L’espace des installations.
Entretien avec François Bovier et Serge Margel
Chantal Akerman est une pionnière dans le passage de la salle de cinéma à la galerie et la reconstruction d’un film en une installation. La première fois, c’est avec D’Est en 1995, un an après le film. Le montage est spatialisé, l’œuvre est redécoupée autrement. Comme tu as collaboré à la plupart de ses installations, ça nous intéresse d’avoir ton point de vue sur ce passage.
Claire Atherton : Au départ, c’est Kathy Halbreich, directrice à l’époque du Walker Art Center à Minneapolis, qui a invité Chantal à réaliser une œuvre dans un contexte muséal. La proposition l’a tout de suite enthousiasmée parce que c’était nouveau et qu’elle aimait toujours découvrir ; elle n’était jamais rassasiée. Elle était portée par le désir de construire autrement, de montrer autrement, de partager autrement. Depuis un moment, elle voulait faire un film en Europe de l’Est. Elle avait le désir d’aller voir, toucher, retenir, expérimenter, se rapprocher d’un monde qui était en train de se transformer. Elle est partie tourner D’Est et une fois le film fini, on a fabriqué l’installation D’Est, au bord de la fiction.
Il est intéressant de souligner le fait qu’il s’agissait d’un projet conjoint : à la fois un film et une installation.
Quand Chantal a tourné D’Est, elle n’avait pas en tête un projet défini d’installation. Mais il est probable que le désir d’installation qui avait commencé à germer en elle avant de faire le film, ait influencé inconsciemment son rapport aux images au moment du tournage. Une fois le film réalisé, on s’est mises à travailler à l’installation. Au départ, on s’est demandé comment on allait remonter les images pour créer un autre voyage, un autre déplacement. On a commencé par transférer le film D’Est qui était en pellicule sur une cassette vidéo. Puis on en a fait une copie, et on a regardé le film sur deux écrans, en jouant à modifier le décalage temporel entre les deux images. On cherchait à trouver des moments de résonance. Assez vite, on s’est rendu compte qu’on voulait se concentrer sur la partie dans la neige, tournée à Moscou. Cela s’est imposé à nous avec évidence. Peut-être parce qu’on ne souhaitait pas retracer tout le voyage, la traversée de l’Europe de l’Est. On voulait travailler quelque chose de l’ordre de la fragmentation. On a toujours été persuadées qu’on ne peut pas tout montrer d’un monde, et la fragmentation était une façon de le dire encore plus fort. Pendant le montage de D’Est on s’était déjà libérées de la linéarité du récit, mais là on s’en affranchissait davantage.
Il y avait quelque chose d’enivrant dans l’exploration de ce nouveau territoire. À la dimension temporelle qui structurait le montage des films, s’ajoutait la dimension spatiale. Le montage ne consistait plus à travailler uniquement le rapport des plans les uns après les autres mais aussi le rapport des plans les uns à côté des autres, en cherchant des interactions, des liens, des résonances dans l’espace.
Il s’agit d’une série d’expériences sensibles en fait.
Oui, c’est une série d’expériences sensibles qui fabriquent un chemin de pensée. Dans le cas de l’installation, c’est comme si on empruntait une nouvelle route. La pensée est suscitée à la fois par l’articulation des images dans le temps et par leur juxtaposition dans l’espace et le mouvement que cela crée.
Comment en êtes-vous arrivées à trouver la forme de l’installation ?
On a commencé par composer des groupes de deux images. C’était beau mais assez vite on a trouvé que les images étaient enfermées dans un rapport binaire. Soit elles étaient en opposition et jouaient l’une contre l’autre, soit elles étaient en miroir et perdaient de leur organicité. Il fallait complexifier un peu pour sortir de cette dualité. Quand on a ajouté une troisième image, on a senti qu’on était sur la bonne voie. D’ailleurs, dans la tradition chinoise, le « un » représente l’unité, le « deux » la dualité, et le trois nous emmène vers l’infini. Assemblées par trois, les images retrouvaient leur force, elles dialoguaient entre elles ; les couleurs, les formes et les mouvements se faisaient écho sans systématisme. Grâce à ces triptyques, un réseau de résonances a commencé à apparaître, rappelant celui du film tout en le déplaçant. On a ainsi composé huit triptyques, c’est-à-dire 24 écrans en tout. Il y a sans doute un rapport avec les 24 images par seconde mais je n’ai pas le souvenir qu’on l’ait fait exprès.
