« Et c’est tellement fatigant ». L’économie du ressassement chez Chantal Akerman1
Et l’on n’est pas passif : on s’active, mais à rien. On était fatigué de quelque chose, mais épuisé, de rien.
Dans le dernier plan d’Aujourd’hui, Dis-moi (1980), le premier film à identifier explicitement Akerman comme la fille d’une survivante de l’Holocauste, la cinéaste s’endort devant la caméra. Assise à ses côtés à une table à manger se trouve l’une des trois femmes juives auxquelles elle a rendu visite afin de s’entretenir à propos de leurs mères qui ont péri dans les camps. Sous prétexte d’un témoignage sur cette génération, le film rassemble de multiples registres d’expression du personnel, notamment à travers l’étrange mise en scène de la visite d’une petite-fille de substitution docile. L’une des dames, qui porte pour l’occasion un cardigan rouge, promet de raconter d’autres histoires à condition que Chantal mange. Son récit se déploie alors jusqu’au shtetl, décrivant la beauté légendaire de sa grand-mère ainsi que la gaieté et les talents de couturière de sa mère. À la demande d’Akerman, elle chante trois chansons en yiddish. Dans les contrechamps filmés séparément, la cinéaste respecte le marché conclu en mangeant lentement un impressionnant plateau de gâteaux.
Après avoir passé une journée entière avec la dernière femme à qui elle a rendu visite et partagé un ultime repas en sa compagnie, Chantal s’endort progressivement à table. Elle prend appui sur ses coudes et se laisse glisser, fermant les yeux tandis qu’un thriller défile hors-champ à la TV. Si l’endormissement de la cinéaste se justifie par son emploi du temps éprouvant, l’exhibition de son épuisement est intrigante (Fig.1). Ce geste d’absence de soi – d’un comique inattendu par rapport au ton chargé des histoires et des vies remémorées – mérite d’être analysé, principalement en raison de l’injonction à ne pas oublier auquel le film répond et de l’ambivalence introduite par un témoin soudainement absent.
Cette scène d’absence de conscience met en lumière un aspect insuffisamment étudié de l’œuvre d’Akerman : l’artiste, qui rejette les explications psychologiques lorsqu’elle parle de ses films et traite son matériel personnel indirectement, s’engage vivement dans des représentations extrêmement particulières de processus mentaux3. Décrivant ses patientes excavations de la réalité, ses stratégies de répétition et d’attention en termes psychologiques et biographiques, Akerman qualifie son obsession pour l’histoire juive et le passé de sa mère de « ressassement »4. Lié à un sens fragile et symbiotique des limites, ce ressassement de pensées troublantes est une façon de combler le silence de sa mère sur les camps : les ruminations personnelles et filmiques oscillent entre le souvenir et l’effacement, traitant des formes de la connaissance et de l’ignorance à travers l’attrait constant de l’incertitude.
Cette dynamique mémorielle et mentale prolonge l’esthétique de l’irrésolution d’Akerman : les récits linéaires et sériels masquent des réalités discordantes, les prises de vues prolongées oscillent entre figuration et abstraction et les dialogues asymétriques offrent des explications là où elles n’apparaissent pas nécessaires. Ce qui paraît remarquable, c’est la nature de cette oscillation qui représente les pensées et le moi. Car une association paradoxale entre la visibilité et le retrait, comme dans le fait de s’endormir devant la caméra, émerge dans divers films et textes. Si, comme le souligne Jean-Luc Nancy, « [l]e soi dormeur n’apparaît pas […], car il ne montre de soi que sa disparition », Akerman est attirée par la seule chose qui se montre dans un tel état de conscience : « l’apparence de sa disparition, l’attestation de son retrait »5. Elle s’intéresse précisément à la mise en scène et en jeu de l’effacement et du déclin du soi (et de son moi) dans plusieurs films, installations et écrits.
J’étudie, en somme, la construction d’un espace mental chez Akerman à travers l’expression architecturale, gestuelle et textuelle présente dans son œuvre. J’explore la gestion formelle de ce flux mental dans sa relation au temps et à l’endurance, la manière dont la narration par le biais de plans longuement tenus canalise le ressassement mental des personnages et des spectatrices et comment l’équivalence entre les pensées répétitives incontrôlées et les contraintes conscientes de la répétition et de l’insistance se manifeste dans ses films.
En examinant la relation entre des procédures esthétiques et la mise en scène de l’épuisement psychique dans la formation et l’évocation de pensées errantes et troublantes, je me penche sur trois éléments principaux qui « contiennent » ou encadrent les obsessions de la réalisatrice et de ses personnages : la chambre isolée, la prise de vues longuement tenue et la position assise. Les longues scènes de personnages qui se tiennent dans une position assise constituent une façon de contrôler le temps et le moi, un lieu pour négocier les anxiétés et évoquer des souvenirs multidirectionnels ; elles concentrent avec une force particulière l’économie du ressassement qui anime l’œuvre d’Akerman. La position assise représente aussi, selon moi, le point ostensiblement absent du manifeste dynamique d’Akerman dans Lettre d’une cinéaste (1984) : « Pour faire du cinéma, il faut se lever. Bon, je me lève ! »
Ressassement et fatigue
Le ressassement est épuisant et exténuant ; mon enquête porte ainsi inévitablement sur la nature et le rôle de la fatigue dans l’œuvre d’Akerman. Profondément lié aux préoccupations concernant le travail et la gestion du temps dans une société post-capitaliste incertaine, le thème de la fatigue a émergé dans des discussions récentes sur le cinéma lent [slow cinema] et sur des corps à la dérive ou endurants6. Elena Gorfinkel propose une réflexion approfondie sur la fatigue, en se demandant si « l’histoire du cinéma a effacé les temporalités pénibles, les dures réalités et les exploitations du travail », tout en indiquant une contre-tradition au travers de « l’investissement par le cinéma d’art de durées dilatées ou du ‹ temps perdu › »7. Énumérant une série évocatrice de corps fatigués, allant de la bonne Maria qui s’étire lentement chez De Sica aux « modèles » dédramatisés de Bresson, des « portraits de personnages timides d’Andy Warhol aux vagabonds de Tsai Ming-Liang […], de Jeanne Dielman à l’Eva déracinée de Lynne Ramsay », elle affirme que le cinéma d’art « présente un lexique corporel illimité de personnages, de gestes et d’affects d’épuisement »8.
