Le ralenti. Sauve qui peut (la vie) et France, tour, détour, deux enfants
L’enjeu de cet article consiste à démontrer que la question-clef du travail de Godard et Miéville repose sur la tension entre le ralenti et le plan-séquence longuement tenu, c’est-à-dire sur la durée1. C’est la raison pour laquelle il me paraît essentiel de situer au centre de leur corpus commun de films Sauve qui peut (la vie) (1979/1980), qui fait porter l’accent sur le ralenti, et Soft and Hard (1985), qui se définit par la durée, et d’envisager France, tour, détour, deux enfants (1978/1980) comme une œuvre qui appréhende ces problématiques-clefs sous une forme encore embryonnaire.
Affirmer que les éléments définitoires du style « Godard et Miéville » sont déterminés par les trois longs-métrages Ici et ailleurs (1970 – 1974/1976), Numéro deux (1975) et Comment ça va ? (1975/1976), ainsi que par les deux expérimentations produites pour la télévision, Six fois deux (1976) et France, tour, détour, deux enfants (1978/1980), constitue un lieu commun. Il y a de bonnes raisons à cela. Miéville est créditée comme coréalisatrice de toutes ces œuvres, qui manifestent avec plus ou moins de cohérence une sensibilité expérimentale qui se distingue nettement du « cinéma d’art et essai » auquel Godard est généralement associé en tant qu’artiste singulier, et seul signataire de ses films. Mais ce point de vue n’en demeure pas moins illusoire. « Godard et Miéville » désigne un corpus d’œuvres qui non seulement problématise et brouille de telles distinctions, mais encore qui associe, selon des combinaisons fort diverses, les modèles ou postulats esthétiques et éthiques du cinéma narratif-institutionnel et du film expérimental.
J’entends ici mettre en évidence la façon dont l’outil vidéo imprègne l’œuvre de Godard et Miéville, y compris leurs films tournés en 35mm. Ceci est particulièrement pertinent en regard de Sauve qui peut (la vie), dans son usage du ralenti et de la réflexion qui y est associée. Les deux premiers mouvements de France, tour, détour, deux enfants, « Obscur/Chimie » et « Lumière/Physique », constituent à cet égard le point de comparaison le plus probant (Fig. 1 – 2). Une forme encore plus intense de cette présence vidéo2 peut être observée dans Soft and Hard, vidéo de 50 minutes peu connue et réalisée la même année que la sortie en salle de Je vous salue, Marie et Le Livre de Marie (1985), diptyque que je considère comme formant leur « projet-Marie »3.
Lors de sa sortie, Sauve qui peut (la vie) a été reçu comme un « second début », notion que Godard avait déjà mobilisée par rapport à Numéro deux (1975), conçu à l’origine comme une forme de séquelle d’À bout de souffle (1960). Cette appréhension de Sauve qui peut comme un « nouveau départ » ou un « retour au cinéma » est particulièrement sensible aux États-Unis ; lorsque le magazine Rolling Stone interviewe Godard à l’occasion de la première diffusion américaine du film, l’entretien est significativement intitulé « Godard : Born-Again Filmmaker » (Godard : cinéaste né à nouveau)4. La presse en France n’échappe pas entièrement à cette approche, mais les critiques les plus avisés envisagent ce film lors de sa sortie en prenant en compte ceux qui l’ont précédé. Alain Bergala, dans la seconde partie de son compte-rendu du tournage du film, peut ainsi écrire :
Tant pis pour les éternels retardataires qui s’obstinent à attendre de Godard, de film en film, depuis 20 ans, qu’il reconnaisse ses erreurs et fasse machine arrière : Sauve qui peut (la vie), tourné en 35mm et en couleurs, ne serait pas ce « retour-tant-attendu-de-Godard-au-vrai-cinéma ».5
Comme l’a souligné Bergala (parmi d’autres), la conception du cinéma que se fait désormais Godard a changé de façon radicale par rapport à ses « heures de gloire » dans les années 1960 : désormais, il n’y a plus de retour en arrière possible. De plus, Anne-Marie Miéville exerce un impact sur son œuvre beaucoup plus durable et profond que l’influence de Jean-Pierre Gorin par exemple. Que le film soit coécrit par Jean-Claude Carrière, considéré comme le scénariste professionnel par excellence, a sans aucun doute contribué à cette impression d’un « retour » de Godard à la pratique d’un « véritable » cinéma. Cependant, tant Miéville que Carrière sont crédités à l’écriture du scénario ; il paraît donc vraisemblable de considérer ce film comme partie prenante du corpus « Godard et Miéville », même si celle-ci n’est pas créditée comme coréalisatrice. Sauve qui peut (la vie) ne représente pas un point de rupture décisif par rapport à un « regrettable » attrait pour l’avant-garde, mais constitue une tentative consciente et délibérée de synthétiser (avec l’aide de vrais « professionnels » comme Carrière) les apports des expérimentations vidéo qui ont défini l’écriture « Godard et Miéville » au cours de la décennie précédente, et de mettre à profit ce qui a été déterminant pendant cette période expérimentale.
