De l’ailleurs et de l’altérité. Le point de vue des frontières dans la série documentaire de Chantal Akerman : D’Est, Sud, De l’autre côté et Là-bas
La question des frontières et de l’altérité traverse les films documentaires de Chantal Akerman. Dans D’Est (1991), Sud (1998), De l’autre côté (2001) et Là-bas (2006), la frontière est toujours mise en scène comme le lieu d’une altérité, qui se négocie, se déplace, se transforme. Il ne s’agit donc pas seulement d’une ligne géographique qui départage des territoires. La frontière est multiple : elle peut être civique, politique, économique, psychologique, somatique, éthique. Toutes ces démarcations sont explorées et interrogées d’un point de vue cinématographique dans le travail de Chantal Akerman et, en particulier, dans les quatre films mentionnés. Nous les envisagerons comme un ensemble ouvert, constituant une série documentaire – en ce sens que le déplacement et la traversée des frontières créent un effet de sériation où la question de l’ailleurs est portée par des procédés spécifiquement filmiques : en l’occurrence, le travelling, le plan fixe longuement tenu, l’ambiguïté délibérée entre voix in, off et over. La distinction entre l’intériorité et l’extériorité, la subjectivité du regard et la réalité du monde, se trouve brouillée : le point de vue de la caméra devient ici systématiquement le lieu de la frontière. Certes, ces films portent sur des lieux déterminés : les pays de l’Est, les États-Unis et la frontière mexicaine, ou encore Israël et la Palestine reléguée hors-champ. Mais chaque film fait également l’épreuve de la frontière dans sa généricité hybride, de l’ailleurs dans son identité mouvante.
La frontière acquiert le rôle d’un point de vue et d’un centre de focalisation, qui donne accès à un faisceau de relations complexes articulées autour de l’altérité et du corps propre. Ce point de vue révèle aussi une tension entre l’instance de tournage et les personnes filmées qui, elles, ne peuvent pas s’extraire des enjeux politiques et des déterminations sociales inhérentes aux frontières. Comment documenter une frontière ? Et plus encore, comment documenter le point de vue de la frontière ? Ces questions déstabilisent le régime documentaire au sens convenu du terme : les films de Chantal Akerman ne portent pas sur la frontière comme un sujet d’observation mais parlent depuis la frontière1. Dès ses premiers films, la frontière s’articule au travers d’un clivage interne au sujet, comme dans Je tu il elle (1975). Cette scission se recomposera dès les années 1990 dans un travail documentaire traversé par la fiction, comme elle l’écrit à propos D’Est : « Je voudrais filmer là-bas à ma manière documentaire frôlant la fiction. Tout ce qui me touche. »2
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Les quatre films que nous analysons ici portent chacun un titre qui évoque un ailleurs, indissociable d’une expérience sensible qui peut parfois revêtir une dimension autobiographique pour Chantal Akerman. Dès ses premiers films, la démarche cinématographique d’Akerman se caractérise par des schémas de construction minimalistes, qui répondent à des principes formels rigoureux. Dans ses films documentaires, ce travail se poursuit et se déplace, avant tout par l’investigation de lieux, par l’écoute de l’autre – ce qui implique une série de rencontres –, par une sensibilité à l’improvisation et par une ouverture à l’indétermination. Les frontières et l’altérité se construisent dans ces quatre films par une mise en scène des corps, une théâtralisation des gestes, des postures, des attitudes, des regards mais aussi des paroles : le point de vue de la frontière ne signifie pas une immersion dans le sens sociologique du terme, la caméra conservant toujours une distance « objectivante ». Nous observons ainsi une ambivalence du regard de la caméra qui ne se réduit ni à une focalisation interne (assumée par le point de vue d’un personnage) ni à une focalisation externe (énoncée directement par la caméra).
