Editorial
Nous proposons ici un état des lieux actuel de la critique et de la recherche sur l’œuvre de Chantal Akerman, en privilégiant les études anglo-saxonnes qui nous paraissent les plus déterminantes dans la compréhension et l’analyse de son travail. Longtemps, la réception critique en France de la cinéaste a été orientée par d’importantes publications de textes et d’entretiens de Chantal Akerman, dans le cadre de rétrospectives de son œuvre1, ses propos orientant la lecture de ses films. Certes, il y a aussi eu, en France, des études universitaires de qualité2. Mais nous constatons que dans l’espace anglo-saxon le travail de Chantal Akerman a fait l’objet de plusieurs mono- graphies et numéros de revues, dont l’approche est souvent plus historicisée et politisée. En effet, Chantal Akerman constitue l’une des figures de proue du cinéma féministe dans le contexte de la réception anglo-américaine de ses films, au moins depuis les années 1980. Mais elle a aussi joué un rôle important par son engagement vis-à-vis de différents conflits territoriaux: en l’occurrence, la situation des pays de l’Est après la chute de l’URSS, les conflits israélo-palestiniens, la frontière américano-mexicaine ou encore plus généralement la question raciale. C’est cette dimension historico-politique qui a tout particulièrement retenu notre attention. Celle-ci nous paraît particulièrement pertinente aujourd’hui, depuis le dépôt récent des archives de Chantal Akerman à la Cinémathèque royale de Belgique – Cinematek. Le travail à venir sur les archives, qui ont déjà été utilisées de façon ponctuelle par divers auteurs, permettra indiscutablement de reconsidérer la dimension historique et politique des films, des installations et plus généralement du parcours artistique de Chantal Akerman.
Ces questions historiques et géopolitiques se manifestent avant tout dans son travail par un traitement singulier du texte et de l’image: l’es- pace-temps filmique devient le lieu d’expression privilégié du politique, comme on peut le constater aussi bien au sujet de l’intimité et du corps propre dans Je tu il elle (1975), que dans les espaces publics et privées d’immobilité et d’attente mis en scène dans D’Est (1993), par exemple. Par ailleurs, le travail de Chantal Akerman se caractérise par sa diversité d’écri- ture, celle-ci recourant à des genres filmiques déjà constitués – tels que la comédie, le drame, le portrait et l’autoportrait – tout en empruntant la voie du documentaire, de la télévision, du cinéma expérimental et de l’installation. Cette diversité de registres d’écriture prend son sens par rapport à un découpage chronologique, entre les débuts nord-américains de Chantal Akerman, marqués par le cinéma expérimental et la danse orientée par l’action, et ses allées-venues entre la France, la Belgique et les États-Unis. La plupart des contributions à ce dossier portent sur ses films ; mais la cinéaste a également réalisé de nombreuses installations, le plus souvent issues de ses films, et écrit différents romans et autofictions3.
Le présent dossier est articulé en trois parties. La première partie, qui ouvre et ferme le dossier, est constituée de témoignages de proches de Chantal Akerman. Le cinéaste Boris Lehman propose une introduction visuelle, suivie de deux textes personnels, dont un poème consacré à l’amitié qu’il a entretenue avec Chantal Akerman. En clôture de dossier, nous traduisons deux textes de Babette Mangolte, cinéaste expérimental new-yorkaise et opératrice des premiers films de Chantal Akerman. Elle revient sur ses collaborations avec Chantal Akerman à New York, marquées au sceau du cinéma expérimental – elle évoque notamment La région centrale (1971) de Michael Snow, qui parcourt et épuise la diversité des points de vue sur un espace donné ; ce sera là le point de départ de La chambre (1972) d’Akerman.
La deuxième partie est constituée d’articles scientifiques ainsi que d’un entretien avec Claire Atherton portant sur les films de Chantal Akerman. L’étude de Marion Schmid porte sur le rôle d’actrice de Chantal Akerman, qui se met elle-même en scène dans une diversité de registres qui oscille entre la performance et l’autoportrait. Mathias Lavin souligne l’importance de la nourriture et de ses pratiques, voire de ses rituels, qui structurent le quotidien et traversent l’ensemble de sa filmographie, de la nutrition à la destruction. Ivone Margulies met en évidence l’économie du ressassement dans certains films de Chantal Akerman, insistant tout particulièrement sur les figures de la fatigue et de l’épuisement. Catherine Fowler, à partir d’une étude rigoureuse de La captive, développe une réflexion sur l’ambiguïté du regard et du désir, en termes de sexualité. François Bovier et Serge Margel reviennent sur la série documentaire de Chantal Akerman, interrogeant les notions de frontières et d’altérité. Suit un entretien avec Claire Atherton, sur son travail de montage, en particulier sur cette série documentaire.
