l’écran.
Curieusement, comme si elle avait été écrite par une personne dépourvue de toute image de ce génocide et qui aurait découvert là une iconographie inédite, la notice du programme imprimé avance que les cinéastes « ont mis la main sur des archives de l’époque tournées par les forces serbes ». Il suffit évidemment d’aller sur l’internet pour vérifier qu’il n’y a là aucune découverte, et pour mesurer l’usage qu’en fait Disturbed Earth. Ces archives rappellent le massacre avéré de quelques 8 000 Musulmans bosniaques — des « Turcs » — pour en souligner la mémoire à vif et en réaffirmer la dimension ineffaçable. C’est ce que disent deux séquences qui se font écho. La première est une vidéo de 1995 montrant le général Ratko Mladić qui célèbre l’an nouveau en chantant la Serbie. L’autre est un nouvel an d’aujourd’hui où dansent les survivants.
Zimmerwald
(Valeria Stucki, Suisse, 66’)
C’est l’histoire d’un « Kaff » bernois sans histoire, soit un patelin discret, un « trou » avec vue sur les Alpes, dont tous les écoliers soviétiques connaissaient le nom : Zimmerwald. Lénine y vint (Trotski aussi, mais ce détail n’était pas dans leur manuel) pour une conférence clandestine qui réunit, trois jours de septembre 1915, une trentaine d’« ornithologues » européens résolus d’orienter le mouvement socialiste vers une opposition à la guerre, pacifiste pour les uns, révolutionnaire pour les autres.
Quand les autorités du lieu furent confrontées au cinquantenaire de l’événement, en pleine guerre froide, elles complétèrent le règlement communal des constructions par l’interdiction d’ériger des monuments et autres signes commémoratifs. Le film aurait pu faire état de cette décision, car c’est bien de cela qu’il traite : de quelle mémoire veut-on hériter et quelles raisons changeantes façonnent cet héritage ?
La démonstration, assez drôle au demeurant car les enjeux sont modestes, est menée de manière seconde. Elle passe par une enquête entreprise par des collégiens, dont on suit l’apprentissage des traces — lectures, enquête orale, cadastre, archives papier et audiovisuelles.
Les historiens en herbe finissent par passer de l’étude à l’action et obtiennent de l’exécutif communal qu’une plaque rappelle au passant la fameuse « Conférence de Zimmerwald ». Les écoliers n’assistent pas aux délibérations et c’est dommage, car ils auraient pu mesurer le poids des mots. Par contre, ils auront appris avant nous que les conseillers étaient revenus sur leur décision quand la Russie déclencha son offensive contre l’Ukraine …
Ce film m’intéresse pour une autre raison. Je sais que les cinéastes sont des sourciers. Ils m’ont souvent appris l’existence de documents ignorés. J’apprends donc que des plans d’un film soviétique en noir et blanc, consacré sans doute à célébrer la Révolution, furent tournés à Zimmerwald ; qu’il existe un film en couleur sur le village lui-même, semble-t-il ; qu’un documentaire de télévision en couleur, avec un historien anglais (sauf erreur) évoqua la conférence — mais quand ? Difficile de prendre des notes quand défile le générique, mais la cinéaste ou le producteur se feront un plaisir de répondre à mon courriel.
Dans la plus grande salle du Capitole nyonnais (la Leone à cause de Sergio), presque deux rangées étaient occupées par des Zimmerwaldiens venus pour la première. J’aurais bien voulu savoir comment ils avaient regardé « leur » film.
Adjusting
(Dejan Petrovic, Serbie, 2021, 19’)
Métaphore du dressage et de la servitude — comment se construit une image de sorte qu’on la perçoive comme l’image d’autre chose que ce qu’elle montre ? Ces chiens errants que l’on enferme derrière des grilles, il faut bien que la façon de les cadrer, une certaine réduction des informations, la singularité de telles récurrences (ces serrures plus de cellule que de chenil et que l’on ouvre avec des clefs) orientent ma pensée vers autre chose et que peu à peu cette autre chose y trouve sa formulation.