L’exposé singulier par Akerman de la routine d’une femme, de la performance ritualisée, de la gestion du temps de ses personnages ainsi que ses propres stratégies temporelles rigoureuses appelle inévitablement à une telle réflexion sur son travail. J’aborde cette question sous un angle complémentaire, celui des pensées distrayantes, obsessionnelles et récurrentes de la cinéaste. Car la fatigue, associée au travail improductif, à la paresse et à l’introspection excessive, est devenue une notion importante dans la confrontation de tout un chacun à l’existence9. Emmanuel Levinas, un philosophe qu’Akerman affectionne particulièrement, a investi la fatigue d’une dimension morale,la considérant comme un état de conscience exacerbé qui raviverait et scellerait notre lien à l’éthique10. Pour Levinas, la fatigue est l’horizon de la conscience subjective du moi, résultant d’un effort et d’une confrontation à l’indétermination11. La fatigue n’est « pas un désaveu de l’être » et le « retard qu’elle institue n’en représente pas moins une inscription dans l’existence », marquée par une « hésitation [qui] permet de la surprendre, de surprendre l’opération de l’assomption que l’existence assumée entraîne déjà et toujours »12. À la suite de cette dynamique d’autoréflexion, Marina van Zuylen13 affirme le potentiel de la fatigue à soutenir une esthétique de la durée : elle note que les artistes qui créent des personnages fatigués, de Flaubert à Beckett, en passant par Akerman, placent l’inertie au centre de leur art, amenant les spectatrices et les lectrices à endurer et à expérimenter une forme parallèle de fatigue.
Chez Akerman, la fatigue est la toile de fond des ressassements qui entourent les rythmes des traditions juives. Identifiant les enjeux du rite alimentaire dans Dis-moi, Adam Roberts note que « Chantal communie avec ce qui reste de la table juive »14. En effet, après le paiement des droits de ce film et à partir D’Est (1993), Akerman exprime la manière dont son histoire personnelle en tant que survivante de l’Holocauste de la deuxième génération a constitué le fil conducteur et le moteur inconscient de toute son œuvre15. Cette analogie avec l’histoire juive, qui n’a jamais été aussi explicite dans son œuvre auparavant, fait écho à l’intérêt prolongé de la cinéaste pour les lieux de déplacement, les tourments de l’exil et la discrimination raciale. Dans Sud (1999) et De l’autre côté (2002), elle écoute parler les sujets qu’elle filme. Comme dans Dis-moi, les pauses et les silences poussent les spectatrices à négocier constamment avec leurs propres associations et projections16, un processus à plusieurs niveaux qui rattache ses documentaires à l’éthique du cinéma lent.
La présence d’Akerman – cette dernière est assise un long moment à table – est donc aussi fondamentale que les allusions à son histoire personnelle – la cinéaste interroge hors champ sa propre mère ainsi que sa grand-mère – dans le film-témoignage Dis-moi. Les deux stratégies – la participation silencieuse aux récits et l’histoire personnelle traumatique reléguée hors de l’écran – sont essentielles à l’économie de ressassement de la cinéaste.
La fatigue n’est pas seulement une thématique abordée à travers les gestes découragés et les pensées rabâchées des personnages ; elle définit la signature artistique d’Akerman et structure son affirmation réitérée d’une autonomie. L’effort constitutif de la fatigue et de la conscience de soi est lié au fait de garder son moi séparé, bien qu’il soit formellement et scéniquement adjacent à sa mère – les clôtures et les enceintes deviennent ainsi l’arsenal de la cinéaste pour définir son moi (créatif).
La chambre d’Akerman : des plans longuement tenus, une chambre à part
Chez Akerman, la phrase d’ouverture du Molloy de Beckett : « je suis dans la chambre de ma mère » devient : « je suis dans une chambre à côté de celle de ma mère ». Cette frontière délimite les espaces de la fille et de l’artiste. Ayant à l’esprit Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) et sachant que les images domestiques de sa mère et de sa tante sont imprimées dans sa mémoire, on comprend que l’espace protégé de l’appartement, bien qu’étouffant, constitue littéralement le premier objet qui lui permet de mettre à l’épreuve son autonomie créative. À partir de la cuisine de Saute ma ville (1968), c’est dans cette « chambre » à part qu’Akerman ou ses personnages performent des rituels de l’ordre et du désordre, comme s’ils réalisaient une expérience esthétique qui ne connaît pas de fin. Alors qu’ils se retirent dans des espaces séparés, ses personnages portent attention aux tâches à accomplir par des déclarations constantes, voire maniaques, contre la fusion et l’accomplissement17.
À partir du milieu des années 1990, les plans longuement tenus d’Akerman sont devenues sa marque de fabrique et, même dans ses œuvres sans intention autobiographique, ses plans discrets que l’on pourrait couper affirment la position de l’artiste. Dans les installations, l’omniprésence de l’espace de la chambre, au centre de ses films, est mise en évidence par l’ampleur de cette assignation à des unités spatiales autonomes : la tension interne d’une longue prise de vues ou l’espace angoissant d’une pièce fermée sont l’arsenal performatif qu’elle choisit pour promouvoir le ressassement de ses personnages et de la spectatrice.
La chambre d’Akerman s’insère clairement dans les formes d’écriture à partir de son propre corps qui, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, trouvent leur format optimal à travers l’espace compact d’une chambre et d’un moniteur vidéo18. La réalisatrice adopte un format de présentation similaire en investissant ses « chambre-actes » à travers une posture déclarative : pas de coupes et une caméra frontale, essentiellement fixe. Une chambre fermée, tout comme les prises de vues longuement tenues, devient le décor à partir duquel transformer l’action quotidienne en images obsessionnelles et en une performance.
En réfléchissant aux premiers films structurels d’Akerman, le critique Jacques Polet19 contribue à clarifier le lien essentiel entre les actions profilmiques dans les espaces clos et le pouvoir des longs mouvements intentionnels de caméra pour façonner une enceinte.