On a imaginé que les huit triptyques, une fois disposés dans l’espace, créeraient un chemin ou plutôt des propositions de chemins que le spectateur pourrait expérimenter. Mais là encore on s’est aperçues qu’il manquait quelque chose. Dans le film il y a un début, un milieu et une fin. Même s’il n’y a pas de résolution, il y a une tension qui traverse le film du début à la fin, une narration créée par le rythme du montage. On sentait que pour l’installation, il fallait que la traversée des 24 écrans soit également tendue vers quelque chose. Comme on travaillait à une réarticulation du film dans l’espace, ce quelque chose est devenu un ailleurs. C’est ainsi qu’est née la deuxième salle de D’Est, avec la 25ème image, et que sont apparus les mots.
Pourquoi aller vers les mots ?
Je ne sais pas… Il n’y a pas de mots dans le film. Et même pendant le montage, on n’a jamais mis de mots sur la gravité et la puissance d’évocation des images. On travaillait en respectant leur mystère. C’est quand on a fait l’installation que des mots ont été prononcés pour la première fois. Ce sont les mots de la 25ème image. En voici un extrait : « Il faut toujours écrire quand on veut faire un film, alors qu’on ne sait rien du film qu’on veut faire. Pourtant, on en sait tout déjà, mais même ça on ne le sait pas. Heureusement sans doute. C’est seulement confronté au faire qu’il se révèlera, à tâtons, dans le bredouillement, l’hésitation aveugle et claudicante, parfois dans un éclair d’évidence. Et c’est petit à petit que l’on se rend compte que c’est toujours la même chose qui se révèle, un peu comme la scène primitive. Et la scène primitive pour moi, bien que je m’en défende et que j’enrage à la fin, je dois me rendre à l’évidence, c’est, loin derrière ou toujours devant, de vieilles images à peine recouvertes par d’autres plus lumineuses et même radieuses, de vieilles images d’évacuation, de marches dans la neige avec des paquets vers un lieu inconnu, de visages et de corps placés l’un à côté de l’autre, de visages qui vacillent entre la vie forte et la possibilité d’une mort qui viendrait les frapper sans qu’ils aient rien demandé ».
On a d’abord enregistré la voix de Chantal, puis on a cherché une image. On a fait des essais avec des plans du film mais ça n’allait pas. Pour que le texte puisse exister pleinement, il fallait aller vers l’abstraction. On a choisi un travelling arrière tourné à Moscou dans une rue enneigée de nuit et on a zoomé dans l’image pour ne plus voir que les lumières des phares et des feux rouges et verts.
Est-ce que tu peux nous décrire quelques autres installations ?
L’installation suivante, Selfportrait / Autobiography : A Work In Progress, a été réalisée en 1998. Voici comment Chantal l’a décrite : « six écrans, un texte écrit trois ans après la mort de mon père, et mêlé plus que librement à des vielles images de D’Est, de Jeanne Dielman, de Hotel Monterey et de Toute une nuit. »
C’est une installation qui, comme D’Est, mêle les images et les mots : Chantal lit son livre Une famille à Bruxelles et des images défilent sur six moniteurs.
Les trois moniteurs au premier rang reprennent des images de D’Est, au bord de la fiction. Au deuxième rang, on a placé deux moniteurs avec des images de Jeanne Dielman, légèrement décalées les unes par rapport aux autres. Au fond, on a mis un dernier moniteur qu’on a appelé « apparitions » sur lequel des images de Hotel Monterey, Toute une nuit et Jeanne Dielman surgissent du noir puis disparaissent.
Avec la multiplication des images et des sons dans l’espace, le spectateur est pris dans une multiplication de sens possibles et n’est plus certain de rien. Il peut s’asseoir sur un banc au centre de l’installation, les images se déroulent devant et derrière lui, et le son de la voix de Chantal l’entoure.
Cette installation a été montrée pour la première fois dans le hall du bâtiment de Harvard où Chantal enseignait. Certains de ses étudiants nous ont aidé à la mettre en place.
L’installation Marcher à côté de ses lacets est aussi liée à l’autobiographie. Nous l’avons faite six ans plus tard, en 2004. Elle a été montrée pour la première fois à la galerie Marian Goodman à Paris.
Cette installation explore le contenu du journal intime de la grand-mère de Chantal, un document retrouvé après sa déportation et sa mort à Auschwitz.