Que le dressage concret d’un chien me soit montré en cadrant le dresseur anonyme de manière fragmentaire, voilà qui me guide et renforce le soupçon que j’ai de ne pas être en train de regarder un film sur le dressage canin. Et la séquence finale (dans une prison, qui semble être le lieu de toute cette activité, un détenu est libéré) en confirme la justesse.
La dimension factuelle est rejetée dans le paratexte. Avant le générique final, on me donne à lire que cette prison où le film fut tourné dispose d’un chenil et d’un programme de réinsertion fondé sur le dressage des chiens.
Full Tank
(Benjamin Bucher, Julia Bünter, Suisse, 63’)
La compétition automobile d’endurance égrène ses sept circuits sur plusieurs continents (Sebring, Portimão, Spa-Francorchamps, Le Mans, Monza, Fuji, Bahreïn). Mais ce n’est pas ce que j’apprendrai en regardant Full Tank, qui condense des observations faites lors de plusieurs courses.
Chaque fois que le spectateur se dispose à prêter son attention aux images qui vont survenir commence un jeu fait d’hypothèses, de projections, de confirmations ou de surprises. En général, le jeu dure jusqu’au moment où les assurances lui ont été données sur ce qu’il voit… …ou que règne l’incertitude (on en verra un exemple plus tard). J’ai passé tout Full Tank à me demander si cette évocation de la compétition automobile d’endurance ne faisait pas plus d’effort à me dire ce qu’elle n’était pas plutôt que de se fixer un objet.
Certes, beaucoup de choses me sont données : le travail technique et tactique d’une équipe nommée Real Stone, ses locaux, sa caravane (mais lequel de ces hommes est l’ingénieur et selon quelle dynamique intervient-il ?) ; la présence d’un conducteur amateur (on dit « gentleman driver »), qui n’est autre que le patron de l’équipe et le CEO de Realstone S.A., direction de fonds de placement immobilier suisse (mais n’est-on pas trop discret sur cette double fonction et son ajustement ?) ; le service constant des engins devant le box assigné à l’équipe, ce ballet ultra-précis, ultra-rapide que l’on connaît (mais ne devrais-je pas apprendre ce que signifie engager des véhicules prototypes ?) ; l’observation du « monde » de la course — tout ce personnel et ces fonctions qui rendent en coulisses l’événement possible ou l’entourent, jusqu’à ces trois guêpes observées se glissant dans un conduit attractif et qu’il faut avoir vues (mais pourquoi cette sorte de vague commentaire produit par l’insertion d’un cerf, d’une chouette et d’un batracien, exportés de quelque stock-shot animalier et posés sur fond sonore automobile en sourdine ?).
A vouloir rendre compte de ce que je me suis permis de définir comme une forme d’incertitude ou d’insatisfaction, ne serais-je pas en train de vouloir un autre film que celui qui m’est proposé ? Lors de la discussion qui suivit la projection, une spectatrice dit avoir bien connu le milieu de la course automobile comme compagne d’un pilote et remercia les deux cinéastes d’avoir si justement rendu compte de ce monde à part. Sa compétence vaut certainement la mienne.
On peut changer de plan : Full Tank fait contraste avec les films que j’appellerais « vocationnels », ces propositions qui reposent sur un impératif personnel, qu’ils abordent une facette de l’intime ou le champ du collectif. C’est une commande de producteur. Ses quelque soixante minutes font la démonstration de la souplesse, de la liberté et de la capacité d’observation de deux jeunes cinéastes qui n’avaient jamais songé promener un jour perche et caméra sur ces circuits où des bolides tournent entre 9 et 24 heures continument.
My Worst Enemy
(Merhan Tamadon, France/Suisse, 82’)
Il y a des films auxquels on n’accorde son crédit qu’à certaines conditions (cela ne vaut pas pour la fiction, puisque tout y est vrai par définition).
