Chantal Akerman ou les performances du moi
Nous la rencontrons pour la première fois sous les traits d’une adolescente pimpante, un bouquet de fleurs à la main. Elle court dans les étages d’un HLM, chantonnant une mélodie, de plus en plus effrénée. À peine arrivée dans une cuisine étroite, elle s’adonne à d’étranges rites domestiques : casseroles, poêles et boîtes de maïzena sont flanquées par terre, pour être aussitôt arrosées d’eau. Son cirage de chaussures déborde sur les mollets, qu’elle brosse avec fureur. Ça fait mal. Mais pourquoi donc met-elle de l’adhésif sur la porte, les fenêtres ? Et quelle est cette voix qui rit et hurle sur la bande-son ? Une dernière danse, déchaînée, avant qu’elle ne mette le feu à une lettre, se penche sur la cuisinière, et ouvre le gaz. Arrêt sur image, puis un plan noir, insupportablement long. Boum ! La voix, qui était silencieuse pendant l’acte suicidaire, fredonne quelques notes avant de s’éteindre à jamais.
Avec Saute ma ville, son premier court-métrage, réalisé en 1968 à l’aide d’une caméra empruntée, Chantal Akerman fait une entrée explosive dans le monde du cinéma. Abandonné dans un laboratoire pendant plusieurs années, le film se fera remarquer dans l’émission d’Eric de Kuyper, De Andere Film, et sera sélectionné pour le festival d’Oberhausen. Rétrospectivement, il annonce maintes caractéristiques de l’œuvre à venir : sa fascination pour l’ordinaire et l’espace domestique, la coexistence entre modes tragiques et comiques, sa « capacité à capter une vibration intérieure des matières, un tremblé imperceptible des gestes »1. Mais ce petit film de treize minutes introduit aussi un corps, une voix, une présence, qui prennent possession de nous longtemps après la fin de son visionnement. Car c’est Chantal Akerman elle-même, âgée de 18 ans, qui s’expose ainsi devant la caméra, intrépide, enragée, inoubliable. Si sa réputation de cinéaste, écrivaine et pionnière des installations vidéo est établie depuis longtemps, a-t-on accordé assez d’attention à une autre facette de cette artiste polyvalente, intrinsèque à son œuvre : celle d’actrice ? La Chantal Akerman derrière l’objectif nous fait-elle négliger celle qui se présente, corps et voix, à l’écran ?
Certes, à première vue, son travail d’actrice semble se réduire à quelques films, pour la plupart des courts métrages : Saute ma ville (1968), L’enfant aimé ou je joue à être une femme mariée (1971), La chambre (1972), Je tu il elle (1974), L’homme à la valise (1983) et Family Business (1984). Or sa présence à l’écran, qu’elle soit incarnée ou désincarnée, hante de nombreux films d’Akerman : de manière ironique dans Jeanne Dielman (1975) où elle prête voix à la voisine qui laisse son bébé à Jeanne, la matraquant de platitudes sur la vie domestique ; toujours désincarnée dans News from Home (1976) où elle lit les lettres de sa mère sur un ton psalmodique ; en conversation avec des grand-mères survivantes de la Shoah dans le documentaire Aujourd’hui, dis-moi (1982) ; dansant et chantant avec ses acteurs dans Les années 80 (1983) ; ou en conversation avec Pina Bausch dans Un jour Pina m’a demandé (1983). Sans oublier ses ludiques autoportraits des années 1980 et 1990 – Lettre d’une cinéaste : Chantal Akerman (1984), Portraits d’une paresseuse (1986), Chantal Akerman par Chantal Akerman (1996) – ni le rôle plus ou moins central qu’elle occupe dans des documentaires expérimentaux comme Là-bas (2006) et le poignant No Home Movie (2015). En effet, de son premier film à son dernier, Akerman fait corps avec son œuvre, brouillant les pistes entre autobiographie et fiction, récit et documentaire, moi et autre. Poursuivies sur plus de quatre décennies, ces performances du moi nous offrent un autre regard sur le travail si singulier de la réalisatrice dont il s’agira ici de dégager quelques points forts.