Ce qui importe, en fin de compte, c’est le mouvement 6, comme l’a souligné Pascal Bonitzer lors de la sortie du film en France : « Si le sujet de Sauve qui peut est le mouvement, son objet est cette terreur anonyme, multiforme, sans visage. »7 Cette terreur prend la forme de l’isolement, qui constitue le sujet principal du récit filmique et l’élément-clef de la critique incessante intentée par Godard et Miéville à l’encontre de la culture consumériste européenne. D’où la double traduction du titre en anglais : Every Man for Himself [Chacun pour soi] aux États-Unis et Slow Motion [Le Ralenti] au Royaume-Uni. Chacun de ces titres est porteur de sens, désignant des liens différents à ce « non-retour » vis-à-vis de l’expérimentation télévisuelle qu’incarne France, tour, détour, deux enfants, diffusée à la télévision française quelques mois seulement avant la sortie en salles de Sauve qui peut (la vie).
Il faut peut-être tout simplement comprendre le titre Every Man for Himself comme la version « Francis Ford Coppola » du film. Coppola avait avancé le capital de départ nécessaire à la réalisation d’un film américain sur lequel Godard était censé travailler, intitulé The Story [L’Histoire], et dont l’action devait se dérouler en partie à Las Vegas, avec pour vedettes pressenties Diane Keaton et Robert de Niro. Mais comme le rappelle Antoine de Baecque, « The Story ne se fait pas », et Godard cède les droits nord-américains de Sauve qui peut (la vie) et de Passion (1983) au studio Zœtrope de Coppola afin de combler sa dette8. Il est important ici de souligner que Coppola, depuis la fin des années 1970 jusqu’au début des années 1980, expérimentait également à partir du support vidéo. Il le faisait à la fois avec le Silverfish, un camion équipé d’un matériel vidéo alors à la pointe et qui servait de plateau9, et avec One From the Heart (1982), dont il avait débuté la production et qui recourait aux magnétoscopes et aux moniteurs comme à une sorte de carnet d’esquisses avant les images finales tournées en 35 mm (Fig. 3 – 4). Il a désigné l’ensemble de ces expérimentations vidéo comme relevant de « la méthode du cinéma électronique »10. Au cours de cette période, Coppola s’est également engagé dans les enjeux du cinéma d’auteur européen, plus ambitieux sur le plan esthétique (en soutenant Hans-Jürgen Syberberg, dont les films Hitler, ein Film aus Deutschland [Hitler, un film d’Allemagne, 1977] et Parsifal [1982] ont été distribués par Zœtrope aux États-Unis). À la fin des années 1970, Syberberg est invité dans le ranch de Coppola au nord de la Californie, où il voit un premier montage d’Apocalypse Now11, un film qui traite sans aucun doute de « cette terreur anonyme, multiforme, sans visage ». Coppola s’intéresse aux cinéastes européens qui cherchent à réinventer leur medium et à entreprendre une critique cinglante de la modernité, deux objectifs clairement partagés par Godard/Miéville et Syberberg, en particulier à la fin des années 1970 et au début des années 1980. C’est cette affinité qui explique le lien avec le studio Zœtrope.