My Worst Enemy en réunit trois : que l’interrogé ait été gardé dans l’ignorance de ce qui allait lui arriver ; qu’il n’y ait eu qu’une prise synchrone de chaque interrogatoire auquel se soumet, dans un jeu aussi volontaire et violent que perturbant, le cinéaste lui-même, l’Iranien Merhan Tamadon ; que chacun de ses interrogateurs ait subi l’interrogatoire dans les prisons de la République islamique, aussi bien celui qui renonce à occuper la position du persécuteur, au début du film, que la jeune femme qui prendra le relais des hommes et mènera la chose aussi loin que l’on peut dans les limites du jeu — en l’occurrence imposer à sa « victime » la détresse du froid, mais renoncer à l’humiliation de la nudité.
Quand il est mis fin à cette cruauté fascinante — quelles ressources ne trouve-t-on pas en nous pour prendre les apparences du tourmenteur et en développer les ruses ? —, vient un aveu que la jeune femme fait à celui qui l’a entraînée dans le jeu. Dans la prison iranienne qu’elle a connue, elle fut dénudée, elle fut photographiée, elle fut brutalement « examinée » par un médecin.
Comment savoir si les trois conditions furent remplies ? C’est la chance des festivals où les réalisateurs sont présents et accessibles. Le sentiment que mon adhésion tenait à cette nécessité put être confirmé par Merhan Tamadon, mais aussi par son caméraman, Patrick Tresch, en l’occurrence complice comme jamais avec l’équipe et les protagonistes dans la mise en place de la première des conditions.
In Ukraine
(Piotr Pawlus, Tomasz Wolski, Pologne/Allemagne, 2023, 83’) Un cadre large au ratio de 2 :1.
Un son qui peut survenir du hors-champ.
Des plans fixes de huit à quelque quarante secondes, avec une moyenne plutôt haute.
Ces données n’ont en elles-mêmes pas de sens.
Nous sommes en Ukraine. Pas n’importe où, mais la localisation, insituable au demeurant, est moins déterminante que le moment et celui-ci, à proprement parler, n’est pas fait d’événements. Appelle-t-on ça le quotidien ?
Les trophées de l’ennemi repoussé, ces chars où l’on vient en famille se faire photographier ; le check point ; le métro abri ; la distribution des aliments ; les ponts brisés ; les enfants jouant à la guerre et reprenant le mot demandé au check point, parce qu’il trahit le russophone, pensons-nous ; les chiens errants affamés ; une préparation militaire des maisons éventrées ; une section de fantassins avec journalistes, rassemblée alors que l’artillerie proche se fait entendre — autant de non-évènements ou de micro-évènements dont la patiente addition dépeint une atmosphère.
Je m’y absorbe, aidé par le renoncement, aussi ostensible que la fixité systématique de la caméra, au ressort pathétique que représente la parole, qu’elle intervienne en direct ou en off, par le refus du commentaire aussi. D’un plan à l’autre, mon attention est mobilisée sur un hic et nunc qu’informe un savoir qui fait référence : ce quotidien étrangement ordinaire est celui de l’Ukraine en guerre.
When Spring Came to Bucha
(Marcus Lenz, Mila Teshaieva, Allemagne, 2022, 66’)
« Comment avez-vous trouvé la bonne distance ? », demanda l’animatrice, en sous-entendant que cette « bonne distance » serait ce qui différencierait le film que nous venions de voir de quelque chose comme du « reportage », un truc superficiel avec un commentaire off, quoi. Et si le film en était précisément un, de reportage ?
A la question, les deux cinéastes répondirent : « Nous avons respecté les gens ».
Des gens ordinaires, alors que le printemps fleurit à Boutcha, aucun responsable administratif ni politique ; une écolière qui a appris à distinguer le moteur d’un camion de celui d’un engin blindé ; un groupe de voisins ; des femmes venant de perdre leur mari, abattu par des soldats russes ; des habitants dont la maison saccagée ou le jardin pourraient avoir été minés ; une modeste cérémonie militaire (un chanteur chante une célèbre chanson disant l’amour pour Kiev), un soldat qui se marie (la chanson est une chanson d’amour) ; une altercation de femmes avec un Pope qui prône l’hostilité envers le Patriarcat de Moscou (« C’est de secours que nous avons besoin ! ») ; une Pâques frugale entre voisins d’immeuble (le guitariste entonne une chanson russe, mais s’emmêle dans les mots). Et un fil conducteur : la récolte macabre des corps, l’obstination mise à s’assurer qu’ils aient un nom, leur mise en terre.