Performance, perception, plaisir
Le cinéma radical d’Akerman, on le sait, a été façonné avant tout par la néo-avant-garde américaine qu’elle découvre lors de deux séjours à New York au courant des années 1970. C’est sous l’égide de Babette Mangolte, photographe de spectacles de danse et de théâtre expérimentaux, que la jeune cinéaste s’immerge dans l’effervescente culture underground qui, à travers médias et genres, balaye les conventions artistiques : la musique aléatoire de John Cage et les structures répétitives de Philip Glass ; l’art minimaliste de Donald Judd et Robert Morris ; les chorégraphies antispectaculaires du Judson Dance Theater. Mais ce qui compte le plus pour elle, c’est le cinéma structurel minimaliste de cinéastes comme Andy Warhol et Michael Snow, qui privilégient des phénomènes de perception aux dépens de la narration et du récit2. Deux films en particulier de cette décennie fertile témoignent des influences new-yorkaises tout en signalant la fusion entre expérimentation formelle et narration qui caractérisera son propre travail : son premier film à New York, La chambre, et son premier long métrage de fiction, réalisé lors de son retour à Bruxelles en 1974, Je tu il elle. Deux films où Chantal Akerman apparaît devant la caméra, son travail d’actrice explorant les possibilités expressives du corps dans un espace-temps restreint.
Inspiré par l’hypnotique La région centrale (1971) de Snow, film expérimental qu’Akerman avait vu avec Mangolte à Anthology Film Archives, La chambre se présente avant tout comme une expérience formelle : capter, de manière quasi mécanique, un intérieur domestique par le biais d’un mouvement continu de caméra. Tournant autour de son propre axe – trois tours complets à 360 degrés suivis de trois demi-tours, chacun en sens inverse du précédent – la caméra enregistre le modeste mobilier d’une chambre de Soho, habitée par la cinéaste en cet hiver 1972. Lit en bois, table avec restes d’un petit déjeuner, bouilloire, secrétaire couvert de bric-à-brac, bas qui pendent – jolie nature morte en mouvement s’il n’y avait pas la présence de Chantal, enfouie dans son lit, adoptant un geste ou une position différents à chaque tour de la caméra. Tout d’abord elle balance la tête, regardant directement la caméra avec ses beaux yeux bleus presque transparents. Au deuxième tour, c’est son corps entier qui se balance voluptueusement, une main encerclant son visage, l’autre cachée sous la couverture. Au premier abord, la gestuelle de l’actrice peut paraître équivoque, mais la tension de son corps moulé par les draps, puis son relâchement, laissent peu de doute sur ce qui se fait – ou se joue ? – ici sous l’œil de la camerawoman Mangolte, qui, comme nous les spectateurs, devient témoin d’un acte sensuel rarement représenté au cinéma. Le texte préparatoire pour La chambre, sous forme d’une lettre à un(e) amant(e) absent(e), met d’ailleurs clairement en mots ce qui reste assez discret à l’écran : « je me suis recouchée sur le ventre et j’ai commencé à me masturber violemment »3. « Aujourd’hui le film se lit moins comme un hommage à Michael Snow », commente Mangolte, « que comme une métaphore sur le pouvoir sensuel de ce qui est caché. […] Le film existe en tant que film à cause du pouvoir de suggestion de l’actrice aux gestes ambigus »4.
