Chantal Akerman, Cinéaste du présent
Chantal Akerman tourne son premier film, Saute ma Ville, en 1967. Elle avait dix-sept ans et le film porte sur l’explosion d’une cuisine comme suicide glorieux à l’aide d’une cuisinière à gaz et une allumette. Elle a fait remarquer que ce court-métrage était réalisé en réaction à son admiration pour le film Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. Lorsqu’elle arrive à New York en octobre 1971, à l’âge de vingt-et-un an, elle réagit à l’improviste au nouveau studio qu’elle occupe, qui était petit mais avec des fenêtres des deux côtés ; elle tourne un panoramique à 360 degrés pour le film La chambre, dans lequel elle reste allongée dans le lit, en hommage à La région centrale (1972) de Michael Snow, qu’elle a vu juste un mois avant de tourner son premier film à New York. Son second film est réalisé en réaction à un séjour d’un mois dans un hôtel dans l’Upper West Side (de Manhattan) pour les personnes nomades, Hotel Monterey, tourné en mai 1972. Bien que ces deux films de 1972 contiennent certains éléments de sa vie privée, en démontrant l’importance pour les femmes d’avoir, même brièvement, « une chambre à soi », ces films ne portent pas sur elle, mais sur la manière à travers laquelle les femmes devant sa caméra sont vues et se voient les unes les autres. L’attention porte sur des détails, qui semblent banaux et sans intention, et qui tout d’un coup se révèlent comme des exemples de la solitude que l’on éprouve dans la vie urbaine contemporaine, sans espoir de changement. Dans les années 1970, le féminisme est en plein développement en Europe et aux États-Unis, et cette énergie d’un objectif partagé par-delà des frontières canalise la créativité de Chantal Akerman.
De retour en Belgique, ses deux prochains films Je tu il elle (tourné en 1974 et sorti en 1976) et Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (tourné en 1975) sont devenus des monuments féministes car, au lieu de simplement documenter la réalité, les films de Chantal Akerman inventent des métaphores pour exprimer ce que c’est qu’être une femme. Aujourd’hui, les films d’Akerman proposent aux spectateurs la spécificité d’un moment d’autoréflexion, notamment le réarrangement des morceaux de sucre par terre dans Je tu il elle ou des moments qui peuvent durer toute la journée pour Jeanne Dielman, seule chez elle, en train de faire le ménage et d’attendre le retour de son fils de l’école.
Ses films sont tournés surtout sous forme d’une documentation de ce qui est là et on ne perçoit aucune interprétation. Cependant, en tant que cinéaste, elle utilise des acteurs qui apportent du charisme et de la maîtrise à ce qui est montré ; et ils sont remarquables par tout ce qu’ils font (ce qui est aussi son cas en tant qu’actrice dans Saute ma ville et dans Je tu il elle). Ses films sont tous des fictions jusqu’à son premier documentaire, News from Home, tourné à New York à la fin juin 1976, pendant un début d’été chaud et humide. Bien que le film ne paraît être qu’un documentaire, ce qu’on voit de la ville résonne dans les échos de la lecture des lettres que sa mère a envoyées d’Europe à la cinéaste à New York. Les lettres lui demandent de rentrer chez elle et lui reprochent de ne pas envoyer des images de ce qu’elle voit. Il se trouve qu’il n’est pas toujours facile d’oublier son chez soi lorsqu’on est en voyage, et l’opposition entre la solitude de New York et les inquiétudes que l’on entend dans la lecture des lettres crée un élément fictionnel extrêmement émouvant. Cet élément autobiographique est aussi une sorte de flashback, puisqu’il implique des lettres que la mère de la cinéaste lui a envoyées lorsqu’elle était à New York pour la première fois de 1971 à 1973, tandis que le film date de 1976. Deux temporalités se heurtent dans le film.
Le film News from Home symbolise de plusieurs manières l’élément le plus innovant du travail cinématographique d’Akerman, une objectivité apparente qui est en contradiction avec son trouble émotionnel intérieur. C’est la force de Jeanne Dielman, ainsi que de Toute une nuit, réalisé en 1982.