Nous ne sommes ici ni dans la position de la « caméra participante »3 ni dans celle, discrète et effacée, du cinéma direct. Ce qui prévaut, c’est un principe de remise en scène – déjà au centre du régime documentaire, soit parce qu’on arrive après que l’événement ait eu lieu (il faut alors le rejouer), soit parce qu’on veut l’orienter dans une direction politique, lui faire dire quelque chose de précis (il faut dès lors le scénariser, le remonter). Chantal Akerman s’écarte de ces régimes documentaires, qu’il s’agisse d’observation objectivante ou de participation subjective à l’événement, en faisant porter l’accent sur des expériences sensibles, vécues, des affects qui l’émeuvent – « Tout ce qui me touche. Des visages, des bouts de rues, des voitures qui passent et des autobus, des gares et des plaines, des rivières ou des mers, des fleuves et des ruisseaux, des arbres et des forêts. Des champs et des usines et encore des visages, de la nourriture, des intérieurs, des portes, des fenêtres, des préparations de repas. Des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux qui passent ou qui s’arrêtent, assis ou debout, parfois même couchés. »4 Ce que Chantal Akerman filme, ce sont donc des bribes d’impressions, des sensations et des sentiments qui l’affectent et finalement qui l’altèrent. La focalisation à la fois interne et externe de la caméra, épousant le point de vue des frontières, produit le corps propre dans son altérité, tandis que l’altérité se constitue en une forme d’intériorité. Ce mouvement paradoxal ou cet oxymore de l’affect permet de repenser la dualité traditionnelle entre le politique et le subjectif, le collectif et l’individuel, qui est ici remise en cause. Ce que documente Chantal Akerman, ce sont donc des transformations affectives, des transferts d’affects. La reconstitution filmique ne porte pas sur l’événement lui-même ; en fait, le film s’apparente à la réception sensible du monde environnant, des actions qui le traversent, des gestes qui le portent. La forme documentaire devient le support d’affects observés et éprouvés, et finalement partagés : l’affect est donc propre au sujet Chantal Akerman et s’échange comme un événement désubjectivé. Ce paradoxe de la reconstitution des affects montre à quel point le politique et le subjectif sont intrinsèquement articulés dans ses films, de sorte qu’on ne peut ni les séparer ni les distinguer.
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D’Est est tourné en Russie, en Ukraine, en Lituanie, en Pologne et en Allemagne de l’Est, au moment de la désagrégation de l’Union soviétique5. Mais Chantal Akerman ne filme pas seulement une situation géopolitique et socio-économique : à travers un effet de palimpseste, elle filme la culture de ses parents, tous deux polonais. C’est pourquoi elle se concentre dans ce film sur le quotidien des habitants, leurs conversations et leur langage, leur tradition culinaire, leurs coutumes et leurs mœurs. Chantal Akerman tente ainsi de s’approcher d’un ailleurs : elle recueille des bribes de mémoire qu’elle n’a pas directement vécues, mais dont le film reconstitue une expérience ; cette reconstitution est spécifiquement cinématographique, en ce sens qu’elle est conditionnée par des procédés formels rigoureux (travellings incessants, gros plans longuement tenus, captation en direct des voix environnantes). L’effet produit est celui d’une proximité qui met à distance, mais qui ne se confond pas avec le procédé de la distanciation brechtienne, celui-ci reposant sur la dissociation entre l’acteur et le personnage et sur une forme de théâtralité. Chez Chantal Akerman, c’est le point de vue double de la caméra, ce mode de focalisation à la fois interne et externe, qui opère une distance dans la reconstitution de l’affect.
D’Est met en jeu un geste radical, étant constitué principalement de plans fixes entrecoupés par des travellings, sans voix-over ni commentaires. Ce film constitue la matrice de ce qui deviendra une quadrilogie, tout en appelant un processus de spatialisation qui donnera lieu à une installation en 19956. L’un des enjeux D’Est est d’articuler différents types de plans, du travelling latéral à la prise de vue obstinément fixe. Le film comporte de nombreux travellings tournés en extérieur, depuis une voiture – traçant un mouvement prégnant et obsédant. L’attente et les tensions qui la traversent structurent le film. Cette attente est tiraillée entre l’immobilité des corps filmés et le mouvement ostensible, distant, oppressant mais parfois aussi inaperçu de la caméra. Le mouvement et l’immobilité sont articulés de manière à produire un effet d’attente dramatique, qui suggère un événement dont le surgissement est toujours différé. La première scène, par exemple, est filmée depuis un appartement : une route est cadrée, appelant le mouvement, tout en déterminant la position à partir de laquelle l’ailleurs peut être appréhendé. Certaines séquences, qui recourent à des plans fixes dans des lieux privés, mettent en scène les habitants. Ces plans d’intérieur théâtralisent l’attente et la reconstituent en tant qu’affect ; en ce sens, ils reconstituent non un événement qui a déjà eu lieu mais un événement à venir ; ils révèlent un malaise tout à la fois social et psychologique, un monde à l’abandon et une distance à soi existentielle. Que construit donc ce film ? L’attente d’un événement à venir qui ne sera pas fixé par la pellicule, l’oubli d’une histoire qui disparaît dès que le plan prend fin ? La présence ou l’être-là de la caméra qui tourne et fixe des visages, des corps, dans un espace urbain ? Prenons un des travellings marquants du film pour tenter d’apporter une réponse à cette question.