Dans sa combinaison d’un mouvement à vitesse constante de la caméra et l’improvisation de l’actrice, La chambre crée une tension entre la rigidité du dispositif et l’imprévisibilité de la performance, la répétition et la variation, le concept et la vie. À peine avons-nous commencé à déchiffrer la gestuelle de l’actrice que son image se dérobe à notre vue, l’œil de la caméra continuant son mouvement mécanique. Ainsi, le travail de la caméra entrave en permanence notre désir de faire sens, nous forçant à adopter une attention plus flottante qui ne distingue plus entre l’animé et l’inanimé ; à abandonner notre regard anthropocentrique en faveur d’une perception plus attentive aux détails et textures du monde des choses – le velours rouge du fauteuil, le mur en briques apparentes, un petit cœur découpé sur le dossier de la chaise en fer… Proche du performance art des années 1960 et 1970 qui lui aussi nivelle les différences entre l’objet et l’humain, La chambre brouille les frontières entre reportage et auto-portrait, car il est difficile à dire si c’est la personne Chantal Akerman ou l’actrice qui se livre ici dans son intimité.(Fig.1)
Deux ans plus tard, Je tu il elle poursuit ces interrogations cinématographiques au sein d’un espace-temps plus complexe et ancré plus manifestement dans le domaine de la fiction. Avec son esthétique dédramatisée et son rejet du voyeurisme spectatoriel, le film évoque les recherches de la chorégraphe, cinéaste et danseuse avant-gardiste Yvonne Rainer, l’une des figures clés de la Nouvelle Danse Américaine5. À rebours de la virtuosité exigée par la danse classique, le travail de Rainer met l’accent sur les activités simples du corps engagé dans son environnement quotidien. Dans les notes de programme accompagnant son spectacle The Mind is a Muscle (L’esprit est un muscle, 1966–1968), une pièce en plusieurs volets pour sept danseurs, elle explique :
« Ma préoccupation générale est de révéler les personnes dans leurs différentes activités – seules, entre elles, avec des objets – et de rapprocher la qualité du corps humain de celle des objets, en l’éloignant de l’hyper-stylisation des danseurs »6.
Le célèbre premier volet de la pièce, Trio A – initialement dansée par la chorégraphe elle-même, David Gordon et Steve Paxton – met l’accent sur la présence dans le temps d’un corps réel et physique7. La danseuse sautille, se roule par terre, marche, lève un bras, tout son être absorbé par ces activités minimalistes. De manière comparable, dans la première partie de Je tu il elle, « Le temps de la subjectivité », la réalisatrice-actrice Akerman explore avec le plus de détails possible les postures, gestes et attitudes du corps féminin dans l’espace clos d’une studette. Mais contrairement à la fluidité des mouvements de Rainer, exsudant un air de joyeuse liberté, la gestuelle saccadée d’Akerman dans Je tu il elle fait montre d’une profonde aliénation. Loin des gestes sensuels et de l’air moqueur qui caractérisaient sa performance dans La chambre, le personnage qu’elle incarne ici semble dissocié d’elle-même, à l’image de la voix off désynchronisée, souvent en décalage sémantique avec l’image. Dès le premier plan, le dos tourné à l’objectif, la jeune femme semble afficher son droit d’opacité par rapport au spectateur, « sa volonté de se dérober à notre regard chosifiant »8. Lors de longs fondus enchaînés, sa silhouette, avalée par l’obscurité et fusionnant avec les contours de la pièce, se transforme en une forme quasi abstraite. Jamais peut-être la dépression, comprise comme une perte fondamentale de soi, n’a-t-elle été jouée de manière aussi viscérale que par l’actrice Akerman, âgée de 24 ans. Ses gestes frénétiques lorsqu’elle déplace les meubles de la chambre, son écriture et réécriture de lettres – par la suite épinglées au sol –, les coups agressifs de sa petite cuillère puisant dans un paquet de sucre et la manière mécanique dont elle se gorge de cette seule denrée, tout ici nous parle d’une existence piégée dans une répétition compulsive. Accroupie sur le sol, allongée sur un matelas, immobile en plein jour, le personnage incarné par la cinéaste « pose geste après geste […] avec une sorte de décision secrète, un désespoir muet proche du hurlement ».9
Or, comme auparavant dans La chambre, ce dérangeant portrait de détresse juvénile culmine dans une affirmation du plaisir féminin, tout sauf discret cette fois-ci. Il s’agit bien évidemment de la très audacieuse scène d’amour entre Akerman et Claire Wauthion, longue de quelque dix minutes, qui domine la troisième partie de Je tu il elle, « Le temps de la relation ». Filmée à une époque où les représentations de l’homosexualité se réduisaient principalement aux œuvres militantes10, cette représentation crue de l’amour lesbien reste inédite dans le cinéma des années 1970 ; on cherchera en vain son pareil, même à ce jour. Évitant toute vision romantique de l’amour lesbien, Akerman fait la lumière sur la matérialité concrète des corps féminins qui s’entrechoquent dans une chorégraphie de membres imbriqués et de cheveux flottants. Accentués par le son amplifié, la respiration haletante des deux jeunes femmes, le bruit de leurs corps se heurtant comme dans une lutte et enfin le bruissement des draps froissés participent à la pureté brute de l’acte physique. À l’instar de Saute ma ville, une petite voix fredonnante se mêle à ce que Jean Narboni appelle « une turbulence sonore à la limite de la formation de mots » dans le film11. Quelque quatre minutes après le début de la scène, un plan rapproché des étreintes et caresses des amantes sert de prélude au cunnilingus offert par Wauthion à Akerman, filmé de nouveau en un plan d’ensemble, avec une caméra positionnée à quelques mètres du lit.