Les années 1980 ont été une décennie fascinante, pendant laquelle Akerman a expérimenté des formes différentes, comme la simple improvisation performative avec des airs musicaux dans Les années 80, suivi de Toute une nuit, un film très chargé émotionnellement, qui porte sur un désir de couple et d’amour pendant la nuit, et qui se passe dans différentes rues, des bars et des seuils de porte à Bruxelles. Ces deux films sont de bons exemples de la raison pour laquelle l’on peut dire qu’Akerman est la cinéaste du présent dans tous ses films, à la frontière avec la fiction, comme News from Home ou Toute une nuit et Jeanne Dielman. Le temps présent qui est capté au moment du tournage est tellement clair que, même si on voit le film quarante ans plus tard, on a l’impression que ce qu’on voit est en train de se dérouler devant nos yeux pour la première fois. On est au milieu de la journée, sans savoir quoi faire, comme c’est le cas du troisième matin de Jeanne Dielman, ou pendant la nuit lorsqu’on se dépêche pour rencontrer son amant et on découvre qu’il est déjà parti, et on pense qu’on l’a perdu dans Toute une nuit. D’une manière ou d’une autre, on s’identifie émotionnellement avec la femme sur l’écran, mais en même temps on se sent détaché d’elle. La cinéaste n’impose pas sur vous une réponse émotionnelle ; cela arrive par le poids du moment précis, lorsque Jeanne n’arrive pas à boire le café qu’elle vient de préparer, car ses pensées sont préoccupées par quelque chose qu’elle ne comprend pas.
Ce sens du temps présent dans le cinéma est plus puissant lorsqu’un film apparaît de manière plus objective. Il n’y a pas de dramatisation du moment, ni d’ellipses qui y font simplement allusion, puis passent aux conséquences, comme ceci est le cas dans les drames conventionnels. Bien au contraire, on est toujours dans un moment durant lequel rien de spécial n’a lieu. La caméra ne prend aucun parti, elle témoigne de ce qui est là sans point de vue d’interprétation qui catégoriserait le contexte de ce qu’on voit, comme la longue queue des gens en janvier, tremblants bien qu’emmitouflés dans des écharpes et des manteaux, en attendant le bus dans une rue de Moscou, ou des gens qui patientent dans des gares de train, sans avoir l’impression qu’un train va venir, comme dans D’Est… Tout ce que la cinéaste vous montre, ce sont des gens en déplacement mais qui sont bloqués.
Au début des années 1990, Chantal, qui est née en 1950 à Bruxelles de parents juifs nés en Pologne, a décidé d’aller à l’Est, afin d’observer ce qui se passait après la chute de l’URSS. Cette histoire personnelle est liée à la réalisation de D’Est (1993) et à son installation D’Est : au bord de la fiction (1995). La fiction avait déjà contaminé la forme documentaire de ses films, mais la tentative de réaliser deux travaux à partir du même matériel était encore nouvelle. Son impact porte sur les différences fondamentales entre l’observation des spectateurs dans une salle de cinéma et les visiteurs d’un espace muséal. L’installation consiste en trois salles, permettant au spectateur d’éprouver le film comme au cinéma, et procède ensuite à une installation qui déconstruit les réactions à ce qui vient d’être vu dans le film. Le visiteur de la galerie réagit différemment au même matériel et à son contenu émotionnel parce qu’il est présenté en lien avec d’autres références et qu’il évite des références temporelles et géographiques. Son aspect documentaire crée de l’empathie et de la cohérence sociale pour les spectateurs du film, tandis que l’installation permet une approche plus discursive à ce qui est vu et rassemblé, par exemple comme les scènes de l’Allemagne de l’Est à l’automne, Moscou en janvier ou la Pologne en novembre. L’expérience partagée au travers des frontières nationales est démontrée dans l’installation sur des écrans vidéo, qui contiennent des fragments du film qu’on peut voir dans la seconde salle, pendant que le film passe en boucle dans la première salle. La troisième salle est une déclaration artistique de la cinéaste, artiste d’installation, qui explique sa motivation et ses références.
Un bon exemple d’une image qui crée ce que j’ai appelé un effet du temps présent dans le cinéma d’Akerman, ce sont les vieux arbres abîmés par la tempête qui apparaissent plusieurs fois dans No Home Movie. Le vieil arbre survit seulement par ses racines bien implantées dans le sol vide du désert et, malgré le vent violent, l’arbre est encore là à la fin du film. On ne voit pas les racines, mais seulement la survie d’un arbre malgré le vent. Cette image est une des plus mémorables que Chantal Akerman a filmée avec sa petite caméra vidéo quelque part dans le désert de Negev, que l’on a pu voir dans sa dernière installation NOW, présentée à la biennale de Venise en 2015, son dernier travail réalisé l’année de sa mort.