La caméra, qui filme depuis une voiture (probablement de type Volga)7, parcourt une foule qui attend le bus depuis deux heures. Cette séquence est vraisemblablement mise en scène, alors qu’elle est présentée comme prise à l’improviste. Les personnes parlent en russe, certains s’adressant à l’équipe de tournage, avec une certaine méfiance (mais leurs propos ne sont pas sous-titrés). Selon les interjections et les réactions des personnes qui s’expriment ouvertement, on comprend que l’équipe de tournage est considérée comme faisant partie de la télévision officielle, sans être prise au sérieux, car dirigée par une femme. Un homme dit : « Quel programme ? » Un autre demande : « On filme quoi, là ? » Un autre encore : « Avec un balai ? »8 (Nous supposons que celui-ci fait ici allusion à la perche). Ce long travelling filme une attente indéterminée quant à son objet et à sa nature. Cette mise en scène ou cette artificialité est introduite en début de plan par une musique over d’Alfred Schnittke (Sonate 1 pour violoncelle et piano, 1978), qui produit un effet de théâtralité. Il faut d’ailleurs souligner la présence discrète dans cette scène de Natalia Chakhovskaia, violoniste reconnue et professeure de musique de Sonia Wieder Atherton9. Sa présence confirme la mise en scène de la séquence, son statut documentaire étant difficilement dissociable d’une forme de narration et d’allégorisation.
D’Est repose sur un dispositif formel remarquable, qui surdétermine le sens des scènes tournées. Cette radicalité va parfois même jusqu’à induire un décalage signifiant entre la structure du film et les propos tenus ; la dimension politique de ce film n’est pas ici articulée à une posture thématisée, explicitée, réflexive. Le regard critique que les personnes filmées retournent à l’instance de tournage est intégré à un système formel contraignant et à la reconstitution d’un affect. Cette singularité fait tout l’intérêt du travail documentaire de Chantal Akerman : les questions sociales, l’expression d’une altérité et d’un monde qui se délite ne s’articulent qu’à travers l’affect et une série d’impressions. Ces dernières peuvent être surdéterminées par le filtre de la culture : le point de départ D’Est fut de faire « un voyage en Russie pour préparer un film sur la poète Anna Akhmatova »10, dont les écrits portent sur la mémoire, le destin de la femme, tout en évoquant la terreur stalinienne. L’accès à la forme documentaire et l’accueil de l’aléa sont, semble-t-il, facilités par un détour à travers la culture.
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Sud est aussi un film qui reconstitue un affect : il porte sur le meurtre raciste de James Byrd11. Chantal Akerman reconstruit, en travelling depuis une voiture, la scène de la mise à mort ; celle-ci s’est en réalité déroulée depuis une voiture à laquelle la victime noire était attachée par des suprématistes blancs (la tête de la victime se décollant après avoir heurté un muret). À travers un plan subjectif, Chantal Akerman construit le récit édifiant d’un meurtre raciste. Dans ce plan, on ne voit cependant jamais la victime, ni les bourreaux suprématistes : tout est évoqué seulement par une voix over et par l’assemblage des plans qui alternent entre un pick-up américain anonyme et le cimetière qui borde la route – autant de clichés qui généralisent le racisme à l’échelle de toute une population.À la différence de D’Est, le point de vue subjectif de la caméra appelle ici un mouvement de projection de la part du spectateur qui achève la reconstruction de la scène du meurtre et qui éprouve un sentiment de révolte.
