SUIVRE LA MÉDIATION EN CINÉMA
SUR D’AUTRES PENTES: LE PROJET «AND YOU...?» OU LE FILM AU SERVICE DE LA MÉDECINE
Tout au fond d’un couloir du Vortex, résidence étudiante nouvellement érigée sur le campus de l’Université de Lausanne, des jeunes se succèdent auprès de deux petites cabines en bois clair. Sur des écrans individualisés défilent Leonardo DiCaprio en basketteur, Margot Robbie en patineuse, Hilary Swank en boxeuse, tandis qu’un groupe de spécialistes en psychologie attend un peu plus loin la fin des visionnements pour faire le point. Cette scène à mi-chemin entre le récit oni-ique et l’expérience scientifique a pourtant bien eu lieu en janvier 2020, lors des Jeux Olympiques de la Jeunesse (JOJ2020). Nommée «And you...? », l’activité en question, portée par une équipe rassemblant tant des médecins du sport, des psychologues, des spécialistes de la lutte contre la maltraitance que des techniciens en informatique, y était proposée pour sensibiliser les athlètes présents à ce sujet essentiel. Le visionnement solitaire d’extraits thématisant de telles situations devait en effet déboucher sur une discussion plus large avec des professionnels, permettant de faire connaître un problème systémique du monde sportif encore peu abordé aujourd’hui et de produire des données pour d’éventuelles études futures. Si cette expérience mérite d’être abordée ici, c’est qu’elle convoque le cinéma, sous une forme qu’on pourrait qualifier de médiation.
La médiation rencontre d’ailleurs un intérêt indiscutable en Suisse romande : après le numéro de la présente revue consacré aux liens entre enseignement et cinéma1, paru en 2015, les recherches se sont poursuivies au sein de la section d’Histoire et esthétique du cinéma de l’UNIL, aboutissant actuellement à un mémoire de Master2 et une thèse en cours sur les usages du cinéma scolaire durant la première moitié du XX siècle3. Côté médiation en tant que telle, le CEC (Centre d’études cinématographiques, rattaché à la Section de cinéma) a créé deux dossiers proposant des exercices autour des films, dédiés aux enseignants de français et histoire respectivement4, et les entreprises en tout genre se multiplient entre l’Université et la Cité (ateliers dans les gymnases et les musées, projections encadrées à la Cinémathèque suisse et dans les festivals). Le champ dessiné par ces collaborations est toutefois d’abord culturel et pédagogique. Si une tentative comme celle des JOJ2020 est sans doute moins représentative de ce qui se fait aujourd’hui, puisqu’elle s’inscrit d’abord dans un cadre médical de sensibilisation et de recherche, elle permet de déplacer la médiation sur un territoire inconnu, qui implique de repenser certaines conceptions liées aux pratiques déployées jusqu’ici.
UNE MÉDIATION PAR ET POUR LE CINÉMA
Porté·e·s par une histoire locale d’usage éducatif du cinéma remontant à la fin des années 1910, chercheurs et chercheuses romand·e·s n’ont donc cessé d’explorer les riches liens entre enseignement et cinéma5. Il faut dire que les rapprochements sont propices. On le sait, le film a très tôt été envisagé, de diverses façons et dans différents champs, comme outil pédagogique. Parallèlement, dès les débuts de la cinéphilie, s’est déployée la question de la connaissance du cinéma – de son histoire, de ses formes – par les films eux-mêmes, notamment défendue par les vagues ciné-clubistes des années 19206 puis 1950. Le débat d’une éducation «au cinéma et/ou par le cinéma» n’a d’ailleurs pas été sans influence sur les usages pédagogiques du film dans la seconde moitié du siècle7, quand bien même le milieu scolaire s’était construit ses propres pratiques dès les années 1920. Il n’est dès lors guère surprenant que la médiation actuelle, surtout telle que proposée par la Section de cinéma de Lausanne, cherche à s’inscrire dans un exact entre-deux de ces pratiques: présenter le film comme outil pour la réflexion historique, littéraire, etc., tout en le valorisant comme objet d’analyse à part entière. Ce geste répond notamment à la politique grandissante de l’Université de Lausanne en matière de médiation, qui vise à vulgariser les savoirs académiques auprès d’un maximum de publics extérieurs8. Il tente aussi de pallier les difficultés rencontrées par le scolaire pour intégrer les directives du Plan d’étude romand (PER) en matière de sensibilisation à la problématique des médias. En effet, les MITIC (Médias, Images, Technologies de l’Information et de la Communication) restent une injonction transdisciplinaire, qui implique donc que les enseignants – principalement de français et d’histoire – intègrent dans leur programme de cours ces problématiques, sans pour autant bénéficier de plages horaires ou de moyens (matériel, formation) supplémentaires9. Ainsi, les formations continues proposées conjointement par la HEP et l’UNIL, ainsi que le matériel et les offres développés par le CEC se veulent comme autant de réponses à ces manquements, même si leur adoption complète par le corps enseignant reste parfois compliquée.
