Boris Lehman

Chantal Akerman : questions personnelles

Ça y est. Le ciel s’est assombri.

Comme une traînée de poudre la nouvelle de la mort – du suicide – de Chantal s’est répandue. On est tous dans un état de choc. On me téléphone, on envoie des condoléances dans ma boîte, pour me demander pourquoi où quand quoi comment et maintenant d’écrire un texte. Me prend-on pour le grand frère ? Fais-je partie de la famille Akerman ?

Oui, il y a cinquante ans, peut-être. Mes parents, ses parents, les parents de Samy (Szlingerbaum) aussi, étaient tous venus de Pologne, s’étaient enfuis, à la montée du nazisme, dans les années 30, et réfugiés en Belgique, dans un pays qui les accueillait, mais qui ne devait être qu’un transit pour aller ailleurs, en Amérique, pays de liberté où l’on pouvait recommencer une vie. Mais comme on le sait, pour beaucoup ce transit aura duré toute la vie.

Les parents de Chantal travaillaient dans la couture et la confection, les parents de Samy également, et mon père était fourreur. Ils se connaissaient. Le grand père de Chantal était cantor et mon grand père était rabbin. Il y avait du religieux là dedans et il n’était pas conseillé de faire du cinéma.

Pourtant, j’ai commencé à en faire à l’âge de 14 ans. Chantal un peu plus tard et Samy encore un peu après. Samy a participé à plusieurs de mes films (il n’avait pas fait d’école de cinéma), il a aussi beaucoup appris de Chantal (ils ont fait un film ensemble, le 15/8) puis il a fait ses propres films, j’ai joué le rôle de son père dans Bruxelles Transit. Chantal a figuré dans mon film Album 1, j’ai joué dans Toute une nuit (mais Chantal m’a supprimé au montage) et quand j’ai organisé la première projection publique de Magnum Begynasium Bruxellense, elle est venue présenter le film. Dans Mes entretiens filmés, il y avait un chapitre prévu avec elle, qui devait chanter la chanson de son film Golden Eighties mais ça ne s’est pas fait. Rendez-vous raté.

Nous allions ensemble au festival du film souterrain à Londres (National Film Theatre) et encore au festival du film expérimental à Knokke, bien à l’aise au milieu des stars de l’underground.

Et puis le temps a passé, Samy est mort (du sida à l’âge de 37 ans !). Nous avons pris des chemins différents. Elle, décidée, culottée, ambitieuse, et moi avec mes peurs, ma culpabilité et ma timidité, qui m’ont fait rester dans l’ombre. Cette quasi-clandestinité m’a protégé, tandis que Chantal elle, a dû subir tous les inconvénients de la célébrité.

Notre amitié, notre complicité, s’est alors interrompue, s’est presque dissoute, nous n’avons plus fait que nous croiser. Mais l’éloignement, le proche et le lointain, ont toujours été pour Chantal sa façon de communiquer. Le cas le plus flagrant, c’est avec sa mère, dès News from Home, jusque dans son dernier opus.

Je me souviens, j’étais souvent près d’elle, aux moments cruciaux de sa vie, et en même temps loin d’elle parce que Chantal ne s’occupait que d’elle-même, elle allait peu voir les films des autres. Très sûre de son talent, elle était une espèce de vampire, fâchée de ne pas avoir remporté le prix pour Je tu il elle, je ne sais plus dans quel festival. J’ai vu souvent Chantal pleurer. C’était au centre culturel Jacques Franck, on avait « saboté » la fin de son film. Le film avait tout simplement cassé.

Je me souviens, qu’après une première d’un de mes films, le verglas nous a surpris, nous ne pouvions plus rentrer chez nous et que nous avons dû glisser à quatre pattes jusque dans l’appartement d’une amie…

À la première des Rendez-vous d’Anna à Paris, c’est Aurore Clément qui est sortie de la salle en pleurant, tant les spectateurs hurlaient durant toute la projection, invectivant directement l’actrice.

À la première mondiale de Jeanne Dielman à Cannes, une bonne moitié de la salle se vidait, et à la discussion, Marguerite Duras était intervenue pour critiquer la fin du film où Delphine Seyrig-Jeanne Dielman tue à coups de ciseaux l’homme avec qui elle venait de faire l’amour. Mais jamais Chantal ne se laissait faire.