La bataille avait eu lieu la semaine précédente. De Boutcha, à une dizaine de kilomètres de Kiev, nous avons tous vu les images de ces corps entravés et exécutés par les soldats russes. Le 2 avril, quand les deux cinéastes arrivent sur les lieux, où ils allaient rester jusqu’à fin mai, ces images sont dénoncées comme fake news par Moscou.
Impossible de ne pas (sa)voir ce que le film délibérément ne montre pas, ces « actualités » qui allaient être versées comme preuves. Impossible de ne pas percevoir que les personnes filmées expriment le besoin d’être montrées dans leur malheur, d’être regardées dans leur effort de résilience et leur solidarité. Ne serait-ce pas dans cette volonté d’exposition, partagée par les cinéastes et les personnes filmées, qu’il faut chercher l’ajustement de la « bonne distance » ?
A la fin de la projection, la réalisatrice ukrainienne demanda que nous fassions une minute de silence. Nous nous sommes levés. Une fois exprimés les remerciements et les questions émus, quelqu’un s’est risqué à demander ce que nous avions entendu comme chansons et nous apprîmes que la présence de la chanson russe avait suscité parfois de vives critiques.
My Father’s Prison
(Iván Andrés Simonovis Pertíñez, Venezuela, 2023, 81’)
My Father’s Prison est-il une sorte d’extension publique du film de famille et par conséquence un réajustement de sa fonction ? Le basculement s’effectuerait dans le jeu entre les images antérieures, abondamment tournées par le père, pour illustrer le bonheur familial, aux images du père, assigné à résidence, filmées par le fils, revenu en cinéaste.
Mais d’abord les archives familiales comme les images contemporaines servent un but naturellement partagé : conserver les moments vécus dans une maison que la fuite du père et l’exil de la famille va vouer à l’abandon.
En même temps, elles deviennent les éléments d’un dossier au service d’une dénonciation politique. Le commissaire vénézuélien Iván Simonovis, père du cinéaste, avait été arrêté en 2004 et condamné en 2009 avec deux hauts-fonctionnaires de police à trente ans de prison, sur l’intervention du président Chavez. L’accusation en avait fait les responsables de la fusillade déclenchée sur des manifestants devant le palais présidentiel dans la confuse journée du 11 avril 2002.
Construit comme la biographie privée et publique de l’ex-commissaire, laissant ouvert des questions que l’on suppose liées à la protection de certains protagonistes de cette histoire, le film s’achève sur un appel qui prend la forme d’une longue liste de prisonniers politiques détenus au Vénézuela et sur un générique largement anonymisé.
La notice du programme imprimé fait état d’« archives d’une beauté extraordinaire ». Que voit-on ? Des images clandestines captées lors de visites à la prison (par Bony, l’épouse de Simonovis, qui se bat pour sa libération ?) ; des images d’entraînement policier aux Etats-Unis et ailleurs (souvenirs professionnels du commissaire ?) ; deux vidéos de prise d’otages dont l’une montre l’agresseur abattu par un tireur d’élite (documentation de la Brigada de acciones especiales ?) ; le massacre du 11 avril 2002 (des actualités télévisées ?)… Cette accumulation visuelle est couronnée par des images de l’évasion (Simonovis dans sa maison sous surveillance, puis dans un hors-bord en difficulté, où lui seul n’est pas flouté).
La promesse du programme m’avait incité à inscrire My Father’s Prison dans mon carnet de bal festivalier. Je dois avouer ma peine à considérer que ces archives d’origine multiple recèlent quelque chose qui soit de l’ordre de la beauté. Je peine aussi à ne pas m’interroger sur leurs sources et parfois sur leur pertinence. Ce n’est évidemment pas ce que l’on attend du spectateur dans ce film à la première personne, celle du fils exilé. Je l’avais bien compris avant que vienne la liste des prisonniers politiques donnée dans le générique final.