La première partie est une grande spirale en tissu dans laquelle on peut entrer et se déplacer. Des textes sont projetés sur le tissu. Il n’y a pas de son. La deuxième partie a été construite à partir d’une conversation filmée entre Chantal et sa mère au cours de laquelle elles regardent ensemble et tentent de déchiffrer le carnet intime de sa grand-mère, écrit en polonais. Elles évoquent des souvenirs, le fait d’être femme, la grand-mère, la vie dans les camps et l’Histoire. J’ai d’abord fait un montage de leur conversation ; puis on a voulu créer un décalage pour sortir du cadre trop rigide de l’entretien filmé. Alors on a diffusé le montage de la conversation sur un poste de télévision que l’on a réglé en noir et blanc ; et on l’a refilmé plusieurs fois en se promenant dans l’image, et en zoomant plus ou moins. On a ensuite réalisé un diptyque avec ces images transformées, un peu floues. Ce diptyque est projeté sur un mur, et les voix de Chantal et de sa mère sortent de deux haut-parleurs. Au milieu de la pièce, on a placé un écran en tulle transparent sur lequel sont projetées des vues du carnet, des peintures de la grand-mère, des lettres de Chantal et de sa sœur Sylviane. Le spectateur peut voir le diptyque et entendre les voix à travers le tulle ou le contourner pour s’approcher plus près de la conversation entre la mère et la fille. Cette installation nous fait ressentir l’intimité de Chantal et de sa mère, mais le refilmage crée une distance entre le spectateur et la scène.
J’aimerais aussi vous parler de l’installation From The Other Side car elle est née d’un désir très précis. Chantal voulait mettre un écran dans le désert, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, y projeter une partie de son film De l’autre côté tourné dans cette zone frontalière, et filmer la projection de cet extrait dans son espace authentique, le désert. Elle voulait que cette image soit retransmise en direct à la Documenta 11 (2002) de Kassel, où l’installation serait montrée.
Cette vision a été le point de départ de notre travail. Très vite on a pensé que l’image de l’écran géant refilmé pourrait être l’aboutissement du trajet du spectateur. Elle serait donc projetée dans la dernière salle. Et on a imaginé que l’extrait du film projeté dans le désert serait diffusé en même temps sur un écran plasma, au début de l’installation, dans une première salle. La troisième salle ferait donc écho à la première.
Ensuite on s’est dit qu’il fallait construire un espace qui séparerait ces deux séquences d’images et mènerait le spectateur de l’une à l’autre. Pour concevoir cette deuxième salle, ce qui nous a guidées, c’est d’essayer d’éviter tout système binaire. On ne voulait pas, par exemple, montrer d’un côté le Mexique, avec ses pauvres, et puis l’Amérique, l’Eldorado, sur d’autres écrans en face. Ou bien opposer le Mexique avec sa vieille culture à l’Amérique moderne. Il fallait chercher autre chose, une disposition qui laisse un espace de pensée au spectateur. Finalement, on a décomposé le film sur des groupes de trois moniteurs frontaux, comme pour D’Est.
Quand on était à la Documenta pour la mise en place de l’installation, une équipe était en même temps à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, pour installer l’écran géant et le refilmer. La séquence projetée dans le désert était la dernière séquence du film, c’est-à-dire des images de vidéosurveillance des patrouilles frontalières américaines suivies d’un travelling avant de nuit sur une autoroute, vers Los Angeles, avec la voix de Chantal qui raconte, alternativement en anglais et en espagnol, l’histoire de la mère de David, une immigrée mexicaine disparue aux États-Unis.
L’écran géant était tendu en plein air, entre deux montagnes, l’une mexicaine et l’autre américaine. Le matin, à Kassel on voyait à peine les deux montagnes sur l’image retransmise car il faisait nuit au Mexique, par contre on voyait très bien l’image du film projetée sur l’écran géant. Puis au fur et à mesure que la journée passait à Kassel, le jour se levait au Mexique, les montagnes apparaissaient et l’image sur l’écran s’estompait. On entendait toujours la voix de Chantal qui se mêlait au vent.
Par la suite on a monté une version réduite de cette projection dans le désert, qui passe progressivement de la nuit au jour.
L’événement filmé a lieu ici et là-bas en même temps. On introduit au sein de la Documenta de Kassel un autre espace et une autre temporalité.
C’est cela : un autre espace qui fait événement en simultané. Ça a été très difficile à mettre en place car c’était il y a vingt ans et il n’y avait pas de réseau internet comme aujourd’hui. Plusieurs universités ont fait relai pour que les images puissent être transmises en direct. Cela ne marchait pas toujours, il y avait pas mal d’interruptions.
Il s’agit d’introduire un ailleurs dans la Documenta.
Exactement. Un ailleurs en direct dans cet espace artistique mondial. On était à Kassel, en Allemagne, et on entendait l’histoire de cette femme mexicaine disparue aux États-Unis, en sachant qu’elle résonnait au même moment à la frontière entre le Mexique et l’Amérique. Et on voyait l’écran entre les deux montagnes, et on entendait le vent, et on voyait le jour se lever. C’était fascinant.