Il remarque que, dans La chambre, le panoramique de 360 degrés est tracé par un mouvement littéral d’encerclement qui s’achève lorsqu’il s’inverse, comme si la caméra avait délimité l’espace minimal indispensable à la performance.
Dans sa version muette couramment diffusée, La chambre s’inscrit parfaitement dans la lignée du cinéma structurel. Un panoramique de 360 degrés (de droite à gauche, puis inversement) balaie un petit studio ensoleillé sans tenir compte de la jeune femme allongée sur son lit. Cette dernière regarde en arrière, se masturbe et mange une pomme, tandis que la caméra passe devant elle, révélant une bouilloire, un évier et une commode. Disponible depuis peu, la voix-off de La chambre fournit un exemple frappant de la mise à l’écart radicale des ressassements d’Akerman et de son contrôle minutieux de l’espace cinématographique20.
Le texte imite l’élan émotionnel qui suit une dispute ou une rupture amoureuse : « Tu m’as tiré les cheveux et… tu t’es enfuie avant même que je puisse te frapper ou crier…Je suis montée dans le bus presque sans m’en rendre compte… Je me suis réveillée, je suis descendue… à Grand Central » ; « Je t’écris que je pleurais en courant ». Il s’agit d’un texte qui va de l’avant et qui n’admet pas de frontières claires entre les actes imaginés et ceux qui se produisent, oscillant entre un script et une lettre jamais envoyée pour un scénario imaginaire. Relié par le mot « et », ce texte illustre l’une des marques de fabrique cinématographiques d’Akerman : l’introduction de l’indétermination au sein d’une description très détaillée.
Ici, comme dans Je tu il elle (1974), Akerman se réfugie dans une pièce fermée, perdant de vue les composantes objectives de l’espace et inventant un ordre unique. Des qualificatifs verbaux poussent à la précision : lentement, jusqu’à minuit, 10h30. Mais, traversées par l’incertitude, ses corrections mentales dissocient le temps subjectif et le temps objectif.
« Je me suis levée pour vérifier les deux horloges, elles indiquaient toutes les deux la même heure, 10h30. Elles devaient sûrement avoir une heure de retard. J’ai enlevé ma main de mon sexe et… J’ai commencé à t’écrire dans ma tête puis je me suis levée, il était 3 ou 4 heures et j’ai commencé à t’écrire sur la table de la cuisine entre le… et l’ananas. Gros bisous. Chantal. »
D’une simplicité absolue, le film montre que la chambre séparée est pertinente pour l’autodéfinition de l’artiste dès le début de son travail. Oscillant entre le retrait et l’exposition, l’artiste expérimente des modes d’expression personnelle et une gamme de positions esthétiques : un personnage froid face à une caméra délibérément sans complaisance, multipliant les références au corps et aux émotions dans un registre condensé et écrit. Les émotions déversées se frottent à une intimité affichée et à un espace isolé. La voix et l’image recréent la solitude de l’artiste et de l’écrivaine, tandis que le face-à-face avec la spectatrice incite au partage d’un espace mental21.
Que le décor de la pièce occupe tout le film, comme dans La chambre et Saute ma ville, ou qu’il délimite la nécessité d’un isolement temporaire, comme dans Je tu il elle et Demain on déménage (2004), la « chambre » d’Akerman fonctionne comme un miroir du conflit entre l’autonomie artistique et les tentations d’un ressassement obsessionnel. Cette polarité l’incite à la fois à la rigueur formelle et à des afflux d’énergie.
Que Demain on déménage – une fiction burlesque sur la proximité entre l’artiste et sa mère22– et Là-bas (2006) – un essai filmique sur son ambivalence à l’égard d’Israël – adoptent des approches si différentes ne fait que souligner la cohérence thématique de la réalisatrice. Dans les deux films, Akerman (ou son substitut) habite des espaces réels dans des agencements temporaires qui deviennent le cadre de formulations très différentes sur le retrait et l’autonomie. Dans Là-bas – une installation cinématographique –, l’image nous confronte à la qualité d’une rencontre physique, et la séparation prend un ton plus strict23 que la chorégraphie des corps et des vies perméables dans Demain24. Avec un mouvement modulé à la fois en direction et en retrait de l’extérieur, elle fait l’essai d’une identité conflictuelle dans un flux de ressassement instable, utilisant le cinéma comme une armure entre elle et le monde25.
L’architecture des espaces mentaux mis en jeu par la cinéaste fait appel à un ingénieux éventail de cloisons, allant des décors physiques aux disjonctions filmiques telles que la division son/image. Dans ses longs métrages ultérieurs, Akerman explore la question de l’autonomie à travers des personnages obsessionnels qui alimentent des récits se déroulant à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’esprit des personnages26. Ce qui ne constituait qu’un amusant rapprochement entre les personnages dans ses comédies filmiques (Demain on déménage ; Nuit et jour, 1991) devient un délire tragique, une dangereuse porosité de l’esprit et de la réalité qui se manifeste à travers une esthétique expressionniste. Ce délire s’exprime à travers des lignes distendues et des poursuites obsessionnelles dans La captive (2000) et l’utilisation d’un décor perméable qui s’effondre dans La folie Almayer (2011)27. Confirmant la relation profonde entre les constructions spatiales et temporelles et la dynamique du ressassement, le roman lie les hallucinations du protagoniste à la maison surnommée « la folie d’Almayer » par le biais des témoins de sa décadence. Le décor, une fragile véranda envahie par la jungle et la rivière, devient le corrélat de son esprit, incapable de distinguer le rêve de la réalité. À l’inverse, la frontalité insondable d’Ariane et de Nina, des femmes qui résistent à la possession, prolonge l’esthétique non invasive et non manipulatrice d’Akerman, qu’il s’agisse de la relation entre les personnages ou de l’éthique de la spectatrice.
Conformément à la construction de la cinéaste en figure indissociablement proche et distante, qui déploie, entremêle ou au contraire isole par le cadrage ses ressassements, je me tourne à présent vers sa mise en scène primaire d’une chambre, espace de prédilection qui contient et canalise le flux de ses angoisses – et qui permet d’inscrire une figure dans une posture assise, envahissant l’écran et conduisant avec épuisement le film à ses conséquences ultimes.