Malgré son refus du voyeurisme, souvent signalé par la critique12, la scène reste tout de même d’une grande audace visuelle. Il suffit de comparer les performances d’Akerman et de Wauthion à la scène de sexe controversée dans La vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013) pour mesurer le courage des deux actrices. Pas de fausse peau et de moulage de sexe ici pour simuler l’acte sexuel13, mais aussi nulle suspicion de maltraitance des actrices, car la réalisatrice Akerman ne demande rien à sa co-actrice Wauthion qu’elle n’est prête à faire elle-même. Être réalisatrice-actrice, Akerman nous le montre sans compromis, c’est avant tout donner de sa propre chair, de son propre corps.(Fig.2)
Slapstick au féminin, burlesque subversif
Akerman se faisant exploser, Akerman aliénée, Akerman payant de sa personne – tout en insistant sur son audace, n’oublions pas un autre trait fondamental, étroitement lié à cette actrice singulière : son côté « clown triste », comme l&apos ;appelait Sylvie Testud, l’une des actrices fétiches d’Akerman14. En effet, peut-être, l’image d’Akerman en tant qu’interprète dans la période des années 1960 à 1980 qui reste la plus empreinte dans nos souvenirs est celle d’un personnage gauche, attachant, décalé par rapport à la société qu’elle habite. Jonas Mekas, l’un de ses amis de la période new-yorkaise, avait bien saisi le talent burlesque de l’actrice lorsqu’il appelait Saute ma ville son « film Chaplin »15. Etant donné les nombreux traits qui la lient au grand poète du burlesque – le côté drôle et anarchique de certaines de ses performances, sa grande beauté toujours présente derrière la maladresse, sa révolte contre les systèmes d’une pensée toute faite, son statut de cinéaste-actrice jouant dans ses propres films – , il n’est guère surprenant qu’Akerman se soit elle-même qualifiée de « Charlie Chaplin féminin » dans un entretien avec Elisabeth Lebovici, où elle réfléchit sur son rapport avec son propre corps16. Dans son autoportrait écrit, Chantal Akerman : Autoportrait en cinéaste (publié à l’occasion de la rétrospective de son travail au Centre Pompidou en 2004), la cinéaste revendique d’ailleurs explicitement être influencée par le burlesque dans son travail :
« Comique. Oui, j’ai envie de ça. Et du burlesque. Au cinéma, on peut tout se permettre, on peut casser des assiettes, cirer ses jambes, hurler pipi dans les escaliers. J’ai commencé par ça. Burlesque. Et tragique aussi. Ça finissait mal, commençait bien. Souvent ça commence mal et finit bien au cinéma. […] [L]e burlesque c’est subversif – surtout dans l’espace domestique – ma spécialité. C’est déranger l’ordre même en rangeant ».17
Rappelons avec Laurent Guido et Laurent Le Forestier que, dans le cinéma français, le terme « burlesque » change de définition au cours des années vingt, « lié à l’engouement pour le slapstick hollywoodien de Mack Sennett, Hal Roach, Harold Lloyd, Fatty Arbuckle et, surtout, Charlie Chaplin ». Il désigne désormais « une forme de comique qui repose non seulement sur l’exploration des potentialités expressives du mouvement corporel, mais aussi sur l’absurdité poétique de protagonistes en porte-à-faux avec l’univers social dans lequel ils évoluent »18. Dans Saute ma ville, des dispositifs comiques classiques tels que le glissement d’activités quotidiennes en un chaos anarchique, mis en scène par des acteurs comme Charlot ou le duo anglo-américain Laurel et Hardy, sont réinventés par Akerman pour son portrait troublant d’une adolescente révoltée. Dans un sens purement littéral, et selon la logique burlesque du renversement, ici mettre de l’ordre résulte en un désordre toujours plus grand. Mais « déranger l’ordre même tout en rangeant », pour reprendre la formulation d’Akerman citée ci-dessus, c’est aussi, plus profondément, faire éclater les codes de représentation complices avec l’asservissement des femmes dans la sphère domestique. Car la performance d’Akerman, nous l’avons compris, s’attaque au cœur même de l’ordre patriarcal : détourner en jeu anarchique le travail de la femme au foyer, bouleverser les rôles, les genres, et les rôles du genre – voici le côté subversif de son burlesque au féminin.(Fig.3)
