Stefan Kristensen

« Trouver sa propre image ». La révision du cinéma politique dans Ici et ailleurs de Godard et Miéville

Ici et ailleurs (1970 – 1974/1976) est un film qui fait charnière entre deux périodes de la production de Jean-Luc Godard. Entre la période du Groupe Dziga Vertov, de 1969 à 1973 environ, et l’installation à Grenoble et la fondation du studio de production Sonimage, il y a ce film et l’autocritique qu’il contient, qui résonne comme un congé donné à la démarche militante et comme l’ouverture d’une autre démarche. Mais le statut et la portée de cette autocritique sont complexes. S’agit-il simplement d’un congé donné au cinéma militant ? Ou s’agit-il de la recherche d’un autre cinéma politique ? Quelles sont les implications esthétiques de cette critique politique ?

Dans un entretien avec Godard en 1991, destiné au public soviétique dans le cadre d’une rétrospective sur son œuvre en URSS1, François Albera et Mikhaïl Iampolski commencent par interroger le cinéaste sur « l’efficacité politique et militante de l’image » ; Godard répond en reprenant la célèbre formule selon laquelle il fallait faire « politiquement des films », et conclut en disant : « Aujourd’hui, on peut enlever ‹ politiquement › et juste dire ‹ il faut faire des films ›, et c’est tout. » Doit-on comprendre cette déclaration comme une affirmation sincère ou bien comme une dénégation ? Je veux tenter ici de décrire le positionnement politique qui s’inaugure avec Ici et ailleurs et qui conduit Godard à dire une telle chose : « simplement faire des films » est une entreprise hautement politique, mais en un sens qui diffère de l’intervention militante. Il s’agit de montrer en quoi le cinéma en tant que tel, et non pas orienté d’une manière spécifique, possède une portée politique par le simple fait qu’il agence des images et donne à voir le monde. C’est précisément l’enjeu du discours autocritique que l’on entend dans Ici et ailleurs (Fig. 1). Ce faisant, on verra que les questionnements introduits dans ce film reviendront dans la suite de son œuvre, non seulement durant la période grenobloise, mais aussi au-delà, dans sa reprise du cinéma « commercial » dès 1979.

Acter l’échec de la révolution

Avec Ici et ailleurs s’engage une rupture profonde dans la trajectoire d’artiste de Godard, une rupture avec une certaine méthode cinématographique et aussi avec une vie militante révolutionnaire2. Il serait cependant erroné de croire que le cinéaste était enfermé dans une perspective dogmatique consistant à croire naïvement à l’avènement d’une révolution, suivant une forme de déterminisme historique mécanique que le cinéma n’aurait qu’à illustrer et accompagner. Il n’a pas attendu l’échec du film palestinien pour s’interroger sur le montage, sur sa linéarité ou au contraire sa faculté critique.

Dès le début de la période militante, en 1967, lorsque Godard est sur le point de se marier avec Anne Wiazemsky, et qu’il tourne La Chinoise, David Faroult remarque qu’il inaugure déjà une nouvelle méthode de montage, qu’il « cherche la structure du film au montage », alors qu’il avait l’habitude précédemment de tourner le film dans l’ordre des séquences prévues, « avec une certaine idée préalable de la chronologie »3. Dans le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, Jean-Luc Godard Documents, Faroult montrait déjà que Godard, dans le cadre du Groupe Dziga Vertov, « réaffirme et développe le principe vertovien du primat accordé au montage », et que cette méthode de montage « instaure un cheminement logique, causal, de comparaison, et ce faisant, il élabore une conception du monde capable de mettre en cause les représentations »4. Faroult cite aussi un entretien de juin 1972 avec Jean-Pierre Gorin qui explique que le « film sur la Palestine » a connu plusieurs versions, et qu’après les événements de l’automne 1970, il n’était plus possible de faire le projet prévu, mais plutôt « un film sur comment filmer l’histoire »5. Il faut par conséquent saisir le discours critique qui se déploie dans ce film avec une certaine distance. Durant toute la période militante, les films produits au nom du Groupe Dziga Vertov visaient déjà à donner place à l’expérience vécue des militants, à situer le sens de la perspective révolutionnaire dans la vie réelle.