Ainsi, Coppola, au vu du contexte technologique dans lequel il évolue et de ses intérêts narratifs, n’a nul besoin de faire l’apologie de l’émergence d’une écriture « Godard et Miéville », c’est-à-dire d’un duo de cinéastes évoluant librement entre le cinéma, la vidéo et la télévision, et qui remettent par la même occasion en question un certain nombre de fondements esthétiques du cinéma européen tout en développant un point de vue dissident sur le monde. France, tour, détour, deux enfants ou Ici et ailleurs ne sont d’ailleurs pas moins radicalement anticonformistes que Hitler, ein Film aus Deutschland. La forme de l’entretien en un plan unique longuement tenu que privilégie France, tour, détour, deux enfants, repose sur les potentialités ouvertes par la « méthode du cinéma électronique » qui rend possible des prises de vue d’une durée bien plus importante que ce que permet un magasin de pellicule 16mm ou 35mm. Dans le mouvement 2, « Lumière/Physique », les potentialités de cette nouvelle forme de plan-séquence se manifestent non seulement à travers le long entretien conduit avec Arnaud Martin (Fig. 5), âgé de 9 ans, mais encore dans une séquence où une épreuve photographique est développée dans une chambre noire. Dans la séquence-clef de cette série destinée à la télévision, l’image électronique nous permet d’assister au processus progressif d’émergence d’une image analogique, exposant au spectateur à quel point ces technologies visuelles sont imbriquées. Qu’une telle méditation prenne place dans un lieu confiné, c’est-à-dire dans un espace de travail, situe la réflexion de Godard et Miéville à propos de l’imagerie sur le même terrain que celui de Syberberg mais aussi de Coppola.
Prenons en compte ce fait : les sept heures et demie de Hitler, ein Film aus Deutschland sont tournées sur un plateau de cinéma sonore dépouillé, avec des accessoires, des marionnettes et un encombrement d’objets qui constituent les éléments-clefs de la mise en scène (en fait, les seuls éléments de la mise en scène, à l’exception des projections à l’arrière-plan). Tirons également parti de ce fait : The Conversation (1975) se caractérise par des images qui développent une méditation sur une autre forme de technologie d’enregistrement, celles-ci étant tournées dans l’espace de travail encombré d’un expert en filature et audio-surveillance interprété par Gene Hackman. Tout porte à croire qu’en apposant la mention « Francis Ford Coppola Presents » sur les affiches américaines de Every Man for Himself, le réalisateur de The Godfather [Le Parrain, 1972 ; Le Parrain, Deuxième partie, 1975] entend renouer avec le Godard de la Nouvelle Vague, évoquant ainsi un cinéaste envers lequel Coppola et ses compagnons du Nouvel Hollywood font preuve d’une rare nostalgie, comme le manifestait déjà le titre de l’entretien du magazine Rolling Stone cité plus haut. Mais, en fin de compte, il faudrait envisager Every Man for Himself comme la trace de l’implication du réalisateur de The Conversation et de One From the Heart dans la recherche des qualités techniques fondamentales de son medium, et comme la preuve de l’ouverture au dialogue de l’auteur d’Apocalypse Now avec les démarches cinématographiques les plus critiques et les plus ambitieuses sur le plan philosophique d’Europe de l’Ouest. Autrement dit, c’est parce qu’il s’agit d’une œuvre de « Godard et Miéville », impliquant tout ce que ce duo de cinéastes en vient à incarner, que Every Man for Himself acquiert une importance capitale pour Coppola.