Le slapstick comme forme de résistance féministe trouve son expression la plus soutenue dans un film peu connu d’Akerman, le dernier où elle occupe la position double de réalisatrice-actrice : L’homme à la valise (1983), une commande pour la série française Télévision de chambre. D’inspiration autobiographique, le film se focalise sur une anecdote de la vie de la cinéaste : sa cohabitation forcée avec un ami qui refuse de quitter l’appartement qu’elle lui avait prêté pendant une période d’absence. L’action commence par un carton rappelant les conventions du cinéma muet : « 1er jour. Après deux mois d’absence pendant lesquels j’avais prêté mon appartement à un ami, je rentre chez moi pour travailler ». Les premiers plans nous montrent Elle retournant dans son appartement, se réappropriant l’espace par une série d’actions rituelles : elle ouvre les volets, jette par la fenêtre des objets appartenant à l’ami, inspecte la cuisine, se coule un bain (qui déborde aussitôt…). « [C]ette réappropriation des lieux », Dick Tomasovic le signale, « passe par la mémoire du corps. Il faut retrouver les gestes qui vont avec l’endroit. Qui lui appartiennent »19. Mais ses rituels seront peine perdue, car, le deuxième jour, juste au moment où Elle se prépare à écrire, l’ami Henri (Jeffrey Kime) fait sa réapparition, sa présence importune déclenchant une série d’actions frénétiques. Sans piper mot, Elle déplace les meubles, sauve sa machine à écrire et se barricade dans sa chambre. Incapable d’écrire tant que l’homme ne sera pas parti, Elle oppose une résistance muette à l’intrus.
Comme Saute ma ville quinze ans plus tôt, L’homme à la valise emprunte son langage cinématographique aux conventions de la comédie burlesque. À l’instar de nombreux films de Charlot (pensons par exemple au duo formé par l’iconique petit vagabond et Big Jim dans The Gold Rush (La Ruée vers l’or, Charlie Chaplin, 1925)), l’effet comique repose avant tout sur le contraste flagrant entre les deux protagonistes : Il est grand et mince, Elle petite et ronde ; Il est vif et gai, Elle renfrognée et névrotique ; Il est élégant, Elle maladroite, aux prises avec des objets récalcitrants. Les usages du cinéma muet et du slapstick sont en outre évoqués dans les stratégies formelles du film : utilisation d’intertitres, performances stylisées, mouvements accélérés, contraste exagéré entre silence et bruit… Adoptant le point de vue féminin, le spectateur guette avec Elle les signes de la présence masculine – ses bruits dans la salle de bain, les clés dans la serrure, le cliquetis de la machine à écrire – le son hors-champ devenant l’indice principal de la colonisation de l’espace féminin par l’homme20.
Même lorsque l’ami est parti pendant plus de deux semaines, Elle est incapable de reprendre son travail et sa routine. Cloîtrée dans ses quatre murs, elle attend son retour. Avec ses rideaux hermétiquement fermés et son moniteur vidéo lié à une caméra de surveillance qui contrôle les va-et-vient de l’homme, l’espace féminin ressemble à une tour de garde ou à une cellule de prison, l’auto-confinement que s’impose le personnage évoquant l’univers concentrationnaire qui est présent dans tant d’autres films d’Akerman, de Jeanne Dielman à Demain on déménage (2004). Lorsque Henri revient le vingt-sixième jour, il se lance dans une période d’écriture frénétique. Elle, en revanche, veille dans sa chambre jonchée d’objets épars et de meubles renversés. Le vingt-huitième jour, nous entendons l’homme à la valise partir. La femme s’assied devant la machine à écrire, exactement dans la même position qu’au deuxième jour. Elle se met enfin à écrire.