La reconstitution du drame dans le reste du film se fait sans acteurs, tout en mobilisant des témoignages et notamment la participation du shérif de Jasper, au Texas – qui, lors d’un entretien filmé par l’équipe de réalisation, justifie le lynchage au nom de problèmes économiques12. L’instance de tournage écoute sans intervenir ; elle ne porte pas de jugement explicite sur ce témoignage et cette justification, exposant et interrogeant par là-même la logique sous-jacente à ce racisme ordinaire et presque légitimé. La caméra, dans ces séquences, emprunte le point de vue d’un observateur à la troisième personne, tout particulièrement lorsque la parole est donnée aux autorités locales. Paradoxalement, ce cinéma d’observation n’efface pas mais souligne, ne neutralise pas mais expose ce théâtre raciste. Le film met en scène de façon spectaculaire un meurtre érigé en exemple, qui selon nous renvoie tant à l’idéologie du KKK qu’à la dramatisation des exécutions publiques à l’époque classique. Le scénario prototypique qui justifie le lynchage repose sur l’accusation de viol d’une femme blanche et pure de la part d’un Noir, que l’on retrouve dans le cinéma hollywoodien dès ses origines – Naissance d’une nation (D.W. Griffith, 1915) qui a participé à la renaissance du KKK en constitue l’exemple le plus flagrant. La plupart des films de Chantal Akerman portent sur le corps féminin et son identité, ses désirs, ses souffrances, sa solitude. Ici, nous assistons à un déplacement et à une ouverture vers une autre forme de discrimination : la violence s’exerce sur le corps noir qui est littéralement démembré, mis à mort, conformément au schéma de justification du lynchage. Comme dans un rite sacrificiel, la communauté blanche fonde ici son identité raciale et sa prétendue supériorité par la cruauté et l’extermination de l’autre, ici incarné par la couleur d’une race. Le film met en scène le lynchage comme une scène sacrificielle, ancestrale, qui repose sur une organisation sociétale, historique, culturelle, politique, propre à l’Amérique des pionniers. Par ailleurs, Chantal Akerman intègre à son film des plans tournés par d’autres sur les obsèques de James Byrd, dont certains se concentrent sur la parole de ses proches. Ces plans s’intègrent parfaitement à son film, pouvant laisser accroire au spectateur que c’est Chantal Akerman qui tourne elle-même ces séquences, à travers une durée insistante ; cependant, la caméra bouge ou tremble, dérogeant ainsi à la fixité du point de vue de la caméra qui caractérise son cinéma. Notons la proximité entre ces séquences amateurs, anonymes, et celle qui suit, tournée par Akerman en un plan fixe, celle-ci s’entretenant avec le shérif. Entre-deux, intervient un plan de coupe sur des balançoires vides – qui déplace le motif des cordes de pendus, un geste de mise à mort longtemps cautionné par les autorités nord-américaines.
Au sujet de son film, Chantal Akerman écrit :
« C’est le quartier noir de Vicksburg, Mississippi. Le long de ces routes ou autoroutes, ou dans les buissons, j’ai vu aussi des prisonniers, tous noirs qui travaillent en vêtements blancs ou rayés, gardés par des hommes blancs et à cheval, et on ne peut s’empêcher de penser aux esclaves. Les mêmes gestes, les mêmes costumes presque et les mêmes gardes, comme si rien n’avait changé depuis le temps de l’esclavage, même s’il n’y a plus personne dans les champs de coton, seulement le bruit du vent. »13
L’esclavagisme et le lynchage, dont sa logique de justification aux États-Unis du Nord, sont ici rejoués et déplacés en regard de l’expérience des camps de concentration, que Chantal Akerman n’a pas directement vécue elle-même. Aussi précise-t-elle dans le dossier de presse destiné au Festival de Cannes :
« C’est à Baldwin que je pensais quand il dit : ‘Je n’ai jamais vu autant d’arbres. Autant d’arbres qui évoquent autant de pendus’. […] Chez moi, à la maison, ce n’est pas du silence du Sud dont on parlait, quand on parlait enfin de quelque chose, mais du silence du camp et là c’était la même peur du jour qui vient, parce qu’avec le jour qui vient, il n’y avait que le pire qui pouvait arriver, on répétait aussi comme Baldwin, la peur de marcher au milieu du trottoir et la peur de raser les murs. » 14
Par le biais d’un prisme de lecture ancré dans sa propre histoire familiale, Akerman donne à penser la question de l’altérité en repartant d’un événement historique raciste, dont elle témoigne dans une situation de quasi-immédiateté. Elle compare et rapporte le racisme nord-américain et le suprématisme blanc à l’antisémitisme qu’elle relie à une certaine identité chrétienne15. Cette comparaison accroît la charge affective liée à la reconstitution de cette scène primitive du rejet de l’altérité sous toutes ses formes.