Pourtant, Ici et ailleurs marque bien une rupture. Elias Sanbar en décrit les prémisses dans son témoignage écrit vingt et un ans après le voyage au Proche-Orient6 : « Le lendemain eut lieu un premier incident qui aurait dû nous servir d’avertissement, mais nous étions trop prisonniers de nos schémas et de nos analyses pour lui accorder l’attention nécessaire »7. Il fait référence à deux moments filmés par Godard, l’un plutôt comique où les fedayin doivent lire des extraits du Petit Livre Rouge (Fig. 2) et retiennent avec peine un fou rire, et l’autre, tragique, où les combattants envoyés en reconnaissance de l’autre côté du Jourdain expriment leur colère contre le commandement qui leur a fait prendre des risques inconsidérés et qui ont perdu deux compagnons sous les tirs ennemis (Fig. 3). Godard découvre ce moment deux ans après, sur la table de montage, en compagnie de son ami traducteur, sans doute dans l’une des tentatives de montage qu’évoque Jean-Pierre Gorin dans l’interview cité par David Faroult. Sanbar commente :

Nous étions abasourdis, lui parce qu’il ne m’avait pas alors demandé de traduire ce que disaient ces hommes, et moi, moi dont c’était la langue maternelle, profondément culpabilisé de n’avoir alors strictement rien entendu, tant les théories et les convictions inébranlables m’avaient frappé de surdité.8

Sanbar dit n’avoir « strictement rien entendu » ; mais Godard est autant coupable de n’avoir rien voulu entendre, puisqu’il n’a pas demandé de traduction. Ce qui domine dans ce commentaire, c’est l’hypothèse que l’idéologie aurait en quelque sorte anesthésié leurs capacités de perception, et à ce titre il est en totale cohérence avec le discours qui se déploie en voix off dans le film. Il désigne cet épisode comme une clé de l’entreprise que Godard entamera encore deux ans après et qui aboutira à Ici et ailleurs. Il faut cependant être vigilant dans l’interprétation et ne pas céder au préjugé postmoderne selon lequel l’idéologie, spécialement l’idéologie « gauchiste », aveugle nécessairement et qu’il faudrait revenir à la vie concrète.

Ce qui attirait manifestement Godard dans la mouvance « gauchiste », c’était précisément la priorité donnée à la subjectivité des militants et à la spontanéité de l’action politique. Et l’usage principal des films du Groupe Dziga Vertov était précisément la formation et la sensibilisation des militants.

La question centrale du film est celle de la révolution, et de son impossibilité ; comme on le sait, Ici et ailleurs est le résultat de l’échec d’honorer une commande, celle de l’Organisation de Libération de la Palestine, qui invite Godard et Gorin au printemps et en été 1970 au Proche Orient pour produire un film sur la Révolution palestinienne. Les images de ces tournages feront l’objet de plusieurs tentatives de montage, mais c’est après la rencontre avec Anne-Marie Miéville et la rupture avec Gorin, en 1974, que Godard reprend les bobines et donne finalement au film la forme que l’on connaît. Ici et ailleurs est une méditation sur l’échec de ce projet, sur son impossibilité. Dans les six premières minutes du film, Godard résume l’enjeu de la commande originelle : il s’agissait de montrer l’enchaînement de cinq sons et de cinq images, inédits au Proche Orient : 1. la volonté du peuple, 2. la lutte armée, la guerre du peuple, 3. le travail politique, l’éducation du peuple, 4. la longue marche du peuple, la guerre populaire prolongée, 5. jusqu’à la victoire. Et le commentaire de JLG en voix off : « On avait organisé tout ça comme ça, tous ces sons et toutes ces images dans cet ordre-là, en disant que c’est qu’il y avait de nouveau au Moyen Orient. Cinq images et cinq sons qu’on n’avait encore jamais entendus en terre arabe ». Il enchaîne en reprenant les cinq étapes avec un « plus » entre chacune, pour insister sur l’image de l’enchaînement. Un peu plus loin, il relate le retour en France, les jours et les mois qui passent, et « très vite, les contradictions éclatent et moi avec, et je commence à le voir, que moi avec ».