Mais il existe encore une autre interprétation en anglais de Sauve qui peut (la vie), en l’occurrence Slow Motion [Le ralenti, ou Mouvement lent]. C’était là le titre du film lors de sa sortie au Royaume-Uni, et bien qu’il soit risqué de s’en remettre au titre d’un film, surtout lorsqu’il a migré d’une langue à l’autre, cette différence de lecture entre les États-Unis et le Royaume-Uni me paraît vraiment significative. Un monde caractérisé par une terreur informe, et où tout un chacun ne peut que tenter de sauver sa peau, constitue indéniablement le sujet de Sauve qui peut (la vie), comme le montre clairement Bonitzer dans son analyse parue aux Cahiers. Autrement dit, le studio Zœtrope avait raison : montrer, dans l’Europe des années 1980, comment on en est véritablement arrivé au parti pris du chacun pour soi [every man for himself], constitue le sujet même du film. Mais, dans une certaine mesure, la tension que le film institue se situe entre la fuite en avant [forward motion] effrénée de l’exploitation capitaliste et des formes possibles de résistance (en fin de compte futiles) contre la logique impitoyable de la modernité capitaliste. Godard et Miéville ont passé la plus large part de la décennie précédente à utiliser les outils de création d’images attachés à cette modernité qui se caractérise par la production en masse, c’est-à-dire les outils de la télévision, pour (1) proposer une alternative à cette fuite en avant [forward motion] et (2) faire-paraître par leur analyse ce que les idéologies « invisibles » telles que le capitalisme cherchent intrinsèquement à masquer. Le ralenti que nous voyons dans Sauve qui peut (la vie) (Fig. 6) est identique à celui déployé dans France, tour, détour, deux enfants : en fait, il ne s’agit pas du tout d’un ralenti (qui pourrait être obtenu en filmant, disons, à 60 images par seconde au lieu de 24), mais d’un mouvement régulier d’arrêt-et-de-progression [stop-and-go], un plan défilant pendant quelques vidéogrammes, puis s’interrompant pendant une seconde ou deux, avant d’avancer à nouveau le temps de quelques vidéogrammes. Ce processus est caractéristique de la vidéo : ceux qui ont recours à ce medium mobilisent constamment cette dimension technique élémentaire et déterminante lors du montage de leurs images, tant et si bien que les programmateurs-réalisateurs [programme-makers] ne peuvent envisager sous un autre angle les images qu’ils ont tournées. La tâche à laquelle s’attellent Godard et Miéville avec France, tour, détour, deux enfants consiste à mobiliser ce mode de « pensée vidéo » [video-thinking] plutôt que d’en supprimer les traces à travers l’aspect poli d’une œuvre finalisée. La « pensée-vidéo » sous la forme de ce « ralenti qui n’en est pas un » définit l’esthétique de France, tour, détour, deux enfants, à tel point que l’image d’ouverture de la série — la première partie du Mouvement 1, « Obscur/Chimie » — consiste en un plan-séquence où Camille Virolleaud se déshabille (Fig. 7), en l’occurrence un plan américain restitué précisément par le biais de cette forme de mouvement d’arrêt-et-de-progression [stop-and-go]. C’est un moment privé, intime, que Godard et Miéville tentent de prolonger et de disséquer, d’une manière à la fois méditative et analytique. La combinaison de la méditation et de l’analyse critique est rendue possible par l’alternance entre le mouvement et la stase. Cette altération, et cette combinaison, sont intrinsèquement télévisuelles et d’aucune manière cinématographique. L’ouverture de Sauve qui peut (la vie) répond consciemment à un mouvement similaire. Environ cinq minutes après le début du film, intervient le célèbre plan de Nathalie Baye sur son vélo (Fig. 8) ; ce plan « se ralentit » mais, encore une fois, non pas à la manière cinématographique du ralenti, mais suivant la technique distinctement télévisuelle du mouvement d’arrêt-et-de-progression [stop-and-go]. Une telle subtilité dans la composition n’aurait pas été possible avec la technique vidéo des années 1970 ; une telle précision visuelle, associée à des couleurs abstraites aussi riches, ne pouvait être réalisée que sur le support du film 35mm. Nous assistons ici à une tentative d’intégration de la pensée télévisuelle dans le domaine de la réalisation cinématographique. Ainsi en est-il de la rencontre des trois personnages principaux de Sauve qui peut à la fin du film : lorsque Paul Godard, interprété par Jacques Dutronc, s’attaque à Nathalie Baye, sous le regard de la prostituée jouée par Isabelle Huppert, l’effet de confusion des corps, des couleurs et de la force est restitué à travers ce mouvement d’arrêt-et-de-progression [stop-and-go]. C’est là l’enjeu même du film : c’est-à-dire ce que l’on peut et ne peut pas comprendre à travers le ralenti, ou plutôt ce « ralenti que n’en est pas un ».
