Alain Freudiger

« Sortie du labo »

Gilberte de Courgenay, le foyer sur la frontière

Le film de Franz Schnyder, Gilberte de Courgenay, a été restauré – dans sa version suisse-allemande avec sous-titres français – par la Cinémathèque Suisse avec le soutien de l’association Memoriav, et projeté aux Journées de Soleure. Sorti en 1941 dans un contexte bien particulier, celui d’une volonté d’unité nationale dans la défense face aux périls de la guerre, ce film est bien évidemment teinté de patriotisme. Mais il s’offre de manière intéressante à l’analyse.

A travers la figure de Gilberte de Courgenay1 se noue en effet un certain nombre de tropes constitutifs de l’« helvétitude » : le chant, l’armée, la frontière ou l’auberge notamment. Ce sont ces deux derniers qui nous occuperont particulièrement ici.

Si le film se passe à la frontière jurassienne, à quelques jets de pierre des armées françaises et allemandes, ce danger n’est cependant que le prétexte narratif du film. L’ennemi, la menace, n’est jamais montré, n’a qu’une fonction de repoussoir pour justifier le rassemblement à Courgenay de ces troupes. Malgré le sous-titre du film, « Ein Film aus der schweizerischen Grenzbesetzung 1914-1918 », la véritable frontière thématisée par le film est intérieure : celle qui sépare Suisses alémaniques et Suisses francophones2. Par extension, elle est aussi ce qui partage le monde des femmes et celui des hommes, le civil et le militaire.

C’est donc en Gilberte – qui a ce quelque chose en plus, ce « charme latin »3, comme le dit un des soldats – que se fait l’union nationale, que se colmatent les fractures. La chanson éponyme de Hanns in der Gand, à ce titre, reprend structurellement cette question de la frontière : si ses couplets sont en suisse-allemand, son refrain est en français. L’inverse n’aurait jamais fonctionné : c’est le refrain qui, battant le rappel, permet de refonder l’union de la périphérie (la Romandie) au centre (la Suisse alémanique)4. La barrière linguistique surmontée apparaît aussi, dans le film, sous la forme d’un quiproquo : suite à des instructions mal comprises du fourrier (non francophone), l’aubergiste invite les soldats à venir manger un repas destiné aux officiers. Ce problème linguistique, qui débouche de fait sur un égalitarisme bien helvétique – la négation des classes sociales – restaure ainsi une valeur nationale traditionnelle dans son ambivalence constitutive : l’affirmation « révolutionnaire » de l’égalité et son gain (le repas des soldats) ne menace en rien l’ordre établi (les officiers auront tout de même leur repas)5. Cette conjonction est rendue possible grâce à un tour de passe-passe de Gilberte. En effet, à l’arrivée des officiers, une nouvelle salle de repas, demeurée jusque-là non seulement hors-champ mais hors-diégèse, s’ouvre. Cette résolution quasi « magique » – qui unit ici la multiplication miraculeuse de la nourriture à l’apparition d’un espace inexistant au préalable – témoigne de la nature mythique de Gilberte de Courgenay. Enfin, pour faire définitivement éclater cette « frontière intérieure », un troisième terme est mis en jeu : la langue romanche, dans laquelle le personnage boute-en-train de Luzi s’exprime à deux reprises (présentation à Gilberte au début, adieu à Gilberte à la fin). Tout juste accepté comme langue nationale6, le romanche se voit donc confier une position de seuil, de gardien d’un ailleurs qui enveloppe l’opposition binaire français/allemand, et par là-même la sape.

Si, comme on le dit parfois, « la Suisse est un peuple d’aubergistes »7, la figure de Gilberte est intéressante à ce titre, puisqu’elle est le seul héros national à incarner directement cet état. L’hospitalité qu’elle accorde aux soldats est chaleureuse mais distante ; elle est offerte mais « payée » (par la chanson, par des cadeaux à la fin) ; elle est personnalisée mais massive (300 000 soldats, comme le dit la chanson). Gilberte est prévenante mais toujours positionnée : elle s’intéresse plus à partager les peines que les joies (les joies n’ont pas besoin d’elle).

Cependant, la particularité, ici, est que l’aubergiste accueille ses compatriotes (où nous retrouvons la volonté d’union nationale). C’est ainsi que le film construit avant tout Gilberte comme figure du foyer. La chose est déjà bien apparente sur l’affiche du film, qui met au prise une figure féminine entourée de tous côtés par des soldats. Dans le film d’ailleurs, les plans sont souvent construits de manière à reproduire cette disposition focale : Gilberte est vêtue de blanc alors que les soldats sont des silhouettes sombres, Gilberte est de face alors que les soldats sont vus de dos, Gilberte est éclairée (est-elle éclairée ou éclaire-t-elle ?) alors que les soldats sont dans l’ombre, etc. Cette position de foyer, au-delà du fait qu’elle renvoie au domus du soldat exilé à Courgenay (une maison pour fêter Noël, quand même), est celle qui distribue les places. Gilberte au centre, les soldats autour : cette disposition se révèle à la fois égalitaire – tous les soldats sont à la même enseigne – et distante – personne ne doit venir trop près d’elle. Ainsi, lorsque Luzi lui demande si elle sait ce que doit faire une fille encerclée par des hommes dans les Grisons, Gilberte, sûre d’elle, remet chacun à sa place en rompant le cercle – qui ne tient que grâce à elle. Sa place, centrale, focale, est joignable par n’importe qui : le cercle que cela dessine permet à chacun d’avoir un rapport direct et égal à Gilberte. Elle est là pour tous.