Comédie légère, L’homme à la valise renvoie à de nombreuses préoccupations de l’œuvre akermanienne : le problème d’une routine troublée et la difficulté de s’adapter au changement ; l’emprisonnement volontaire d’un personnage féminin et ses relations conflictuelles avec le monde extérieur ; le désir de contrôle et le risque de perte de maîtrise ; la peur de la perte de soi dans la rencontre avec l’autre. Sous une forme burlesque, le film décline le thème de l’exil jadis exploré dans des œuvres comme News from Home ou Les rendez-vous d’Anna. Or, il ne s’agit plus ici d’un exil géographique ou culturel, mais plutôt genré et artistique : Elle s’exile dans son propre appartement, menacée par la présence masculine qui rend impossible toute création. Il serait peut-être tentant de lire L’homme à la valise comme une allégorie comique de la guerre entre les sexes ou une affirmation de l’identité lesbienne contre le couple hétérosexuel, qui, certes, devient un véritable objet de phobie dans le film. Mais ceci serait ignorer la dimension performative du film qui joue sur et se joue des oppositions stéréotypées entre l’homme et la femme – l’affirmation de soi masculine et l’hystérie féminine – sans pour autant en devenir complice. Plutôt que de tomber dans des binarismes réducteurs, ou de jouer un sexe contre l’autre, la performance d’Akerman exorcise les clichés de genre dans sa pitrerie burlesque. Quelque soixante ans après le célèbre essai de Virginia Woolf, A Room of One’s Own (Une chambre à soi, 1929), la cinéaste-actrice réitère la revendication de l’écrivaine qu’une femme doive disposer d’un espace autonome pour écrire, et relance, sous un mode humoristique, l’appel de Woolf pour une reconnaissance des femmes dans la création artistique. S’insérant une fois de plus dans la lignée de Charlot, dont on distingue clairement l’influence dans le jeu burlesque de l’actrice et les conventions cinématographiques, L’homme à la valise démontre non seulement qu’il y a une place pour les femmes dans le slapstick – genre majoritairement masculin –, mais que, tout comme leurs collègues masculins plus reconnus, elles écrivent des scénarios, font des films… et jouent les premiers rôles.(Fig.4)
Je est une autre
Tout en étant une œuvre de fiction, L’homme à la valise se réfère directement à la vie de Chantal Akerman : le film, nous l’avons évoqué, est basé sur une histoire qui est réellement arrivée à la cinéaste, qui se fait ici pour ainsi dire l’actrice de sa propre expérience. À plusieurs reprises, la musique – que ce soit une chanson chantée par Akerman ou la musique diégétique – évoque Golden Eighties (1986), comédie musicale que la cinéaste est alors en train de préparer. En outre, le fait que L’homme à la valise se déroule dans le même appartement que la séquence de clôture des Rendez-vous d’Anna (1978), où la cinéaste Anna (Aurore Clément) rentre enfin chez elle après une tournée promotionnelle pour son nouveau film, crée un lien entre les deux œuvres. Sorte de suite humoristique au Rendez-vous d’Anna, L’homme à la valise nous offre une nouvelle incarnation d’Akerman cinéaste, à la fois plus proche du moi biographique et distanciée par les traits exagérés du personnage et le jeu burlesque. L’élégante Aurore Clément des Rendez-vous d’Anna et le personnage féminin maladroit dans L’homme à la valise apparaissent comme deux versions de la réalisatrice : des doubles performatifs qu’Akerman met en scène sur un mode ludique et autofictionnel.