Malgré l’oscillation entre le titre américain, Every Man for Himself, et le titre anglais, Slow Motion, Godard et Miéville ont poursuivi leur trajectoire en empruntant une voie résolument européenne (avec Passion [1982], Prénom Carmen [1983] et le « projet-Marie » déjà mentionné), pour ensuite revenir à la problématique de la « pensée télévisuelle », et ce suivant une direction spécifiquement britannique. Je pense ici à la vidéo qu’ils ont réalisée ensemble en 1985, Soft and Hard, qui ne comporte qu’un titre en anglais puisqu’il s’agit d’une commande de la chaîne britannique Channel 4. L’histoire de sa production est bien connue : ayant reçu comme avance une somme d’argent pour un film qui ne se concrétisera pas — cette somme a servi à maintenir d’autres projets à flot —, Godard et Miéville ont dû improviser pour s’acquitter de leur dette. Cette fois, ils devaient réaliser un court métrage documentaire que Colin MacCabe, qui travaillait à l’époque pour Channel 4, envisageait comme « un ‹ British Images › qui prolongerait le British Sounds réalisé seize ans plus tôt »12, et qui enrichirait la « saison Godard » que la chaîne s’apprêtait à diffuser avec une nouvelle œuvre produite spécifiquement pour la télévision. Mais, comme en écho à la solution déjà évoquée à propos de The Story : « Francis Ford Coppola presents », Colin MacCabe explique en ces termes le résultat de cette expérience britannique ultérieure :
Lorsque Godard a reçu l’argent et terminé Je vous salue, Marie, il s’ensuivit une longue période de procrastination qui a conduit Godard et Miéville à réaliser un documentaire sur leur propre vie à Rolle — A Soft Conversation Between Two Friends on a Hard Subject [Une tendre conversation entre deux amis sur un sujet dur] ou, en abrégé, Soft and Hard [Tendre et dur]13.
De toute évidence, cette expérience ne répondait pas du tout aux attentes de MacCabe puis de ses successeurs — Rod Stoneman, responsable des programmes de Channel 4, et Tony Kirkhope, producteur indépendant qui a fini par superviser Soft and Hard en tant que producteur exécutif —, bien que tous trois aient exprimé leur intérêt pour cette œuvre de diverses manières14. Néanmoins, le sentiment d’échec de MacCabe est manifeste dans la façon dont il résume cette phase du travail de « Godard et Miéville » : « Je vous salue, Marie met un terme au cycle de films inauguré avec Sauve qui peut (la vie) »15. Je comprends l’argument que MacCabe veut faire valoir, mais je suggérerais qu’en fait c’est Soft and Hard plutôt que le « projet-Marie » qui met fin à une certaine phase de « Godard et Miéville ». Nous pourrions appeler ce groupe de films « le cycle du ralenti [slow motion] ».
Godard et Miéville utilisent le ralenti par arrêt-et-progression [stop-and-go] avec plus de parcimonie dans Soft and Hard que dans France, tour, détour, deux enfants (Fig. 9) ou même Sauve qui peut (la vie) (Fig. 10), mais on retrouve la même impulsion à l’origine : c’est-à-dire un désir de rendre compte, par la méditation et l’analyse critique que permet ce « ralenti qui n’en n’est pas un », du monde de la sphère domestique. Environ onze minutes après le début de la vidéo, un plan-séquence, toujours cadré en plan américain, montre Godard et Miéville dans le salon de leur domicile commun ; elle repasse le linge, tandis que lui joue avec une raquette de tennis (Fig. 11). L’image s’arrête et repart conformément à la « pensée télévisuelle » que nous reconnaissons ici, pour souligner le mouvement de l’image (un instant, Godard semble suspendu en air tandis qu’il saute et se laisse emporter par le mouvement de sa raquette). Après une coupe sur une photographie d’exploitation d’Autant en emporte le vent (montrant Rhett qui embrasse Scarlett), la vidéo se poursuit à travers un autre plan-séquence, cette fois cadré en plan italien et délimité des deux côtés par un couloir, représentant Godard porté par le mouvement de sa raquette ; à un moment, Miéville entre puis sort du cadre, portant de la lessive. Ces images font donc fortement écho à l’enchevêtrement