Scènes finales de l’épuisement et séries de figures assises
On pourrait, bien sûr, pousser jusque dans leurs derniers retranchements les obsessions thématiques de l’auteure et se demander ce que Simon, Almayer et Jeanne peuvent bien avoir en commun. Le plan final de ces trois films apporte un élément de réponse : chacun a presque la même durée et, à chaque fois, la focalisation précise sur la ou le protagoniste se traduit simultanément par une image nette et un sentiment de malaise face au vide décelé chez les personnages28. Ces plans, dans l’œuvre d’une réalisatrice qui évite les relations psychologiques, constituent autant de tours de force : apparemment, il ne se passe presque rien, mais tout s’y joue en fait. Ces scènes finales cristallisent la puissance constitutive et déstabilisante des stratégies sérielles d’Akerman, à travers une durée insistante.
Abandonné par sa fille bien-aimée, Almayer se jure de l’oublier, de l’effacer à jamais de son esprit. Dans le roman, il recouvre sans raison les empreintes de pas laissées par Nina sur la plage, consignant sa perte à travers des tas de sable commémoratifs. Dans le film, les éclats d’incertitude qui traversent le visage angoissé d’Almayer révèlent une ambivalence entre l’oubli et le souvenir. Il ne pourra plus se faire d’illusions ; pourtant, nous sommes témoins du fait qu’il comprend ce qu’il dénie dans le même temps, exposant ainsi une conscience divisée. L’insistance implacable de ce gros plan prolongé, dont le cadre se resserre sous une lumière froide, exprime l’inéluctabilité de l’instant présent, relayant une « plénitude douloureuse qui incarne physiquement, phénoménologiquement, la folie/l’illusion autodestructrice à laquelle Almayer a volontairement cédé »29. Nous pouvons distinguer dans leurs moindres détails chaque tic du visage, les larmes et l’éclat du soleil qui se mêlent aux cils, ainsi que le sourire caractéristique de l’autiste, mais cette définition par l’image ne s’exerce pas sans un prix. Nous prenons pleinement conscience de l’effrayante volonté qui habite le personnage et de la formidable performance de l’acteur exprimant l’inconscience.
Sans surprise, on reconnaît dans l’épuisement d’Almayer les composantes structurelles des gestes de Jeanne Dielman et de sa dépression. Fonctionnant comme une coda de ces films, ces longs « portraits » mettent instantanément en scène des personnages qui perdent et tentent trop tardivement de rétablir leur équilibre, se retrouvant dans une position assise tandis qu’ils essayent d’oublier ce qu’ils n’ignorent pourtant pas. À partir de Jeanne Dielman, les personnages tragiques d’Akerman mettent tous en jeu un désir de restituer et d’effacer ce qu’ils savent. La seule conclusion à laquelle conduisent ces films consiste à ramener les protagonistes à un état d’incertitude suspendue.
La scène qui suit le meurtre, où l’on voit Jeanne assise à une table respirant avec lassitude, a, depuis 1975, tenu les spectatrices en haleine. Ce plan a permis au public de saisir, sur le mode du portrait cinématographique, le registre instable de la stase qui frappe Jeanne et qui traverse tout le film (Fig. 2). L’installation Woman Sitting After Killing met en boucle sur sept moniteurs le dernier plan de Jeanne Dielman, qui dure six minutes et demie, amplifiant de la sorte cette immobilité.
Se répétant avec un léger déphasage, les écrans reconfigurent le point de rupture du film qui bascule du drame au document phénoménologique. À travers cette concentration sur un seul moment holistique, l’attention de la spectatrice se focalise sur l’immobilité fragile d’un tableau vivant. Les différents écrans diffusent la force d’attraction déstabilisante de ce plan unique et concentré. Dans le même temps, les moniteurs exposent avec force le statut suspendu de cette scène. L’extrait mis en boucle amplifie le sentiment d’une agentivité court-circuitée et dépourvue d’intention : il dépeint une figure intermédiaire, partagée entre l’action et l’inertie, entre l’actrice Seyrig et le personnage de Jeanne. Tandis que nous scrutons les moniteurs à la recherche de décalages et de discrètes variations – comme un léger mouvement de la tête, le clignement des yeux –, l’installation ne nous donne à voir que les modulations d’une aspiration au repos ; amplifiée par la présence simultanée des écrans, ce que nous voyons n’est autre que le désir d’une uniformité homéostatique.
Il est révélateur que l’installation qui fige et réanime les derniers moments de Jeanne Dielman s’intitule Woman Sitting After Killing. Si le titre fait référence à la séquence précédente, la dynamique renouvelée par cet acte ultime de se tenir assise implique l’oubli : ce qui se renouvelle dans le flux et le reflux des écrans multiples (et qui évoque ce damné sang entachant les mains de Jeanne), c’est l’oscillation entre le souvenir et l’oubli qui nous rend complice de la volonté du personnage dans le film de séparer la scène de l’obscène, et, en passant de l’une à l’autre, de les recouvrir, les effacer.
Le motif de l’inconscience, qui est absolument central dans Jeanne Dielman, n’en est pas moins crucial dans la volonté d’Akerman de ne pas oublier les catastrophes tant proches (l’Holocauste, dans Dis-moi) que lointaines (comme dans D’Est, ou From the Other Side). L’exsudation d’un malaise instillée par Akerman est remarquable – tant celui-ci est indirect et efficient. La spectatrice est ainsi incité à se prêter au jeu des associations et des souvenirs, contrevenant au principe documentaire qui se fonde sur la transmission d’informations factuelles.