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De l’autre côté non seulement articule un point de vue depuis la frontière, mais filme littéralement entre le mur qui sépare les États-Unis et le Mexique, soulignant les dangers mortels de son franchissement16. Prenons une scène exemplaire de cette expérience de la dualité : des immigrants mexicains refoulés sont réunis autour d’une table et d’un repas offert par l’équipe de réalisation, qui les a recueillis à la frontière qu’ils n’ont pas réussi à franchir ; ils évoquent les difficultés psychologiques, matérielles et économiques du passage de la frontière, l’un des immigrants essuyant ses larmes. La caméra en plan fixe filme avec une certaine distance une situation d’échec, un immigrant qui s’exprime en tant que porte-parole de sa communauté s’adressant à l’équipe de tournage. La scène du repas est une scène de commensalité : on partage, on échange, on discute, on crée du lien affectif, qui dépasse le contexte du tournage du film. Dans ce plan fixe, les refoulés mexicains s’adressent à la caméra, cherchant à faire passer par-delà la frontière non franchie leur discours : la frontière n’est plus seulement le point de vue de la caméra, mais devient celui du discours des Mexicains. Ce point de vue paradoxal, orienté par le géographique et le discursif, suscite une relation d’empathie qui interpelle le spectateur.
La frontière, incarnée ici par des murs qui sont parfois hérissés de barbelés, est filmée comme s’il s’agissait d’un camp de concentration, référence incontournable pour Chantal Akerman quand elle pense la question des frontières comme un rejet de l’altérité. En effet, le film articule la problématique de la frontière à une logique d’extermination. Suite à de nombreux plans-séquences centrés de jour comme de nuit sur le mur, qui soulignent son infranchissabilité, une scène d’évasion est filmée (nous ne savons pas si celle-ci est mise en scène ou tournée sur le vif) : la caméra, à l’avant d’une voiture, filme de nuit la route et le mur, en plan subjectif ; le plan qui n’est pas fixe oscille comme s’il s’agissait d’une caméra participante, en ce sens que l’instance participe à l’événement, voire le provoque : ici, le sujet filmant semble intégré à l’action, au point où il pourrait en être l’initiateur, c’est-à-dire celui par qui se produit la tentative d’évasion. Auparavant, la caméra montrait la situation des immigrants et le motif du mur avec une certaine distance ; à présent, la caméra est prise dans la situation qu’elle filme, qui correspond à celle d’une proie mise en danger par des dispositifs de sécurité et une situation de traque.
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Là-bas est tourné dans un appartement loué par Chantal Akerman à Tel-Aviv, et en partie au bord de la mer17. Nous pourrions nous attendre à une réflexion sur les camps et l’histoire de l’occupation de la Palestine, mais explicitement il n’en est rien. Le dispositif mis en place par le film, à l’exception des séquences tournées au bord de la mer, repose sur un plan fixe qui cadre, depuis une fenêtre, l’appartement qui fait face et dont les deux derniers étages sont occupés par un couple – qui arrose les plantes, boit un café, scènes d’une banalité quotidienne qui constituent le motif principal du film. Cette séquence est filmée à travers des persiennes qui voilent et dévoilent la scène filmée, le voile masquant et rapprochant, révélant et dissimulant l’objet du regard (à l’image du rideau dans le temple de Jérusalem qui barre et tout à la fois donne accès au rouleau de la Torah). Le point de vue de la caméra, qui n’est pas seulement en retrait, discrète mais littéralement cachée, pourrait se rapprocher d’un regard voyeuriste (où l’on jouit de voir sans être vu – mais ici avec une certaine indifférence par rapport au sujet filmé, comme si l’objet de la pulsion n’était pas encore fixé). Mais à la différence de la dynamique voyeuriste, qui efface tous les indices de la présence du regard du sujet désirant, le film repose sur un dispositif de surcadrage, multipliant les références à l’écran de cinéma : en l’occurrence, les fenêtres, les persiennes, les ouvertures, les cadres dans le cadre qui créent un dehors au sein même de la surface du plan.