des couleurs et des corps filmés au ralenti qui intervient vers la fin de Sauve qui peut (la vie), ainsi qu’à l’image de Camille Virolleaud se déshabillant avant de se mettre au lit dans France, tour, détour, deux enfants, dans la mesure où toutes non seulement rendent la vie domestique visible mais aussi pensable. En d’autres termes, Godard et Miéville utilisent le ralenti dans Soft and Hard d’une manière qui oblige le spectateur à voir ces images en tant qu’images vidéographiques, c’est-à-dire en tant qu’images assemblées avec d’autres pour tirer le portrait global d’un espace (le domicile de Godard et Miéville à Rolle, sur les rives du lac Léman). De cette façon, elles acquièrent un sens quasi-vertovien : elles évoquent la séquence de L’Homme à la caméra qui, recourant à un autre mode de ralenti à partir d’images de la femme de Vertov, Yelizaveta Svilova, à la table de montage, montre le processus de construction d’une scène à laquelle le spectateur vient d’assister. Un plan-séquence de Miéville à la table de montage, qui monte à la fois les pistes visuelles et sonores, accroît la sensation que Soft and Hard (bien plus que les films de Godard et Gorin présentés à l’enseigne du « Groupe Dziga Vertov ») procède suivant un mode fondamentalement vertovien. Ce lien indéniable à Vertov permet de clarifier l’enjeu que « Godard et Miéville » visaient jusqu’à ce point : la quête d’un vidéo-œil.
Soft and Hard développe ce projet en faisant porter l’accent sur un autre élément formel qui est spécifique à la vidéo ; cette œuvre mobilise non seulement ce « ralenti qui n’en est pas un », mais encore le plan-séquence longuement tenu. À l’égard de cet élément formel, les références-clefs ne sont pas celles du cinéma soviétique muet mais bien plutôt celles du Romantisme allemand à l’ère du XXe siècle16. La vidéo s’ouvre sur Godard et Miéville qui déclarent : « On cherchait encore le chemin vers notre parole », une référence évidente au recueil de Martin Heidegger Unterwegs zur Sprache, paru en 1959 et traduit en 1969 en français sous le titre Acheminement vers la parole. Deux ans avant la publication de ce recueil, les Cahiers du cinéma avaient publié la traduction par Patrick Lévy d’un essai extrait de ce livre, « Aus einem Gespräch von der Sprache », ou « En chemin vers la langue »17. Cet essai prend la forme d’un dialogue entre un « Japonais » et un « questionnant » ; il s’attarde longuement sur l’esthétique et la philosophie (y compris l’œuvre de Heidegger) et traite parfois de cinéma (en particulier Rashomon, le film de Kurosawa réalisé en 1950). L’essai de Heidegger exerce indéniablement une influence majeure sur Soft and Hard. Le centre de gravité de cette œuvre de Godard et Miéville est constitué par un plan continu de 27 minutes (entrecoupé par des séquences télévisées : tantôt des publicités, tantôt des bribes d’informations) où on les voit tous deux assis sur un canapé, discutant, leur dialogue ressemblant à s’y méprendre à celui de « Aus Einem gespräch von der Sprache » (Fig. 12). L’autre longue séquence-clef du film est un plan de trois minutes montrant Godard dans sa voiture, garée à côté du lac Léman, celui-ci lisant Der Tod des Virgil de Hermann Broch, publié pour la première fois en 1945 (Fig. 13). Miéville apparaît et s’éloigne, tandis que nous assistons à un fondu en ouverture et en fermeture des plans : en l’occurrence, la caméra qui panote sur des nuages (un plan qui ouvre Sauve qui peut), des plans d’herbe et des plans de forêt, revenant toujours à ce plan de Godard dans la voiture, en train de lire. Il s’arrête sur un passage :
[…] le désespoir de l’art est son essai désespéré de créer l’impérissable avec des choses périssables. Avec des mots, des sons, des pierres, des couleurs afin que l’espace mis en forme dure au-delà des âges. […] À l’homme donc, la beauté de dévoiler comme la cruauté. La cruauté grandissante du jeu non réfréné qui promet dans le symbole une jouissance de fictive infinité terrestre qui peut sans hésiter infliger souffrance et mort puisque cela se passe dans le royaume de la beauté. À la périphérie, à la périphérie lointaine, à la périphérie lointaine exclusivement accessible au regard exclusivement accessible au regard, et par lui, accessible à la durée terrestre mais inaccessible à l’humanité, aux devoirs humains.18