Nous devrions faire une pause et nous asseoir pour examiner plus en profondeur la manière dont Akerman articule le flux de ses ressassements, pour comprendre comment elle les travaille dramatiquement et phénoménologiquement, exerçant des effets sur le personnage et la spectatrice tout à la fois. À la différence du sommeil ou de l’acte de s’allonger, qui effacerait ou problématiserait la distinction entre l’inertie et l’inconscience, les scènes en position assise magnifient la présence absente de la protagoniste. Assise, Jeanne peut instancier une surface opaque et frontale qui résiste à la lecture : cette figure invite la spectatrice à partager un espace mental par le biais de la durée et de l’immobilité. Cette tension entre la fusion et l’autonomie, la porosité et la frontalité, traverse l’ensemble du travail d’Akerman, mais elle se condense dans la figure assise.
Une scène de répétition dans Autour de Jeanne Dielman clarifie la façon dont la cinéaste relaie les affects. La scène est intégrée à la chorégraphie de l’angoisse de Jeanne lors de la troisième journée, une anxiété clairement atténuée par l’alternance entre des activités aléatoires et l’acte de s’asseoir. Akerman limite la mise en scène de Delphine Seyrig à l’espace de la cuisine – se lever, aller sur le balcon, ramasser un balai, remuer la soupe avec une louche, rythmer chaque geste par un moment de repos, en position assise. Puis, lors de la pause la plus longue, Akerman chronomètre le temps que Delphine passera assise en face d’elle (Fig. 3). La tension exercée par cette coprésence conduit à des questionnements plus larges – l’observation d’une figure silencieuse et assise génère-t-elle un espace mental commun ? Le temps délié de l’action est-il propice au ressassement ?
Une autre scène, qui se déroule la même journée, souligne l’immobilité de la posture assise. Jeanne se tient assise de manière rigide, entourée par les objets à l’intérieur de son appartement orné de rideaux et qu’elle ordonne de manière obsessionnelle. Seule être vivant dans cet espace, elle semble puiser son calme dans l’immobilité des meubles. Se tenant elle-même immobile, Jeanne peut entretenir un fantasme de non-existence. Mais poussée par son besoin de tenir à distance tout sentiment d’autonomie et par son désir corrélatif d’imprimer un ordre extérieur et régulé aux événements (pour qu’elle puisse rester passive), l’acte de s’asseoir n’est plus vécu comme une liberté par le personnage. Cet acte répond à un impératif, il devient une forme rigide d’autocontrôle.
Ces scènes de posture assise incarnent le contrôle formel de la cinéaste, de même que le caractère obsessionel de la protagoniste remet en question sa propre agentivité. Cette tension entre le contrôle formel et la diégèse imprègne toute l’œuvre d’Akerman, mais elle est particulièrement évidente dans Jeanne Dielman. Une série de scènes assises soulève la question de savoir si les actions de Jeanne, son passage de la position assise à la posture debout, ont la moindre importance par rapport au mouvement général du film qui tend vers la stase. Même à supposer qu’il fasse sens de distinguer entre différents modes de stase, devrions-nous considérer la position assise comme un mode de gestion active de l’action, du repos et de l’être au monde ?
Avec cette sélection de scènes, j’ai l’intention de rendre attentif au courant sous-jacent de la fatigue – plutôt que de la lassitude – qui porte les moments de calme du film. En ce sens, je suis ici la distinction opérée par Van Zuylen : « L’épuisement a pour curieux effet d’éradiquer les signes plus complexes de la lassitude, l’un d’entre eux se caractérisant par l’état indéterminé que nous appelons la fatigue. Être épuisé signifie avoir payé son dû à la société. La fatigue, en revanche, connote une déviation par rapport à l’affirmation de l’inévitabilité de la distinction entre la cause et l’effet, le travail et le repos. »30 La capacité de la conscience à se mettre entre parenthèses, à sombrer dans l’inconscience et à s’accorder un sursis, est une forme de confrontation avec l’existence ; et pour Levinas, cet état poreux qui se situe en marge de la conscience caractérise la condition essentielle de la fatigue. Si la fatigue est « l’assomption de l’existence dans l’instant [qui] devient directement sensible »31, l’acte de s’asseoir ne constitue pas seulement la méthode la plus appropriée à l’esthétique de l’épuisement d’Akerman, mais encore l’outil même de son mode de focalisation cinématographique. Plutôt que d’opérer comme un intervalle, la position assise est intrinsèque à la gestion du temps et de la pensée par la réalisatrice, au maintien d’un équilibre entre le savoir et l’oubli, et à la mobilisation des spectatrices auxquels incombent des tâches reliées, sur un mode réflexif.
On peut tout simplement se demander à quoi Jeanne ne pense pas lorsqu’elle est en position assise, et quel pourrait être notre rôle dans ce face à face. Pour saisir les conséquences de ce jeu diffus avec notre propre conscience qui est manifeste dans la réception de ces plans, je me tourne brièvement vers Deleuze qui écrit à propos de la posture de l’assis, récurrente chez Beckett :
« C’est la plus horrible position d’attendre la mort assis sans pouvoir se lever ni se coucher, guettant le coup qui nous fera nous dresser une dernière fois et nous coucher pour toujours. Assis, on n’en revient pas, on ne peut plus remuer même un souvenir »32.
S’asseoir constitue une porte d’accès au rôle central que joue le ressassement dans les films d’Akerman. Mais, étant donné l’exigence de son art cinématographique, l’épuisement ne concerne pas seulement la psychologie des personnages. Le temps et la durée ne jouent jamais un rôle anodin dans son œuvre, et c’est encore davantage le cas lorsque les personnages sont aux prises avec la mémoire et l’histoire. Je reviens donc à Deleuze dans le but d’élargir la signification des scènes finales tragiques d’Akerman qui ne se réduisent pas à l’intrigue des films.
Dans L’épuisé, Deleuze introduit à partir des écrits de Beckett une précision qui revêt une importance toute particulière vis-à-vis des films d’Akerman : « La fatigue affecte l’action dans tous ses états, écrit-il, tandis que l’épuisement concerne seulement le témoin amnésique. »33 En observant le cillement des yeux, les soupirs, le haut et le bas de têtes inclinées, la respiration de Jeanne et d’Almayer assis, nous sommes amenés à ressasser les catastrophes majeures de notre temps, en compagnie de ces « témoins amnésiques » omniscients et omniprésents – qui ne parviennent pas à se souvenir, encore et à nouveau.