La raison de ce sentiment d’éclatement est montrée comme un geste : « ceci [les images de la révolution palestinienne] est devenu cela [image d’un cadavre à la télévision avec l’inscription AMMAN 1970]. » (Fig. 4) Il développe alors l’enjeu historique du film : il s’agit de faire le deuil des militants et combattants palestiniens tombés dans les massacres de l’automne 1970 en Jordanie, connus sous le nom de Septembre noir. Mais ce qui intéresse ici vient après, à savoir la critique de l’idéologie révolutionnaire : Ici et ailleurs thématise la révolution comme une succession déterminée d’images, une succession fixée par la théorie de l’histoire communément admise parmi les militants et intellectuels de l’époque, prescrite par la dialectique historique d’inspiration marxiste. La séquence est introduite par un long silence et une phrase mystérieuse : « Probablement qu’à force d’ajouter de l’espoir à du rêve, on a dû faire des erreurs d’addition ; ou plutôt, puisqu’on ne se retrouve pas loin de zéro, on a dû faire des soustractions et non des additions ». Comme une réflexion en cours, il se corrige encore et dit qu’on a dû additionner du négatif. Et suit une longue séquence où l’image du « ET » (Fig. 5 – 6) est centrale, donc le geste même de l’addition, de la composition, et bascule vers la disjonction du « OU ».

« Trop simple et trop facile de dire que les pauvres ont raison et que les riches ont tort ». Au-delà de la critique assez élémentaire d’un positionnement politique binaire (préférence de principe à la classe ouvrière), ce qui est en jeu dans ce passage est de rendre visible l’intervalle, le « ET », comme l’a souligné Deleuze9. Godard focalise notre attention sur l’espace de l’intervalle littéralement montré par ces deux lettres éclairées successivement de devant et de derrière, donc en 3D. Le fonctionnement du capitalisme est introduit à ce moment-là comme une gradation avec plus ou moins de zéros, où la richesse et le pouvoir se mesurent en quantité de zéros, qui représentent, comme valeur d’échange, des milliers de sujets, de pouvoirs d’achat (Fig. 7). Le capitalisme « additionne des zéros », de manière tout à fait analogue au révolutionnaire, qui additionne des séquences politiques. Le point commun est la confiance faite au jeu de la représentation, un jeu auquel les sujets (les « je », les « tu », les « il », les « elle ») sont forcément perdants. Les rêves des sujets sont ce qu’ils ont de plus intime et d’irremplaçable ; laisser représenter ses propres rêves signifie donc abdiquer sa condition de sujet, au sens de détenteur d’une perspective sur le monde, de désirs propres et d’espoirs singuliers. En d’autres termes, c’est l’instance de la subjectivité que Godard introduit ici en tant qu’elle est irréductible à l’image qui la représente. Et lorsqu’on croit que l’accumulation d’images augmente le pouvoir, on se trompe parce que ces images, même révolutionnaires, ne peuvent pas être ajustées à la perspective toujours mouvante des acteurs eux-mêmes (comme le montre de manière émouvante la séquence de la jeune paysanne qui répète un texte dans un atelier d’alphabétisation du Front Démocratique de Libération de la Palestine — FDLP) (Fig. 8). Et la conclusion tombe, implacable : « Pauvre idiot de révolutionnaire, millionnaire en images de révolutions ».

Le rapport avec les images cinématographiques est établi dans un passage peu après (à 20’30’’) où la voix off de Godard explique que les cinq images de la Révolution ne peuvent pas être visibles en même temps dans un film, qu’elles ne peuvent apparaître que successivement, l’une chassant l’autre :

Le film, c’est-à-dire en somme des images à la chaîne, rend bien compte à travers cette série d’images de ma double identité, espace et temps enchaînés l’un à l’autre comme deux travailleurs sur la chaîne, où chacun est à la fois la copie et l’original de l’autre.

Un montage linéaire pour rendre compte de la conception révolutionnaire de l’histoire a dès lors pour effet de masquer la singularité des situations et des existences, puisque chaque image, chassée par la suivante, se confond avec les autres. Le régime de l’équivalence généralisée de toutes les images est exactement conforme à celui de l’équivalent général de la valeur monétaire, à la base du système capitaliste, celui-là même qui faisait l’objet du combat politique de Godard et de ses amis révolutionnaires. Or l’enjeu de ce combat, sa dimension positive, est de faire apparaître la valeur intrinsèque de chaque existence et instaurer une société dans laquelle l’émancipation de chacun est concordante avec l’émancipation du collectif. Ainsi, l’enjeu du montage est de laisser exister, vivre, chaque image séparément, de permettre à chacun de trouver, comme il le dit, « sa propre image ». Cela revient à couper les chaînes qui relient les images en rendant le lien lui-même visible, le « ET », et ainsi à faire apparaître le lien entre les images comme un espace propre, l’espace de l’entre-deux.