L’enchevêtrement entre autobiographie et fiction que nous avons observé dans L’homme à la valise est emblématique d’un glissement plus large entre sujet autobiographique et personnage joué qui caractérise toute l’œuvre d’Akerman. Notons par exemple que la lettre que reçoit la jeune fille au début de Saute ma ville, et qui deviendra l’instrument de son auto-destruction, est adressée à Chantal Akerman (l’adresse apparaît clairement sur l’enveloppe dans le plan où elle la récupère dans la boîte à lettres). De même, dans La chambre, le prénom de la cinéaste est visible sur une lettre épinglée sur le mur que nous apercevons lors des panoramiques de la caméra (est-ce une des lettres de sa mère qui deviendront le sujet de News from Home ?). En revanche, le nom de l’actrice Akerman est omis dans le générique parlé à la fin de Saute ma ville. De manière plus surprenante, le générique de Je tu il elle liste le nom fictif « Julie » comme étant celui de l’actrice principale. Stratégie facétieuse pour distancier l’actrice Akerman de son propre rôle ? Pour signaler au spectateur que, même si elle joue le rôle principal, il ne s’agit nullement d’un film autobiographique ?
Si les films où Akerman apparaît en tant qu’actrice brouillent les cartes entre vie et fiction, les frontières traditionnelles entre sujet autobiographique et personnage joué se voient déstabiliser davantage dans la série d’autoportraits des années 1980 et 1990 qui forment le pendant de ses rôles fictifs. Dans Lettre d’une cinéaste (1984) et Portrait d’une paresseuse (1986), la cinéaste apparaît dans son lit comme naguère dans La chambre, la mise en scène intime signalant une continuité entre les débuts d’Akerman réalisatrice-actrice et les idées sur le cinéma qu’elle développe dans ces deux auto-portraits, et qui sont abordées au sein même de son quotidien. Dans Chantal Akerman par Chantal Akerman (1996), la réalisatrice un brin chaotique qui nous fait part des difficultés à faire un film sur elle-même nous renvoie au personnage désordonné et drolatique de L’homme à la valise. Enfin, le personnage joué et la personne réelle semblent avoir fusionné dans une certaine mesure dans Chantal Akerman, de cá (Chantal Akerman, From Here, 2010), portrait intime d’Akerman des réalisateurs brésiliens Gustavo Beck et Leonardo Luiz Ferreira. En conversation avec Ferreira, la réalisatrice, perchée sur un coussin surdimensionné, apparaît mener une lutte burlesque avec le monde des objets : le verre qu’elle essaye de soulever semble collé contre la table ; elle boit des quantités invraisemblables d’eau ; manipule avec hésitation une cigarette avant de l’allumer, au grand désarroi de l’équipe de tournage qui lui rappelle en vain qu’il est interdit de fumer. Les mains gesticulantes de la réalisatrice, ses épaules haussées, son pied qui remue nerveusement, ses regards répétés vers le hors-champ où elle cherche à attirer l’attention d’un membre de l’équipe – tout le corps ici devient parlant, à l’instar du cinéma muet qu’elle aimait tant21. Dans la gestuelle indomptée de la réalisatrice âgée de 60 ans, nous retrouvons l’adolescente burlesque de Saute ma ville ; nous nous rappelons avec affection la jeune femme de Je tu il elle qui déplaçait les meubles et dévorait du sucre avant de partir pour un voyage de découverte de soi. Akerman a-t-elle intériorisé ses personnages à tel point qu’elle leur ressemble, ou plutôt, cette ressemblance est-elle l’ultime signe d’une subjectivité autobiographique qui, dès ses premiers films, nourrit son travail de cinéaste ? 22
Tangible dans le rapport entre Akerman cinéaste et Akerman interprète, cette perméabilité entre je et autre, sujet autobiographique et rôle joué, s’étend également aux nombreux doubles de la cinéaste, alter ego qui apparaissent à une époque où l’actrice Akerman se fait plus rare. À commencer bien sûr par l’Anna des Rendez-vous d’Anna, cinéaste itinérante au prénom qu’Akerman avait longtemps considéré comme étant le sien23. Mais aussi les deux jeunes femmes en quête d’expérience (Maria de Medeiros et Pascale Salkine) dans J’ai faim, j’ai froid (1984), dont les tribulations s’inspirent, selon le témoignage d’Akerman, de sa propre arrivée à Paris en 196824. Sans oublier l’adolescente rebelle (Circé Lethem) de Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1993), histoire du passage à l’âge adulte basée, comme l’exigeait la série Tous les garçons et les filles de leur âge, sur les souvenirs personnels de la réalisatrice. Cette mise en scène d’avatars se cristallise en l’inoubliable Sylvie Testud dans Demain on déménage, donnant corps et chair au personnage clownesque de Charlotte Wienstein, fille de rescapés de la Shoah qui peine à trouver l’inspiration pour une nouvelle érotique. Vêtue d’un pantalon trop large ou en pyjama, allumant cigarette sur cigarette, avec son air faussement sérieux et son corps maladroit qui se frotte au monde, le personnage de Charlotte emprunte autant à Akerman qu’au mythique Charlot, dont elle décline le nom au féminin. Double retour aux origines, le jeu burlesque de Testud fait hommage à l’apogée du slapstick, tout en se rattachant aux débuts d’Akerman, notamment dans la scène où, cherchant du café, elle jette négligemment casseroles et poêles hors de l’armoire comme le faisait jadis l’adolescente perturbée dans Saute ma ville25.