La position assise (et parfois debout) de Jeanne, dont les caractéristiques sont l’anxiété et la sérialité, peut être comprise comme une agitation tendue vers l’action de « tous les degrés de fatigue » autour desquels tourne « l’assis » – figures pour des chambres mentales sur lesquelles se centre la réflexion. L’objet évasif de cette réflexion peut parfaitement être décrit en tant qu’effacement, car la question de savoir ce qui peut ou ne peut pas être correctement remémoré ou absorbé en tant que connaissance est au centre du concept développé par Deleuze, qui s’applique aussi bien à Beckett qu’à Akerman, d’une amnésie indissociable du témoignage.
Le minimalisme épuré de Beckett et d’Akerman repose de fait sur une évocation indirecte de traumatismes non exprimés. Marjorie Perloff34 a systématiquement identifié les références précises à des lieux et des dates liés à l’engagement de Beckett dans la résistance, qui implique de longues périodes d’attente. Certes, ces références inscrivent la pièce En attendant Godot dans un paysage très concret ; mais elles n’enlèvent rien à sa force symbolique, constituant une toile de fond à partir de laquelle les champs de rayonnement du silence et de l’attente se déploient de manière significative. De même, dans ses documentaires, Akerman évite toute référence historique explicite (aux migrations forcées, aux déportations de Staline) qui n’en résonne pas moins à travers ses images.
Pour renforcer la puissance de cette indétermination évocatrice, elle utilise des déictiques et des pronoms ambivalents dans son récit Une famille à Bruxelles35. Associer des marqueurs linguistiques de position et de relation à des référents obscurs permet d’ouvrir l’art cinématographique d’Akerman à un imaginaire collectif plus large – à commencer par le titre de son roman : Une famille à Bruxelles, et non pas Ma famille36. Cette stratégie d’amplification s’applique également à ses films documentaires et ses entretiens. Dans un communiqué de presse portant sur D’Est, Akerman raconte que la poétesse Akhmátova faisait la queue à l’extérieur d’une prison pendant les années de terreur en Union soviétique lorsque quelqu’un la reconnaît et lui demande si elle peut décrire « ça »37. Akerman prend le relais non pas pour dépeindre la terreur sous Staline, mais pour que ce « ça » résonne avec de multiples atrocités. L’indétermination constitue un moyen d’expansion mémorielle et, appliquée à ses personnages, un instrument efficace d’inconscience – le moteur d’un ressassement sans fin et circulaire38.
Une inconscience exténuante
La matrice de la relation d’Akerman à l’oubli repose sur le brouillage de ses souvenirs par sa mère. Dans un texte autobiographique, la cinéaste explicite le lien entre son ressassement et le silence de sa mère :
« Dans une cuisine, à Moscou, il y a une femme debout qui boit une tasse de thé, avec un drôle de petit sourire, en écoutant de la musique en silence. Elle aussi, elle en aurait à raconter. […] Mais au fond, j’ai l’impression de savoir, et je ne lui ai rien demandé. […] Mais peut-être m’aurait-elle répondu, comme ma mère, je ferais n’importe quoi, Chantal-Anna, mais pas raconter, sinon, je deviendrais folle. […] Mais je n’ai pas voulu aller plus loin […]. […] Alors j’ai pris la parole, et je me suis mise à ressasser. »39
Elle revient sur le caractère évasif de sa mère dans Une famille à Bruxelles (un récit sur sa famille qui tourne autour de la longue maladie et du décès de son père), qui retranscrit sur le plan textuel la remise en jeu obsessionnelle des « ressassements » d’Akerman40 à travers une « narration labyrinthique », une circulation de projections et de conjectures41.
« Et puis je vois encore […] une femme […]. […] Quand elle parle au téléphone, elle parle très fort et avec un enjouement qui sonne souvent faux mais parfois vrai. […]
[…] grâce à sa fille de Ménilmontant elle sait ce qui se passe là-bas, c’est une sorte de contact et ce qui s’y passe elle aime mieux ne pas y penser. Si elle y pense elle se met à penser à tout à ce quoi elle s’empêche de penser. Elle est très habile à ne pas penser à ce à quoi elle ne veut pas penser enfin elle essaie d’être habile, elle essaie et c’est tellement fatigant. C’est pour cela elle est toujours très fatiguée. Si elle devait se mettre à penser à tout ce à quoi elle pense elle serait tellement pleine de pensées elle ne pourrait même plus regarder la télévision ni même téléphoner tant ses pensées l’occuperaient. […] le téléphone est un bon moyen pour rester en contact donc loin de toutes ces pensées qui l’empêcheraient de parler avec enjouement au téléphone. Mais au téléphone sa fille a besoin de parler des deux autres femmes, des cousines qui vivent près de la mer et ça la fait penser. Sa fille ne raconte pas tout mais elle devine le reste, elle est très forte pour deviner le reste et elle sait que sa fille veut raconter mais pas tout pour qu’elle n’ait pas trop à penser alors comme elle sait ça elle sait qu’il y a un reste et elle devine le reste et elle a peur pour sa famille proche, ces deux femmes qui vivent de nouveau face à face et que c’est terrible une mère et une fille. »42
Au fur et à mesure que les références se superposent et s’enchaînent, nous nous laissons gagner par une fatigue parallèle. La plainte : « et c’est tellement fatigant » n’est pas le seul élément qui permet de relier le ressassement à la fatigue. Le texte lui-même, un discours qui s’apparente à une litanie (il a été lu publiquement à une et plusieurs voix), maintient le rythme enveloppant qu’Akerman associe aux prières entendues à la synagogue43. Ainsi, dans son contenu et sa forme, le texte rythmé accomplit un rituel réconfortant d’allégeance à la mère, à la judéité. Effaçant davantage les frontières, l’indétermination référentielle du texte est corrélée à l’anxiété, cet « état affectif dépourvu d’objet […] qui repose sur une réaction instantanée, à caractère paranoïaque, à un objet qui n’est jamais localisé définitivement – [celui-ci] résiste en effet à toute prise en se concentrant sur un seul facteur de stress qui est supprimé »44.