Cette modalité paradoxale d’un regard voyeuriste et détaché est articulée à une théâtralisation de l’apparition d’une voix off, qui laisse place ensuite à une voix over surplombante – cette dernière situant et explicitant la discussion téléphonique que le spectateur vient d’entendre. Une ambiguïté des régimes de voix s’instaure, déstabilisant le point de vue à travers lequel la scène est appréhendée. D’abord, le son ambiant est in dans l’appartement de Chantal Akerman. Puis intervient subitement, comme par un coup de théâtre, un appel téléphonique, qui est enregistré indépendamment de la situation du tournage : Chantal Akerman s’entretient avec une proche (« Non non je me remets. […] Non, je te rassure, je me remets. »). La conversation est reprise et déplacée à travers une voix explicitement construite comme over : on comprend alors que Chantal Akerman donnait de ses nouvelles, suite au suicide de sa tante à Bruxelles, qu’elle relie au suicide de la mère d’un ami à Tel-Aviv. Elle poursuit, over : « Pourquoi s’est-elle suicidée à Tel-Aviv un jour de pluie la mère d’Amos ? À peu près à la même époque, ma tante Ruth s’est suicidée un jour de faible soleil, à Bruxelles. On se suicide partout. S’agissait-il pour toutes les deux d’une sorte d’exil où qu’elles soient ? Des femmes qui rêvaient de quelque chose. De quoi ? Elles ne le savaient sans doute pas. »18 Le lien entre ces deux suicides, souligné par la voix over, devient le moyen par lequel l’exil est appréhendé, ce qui permet de faire le lien entre Tel-Aviv et Bruxelles. En quoi le suicide constitue-t-il un exil ? Et comment faut-il ici entendre le terme d’exil ? Cette situation de détresse et de bannissement (exsilium, ex-salio) concerne sans aucun doute la question des frontières et de l’ailleurs, comme le signifie bien le titre du film : Là-bas. L’exterritorialité constitue toujours une violence, un arrachement qui peut conduire jusqu’au suicide, représentant son point extrême, une chute, peut-être une solution. Là encore, l’ailleurs est énoncé dans un ici et un maintenant, qui représente le moment de l’affect pour Chantal Akerman. L’exil constitue aussi une figure de l’intériorité dans Là-bas : c’est-à-dire la transformation de soi, le devenir-autre, la sortie de l’emplacement – autrement dit, sortir d’ici même pour rejoindre l’ailleurs promis, espéré, attendu, la terre promise qui s’apparente à un rêve.
Là-bas ne met pas seulement en scène la question du voile mais rejoue aussi celle du mur. En effet, là-bas est un lieu inaccessible en dehors de la mise en scène cinématographique des persiennes, la relation impossible étant médiée par un espace de séparation et d’ouverture (à l’image des nombreuses « fenêtres » cadrées dans le film). Les persiennes sont ici une représentation symbolique des frontières et de leur franchissement, qui peuvent également renvoyer à l’obturateur de la caméra (et à la production d’une image subjective sans laquelle le mouvement apparent ne saurait se constituer). Le film est aussi construit sur une polarité d’espaces : l’intériorité de l’appartement et l’immensité de la mer, ici montrée comme banale dans son occupation quotidienne. Les plans sur la mer représentent un faux ailleurs qui ne se situe pas là-bas : ce qui est montré, c’est la banalité de gens qui se promènent, déambulent, flânent – autrement dit, les loisirs conçus d’un point de vue occidental. Cette représentation de la mer qui aurait pu signifier l’ailleurs indique ici au contraire la platitude, la clôture, voire l’inéluctabilité du même.
L’exil passe aussi par une division entre la voix over et l’image, l’espoir d’un horizon ouvert et l’enfermement dans un quotidien forclos. Sans voix over, plus de terre promise.
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Quel est donc le statut de la voix over dans les films de Chantal Akerman, en s’en tenant à cette série documentaire ? Certes, dans D’Est, il n’y a pas de voix over et celle-ci n’intervient que dans la séquence finale de De l’autre côté. Mais la voix over, elle aussi, est traversée par l’ambiguïté de son énonciation dans le cinéma de Chantal Akerman, qui déjoue son utilisation classique comme « voix de Dieu » occupant une position de surplomb. La voix over ici devient une voix de l’affect : elle s’exprime d’un lieu qui marque le trouble et la déchirure du sujet, tout en explicitant les situations exposées ou en s’y confrontant. Cette voix over est toujours portée et assumée par Chantal Akerman elle-même qui simultanément subjectivise une situation et généralise un affect. La frontière en tant que division ou scission du sujet s’incarne et s’exprime chez Chantal Akerman à travers la voix d’un sujet over – c’est-à-dire une voix à la fois soufflée (reposant d’ailleurs souvent sur des textes écrits par la réalisatrice au préalable) et énoncée subjectivement. Le souffleur, c’est peut-être là la voie suivie par Akerman quand elle s’adresse à l’ailleurs.