Roland Cosandey

SCANDALE, Y ES-TU ?CINEMA. UNABHÄNGIGE SCHWEIZER ZEITSCHRIFT, No65 (‹ SKANDAL ›), SCHÜREN, MARBURG, 2020, 216 P., ILL. N. ET B.

La revue zurichoise cinema, sous-titrée Das Schweizer Filmjahrbuch, compose ses livraisons annuelles en retenant un sujet qui n’est pas tant une proposition de travail problématisée qu’une manière plus ou moins libre de faire décliner un thème par des auteur·e·s d’horizons divers. Ce parti pris aboutit naturellement à des contributions d’intérêts, de perspectives et de qualités aussi variables qu’hétérogènes, qu’il s’agisse de « Qualität » (2019), « Zukunft » (2018), « Problemzone » (2017), ou encore, avec le tout dernier numéro paru, de « Mut » (2021), une livraison traitant, à propos du cinéma suisse principalement, de ce qui relèverait du courage.

Avant d’aborder la proposition du numéro précédent, «Skandal», rappelons, pour le lecteur francophone, que cinema est riche d’une longue histoire. Elle remonte à Filmklub / Cinéclub, publié par la Fédération suisse des Guildes du film et Ciné-clubs (avril 1955 – hiver 1960/62 ; trimestriel dès 1960). La revue perd sa rédaction romande en 1959, puis devient cinema en 1961, d’abord sous l’égide de la Fédération suisse des ciné-clubs, puis dès 1974 d’une Arbeitsgemeinschaft Cinema. De trimestrielle, elle passe à la périodicité annuelle en 1983. Depuis 2004, elle est publiée en Allemagne par Schüren (Marburg), la maison qui édite la plupart des écrits universitaires suisses germanophones sur le cinéma. Elle bénéficie du soutien du Département fédéral de l’intérieur (Office fédéral de la culture) et du Seminar für Filmwissenschaft de l’Université de Zurich auquel l’Arbeitsgemeinschaft Cinema est librement rattaché, à la manière de Décadrages dans son lien à la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne.

De la défense du cinéma dans un champ culturel perçu comme un terrain à conquérir à la « Publizistik » cinématographique forgée sur les bancs de l’Université, les variations de la forme statutaire de la revue, de la composition de son comité de rédaction et de l’orientation de ses intérêts, reflète l’évolution de l’exercice critique sur le cinéma durant ces dernières septante-cinq années en Suisse, en dehors de la pratique proprement journalistique. On ne peut que souhaiter que cette publication fasse un jour l’objet d’une étude historique.

La livraison que nous avons sous les yeux, avant-dernière en date, comprend la traditionnelle revue de la production suisse, qui prend la forme, d’année en année, d’une consistante rubrique de notices rendant compte d’un choix de films récents. En l’occurrence, cinema paraissant en début d’année, en général lors des Journées cinématographiques de Soleure, le numéro en question concerne des productions achevées durant la période 2018–2019. Égrenant 39 titres, ce cahier permettra au lecteur romand qui ne se rend pas chaque année à Soleure de mesurer l’ampleur de son ignorance de ce qui se fait dans le pays.

Le phénomène désigné comme « scandale » ou « affaire » a fait l’objet, ces dernières années, d’une problématisation historique, dont on connaît deux manifestations proches : le numéro « Scandale ! Skandal ! » de la revue traverse (3 / 2015) et les études réunies dans Scandale & histoire (Lausanne, 2016), publications dirigées par François Vallotton et Malik Mazbouri, Professeurs à l’Unil. Les articles publiés par cinema ne font pas écho à une telle approche, qu’il serait intéressant d’appliquer à notre histoire du cinéma, du boycott des films de Veit Harlan entre 1951 et 1962, à l’« affaire » de Die Erschiessung des Landesverräters Ernst S. de Richard Dindo en 1977, en passant par la prétendue interdiction de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais et Jean Cayrol en 1956.