Cette anxiété « sans objet » connaît un équivalent textuel dans l’écriture cumulative et la structure sérielle des séquences d’Akerman, qui illustrent une autre notion deleuzienne : la fatigue, soutient-il, est un état qui nous conduit à ne plus rien réaliser, tandis que l’épuisement constitue une entreprise ambitieuse. À l’image de ses personnages qui ressassent toutes les formulations imaginables, Beckett épuise le possible. À travers une logique de permutations sans fin, il retranche le langage dans sa « possibilité inactualisée » :
« […] on combine l’ensemble des variables d’une situation, à condition de renoncer à tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification. […] On ne réalise plus, bien qu’on accomplisse. Souliers, on reste, pantoufles, on sort. On ne tombe pourtant pas dans l’indifférencié […]. […] Les disjonctions subsistent […], mais les termes disjoints s’affirment dans leur distance indécomposable, puisqu’ils ne servent à rien sauf à permuter. »45
Cette seconde conception de l’épuisement (qui n’implique pas forcément des personnages épuisés) est en accord avec le déploiement de séries et de permutations dans les films d’Akerman. Elle dissout les références personnelles à travers des formules désubjectivées. Les personnages ne sont identifiés qu’indirectement dans un mouvement à la fois symbiotique et désindividualisant. Adoptant la troisième et la première personne pour exprimer ses pensées, elle met en scène le partage dans son équivocité désirée. En brouillant les référents et en soumettant « une mère et une fille qui vivent de nouveau face à face », elle postule une fusion profonde, psychique. L’arrière-plan, qui est peut-être constitué par l’état dépressif de ses cousines mais où « ça » n’est jamais clarifié, renforce la complicité avec le silence de sa mère. Nous pouvons penser à la mère, à la fille, à la cousine ou à la sœur – qui sont condensées en un « elle ». Akerman déploie cette confusion de façon répétée, élargissant la circularité exhaustive de l’inconscience de ses personnages jusqu’à la lectrice qui ne sait plus à qui il faut attribuer les pensées, le temps ou le lieu.
La (con)fusion créée par Akerman est celle d’une fille qui se fait passer pour amnésique afin de satisfaire le désir d’inconscience de sa mère. L’artiste, cependant, va plus loin et « veut raconter mais pas tout », comme ça « elle devine le reste » : « comme elle sait ça elle sait qu’il y a un reste ». Il y a toujours quelque chose de plus dans l’esthétique de l’exsudation d’Akerman, et son langage accumule des implications éthiques inattendues. Sans faire allusion à une catastrophe particulière, Akerman n’en recrée pas moins le centre de cette expérience.
La stase et l’embardée : « pour faire du cinéma, il faut se lever »
L’indicialité corrosive d’Akerman et son attention aux figures empêtrées que constituent les « épuisés » participent à sa méthode et à son esthétique de l’irrésolution. En cherchant à rendre compte du rôle du ressassement dans son esthétique, je me suis demandé comment des associations indistinctes et flottantes se forment, comment elles se distribuent entre les personnages et au sein de la narration, et enfin comment elles sont rejouées à partir des matériaux réels de ses documentaires en s’insinuant avec insistance dans l’esprit des spectatrices après la projection du film.
Cependant, ce lien entre les processus formels et psychiques, entre les modulations rythmiques de l’artiste – se caractérisant par une suspension temporelle, une lassitude, une stase et l’impatience – et le contenu ou la force du ressassement d’Akerman ne fait sens que si l’on considère que le centre de cette dynamique du ressassement est la persona filmique d’Akerman, c’est-à-dire tout à la fois un individu, un personnage et un auteur apparaissant directement et explicitement dans La chambre, dans Je tu il elle, ou sous d’autres formes, plus ou moins allusives, ou évasives, exprimant la personne elle-même.
Pour conclure, j’ai abordé la gestuelle de l’appréhension d’Akerman, pour analyser sa mobilisation de changements brusques de posture tels qu’ils sont relayés dans ses écrits, dans les protocoles implicites de son installation Self-Portrait : Autobiography in Progress, et dans ses déclarations d’intention au sein des court-métrages Sloth et Lettre d’une cinéaste. Ces embardées, où l’énergie et la fatigue apparaissent conjointement, ou successivement à partir de virages abrupts, révèlent de manière frappante l’engagement radical et presque physique du ressassement de l’artiste.
Prenez, par exemple, la manifestation de sa fatigue dans Dis-moi, où un changement de posture signifie ostensiblement l’épuisement. À l’image du passage brusque et surprenant d’histoires tragiques rapportées face à une tasse de thé à la scène comique d’une jeune femme qui s’endort, les ruptures de genres et de modes d’énonciation de la réalisatrice, ainsi que les changements de registres et de catégories de ses personnages au milieu d’une phrase, ne peuvent pas simplement être imputés à sa résistance déclarée à l’égard de l’étiquette de cinéaste lente qui lui a été accolée46. Incarnant et affirmant leur autonomie, ces brusques embardées mettent en œuvre, sur le plan esthétique et modal, une forme de fuite, un détournement souligné et intentionnel.
Dans Le frigidaire est vide. On peut le remplir, Akerman se met elle-même en scène comme un personnage performatif et une figure de médiation : elle utilise le « je » pour transférer le silence forcé de sa mère dans sa vie, puis dans son texte, par le biais d’un discours à bout de souffle qui saute du registre personnel à des mises en scène explicites :
« Alors j’ai pris la parole et je me suis mise à ressasser. Silencieusement. Ou en chantant. Ou en riant, en me faisant sauter comme dans mon premier film, en hurlant et chantant. N’est-ce pas moi, mon image, ou quelque chose de ce genre qui, en attendant, devenait folle. Mais en attendant quoi ? »47
Abordant une figure clef de l’auctorialité expérimentale et féministe, elle « explique » son double statut dans ses films : « N’est-ce pas moi, mon image, ou quelque chose de ce genre[ ?] »48. Son commentaire apparemment désinvolte est révélateur. Dans le cinéma des femmes [women’s cinema], l’impulsion autobiographique caractéristique des pratiques avant-gardistes et expérimentales est infléchie par une politique féministe de l’intimité où les différences des corps comptent49. Cependant, l’inscription de l’auteure dans l’œuvre, la dimension performative, psychodramatique ou conceptuelle de l’acte auctorial, de Maya Deren à Carolee Schneemann, d’Yvonne Rainer à Ann Robertson, répond à des programmes radicalement distincts. La permanence de cette figure ne se réduit pas à une signature d’auteur. Dans chaque cas, le corps engage des enjeux de genre qui sont indissociables de recherches individuelles et artistiques. Chez Akerman, cette présence, ce « quelque chose de ce genre », relève d’une indétermination analogue à celle qui sous-tend son utilisation des pronoms et des plans longuement tenus : elle permet de désamorcer l’identification biographique directe tout en ouvrant le potentiel d’une voix désindividualisée qui s’exprime à travers les registres multiples de sa personne.