L’histoire d’amour contrariée entre Gilberte et un des soldats vient-elle rompre ce dispositif ? Dans une large mesure, la réponse est non. Certes, la question de l’amour, voire de l’érotisme, est centrale – en plein ou en creux – dans le film. En témoigne la séquence du repas à l’auberge, préalable à l’entrée en scène de Gilberte : l’arrivée de la nourriture, apportée par une sommelière goulue, son encouragement aux appétits, les regards complices, les bruits et soupirs de satisfaction, tout cela contribue à sexualiser ce moment. Mais ainsi déplacée, la sexualité s’en trouve sublimée : lorsque les soldats expriment le désir de faire la connaissance de la cuisinière, Gilberte apparaît alors, mais comme figure angélique – c’est-à-dire asexuée. La dernière tentative d’un retour à l’Eros, par Luzi, échoue. Ainsi, le caractère potentiellement scabreux de la position de Gilberte – seule femme parmi la troupe – est immédiatement désamorcé.

De la même manière, son histoire d’amour avec le soldat Hasler est si ténue – lors d’une scène jouant des codes du film romantique (les deux amants se retrouvent seuls dans la nuit du Nouvel An), Gilberte tient un discours volontariste et patriotique en lieu et place du baiser attendu – que Gilberte finit par apparaître plus comme quelque vierge guerrière que comme amoureuse « terrestre ». Cette séquence sape tant la crédibilité de cette histoire d’amour – moteur principal du récit – que le film multiplie ensuite les signes d’une Gilberte « amoureuse » et fragile, pour tenter de rééquilibrer la donne. Mais la peine est perdue, d’autant plus que ces éléments finissent surtout par établir le prix du sacrifice de Gilberte. Le dernier plan du film – un panoramique qui, du train emmenant les soldats (dont Hasler) au loin, se porte sur une nouvelle arrivée de troupes à Courgenay – sursignifie encore la chose, a fortiori parce qu’il fonctionne comme un plan subjectif attribué à Gilberte.

Gilberte de Courgenay, d’abord personne réelle, devient héroïne de chanson, puis personnage de cinéma. Cette trajectoire peut se rapprocher d’une autre, celle de Marlene Dietrich : d’abord héroïne de cinéma, elle s’implique dans le soutien aux soldats pendant la guerre, pour finir par devenir personnage de chanson8. Si les deux figures sont proches, elles se croisent en des sens tout à fait différents : la première incarne des valeurs patriotiques9, part du réel pour tendre au mythe, tandis que la seconde participe de la résistance aux nazis (ses compatriotes), descend de son mythe pour s’incarner dans le réel. Il n’y a pas à s’étonner de cette différence : d’universel ou de local, lequelde ces deux termes rime avec Sonderfall ?

Gilberte de Courgenay (1941). Réalisation : Franz Schnyder. Scénario : Kurt Guggenheim, Richard Schweizer. Image : Emil Berna. Montage : Hermann Haller. Interprétation : Anne-Marie Blanc, Erwin Kohlund, Zarli Carigiet, Max Knapp…

Disponible en DVD (Edition Praesens Film), notamment sur le site www.swissdvdshop.ch

1 Gilberte Montavon, serveuse à l’Hôtel de la Gare de Courgenay, auberge familiale, devient un personnage mythique de la Première Guerre mondiale à travers une chanson, puis fait retour lors de la Seconde Guerre mondiale grâce à un roman publié en 1939, aussitôt suivi d’une adaptation théâtrale, et enfin du film.

2 La Suisse n’est pas une «  nation  », n’est pas fondée sur une langue et une culture communes. Durant la Première Guerre mondiale, elle a d’ailleurs été tiraillée entre romands pro-français et alémaniques pro-allemands.

3 L’actrice Anne-Marie Blanc, qui incarne Gilberte, n’y est pas étrangère. Sur la carrière au cinéma et au théâtre de cette grande dame, voir le documentaire qu’a réalisé Anne Cunéo en 2001, La petite Gilberte, Anne-Marie Blanc, comédienne.

4 Le film repose d’ailleurs sur un montage alterné entre Courgenay (la périphérie, l’armée) et Berne (le centre, le civil), au fil d’une intrigue amoureuse entre le soldat Hasler et sa fiancée restée à Berne. Or le père de cette fiancée est aussi le patron de Hasler, et ne veut pas entendre parler de cette union. Gilberte, qui joue le rôle de l’intruse dans cette histoire, sera aussi celle par qui l’intrigue se résout, qui aidera les deux amoureux à reprendre langue.

5 Sur la question de l’égalitarisme helvétique et de ses ambiguïtés, voir Denis de Rougemont, La Suisse ou l’Histoire d’un peuple heureux, Editions de l’Age d’Homme, Collection Poche Suisse, Lausanne, 1989 (paru originellement chez Hachette, 1965). «  Les deux tendances fondamentales [antiégalitaire et égalitaire], contradictoires mais étroitement liées et jumelées, s’observent tout au long de notre histoire. Parfois l’une, parfois l’autre prévaut, mais elles sont toujours là, simultanées.  » (id., p. 73).

6 Le romanche a été reconnu langue nationale en 1938.

7 Propos qui apparaît à la fin du XVIIIe et dans le courant du XIXe siècle, avec le goût des voyages en Suisse et le développement du tourisme. Mais il s’appuie aussi sur le fait bien plus ancien de la Suisse gardienne des cols et de l’institution du péage. Sur ces questions, on lira avec profit Claude Reichler (éd.), Le Voyage en Suisse, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 2000  ; Jean Ziegler, La Suisse, l’or et les morts, Editions du Seuil, Paris, 1997.

8 Marlène (1992), chanson composée par Bertrand Cantat et Noir Désir.

9 Elle fut d’ailleurs longtemps maintenue dans l’oubli par les Jurassiens, hostiles à ce qu’elle symbolisait  : l’armée, Berne, l’«  occupation  »...