En l’occurrence, le terme de « scandale » est compris par chaque auteur-e à sa façon, ce qui fait de cette réunion de onze contributions principales un pot-pourri d’approches oscillant entre l’essai et la critique, avec quelques approches historiques largement menées de seconde main. On lira donc des considérations sur des films singuliers : L’Âge d’or de Buñuel et Dali, pour un énième récit de sa sortie bousculée (deux remarques : s’il fut interdit, ce n’est pas pour subversion communiste mais pour immoralité, et sa production ne releva pas de la commande, mais du mécénat); Les secrets derrière le mur de Koji Wakamatsu, saisi lors de sa sélection à la Berlinale de 1965, pour les enjeux diplomatiques liés à la représentation nationale et à propos du statut du cinéaste au Japon même ; Addio zio Tom de Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, abordé dans la perspective d’une réhabilitation de cette brutale et provocatrice fiction antiraciste. On trouvera aussi des articles sur des phénomènes comme le code de censure hollywoodien, traités à deux reprises, sur la vague de « sexploitation » que connut le cinéma turc en 1974–1980, ou encore des sujets comme le tueur en série (Peeping Tom, Zärtlichkeit der Wölfe, Once Upon a Time in Hollywood), la représentation de la violence abordée selon l’opposition « violence esthétisée » vs « film d’action violent », ou encore l’injustice jugée honteuse de l’attribution de l’Oscar du meilleur film à Green Book de Peter Farrelly plutôt qu’à BlacKkKlansman de Spike Lee, en 2018.

Le lecteur attiré par l’espoir que le thème aura fait l’objet de quelque forme de conceptualisation devra donc accepter qu’il n’en est rien. Le champ sémantique du terme « scandale » comprend aussi bien le choquant, le provocateur, que le censuré, cela en toute indétermination, sans que l’on cherche vraiment à distinguer, par exemple, entre la provocation volontaire et la réception scandalisée.

Le lecteur qui prend plaisir au papillonnage butinera çà et là quelques considérations comme celle-ci, à propos du premier King Kong, succès commercial pourtant resté intouché par la censure: « weil er zu jener Kategorie Film zählt, deren Skandalpotenzial sich erst Dekaden später offenbart » (p. 23) [car il appartient à la catégorie des films dont le potentiel de scandale ne se révèlera que des décennies plus tard]. Il s’étonnera qu’il soit davantage question des productions « libres », dites « pre-Code », que du code Hays lui-même. Il regrettera peut-être de n’apprendre pas grand-chose de ce que montrait ou ne montrait pas le soft porno turc des années 1970, dont il aura au moins appris la singulière et brève existence.

Et s’il s’aventure jusqu’à la rubrique « CH-Fenster », il y lira la relation de ce qui se rapprocherait le plus d’une « affaire » au sens que les historiens donnent à ce terme : l’étude inédite du double scandale que provoqua, en Suisse jusque dans l’espace public (« Öffentlichkeit ») et en République démocratique allemande auprès de la sphère dirigeante, l’adaptation d’Ursula de Gottfried Keller, par le cinéaste est-allemand Egon Günther, en 1978. Cette singulière et unique co-production entre les studios DEFA et la DRS, via Ciné-Groupe Zurich, est d’ailleurs curieusement absente de nos filmographies nationales.

La partie thématique est ponctuée d’«instantanés» (« Moment-aufnahmen ») signés par six membres de la Swiss Women Audiovisual Network (SWAN), qui abordent chacune un film personnellement marquant. Prédomine le sentiment de découverte ravie ou d’étonnement approbateur devant la manifestation de telle ou telle représentation du féminin, témoignages sensibles évoquant sur le mode de l’émotion des films aussi divers que Léon, The Favourite, Anatomie de l’enfer, Tomboy, La leçon de piano, Irréversible.

Enfin, c’est sans doute en raison du scandale que représente la chose, que figure dans la revue, sous le titre «Baut die Zäune noch so hoch», un cahier de photographies noir/blanc de Georg Gatsas. Réalisées en Grèce en mai 2012, ces images de la misère émigrante avaient paru, la même année 2012, dans le reportage de Kaspar Zuber, An Europas Grenze. Fluchten, Fallen, Frontex, publié par les éditions zurichoises Echtzeit.

La livraison comprend deux études en français. Dans son introduction – captatio benevolentiae pour lectorat germanophone –, l’éditeur s’amuse à espérer que « der ausschliesslich französische Abdruck der beiden Essays (k)einen Skandal auflöst » [la publication exclusivement en français des deux essais ne dissipera pas le scandale]. L’un de ces essais cherche à nous faire admirer Gaspar Noé, « metteur en scène inspiré et cru », dont le travail « n’est pas moins captivant ». Rien de très offusquant dans cet effort. Par contre, le second, consacré au genre « mondo » cultivé par les Italiens Jacopetti et Prosperi, manifeste tous les écarts syntaxiques et le flou intellectuel d’un fanzine adolescent puisant généreusement dans Wikipedia, et la déveine éditoriale fait qu’une bonne poignée de ses notes a disparu de l’apparat critique.

La chose est aisée à vérifier. Du numéro 20 (1974) au numéro 65 (2020), cinema est accessible en ligne – www.cinemabuch.ch.