À la dernière biennale de Venise où elle montrait son installation (Now) elle n’est pas venue. À Locarno, c’est moi qui ne suis pas allé.

Mais j’étais encore au Palais des Beaux-Arts, en mai 2013, où elle présentait Maniac Shadows. Elle y fit une performance peu banale, de lire de la première page à la dernière (mais elle n’arriva pas jusqu’au bout) son livre non encore publié sur sa mère : Ma mère rit.

Ne sachant plus où se poser, elle faisait le voyage des juives errantes, sa diaspora à elle, au Mexique chez sa sœur, en Israël, à New York, à Paris, à Bruxelles, s’enfermant dans les trains, les avions, les hôtels, les appartements. Fumant.

De quoi devenir folle. La folie est très présente dans ses films.

Elle aura bouclé la boucle, fait ce dont elle avait rêvé depuis son premier court métrage, Saute ma ville, l’histoire d’un suicide (au gaz) où elle joue son propre rôle. Mais dans le film, elle avait 18 ans ! C’était quelque chose de joyeux, de joyeusement iconoclaste et utopique

La réalité est moins drôle. Elle était au bout du rouleau. Après la mort de sa mère (à l’âge de 86 ans), à laquelle elle s’était de plus en plus attachée, qui donnait le sens à sa vie et à ses œuvres, elle se disait, qu’est ce que je vais encore pouvoir faire.

Sa mort nous a surpris. Elle est venue comme un dernier « événement », inattendu.

J’y vois une curieuse coïncidence, une correspondance en tout cas avec les suicides d’Eustache (La maman et la putain) et de Werner Fassbinder (Querelle de Brest).

Je me souviens…

C’était au début des années 70, en pleine nouvelle vague, époque des grands bouleversements sociaux, des mouvements féministes. Chantal tournait de façon encore artisanale, dans la plus grande discrétion, avec insouciance et passion, le film qui allait la rendre célèbre, du jour au lendemain : Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles avec Delphine Seyrig. J’étais sur le tournage, photographe de plateau. Chaque action filmée durait plusieurs minutes, le film allait atteindre une durée inhabituelle de trois heures vingt minutes. Mais ça ne lui faisait pas peur. Le film fut présenté à la quinzaine des réalisateurs, au festival de Cannes en 1975.

L’histoire tient en quelques lignes : trois jours de la vie d’une femme ordinaire, ses gestes quotidiens, faire à manger, faire la vaisselle, dîner, ranger, cirer des chaussures, s’habiller, se coiffer… Le bruit des portes, les lumières qu’on allumait et éteignait, les pas répétés sur le plancher… tout cela nous – me – fascinait.

C’était un temps de radicalité formelle, bien apprise chez les expérimentateurs américains : plans fixes, frontaux, sans contrechamp, enregistrant les actions en durée réelle (on le voit aussi dans beaucoup de films de cette époque, ceux de Wim Wenders, de Bela Tarr, de Godard, de Straub, de Garell, les miens…).

J’ai été quelquefois déçu par la suite, avec ses installations, par certaines de ses fictions plus commerciales (Un divan à New York, Nuit et jour, Demain on déménage, La folie Almayer, malgré le premier plan, formidable, et le dernier, génial…) mais je suis resté ébloui par D’Est, par l’intelligence de Sud, de Là-bas, j’ai adoré Toute une nuit, La captive, Histoires d’Amérique, J’ai faim, j’ai froid et bien d’autres encore.

Il faudrait des pages entières pour parler de ses films. Les journaux français ne tarissent pas d’éloges mais chez nous, en Belgique, les détracteurs n’ont pas manqué, qui comparent son cinéma à de la masturbation intellectuelle, à quelque chose de chiant, d’agaçant et de soporifique ; la télévision belge parlait encore récemment d’une « cinéaste qui n’a jamais trouvé son public ! »)

Lorsque moi-même je lui envoyai un message en octobre 2012 pour qu’elle vienne figurer à mes « funérailles filmées », elle me répondit sèchement : « Tu m’as fait peur, idiot, tu m’as donné la chair de poule, franchement arrête, Chantal ».

Dans un palmarès (organisé par la revue Sight and Sound en 2015) des 50 meilleurs films de tous les temps, on trouve – seule femme nominée et la plus jeune (24 ans) – Jeanne Dielman en 37e position.