Apocryphal County
(Geoffrey Lachassagne, France, 2023, 70’)
« Apocryphe » qualifie communément un écrit jugé inauthentique au regard d’un corpus donné de textes (le canon des Evangiles, par exemple) ou parce qu’il n’est pas de la main de celui auquel il est attribué. Douteux, faux — nul besoin d’évoquer l’étymologie du mot (« caché ») pour qu’Apocryphal County puisse rendre méfiant : où est l’anguille, où est la roche ? Mais il faut être rudement compétent pour déceler que le portrait photographique qui nous est servi au début du film n’est pas celui de l’écrivain nommé, William Faulkner, ou alors terriblement attentif aux crédits du générique final et cette attention vient de ce qu’on aura été longtemps mené en bateau. On y lira aussi, spécification curieuse, qu’il y a un son américain.
Si l’on est faulknérien, la compétence, et par conséquence l’attente, peut prendre un autre tour, et la curiosité est stimulée par la publicité du catalogue imprimé qui nous invite, sans rien divulgâcher, à assister à « une brillante et vertigineuse adaptation cinématographique ». Celle-ci serait fondée sur la carte de Yoknapatawpha, établie et dessinée par Faulkner pour circonscrire le territoire fictif de la plupart de ses récits, ce comté que l’écrivain, dans une autre acception du terme, nommait lui-même « apocryphal ». Affirmant que Yoknapatawpha, Miss., U.S., se superpose exactement au territoire réel de Lafayette County,. Miss., U.S, le film propose en leitmotiv une jolie recomposition graphique des cartes faulknériennes, qui laisse la place, de séquence en séquence, au territoire lui-même, à ses configurations, à ses lieux et à ses habitants. Autant d’éléments d’aujourd’hui que vient ponctuer à l’écran un texte rappelant des faits dont il est impossible de démêler s’ils renvoient à l’histoire de Lafayette County ou à la fiction de Yoknapatawpha County.
Croisés dans leur activité, les habitants sont systématiquement invités à prendre la pose pour un portrait filmé. Quelle plus forte attestation de la réalité que ce moment où j’observe qu’ils se tiennent devant la caméra dans cette incertitude que l’on montre quand on n’est pas certains que l’appareil tourne déjà ?
De quoi aurais-je dû me méfier ? De cette route de Memphis dont on ne voit pas plus les pistes que les véhicules ? De l’extrême sélection des lieux par rapport aux récits de Faulkner ? De la rencontre inattendue de trois Français ? Mais enfin, ne vient-on pas à Lafayette sur les traces de Yoknapatawpha, comme on visite la Sainte Chapelle sur la piste du Code Da Vinci ?
Quand j’ai vu la rivière initiale, parcourue en travelling arrière avec un plaisant effet de symétrie produit par le miroir de l’eau, aurais-je dû percevoir que le son des oiseaux n’était pas celui que l’on entend sur les rives de la Tallahatchie River (est-ce ce nom-là qui est venu ?), mais de la Corrèze ? Le dévoilement de la supercherie fait partie du film, qui se termine dans des lieux de la France profonde, en Corrèze, comme je l’apprends à la lecture du générique final.
Le postulat de départ, celui de la coïncidence du territoire réel et du territoire fictif dérive probablement de la fameuse carte 1 :1 de la Chine attribuée par Borgès à un auteur apocryphe du XVIIe. Il ne correspond en tout cas pas aux formes réelles de l’invention faulknérienne beaucoup plus subtiles et il se place à l’opposé du jeu illusionniste que déploie Apocryphal County. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Le film devrait être revu avec cette question : qu’est-ce qui m’a entraîné à avoir longtemps pris pour vraie l’image qui m’était donnée à voir ? Et c’est quoi, une image vraie ?
Notre corps
(Claire Simon, France, 2023, 173’)
Comment, c’est déjà fini ?
A quoi tient la surprise que j’éprouve — un coup d’œil autour de moi me confirme qu’elle est partagée — quand à l’écran la réalisatrice prend congé de nous, enfourchant sa bicyclette devant l’hôpital Tenon (Paris). Ses cheveux ont repoussé après la chimiothérapie qu’elle a dû subir ; elle s’éloigne, je crois même me souvenir qu’il faisait beau.