Trouver sa propre image

Une objection vient à l’esprit immédiatement : puisque toute image est nécessairement dans un enchaînement, comment peut-on penser sortir de la chaîne, quelle qu’elle soit ? Peut-être qu’il s’agirait plutôt d’organiser un enchaînement différent, qui accueille la singularité de chaque image, chacune à sa place. La voix off le précise un peu plus loin (25’) à travers cette méditation :

En fait il est probable qu’une chaîne consiste à ranger des souvenirs, les enchaîner dans un certain ordre qui fera que chacun retrouvera sa place sur la chaîne, c’est-à-dire en fait retrouvera sa propre image.

La question clé est ici celle de savoir comment trouver sa propre image, « dans le désordre des autres », « avec l’accord ou le désaccord des autres », et dès lors l’enjeu est le pouvoir sur l’organisation de cet enchaînement. Si les images sont enchaînées les unes aux autres, c’est que leur ordre est prescrit de l’extérieur, par un autre que les acteurs eux-mêmes. Pour produire un ordre dans lequel chacun puisse « trouver sa propre image », il convient d’abord de prendre conscience de cette prescription, de son caractère au fond incontournable, que n’importe quelle image est nécessairement articulée à une autre. L’émancipation de l’image singulière d’une personne ne peut pas signifier son extraction de la chaîne, mais dépend plutôt de quelle chaîne elle fait partie. C’est là l’enjeu du travail du cinéaste : organiser les images singulières de sorte qu’elles soient dans des chaînes où leur singularité est visible et reconnue, plutôt qu’au service d’un projet ou d’un récit autre.

C’est pourquoi l’impératif de « trouver sa propre image » équivaut ensuite à celui de « ranger des souvenirs » ; la mémoire des individus est nécessairement collective, on trouve sa propre image « dans l’ordre ou le désordre des autres », comme on l’entend le dire dans le même passage (26’). Il s’agit de ranger des souvenirs sous forme de montage dans une chaîne d’images, de sorte que l’image propre laisse une marque, une trace singulière. Il faut par conséquent prendre au sérieux les rapports de force entre les images, par exemple quand une image est étouffée par un son trop puissant, comprendre que pour trouver sa propre image, il faut entrer dans le rapport de force, et pour cela surmonter la peur et aménager un espace de silence pour laisser apparaître les choses. « Pour se révolter, il faut trouver le temps de…, avoir le temps de voir simplement les choses » (29’30’’), dit-il dans le même souffle, alors que le père de famille, ouvrier parisien au chômage, sert la soupe à sa famille pour le repas du soir. Le courage est nécessaire pour arriver à dire que « c’est les choses qui sont compliquées et que c’est l’angoisse qui est simple » (29’45’’), et donc ne pas imputer à soi-même la paralysie. L’angoisse empêche de « voir simplement les choses », et l’enjeu essentiel est dans la perception. Quand les images s’enchaînent de sorte que l’intervalle entre elles, leurs interrelations, restent invisibles, l’effet est qu’elles masquent le réel et estompent la perception. C’est alors l’angoisse et l’oppression qui l’emportent.

Le raisonnement de Godard et Miéville est ici au fond très simple : pour percevoir le réel, en particulier pour percevoir les rapports de force, il faut du silence et du temps. Le cinéma peut offrir ces deux éléments. Il peut donner du temps en faisant place à l’intervalle entre les images et il peut aménager du silence en suspendant les sons qui relaient les images. Il peut faire cela en mettant les structures de la représentation en crise et en ramenant les images à leur singularité, ce qui revient précisément à briser les chaînes d’une succession linéaire des images, dont l’une est tour à tour copie et original de l’autre. On l’entend dire aussi cette phrase très simple, qu’on pourrait entendre au premier degré comme un rejet des organisations politiques, mais qu’il s’agit de comprendre aussi en un sens presque philosophique, comme l’impératif de porter l’attention sur la source des représentations, à savoir l’activité subjective de chacun.

Prendre le pouvoir est possible quand l’image, en même temps qu’elle renforce un son en se présentant à sa place, quand l’image à son tour se fait représenter par un autre son. Comme un ouvrier se fait représenter par son syndicat et que cette organisation traduit ça par des mots d’ordre qu’elle applique en retour à l’ouvrier.