« Sylvie Testud […] c’est un peu mon Antoine Doinel », révèle l’artiste dans une interview avec Libération, faisant allusion à la célèbre collaboration entre Truffaut et son alter ego Jean-Pierre Léaud dans le cycle dit d’Antoine Doinel26. Même vague ressemblance, en effet, entre la réalisatrice et son actrice fétiche, mais surtout même glissement de l’autobiographie à la fiction dans ce film où la cinéaste accumule des références à sa propre vie : le tournage à Ménilmontant, quartier où Akerman habitait depuis de longues années ; l’opposition entre la première et deuxième génération des survivants de la Shoah qui imite la constellation de sa propre famille ; sans oublier le journal de la grand-mère de Charlotte, calqué sur celui de la grand-mère maternelle d’Akerman, Sidonie Ehrenberg, morte à Auschwitz en 1942. Portrait de l’artiste en jeune femme, comme Les rendez-vous d’Anna presque trente ans plus tôt, le film reconfigure l’expérience personnelle sur un mode fictionnel, nous invitant à lire la découverte de la voix artistique de Charlotte à la fin du film comme une mise en abyme de la carrière d’Akerman.
Les divers avatars féminins qui hantent le cinéma d’Akerman sont-ils le signe d’une résistance au passage du temps, comme l’a suggéré Jenny Chamarette27 ? Ou s’agit-il d’un rapport plus profond par rapport à l’autre, d’une extension de « l’idée même de l’autobiographique aux dimensions d’un devenir pluriel », pour reprendre l’expression de Cyril Béghin à propos de Chantal Akerman par Chantal Akerman ?28 Le jeu des doubles – ou peut-être faudrait-il dire le double en jeu – dans l’œuvre akermanienne, plus qu’une simple déstabilisation du moi biographique, se présente avant tout comme une forme d’hospitalité, une capacité de se projeter dans l’autre et de l’accueillir en nous. Cette volonté de se glisser et se dédoubler dans l’autre nous renvoie une fois de plus à Charlot, figure tutélaire des performances akermaniennes, qui lui aussi se dédoublait en maintes figures (le serveur anarchique, le pompier subversif, le dandy, le migrant, le chasseur d’or, l’ouvrier piégé dans un monde mécanique…), pour aboutir à son double rôle incarnant à la fois le dictateur Hynkel et l’amnésique barbier juif dans The Great Dictator (1940). Elle nous replonge dans l’univers du burlesque qui, rappelons-le, est intimement lié au théâtre yiddish et au music-hall. Anarchique et burlesque, vagabonde et rêveuse, une et multiple, Chantal Akerman avait la générosité de se donner intégralement, chair et corps, aux autres, avec les autres, tout en gardant la légèreté et la liberté du rire.
Ce qui reste
Un plan accéléré comme dans un slapstick : un visage apparaît comme dans un éclair, en un très gros plan, lumineux et radieux de beauté. Des yeux clairs, vifs, un peu tristes par moments. Elle écoute, répond doucement en voix off (non, ce n’est pas encore la voix rauque que nous lui connaîtrons plus tard…), le visage appuyé sur ses mains. Nous l’entendons chantonner un refrain romantique de Golden Eighties comme si elle faisait une déclaration d’amour. Durant deux minutes à peine dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1985) de son ami Philippe Garrel, nous assistons à un bref moment de bonheur dans un film de dérive. C’est Chantal. Elle sourit.(Fig.5)