C’est donc un geste de perturbation.
Oui. Et d’ailleurs c’est ce qui a motivé Chantal. C’était son point de départ. Chaque installation a un point de départ différent. Je ne peux pas parler de toutes, mais je me souviens de notre cheminement, jusqu’à la dernière, Now. La première et la dernière, D’Est et Now, sont particulières ; ce sont peut-être mes préférées. Now est née d’abord par le son. Chantal disait qu’elle voulait qu’on éprouve la peur, la guerre, la fuite, la catastrophe imminente par l’enchevêtrement de bandes sonores dans un espace habité par des images de désert. Elle voulait qu’on vive le chaos, qu’on ressente à quel point notre monde est détraqué par la violence.
On a d’abord fait un très long travail de recherches sonores. On cherchait toutes sortes de matières, des pierres qui roulent, des cris d’animaux, des bruits de pas, du vent, des frottements, des voix et des chants dans toutes les langues – anglais, français, hébreu, arabe, espagnol, roumain, russe, hindi –, des prières, des cris, des chuchotements, des galops, des explosions, des moteurs d’avion, d’hélicoptère, des sons de guerres, des tirs de mitraillettes, des moteurs… On cherchait dans toutes les directions, au gré de nos idées et de nos découvertes, dans des banques de sons, dans nos archives, on demandait à des amis ingénieurs du son, on regardait sur youtube. On a aussi collecté des sons provenant de films de Chantal : par exemple dans D’Est les pas dans la neige, dans Sud le discours de la sœur à l’église, dans De l’autre côté le groupe de migrants mexicains, dans News From Home les vagues et les mouettes, les voitures…
Une fois qu’on a eu rassemblé beaucoup de sons, on a commencé à travailler les images du désert. Ce sont les mêmes qu’on avait montées dans No Home Movie quelques mois auparavant. Chantal les avait filmées au printemps 2014. Ces images-là, c’est très important pour Chantal qu’on ne dise pas où elles ont été filmées. Elles viennent d’un ailleurs qui n’est pas situé, qui n’est pas contextualisé, l’ailleurs de chacun d’entre nous. Certaines personnes voient l’Oklahoma, les États-Unis, d’autres voient le Moyen Orient, Israël, l’Égypte, d’autres encore sûrement d’autres lieux. On a construit le premier écran. Puis on a fait une maquette avec des petits morceaux de cartons sur lesquels il y avait des photos des plans de désert, collés sur un grand morceau de bois, à l’échelle. On faisait tenir les morceaux de carton avec des allumettes. Pour monter les écrans, Chantal a glissé des paquets de cigarettes en dessous.
On voulait aussi projeter des images de la NASA sur le sol, ou sur un sixième écran ou sur le mur du fond, ou sur les côtés.
Petit à petit le projet a évolué, s’est affiné. On a simplifié la mise en espace, on a décidé qu’il n’y aurait que cinq écrans suspendus en pyramide, et des projections au sol pour le rendre mouvant. On sentait qu’il ne fallait pas trop charger l’espace. Il était important de laisser du vide pour que les différentes lignes des sons puissent résonner entre elles.
On a ensuite construit les bandes sons selon trois lignes, en les travaillant d’abord chacune séparément puis les unes en résonance avec les autres. La première ligne est au niveau des deux premiers écrans. C’est la peur, la fuite : des sons de pas, de pierres qui tombent, de cris, de courses, et aussi les sons synchrones des travellings. La deuxième ligne, au niveau de la seconde rangée d’écrans, nous l’appelions la guerre : les tirs, les chocs, la violence mais aussi les prières, les cris, les chants. La troisième se divise en deux, vers la gauche la mer, vers la droite la ville, et puis des échos de voix. Enfin, venant de plusieurs haut-parleurs au plafond, du vent…
Chantal aimait particulièrement travailler sur les installations, parce qu’elle ressentait une grande liberté. Elle aimait qu’on fasse tout « chez nous », sans devoir expliquer aux uns et aux autres ce à quoi on voulait aboutir. Elle disait que, plus encore qu’un film, une installation ne se décrit pas à l’avance mais naît petit à petit dans le travail lui-même.
Et puis on adorait en demander toujours plus au spectateur, ne pas lui mâcher le travail. On aimait lui demander de bouger, d’explorer. On cherchait à construire un espace qui le mette en mouvement et éveille la pensée.
C’est sans doute en cela que l’œuvre de Chantal est profondément politique.
Transcription de Grégoire Marcel