Les sons entrent en rivalité, l’un cherche à prendre le pouvoir sur l’autre, à être plus fort. Le son de l’école, de la famille, le bruit de la télévision qui est là pour effacer le son de la famille, et dans cette cacophonie, il y a toujours un son qui prend le pouvoir et qui cherche à tout prix à le conserver parce qu’il se fait représenter par une image, conclusion qu’on entend suite à des extraits de discours hitlériens. Sur le plan du montage des images, la voie indiquée par Godard et Miéville est qu’il faut assumer la lutte des sons et des images, détacher les liens de représentation entre les sons et les images et le moyen pour cela est de rendre visible ce lien lui-même, qui est précisément l’intervalle, le silence de l’intervalle.

Ici ET ailleurs — le montage de l’impossible conjonction

Ici et ailleurs est par ailleurs un film complexe sur le plan visuel. On est submergé par beaucoup d’images intriquées, jusqu’à neuf images projetées en diapositive sur l’écran. Mais on peut dire en même temps que face à ce trop-plein, c’est le motif du « ET » qui finalement domine et qui reste en mémoire à la fin. Gilles Deleuze, en 1976, avait mis en évidence l’importance de cette conjonction qui est aussi une disjonction :

L’usage du ET chez Godard, c’est l’essentiel. […] Je crois que c’est la force de Godard, de vivre et de penser, et de montrer le ET d’une manière très nouvelle et de le faire opérer activement. Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière, il y a toujours une frontière, une ligne de fuite ou de flux, seulement on ne la voit pas, parce qu’elle est le moins perceptible. Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font, les révolutions s’esquissent.10

Deleuze écrit ces lignes en référence à Six fois deux, la série d’émissions de télévision que Godard et Miéville ont réalisée en 1976, peu après Ici et ailleurs. Mais elles peuvent aussi se rapporter à ce film. Deleuze souligne le rôle de l’intervalle, de l’entre-deux, là où « les choses se passent », où « les devenirs se font ». Il soutient que le but de Godard est de faire voir les frontières, que le fait de filmer le « ET » revient à rendre visible l’imperceptible de la relation entre deux images. Mais il n’explicite pas vraiment comment il se fait que la source du nouveau est l’entre-deux. On peut trouver une explication chez Merleau-Ponty dans son texte sur « Le cinéma et la nouvelle psychologie » : on peut y lire que notre perception serait bouleversée si on parvenait à voir comme des objets les espaces entre les objets, l’espace entre les arbres sur le boulevard (exemple très parisien)11. En d’autres termes, on apprend à percevoir autrement en inversant les figures et le fond, en faisant du fond une figure. C’est à mon avis de cela qu’il s’agit dans Ici et ailleurs : faire apparaître l’intervalle entre les images, qui est en réalité le fond qui rend les images visibles. C’est d’ailleurs l’historien du cinéma Michael Witt qui souligne la proximité de Godard avec Merleau-Ponty dans un article publié en 1999. Il montre qu’un concept fort d’image émerge chez Godard comme « lien et tension entre, et dans la distance qui les sépare, les idées associées à travers les éléments internes de l’image »12.

La notion simple d’image doit être doublée d’une notion d’image proprement cinématographique désignant le caractère relationnel de l’image, qui consiste en un double mouvement : « entre les éléments composant l’image et à la jonction de l’image et de l’interprétation du spectateur »13. C’est pourquoi l’enjeu est dans le montage. Le montage consiste précisément dans la mise en rapport de plusieurs images, de plusieurs éléments perceptifs, et pour que le cinéaste ne prenne pas le pouvoir sur le spectateur, mais pour que le film soit une occasion de prise de pouvoir par le spectateur, il est crucial que le montage concoure au dévoilement de son propre espace, de sorte que l’enchaînement entre les images apparaisse pour ce qu’il est, à savoir un enchaînement. Le montage est en même temps la technique qui permet d’avoir une relation avec la réalité puisqu’elle conditionne notre capacité de percevoir les rapports. En effet, la réalité n’apparaît comme telle que comme une réalité qui a du sens, et avoir du sens signifie renvoyer à autre chose que soi-même. La réalité est en ce sens essentiellement un rapport expressif d’images qui s’enchaînent ou s’entrechoquent.