J’ai rajouté les italiques, mais la répétition est du fait de Godard ; elle ne figure pas dans le texte original de Broch19. Ces longues prises de vue sont tout aussi spécifiques à la vidéo que le ralenti par arrêt-et-progression [stop-and-go], mais la forme de la pensée vidéo est ici très différente. En effet, la dialectique méditation/analyse critique se trouve ici renversée. Des images comme celle de Camille se déshabillant dans France, tour, détour, deux enfants anticipent la sensualité plus accentuée de certaines séquences déjà mentionnées de Sauve qui peut (la vie), comme celle de Natalie Baye sur son vélo à travers un effet de flou à dominante verte au début du film, ou le flouté des corps, de la couleur et de la violence généralisée à la fin de celui-ci. Tous ces films, je l’ai déjà souligné, reposent sur l’association de la méditation à l’analyse critique ; cependant, c’est la qualité méditative qui prédomine dans l’ensemble, par l’effet conjugué de la sensualité et de la quasi-abstraction des images. Avec Soft and Hard, Godard et Miéville renversent cette dynamique en mobilisant à nouveau des images telles que l’entretien avec Arnaud Martin dans France, tour, détour, deux enfants ; une qualité méditative persiste dans ce dialogue avec le garçon, tout comme lors de la discussion entre Godard et Miéville sur leur canapé, ou encore dans l’échange entre Godard et Broch, mais dans tous ces cas, la qualité analytique prédomine. Ce que nous voyons dans ces séquences, à l’instar de ce qui se passe tout au long de France, tour, détour, deux enfants (et déjà dans Six fois deux trois ans plus tôt), ce sont deux artistes qui donnent à penser visuellement : d’abord par le biais de la vidéo de manière à poser les termes de l’équation ; puis par celui du film pour apporter à cette pensée visuelle une sensualité et une richesse plastique qui nécessite le recours au support du 35mm ; et enfin, à travers un dialogue qui ne peut pleinement se réaliser qu’à travers la durée (comme la possibilité d’avoir un plan qui dure 27 minutes) qui définit le medium de la vidéo.
Cette oscillation entre le film et la vidéo définit « Godard et Miéville » à leur plus haut degré d’accomplissement. Mon point de vue diffère quelque peu de celui de Colin MacCabe, puisque je considère que ce cycle de films s’ouvre avec France, tour, détour, deux enfants et se clôt avec Soft and Hard. Les films qui précèdent sont moins nuancés sur le plan de la politique et de l’esthétique, ce qui me paraît particulièrement évident par rapport à Numéro deux (1975). La plupart des films qui suivent sont isolés et foncièrement méta-cinématographiques, à la manière de Deux fois cinquante ans du cinéma français (1995). En revanche, les œuvres de la « période intermédiaire », et plus particulièrement France, tour, détour, deux enfants, Sauve qui peut (la vie) et Soft and Hard, incarnent une pratique cinématographique qui oscille, avec circonscription et minutie, entre l’analyse critique et la méditation, entre l’immobilité et le mouvement, et entre la vidéo et le film. Cette analyse pourrait s’appliquer en partie à leurs autres œuvres de cette période : Passion (1982), Prénom Carmen et le « projet-Marie » de 198520. Nathalie Baye désigne les fondements de ce travail, à la fois en termes d’éthique et de forme, dans Sauve qui peut, lorsqu’elle dit à Jacques Dutronc : « Tu as toujours voulu que l’amour vienne du travail ». Elle énonce cela sur le ton de la frustration, mais l’image n’en demeure pas moins poignante. Ce potentiel [l’amour du travail, le travail de l’amour] s’actualise de manière éclatante à travers le ralenti et les plans longuement tenus de la période la plus fertile de « Godard et Miéville ».
(traduit du canadien par François Bovier)