Malgré la multitude des besoins à couvrir, la médiation, en tout cas telle que proposée par le CEC, s’est construite autour d’une série d’usages définis, dont l’enseignement en histoire offre la meilleure illustration. En témoigne la littérature française sur le sujet, héritant des initiatives menées à un niveau étatique pour notamment préserver la mémoire de la Seconde Guerre mondiale auprès des jeunes générations, où l’image au sens large joue, comme on le sait, un rôle immense. Au-delà de cet événement particulier, les rapprochements possibles sont nombreux dans un domaine où le film lui-même peut être mobilisé en tant que source, en ce qu’il participe de l’écriture des événements :
« Envisagé comme le produit d’une société, comme une source, une archive, le film appelle au sens critique. Il permet notamment d’interroger les représentations et les liens que tissent nos sociétés contemporaines avec le passé» 10.
Si la médiation de cinéma dédiée à l’enseignement en histoire accorde une tout aussi grande importance à la construction d’un esprit critique, elle ajoute à l’interrogation du passé celle sur le film lui-même, justement parce qu’il est source, matérialité, incarnation d’un point de vue, construction formelle. Dans un monde dominé par l’image, il s’agirait de faire prendre conscience aux élèves qu’il est aussi objet de sa propre histoire, fonctionnant selon des codes définis et dont l’analyse de séquence en est la démonstration la plus efficace ; plus même, elle est vue comme essentielle11. Ainsi, l’atelier sur les représentations de la Grande Guerre, proposé par le CEC aux enseignants du secondaire II12, tout en montrant la récupération du conflit à diverses époques pour soutenir tant des discours belliqueux que pacifistes, donne à voir des extraits de films datant de 1919, 1921, 1937, 1957, jusqu’à 2011. Mais également l’emploi des mouvements de caméra et des angles de prise de vue dans une scène de La grande illusion (Jean Renoir, France, 1937), pour mettre en évidence le propos unificateur du film.
Ainsi, l’acquisition d’un regard critique sur le monde semble ne pouvoir être envisagée qu’à travers les rapports croisés du cinéma et de la branche à laquelle il est confronté. Or, une fois sorti des questions de représentations, ou de tout champ problématique similaire, une telle mise en avant des potentialités du cinéma est-elle envisageable ? Dans le cas de la médecine, qui nous intéresse ici, l’usage du film à des fins pédagogiques a pourtant existé très tôt, par exemple pour capter puis montrer aux apprentis concernés des détails d’opérations difficiles à observer. Nag et Gisèle Ansorge, célèbres cinéastes d’animation suisses, ont de leur côté employé le processus de création du film dans un but thérapeutique pour les maladies psychiques, notamment auprès de l’institution de Cery13. De même, dans le cas du projet «And you...?», l’utilisation d’extraits d’œuvres s’est tout de suite imposée comme une évidence. Toutefois, et ces exemples antérieurs semblent le confirmer, prendre en compte la spécificité du film en tant que construction formelle n’est pas envisagé. Est-ce à dire que l’on tendrait alors vers un usage du cinéma purement illustratif ?
ANALYTIQUE OU ILLUSTRATIF
Trois types d’usages tendent habituellement à définir l’emploi du film dans un contexte de médiation : analytique, illustratif ou de pur divertissement, le dernier étant a priori à exclure car ne participant d’aucun processus d’apprentissage14. Toutefois, l’usage illustratif n’est pas loin de subir une condamnation identique, alors même qu’il reste – en tout cas dans un cadre d’enseignement – la pratique la plus courante15. Envisagé comme reprise, par l’image, de discours présentés en amont (par l’enseignant, dans des sources écrites, etc.), il ne donne lieu à aucune analyse formelle, aucune recontextualisation socio-historique : il vaut, simplement, à titre d’exemple. À l’inverse, comme évoqué plus haut, un usage analytique permettrait de déployer, à partir du film, une réflexion sur le monde, la matière scolaire dans laquelle il est mobilisé et le rôle de l’image en général. Derrière cette distinction se cache au fond une question de représentation: parfois le film est un simple reflet de la réalité, il donne à voir ce qui est ; d’autres fois, il est pris comme discours élaboré, point de vue sur une réalité et donc construction analysable.