Cependant, faire apparaître l’intervalle en tant que tel le dévoile aussi en même temps comme image enchaînée à d’autres. Le « ET » qui, filmé en trois dimensions comme une sculpture, apparaît à l’écran plusieurs fois dans le film, est lui aussi une image, celle du cinéaste qui pose la question de l’enchaînement des images et de l’intervalle entre elles. C’est un paradoxe pleinement assumé par Godard et Miéville : l’intervalle est montré, comme le cadavre du militant palestinien et la conversation des combattants dans la palmeraie (Fig. 9), comme la respiration entre les images, comme ce qui rompt le cours d’un récit et fait apparaître le fond sur lequel un récit comme celui de la Révolution palestinienne peut faire sens. Certaines images peuvent, paradoxalement, figurer comme des espaces entre les images, inverser le fond et les figures.

« Un silence qui s’en sort vivant »

L’espace entre les images prend aussi, très souvent, la forme d’un suspens, d’un silence. Je termine ce commentaire avec un essai de description de l’enjeu politique de ce silence. Dans Ici et ailleurs, Godard et Miéville édifient aussi un monument de deuil à la mémoire des militants et de la population palestinienne. Il est inutile de souligner l’importance de la question palestinienne pour Godard tout au long de son parcours depuis ce fameux séjour au Proche Orient en 1970 ; à témoin, on peut évoquer sa citation de la sentence de Mahmoud Darwish dans Notre musique en 2003 : « Nous sommes les Troyens ». Mon objet ici n’est pas non plus de revenir sur les accusations d’antisémitisme dont a fait l’objet le réalisateur, qui sont basées sur les juxtapositions d’images dans Ici et ailleurs, qui mettent en parallèle la figure d’Adolf Hitler et du mouvement nazi avec celle de Golda Meir et la violence israélienne à l’égard des Palestiniens, ou les camps d’extermination et le lynchage de militants palestiniens par une foule israélienne hystérique. La juxtaposition ne signifie pas un jugement et encore moins une prise de position — seulement le rappel d’un contexte, d’une simultanéité, comme le montre de manière magistrale le commentaire d’un passage des Histoire(s) du cinéma par Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout, où Godard met en évidence le fait que le même cinéaste George Stevens avait filmé tour à tour le camp de concentration de Buchenwald et un film romantique hollywoodien avec Elisabeth Taylor et Montgomery Clift peu après la guerre. Didi-Huberman explique très clairement dans ces pages qu’il « n’y a pas d’achèvement dialectique »14 dans cette séquence qui superpose l’horreur absolue et l’idylle la plus harmonieuse sous l’œil du même réalisateur. Godard libère ce faisant le jugement du spectateur, puisque l’enchaînement des deux images exige précisément qu’on aménage un silence entre elles pour en percevoir le lien.

Le silence est d’abord celui de la mort, qu’on voit plusieurs fois en gros plan à travers la citation d’images de télévision (Fig. 10), mais aussi celui de la parole subalterne que le « pauvre idiot de révolutionnaire » voulait à tout prix insérer dans le récit linéaire des cinq images et des cinq sons de la Révolution. De quel silence s’agit-il ? D’une expression du visuel-tactile pur ou d’un empêchement de l’expression ? S’agit-il du silence dont parle Lyotard dans Le différend15 ? Celui qui est issu d’un tort, ou simplement le silence d’une image sans explication ? Dans Ici et ailleurs, c’est, d’un côté, le silence d’une parole réduite à néant par la violence (Fig. 11), mais de l’autre côté aussi le silence de l’entre-images, qui permet à l’image d’apparaître, à la perception d’avoir lieu. Un silence qui s’en sort vivant, comme il l’écrit dans une surimpression à la 11e minute du film. Comme le soutient Serge Daney :

Faire le film, c’est alors, tout simplement, traduire la bande-son, obtenir qu’on entende ce qui se dit, mieux : qu’on l’écoute. Ce qui est retenu est alors libéré, ce qui est gardé est alors restitué, mais c’est trop tard. On rend les images et les sons, comme on rend les honneurs, à ceux à qui ils appartiennent : aux morts.16

Serge Daney expose clairement l’enjeu réel du film : le deuil. Mais le travail du deuil est investi dans un sens politique à son tour : c’est en vertu de ce travail qu’apparaît dans le film ce qui aurait dû apparaître immédiatement. Les Palestiniens sont importants pour Godard aussi et surtout parce qu’ils lui ont permis de comprendre que la perception suppose un travail de deuil, une perte : il a fallu faire l’expérience de la perte des militants qu’il avait connus lors de ses séjours pour qu’il comprenne que quelque chose d’essentiel lui avait échappé, et que, d’une certaine façon, on perçoit ce qui importe seulement après coup. Une structure qu’on peut rapporter au processus de la perception, qui implique forcément une différance temporelle, au sens d’un décalage irrémédiable, comme je l’ai montré ailleurs17.