Quelque trois heures auparavant, elle marchait en chemin pour l’hôpital, passait entre les tombes du cimetière du Père-Lachaise, filmant son ombre. Entretemps (dans l’entre-temps de la réalité, c’est à dire du tournage), un cancer du sein s’est déclaré — et nous l’avons vue en consultation, effondrée à cette annonce, puis, dans un autre moment, décidant qu’elle suivrait une chirurgie reconstructive plutôt que de garder les cicatrices de l’ablation.
Ces deux scènes de son propre film et le fait de la maladie qu’elles montrent discrètement mais sans détour, donne son sens au possessif du titre. Le « Nous » de Notre corps inclut collectivement et à égalité celle qui parle et les personnes qu’elle s’associe. Cela entraîne qu’elle se traite cinématographiquement de la même manière que ses pareilles. Quand vient sauf erreur le seul moment filmé à l’extérieur, à part les images d’ouverture et de clôture, le « nous » reste encore celui du corps des femmes :
le personnel féminin proteste contre le sexisme qui sévit en milieu hospitalier.
Pourtant, pour poursuivre cette réflexion pronominale, la surprise évoquée plus haut avec l’espoir de trouver une réponse à sa cause, n’aurait pu être éprouvée si ce « nous » m’avait mis dans le camp des autres, les « eux ». C’est que le spectacle que donne Notre corps de la demande intime faite aux médecins et du souci du soin, de l’angoisse des uns et de l’attention des autres, me renvoie évidemment à moi-même et à ma propre expérience de la maladie et de l’hôpital. Il me permet au fond de considérer cette expérience au miroir de celles qui ont accepté d’être filmées.
La singularité de cette forme d’empathie, c’est qu’ici elle ne repose pas sur l’accompagnement de quelques patientes, avec lesquelles je me familiariserais avec tout ce que cela suppose d’attente, de hauts et de bas, de résolution, bref cette dramaturgie naturelle que produit la réalité vécue saisie dans la durée. Mieux même, plus le film avance, plus je m’accommode de son régime « ponctuel ».
Pendant près de trois heures, c’est en effet une succession de moments dont les protagonistes ne réapparaîtront plus (sauf quelques médecins spécialisés), filmés la plupart du temps dans la grande proximité d’un peu spacieux cabinet de consultation. Et quand on se trouve en salle d’opération ou en laboratoire, où l’on féconde des ovules, ce sont aussi sur les gestes et les visages que se concentre la cinéaste. A quelques reprises, l’enchaînement est interrompu par le plan d’un des couloirs de ce vaste hôpital du XIXe.
Cette durée imperceptible du film serait-elle alors l’effet d’une ordonnance subtile, dont il serait possible de rendre compte par quelque effort analytique ? La réponse tient peut-être à l’arche souterraine posée par Claire Simon, sans imposition thématique forcée, et que notre litanie rend trop évidente : naître, devenir femme, vouloir avorter, mettre au monde, accepter de guérir, se savoir condamnée, accepter de mourir…
Les Oubliés de la Belle Etoile
(Clémence Davigo, France, 2023)
« Mise en scène », « scénarisation »,« dispositif », sont des mots que l’on entend dans un festival comme Visions du réel, au fil des présentations, des tables rondes et des libres discussions. Leur usage est assez flou. Ils désignent communément une forme d’organisation préalable, de préparation à ce qui peut survenir, voire même sa production.
Que Clémence Davigo dispose d’une maison qu’elle a empruntée pour y faire séjourner trois des oubliés de la Belle-Etoile, une sinistre Belle-Etoile située en face, de l’autre côté de la vallée dans le village de Mercury, pourrait à la rigueur être qualifié de dispositif. Au delà du jeu de mot, me retient dans ce cas la productivité de la mesure.
Elle permet de montrer trois victimes, trois hommes blessés, interagir, développer leur amitié et leur solidarité, et de ne pas les réduire au simple statut de rapporteurs de faits. Les Oubliés de la Belle Etoile accompagne avec ses moyens propres une mobilisation qui prend depuis quelque temps la voix des réseaux sociaux et de l’association de victimes et qui est la tardive manifestation d’une demande de reconnaissance, d’excuses, de dédommagement. Ce combat est mené par des orphelins ou des enfants retirés à leur famille par l’Etat français, représenté par la DDASS, et confiés à une institution religieuse relevant du diocèse d’Annecy, entre 1948 et les années 1970. Les témoins racontent, soixante ans plus tard pour les plus âgés, comment ils y étaient affamés, battus et sexuellement abusés.