La troisième partie comporte un article et également un entretien avec Claire Atherton sur les installations que Chantal Akerman a développées à partir de ses films. Giuliana Bruno propose une analyse systématique de l’ensemble des installations de Chantal Akerman, les confrontant aux films dont elles sont issues. Enfin, Claire Atherton, dans un entretien, revient sur sa collaboration avec Chantal Akerman par rapport à ses installations, évo- quant les enjeux d’une reconfiguration du cinéma par d’autres moyens. Elle précise également les modalités selon lesquelles elle reconstitue les instal- lations de Chantal Akerman, d’un lieu d’exposition à un autre.
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La rubrique suisse s’ouvre sur l’analyse de deux expositions qui ont été pré- sentées dans le cadre de festivals qui ont eu lieu à Vevey et Nyon, en 2020. Stéphanie Serra revient sur Sentiments, signes, passions, à propos du livre d’image, la dernière exposition en date de Jean-Luc Godard. Le projet, mis en espace dans le château de Nyon par Fabrice Aragno, proche collabora- teur de Godard, en été 2020, répond à une invitation du Festival Visions du Réel. Cette exposition est l’aboutissement d’un questionnement initié dès la
fin des années 1960 sur la possibilité de penser l’exposition d’un film. Elle participe donc à l’exercice qui était encore inédit pour Jean-Luc Godard du déploiement dans l’espace d’un seul film: ici, Le livre d’image. Dans son compte rendu, Serra détaille le déploiement des séquences diffractées, répétées et multipliées de ce film exposé. Elle insiste sur la déliaison entre sons et images, procédé bien connu de Godard, qui est au centre des dis- positifs et qui est rendue possible par la multiplication des écrans et des haut-parleurs. Selon Serra, l’exposition ouvre la possibilité d’une relecture du film, c’est-à-dire celle de réouvrir les pages du film au hasard, comme si celui-ci était un livre imprimé à feuilleter.
Nathalie Dietschy commente «l’ensemble» An American Landscape, présenté par l’artiste français Alain Bublex qui, dans un dispositif de projection complexe, a redessiné numériquement chaque plan du film Rambo (Ted Kotcheff, 1982) tout en gommant les personnages. Ne conservant que les arrière-plans de l’œuvre adaptée, Bublex propose un dessin animé prenant pour cadre l’espace nord-américain, offrant ainsi une réflexion sur le concept de paysage. Tout en précisant les aspects techniques de l’installa- tion de Bublex ainsi que les références de l’artiste, Dietschy prend soin de comparer An American Landscape à d’autres pratiques artistiques qui interviennent sur une œuvre existante pour la moduler et la modifier.
Adèle Morerod évoque dans son texte l’activité « And you... ? », mise en place dans le cadre des Jeux olympiques de la jeunesse, qui se sont tenus à Lausanne au mois de janvier 2020. Ladite activité proposait aux jeunes athlètes présents à la manifestation sportive de visionner des extraits de films en lien avec le sujet de la maltraitance dans le milieu du sport; puis elle offrait à ces jeunes la possibilité d’aborder cette question avec des professionnels. Dans son compte rendu, Morerod contextualise le projet « And you... ? » sous l’angle de la médiation, qui est particulièrement en vogue en Suisse romande, tant dans le domaine pratique de la vie professionnelle que dans celui de la recherche.
La rubrique suisse se clôt sur la recension par Roland Cosandey du numéro 65 de la revue zurichoise cinema. Das Schweizer Filmjahrbuch, qui réunit onze contributions sous la thématique du « Scandale » (« Skandal »). Co- sandey examine d’abord les multiples variations des statuts et des membres du comité de rédaction de la revue, dont l’histoire a commencé en 1955. Pour lui, cinema donnerait matière à une riche étude historiographique. Quand il évoque plus spécifiquement le numéro 65 de cinema, l’auteur critique notamment le trop large éventail sémantique du titre «scandale», qui permet d’intégrer des textes traitant autant de la question de ce qui choque, de ce qui provoque, que de la censure.