Un film monumental

S’il y a une leçon à tirer de ce film, c’est l’impératif d’apprendre à voir et à écouter. En d’autres termes, Godard esquisse une conception politique de la perception, et il est significatif que cela passe par une entreprise de deuil. Deuil de la révolution, deuil des militants palestiniens assassinés en septembre 1970, mais aussi deuil du film qui était commandité par l’OLP, Jusqu’à la victoire. Mais la mise en scène de ce deuil est en même temps revendiquée comme la seule possibilité d’action dans les conditions données.

Finalement, l’essai de situer le paysage de l’autre implique justement la reconnaissance qu’on l’a d’abord manqué, simplement parce que son paysage est un ailleurs par rapport à notre ici. Le deuil du film initialement prévu est donc une nécessité non seulement esthétique, comme si Godard devait s’excuser auprès de l’OLP de n’avoir pas livré la marchandise, mais c’est surtout une manière d’honorer plus rigoureusement la commande en montrant que le vrai film sur la Révolution palestinienne serait un film produit par les Palestiniens eux-mêmes, afin de « trouver leur propre image ». Godard était bien placé pour témoigner de cela, pour rendre compte de cette impossibilité et en même temps de la difficulté d’assumer son rôle de témoin. Et c’est cette conscience tragique qui traverse son œuvre et qui trouve son expression aboutie dans les Histoire(s) du cinéma (1989 – 1998). Le cinéma comme témoignage implique la structure du deuil et c’est en tant que tel qu’il est un outil de perception de la réalité.

1 Entretien avec Jean-Luc Godard, de François Albera et Mikhaïl Iampolski, dans l’hebdomadaire du Parti Suisse du Travail : « Le Briquet du Capitaine Cook », VO Réalités, septembre 1992.

2 Sur cette période, l’ouvrage de David Faroult, Godard. Inventions d’un cinéma politique (Paris, Les prairies ordinaires, 2018) donne les points de repère essentiels.

3Idem, p. 104. La seconde citation est de Godard lui-même, dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Tome 1 : 19501984, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998, p. 310.

4 David Faroult, « Du Vertovisme du Groupe Dziga Vertov », dans Nicole Brenez, Michael Witt, David Faroult et Augustin Gimel (éd.), Jean-Luc Godard Documents, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2006, p. 134.

5Idem, p. 136.

6 Elias Sanbar, « Vingt et un ans après », in Trafic, nº 1, pp. 109 – 119.

7Idem, p. 115.

8Idem, p. 116.

9 Voir Gilles Deleuze, « Trois questions sur Six fois deux », dans G. Deleuze, Pourparlers 19721990, Paris, Minuit, 1990, p. 65 : « Je crois que c’est la force de Godard, de vivre et de penser, et de montrer le ET d’une manière très nouvelle, et de le faire opérer activement. »

10 Gilles Deleuze, « Trois questions sur Six fois deux », op. cit., pp. 64-sq.

11 On peut se référer à l’édition de cette conférence de 1945 dans un dossier dirigé par François Albera dans la revue 1895. Revue d’histoire du cinéma, nº 70, 2013, p. 139 : « L’aspect du monde pour nous serait bouleversé si nous réussissions à voir comme choses les intervalles entre les choses — par exemple l’espace entre les arbres sur le boulevard, — et réciproquement comme fond les choses elles-mêmes, — les arbres du boulevard. »

12 Michael Witt, « On Gilles Deleuze on Jean-Luc Godard : An Interrogation of ‹ la méthode du ENTRE › », Australian Journal of French Studies, vol. 36, nº 1, 1999, p. 121.

13Ibid.

14 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 187.

15 Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, en particulier le § 93, pp. 90 – 92.

16 Serge Daney, « Le thérrorisé (pédagogie godardienne) », Cahiers du cinéma, nº 262, ­janvier 1976, pp. 38-sq.

17 Voir mon article sur l’œuvre d’Ana Mendieta : « La chair comme espace du deuil. Maurice Merleau-Ponty à la rencontre d’Ana Mendieta », Studia Philosophica, nº 69, 2010, pp. 79 – 91.