Mais la situation profilmique n’est pas seulement l’occasion de transmettre de manière construite des choses nécessairement déjà entendues par la cinéaste. Elle permet que survienne l’inattendu. C’est le cas quand l’un des trois hommes dit aux autres ce qu’il n’avait jamais réussi à dire jusqu’alors, qu’il avait lui aussi été violé.
Pour que cet aveu prenne toute sa dimension, il faut évidemment que j’assiste à la surprise effarée des amis. C’est la fonction du montage, mais celui-ci ne peut la remplir qu’à deux conditions : que l’on ait filmé longtemps et que l’on dispose (« dispositif » ?) de deux caméras.
L’imprévu, le non répétable, cette espèce de coïncidence vibrante entre l’événement et sa saisie, n’est pas toujours distingué car on est trop porté à croire que c’est le régime normal de ce genre de cinéma.
Film dénonciateur, Les Oubliés de la Belle Etoile en offre un autre exemple. Quand, autorisée à filmer une entrevue avec l’archevêque du diocèse, longtemps demandée par les victimes, la cinéaste enregistre les difficultés de la reconnaissance, l’embarras de l’autorité ecclésiastique et l’onction des bonnes paroles dilatoires.
L’institution a suscité l’iconographie classique de ce genre de lieu, qui circule parmi les « anciens ». Photographies de loisirs ou de travaux, portraits de groupe, le prêtre au milieu de son troupeau. Nos protagonistes s’y reconnaissent, désignent des camarades oubliés, refusent même de prononcer le nom du prêtre. Parmi ces images qui n’en disent pas plus qu’un album de famille, vient cet innocent petit film amateur double 8mm (en extraits évidemment), trouvé chez une institutrice : « Le gars en pull rouge, c’est moi / Oh que tu étais petit, gamin / Mais je suis resté petit… »
Et quand défilent des communiants vêtus de blanc (« Nous étions battus pour la moindre tache »), l’un de ces vieux hommes, à plus de soixante ans de distance, dit de regarder leurs yeux — et, en effet, tous ces garçons portent dans leurs yeux et dans leurs cernes le malheur qui nous a été raconté.
L’imprévu prend ici le tour de ce qui n’était pas donné à voir et que finalement tout désigne.
Hawar. Nos enfants bannis
(Pascale Bourgaux, Belgique/Suisse, 2023, 74’)
C’est un reportage. Écrit ou visuel, le genre est plus d’une fois associé au risque, à la clandestinité, à la dénonciation, trois caractéristiques que présente Hawar. Nos enfants bannis, un film où les protagonistes portent un nom d’emprunt, où la géographie est brouillée et l’appel (« hawar » en kurde) urgent et désespéré.
De ce cri, le film se veut à la fois le réceptacle et la chambre d’écho. Il fait d’un cas singulier le représentant d’une situation qui touche un millier de femmes de la minorité yézidi du nord de l’Irak, enlevées en été 2014 quand Mossoul devint le siège de l’’État islamique, attribuées aux combattants djihadistes, devenues sous la contrainte mères de « bâtards de Daech ». La défaite de Daech les a séparées de leurs enfants, elles-mêmes sont répudiées par leur propre communauté, qui considère qu’elles ont mis au monde des ennemis. Elles n’ont aucun statut légal et leur intenable situation fait l’objet d’un déni général.
L’une d’elles a accepté de témoigner. Enlevée à 19 ans, mère d’une fille qu’elle a retrouvée à l’insu des siens, mais qu’elle ne peut toujours pas récupérer aujourd’hui, Ana (prénom d’emprunt) est leur porte-parole. Dans son malheur, elle a la chance de communiquer avec sa fille par téléphone portable et c’est aussi par des images prises par l’activiste d’une ONG, montrées sur l’écran d’un portable, que l’on assiste à une douloureuse scène de retrouvailles dans un orphelinat kurde, aucun des enfants assaillis par des femmes en pleurs ne reconnaissant sa mère.