Plus important encore, le texte de L’autoportrait illustre parfaitement la nature de l’embardée, la tournure vertigineuse des pensées et des positions en mouvement cédant la place à l’urgence et à la plainte : « mais en attendant quoi ? » Que révèle donc, pourrions-nous nous demander, cette embardée ? Tout d’abord, cette question met en jeu une forme unique de fatigue : dans le basculement de l’endurance à l’impatience, on détecte une pression temporelle qui s’accumule, un regret de ne pas pouvoir rester, une accumulation matérielle, corporelle. « En attendant quoi ? » : cette expression nous renvoie à la façon dont « la fatigue, en tant que trace d’un effort constant »50, expose la présence pressante et durable d’Akerman à travers la tournure de la phrase elle-même ; elle justifie, à travers l’exaspération exprimée, la profondeur de l’engagement personnel d’Akerman envers l’endurance et la durée51.
Davantage que le contenu autobiographique des œuvres, leur urgence et leurs oscillations imprévisibles manifestent l’engagement d’Akerman et la primauté d’une gestualité performative dans son art (y compris dans l’écriture). Cette énergie performative est évidente, jusque dans des autoportraits très indirects et conceptuels tels que Self-Portrait : Autobiography in Progress (1998), une installation structurée suivant un tout autre type de partition. L’installation est composée d’un ensemble de moniteurs sur lesquels sont diffusées des séquences extraites de Hotel Monterey (1973), Toute une nuit (1983), Jeanne Dielman et D’Est, ainsi que de la voix d’Akerman qui lit Une famille à Bruxelles. La spectatrice prend rapidement conscience qu’elle ne peut prendre connaissance que de la moitié de l’installation à la fois, qu’elle se tienne assise ou debout. La seule façon d’activer cet autoportrait surmédiatisé est de changer de position : debout, on peut écouter le récit en forme de litanie, mais ce n’est que dans la position assise que l’on peut regarder les extraits de films.
Il est significatif que chacun de ces récits indirects sur le moi soit mobilisé à tour de rôle. Ce qui ne veut pas dire que le sens réside dans une incitation au mouvement ou encore que le son soit synonyme d’autonomie tandis que les images représenteraient la fusion ou l’immersion (en position assise). Quelque chose qui est de l’ordre de la nécessité s’exprime dans le besoin d’alterner entre le geste de se lever et celui de s’asseoir.
Le protocole de lecture que l’installation impose nous amène à saisir intuitivement et à éprouver physiquement la dynamique centrale qui structure l’identité artistique d’Akerman – la stase ou l’embardée52. La difficulté de voir sans pouvoir écouter et vice versa confirme le fait que tout choix implique une perte ; l’installation cristallise la pertinence de cet acte, Akerman conditionnant la possibilité de constitution d’un sens à l’option de s’asseoir, ou non. Il faut encore relever comment les tropes de l’attente et de l’assise structurent indirectement le discours de deux de ses courts métrages, où, de manière significative, le sujet autobiographique s’exprime plus explicitement.
Dans ses autoportraits au ton enjoué, Akerman tourne souvent en dérision sa tendance à la procrastination, sa difficulté à se lever de son lit. Dans La paresse (1986), elle ajoute une nouvelle dimension au motif de l’horloge qui tourne : sa paresse déterminant la durée du film, elle nous fait attendre les cinq minutes supplémentaires qu’elle s’accorde avant de débuter la journée (Figure 4). Dans Lettre d’une cinéaste, qui constitue une forme de manifeste sur la réalisation de films, elle reste allongée dans son lit, recouverte de sa couette jusqu’au menton. S’adressant à la caméra, elle affirme que la première étape pour réaliser un film consiste à se lever. La scène se répète avec Aurore Clément qui emprunte la même position que Chantal. Lorsque Akerman puis Aurore se lèvent, leurs gestes miment une agitation qui ne connaît pas de moyen terme. Elles quittent d’un mouvement brusque le lit pour se mettre debout, dessinant par leurs gestes une opposition claire entre être couchée/se lever.
Cet appel paresseux et comique à l’action, sur toile de fond de l’affirmation d’une rupture définitive entre le choix d’émerger au monde ou de rester au lit, nous amène à réfléchir à la mise en scène propre à Akerman de l’hésitation existentielle de personnes assises qui ressassent leurs pensées. Que ce saut du lit conduisant à la réalisation d’un film s’effectue explicitement dans un autoportrait filmé, qu’elle soit à la fois cloison et connecteur, auteur et interprète, d’auteur et d’interprète, suggère mieux que tout l’engagement unique de Chantal Akerman dans l’art du cinéma : « Bon, je me lève ! », enjoint-elle, en faisant l’économie de la position assise.
Cet appel paresseux et comique à l’action, sur toile de fond de l’affirmation d’une rupture définitive entre le choix d’émerger au monde ou de rester au lit, nous amène à réfléchir à la mise en scène propre à Akerman de l’hésitation existentielle de personnes assises qui ressassent leurs pensées. Que ce saut du lit conduisant à la réalisation d’un film s’effectue explicitement dans un autoportrait filmé, qu’elle soit à la fois cloison et connecteur, auteur et interprète, d’auteur et d’interprète, suggère mieux que tout l’engagement unique de Chantal Akerman dans l’art du cinéma : « Bon, je me lève ! », enjoint-elle, en faisant l’économie de la position assise.