La colonne vertébrale du film est un voyage, celui qu’entreprend l’équipe de Pascale Bourgaux, grand reporter familière de ce « terrain » aux frontières de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak. Durant ce trajet dans quelque vallée du Kurdistan, qui mène Ana auprès de sa fille recueillie par ses beaux-parents, celle-ci raconte son histoire. Son visage n’est jamais visible, sa voix a été modifiée (mais surtout pas « robotisée »). Son récit n’en est que plus frappant.
La discussion fera apparaître la clandestinité du tournage lui-même, les subterfuges déployés par la petite équipe, de check point en check point, pour qu’on ne soupçonne pas l’objet du voyage et qu’Ana ne soit pas mise en danger.
Le trajet filmique, cadre apparent du témoignage, n’est donc pas le trajet du tournage et ne reflète en rien ses vicissitudes. Une conversation avec le chef-opérateur m’apprit que le récit lui-même résultait d’une importante élaboration, Ana étant incapable de parler sans que l’émotion et les larmes ne viennent brouiller sa parole. Le cadrage joue donc un rôle crucial. Il permet qu’on ne reconnaisse pas la jeune femme tout en ne perdant rien de sa présence, ce qui renforce l’illusion d’un entretien mené durant le trajet.
Nous voici au cœur de la fabrique du réel, que l’idée même du réel rend le plus souvent invisible. Me serais-je aventuré à questionner des spectateurs et des spectatrices au demeurant aussi émus que moi par la réalité dénoncée, que l’on m’aurait certainement assuré n’avoir pas perçu de « scénarisation ».
Du « je » au « nous », 2’
Deux, trois, quatre visions par jour, c’est autant de dépaysements, de réajustements thématiques, de durées formelles ou vécues, de salles au confort variable, de présentations diversement habiles, de « questions-réponses » souvent trop vite passés, mais aussi de renoncements — trois master class, voilà qui oblige à des choix déterminant fortement l’emploi du temps, les films à voir, l’énergie de l’attention.
La part exotérique d’un festival (car il y a une part ésotérique : marché, présentation de projets, séminaires, auxquels n’accèdent que les initiés) devrait être rapprochée de l’exposition et il faudrait pouvoir en parler comme on souhaite que l’on parle d’une exposition. De quelles couleurs a-t-on peint les murs ? A quoi correspond l’ordonnance des sections ? Quel discours, proclamé ou implicite, l’institution tient-elle sur le cinéma ? Quelles visions sous-tend la présentation dûment signée des films dans le programme imprimé (« synopsis »), prolongée en ligne (« synopsis long ») ? Quelles festivités propose-t-on une fois les écrans désertés ? Mais encore quel est le processus de sélection ? Quels publics va-t-on chercher ? Et comment aussi tel film est-il capable de mobiliser tel public singulier ?
Plus généralement quelle autorité ou quelle mission le festival entend-il exercer ? Quelles conditions et quelles obligations lui sont faites par les instances qui déterminent la politique culturelle suisse du cinéma et quel est le poids du « sponsoring » ?
A l’heure où les études festivalières ont quitté le rivage évaluatif de l’analyse des impacts économiques pour des approches historiques, ou socio/politico-culturelles, la manifestation nyonnaise serait un bel objet.
En relatant à la première personne notre expérience de spectateur, négligeant le regroupement des sections aussi bien que la hiérarchie des compétitions, c’est en quelque sorte la diversité formelle et thématique d’un festival spécialisé comme Visions du réel — et le plaisir que l’on peut en tirer — que nous avons très fragmentairement ou très électivement célébré.
Cet exercice achevé, nous ne sommes pas loin de penser que des observations empiriques pourraient être menées sur des points formulés dans la manière de programme suggéré plus haut. Raymond Borde avait proposé que l’on fasse intervenir dans les cinémathèques de libres « explorateurs du patrimoine ». Pourquoi ne ferait-on pas appel à de libres « explorateurs du festival » ?