À la base du projet «And you...?», nous l’avons dit, il y a la volonté d’une équipe de professionnels de la santé de traiter la question – jusque-là encore largement tue – de la maltraitance dans le sport, principalement de haut niveau. En s’inscrivant dans le cadre des JOJ2020, le but était de pouvoir s’adresser directement aux jeunes athlètes et partir de leurs expériences pour poser les bases d’une recherche plus poussée, notamment en récoltant des données précises dans un domaine pour lequel aucune étude n’a encore été faite. Le dispositif a été pensé en deux temps: un premier moment où l’athlète visionne des extraits de films, mettant en scène des situations de maltraitance, et répond à une série de trois questions pour chacun ; un second où, à partir des réponses – imprimées sur une carte – une discussion peut s’engager, individuellement ou en groupe, avec des spécialistes en psychologie. Si l’utilisation du film a été posée comme nécessaire dès le départ, le choix des œuvres a été conditionné par de nombreux fac-eurs. Face à un public constitué d’athlètes internationaux et jeunes (entre 14 et 18 ans), le premier critère consistait à sélectionner des œuvres plutôt récentes et connues, dans l’espoir qu’elles soient facilement accessibles à chacun et chacune, indépendamment des différences culturelles. Le second était une question de temps : les athlètes étant soumis à des horaires très serrés au cours de leur séjour, entre entraînements et visites, l’activité ne pouvait dépasser les dix minutes, imposant ainsi l’emploi d’extraits. Enfin, il s’agissait d’illustrer diverses situations de maltraitance, mobilisant à chaque fois d’autres rapports de force – entre pairs, entre entraîneur et athlète, dans le milieu familial. Des cinq séquences retenues, d’environ 30 secondes chacune, quatre s’inscrivaient dans un contexte sportif, une dans un contexte d’entraînement musical16.
Harcèlement sexiste ou entre coéquipières, avances troubles d’un entraîneur envers un adolescent, violence langagière et physique d’un professeur à l’encontre de son élève ou d’une mère (et coach) sur sa fille: les scènes convoquées avaient bien valeur de représentations de situations possibles. Toutefois, et c’est là ce qui nous intéresse, cet usage purement «illustratif» mérite d’être précisé. Pour ce faire, il peut être utile de convoquer un autre projet, également inscrit dans un champ pour le moins éloigné des domaines d’application habituels de la médiation en cinéma : un projet FIP (Fonds d’Innovation Pédagogique) de la Faculté de Droit de Lausanne17. Ce dernier visait, par le visionnement sur la plateforme Moodle de séquences mettant en scène des conflits, à offrir un support aux étudiants et étudiantes de droit, afin de déployer leurs connaissances en termes de médiation civile et commerciale autour de thématiques ciblées telles que « la communication non-verbale » ou « la composante émotionnelle du litige ». Le caractère plus « imagé », plus « vivant » du film semble alors jouer un rôle décisif, par rapport au texte ou au discours, qu’il soit de loi ou médical. Il ne peut néanmoins se suffire à lui-même et nécessite d’être complété, après visionnement, par l’analyse du conflit dans un cas, par la discussion autour des résultats imprimés pour l’autre. On retrouve là un encadrement classique, souvent associé à l’usage illustratif en milieu scolaire18. Quoi qu’il en soit, le cinéma paraît être un bon médium pour se rapprocher d’une réalité difficile à convoquer autrement dans toute sa complexité, tout en offrant la distance de la fiction pour éviter, notamment dans le cas des JOJ2020, une confrontation trop douloureuse entre le spectateur et une situation évocatrice. Cette capacité de représentation, qui oscille entre réel et fictif, n’est cependant pas la seule raison pour convoquer des films. Disons plutôt qu’elle participe à mettre en avant, à exacerber, tant dans son contenu que chez ses spectateurs, la dimension émotionnelle. S’il s’agit dans le travail de médiation effectué par les étudiants de droit, d’analyser des émotions extérieures à eux-mêmes – celles des personnages – et leur place au sein des procédures juridiques, dans le cadre du projet des JOJ2020, elles doivent entrer en résonnance avec celles des athlètes, pour permettre au processus de médiation de se déployer.
DÉTOUR PAR L’ÉMOTION
Il se trouve que l’émotion est par excellence la dimension du rapport au film que la médiation en cinéma cherche implicitement à dépasser, principalement dans le domaine scolaire19. En effet, dans la perspective de développer chez l’élève un esprit critique face et grâce à un objet difficile à appréhender – flux continu des images, multiplicité des éléments formels mobilisés, effet captivant – il s’agit en premier lieu de contourner le rapport émotionnel en abordant le film par d’autres biais, qui tous font appel d’une manière ou d’une autre à l’analyse formelle. En témoigne notamment l’activité autour de Nuit et Brouillard (Alain Resnais, France, 1955) proposée dans le dossier «Séquences» consacré à l’histoire20. Exemple iconique d’un film montré à de nombreuses générations d’élèves dans le but de les sensibiliser à l’histoire de la déportation, le documentaire d’Alain Resnais s’est longtemps passé d’encadrement didactique, les enseignants étant amené à privilégier le choc des images à toute contextualisation en amont. Dès lors, les étapes proposées dans le dossier «Séquences» inversent le processus, et suggèrent de commencer par le texte écrit par Jean Cayrol, qui accompagne les plans en voix over, puis à imaginer des images pouvant justement le compléter, voire en proposant le visionnement d’extraits modifiés (ralentis ou passés en noir et blanc), afin de faire prendre conscience aux élèves de l’utilisation des travellings et de l’alternance entre images du présent en couleurs et images d’archives en noir et blanc.
Le projet « And you...?» recherchait au contraire l’immersion et l’identification des athlètes face aux extraits comme première étape du processus de prise de conscience. Le dispositif de visionnement lui-même – cabine individualisée et système d’écoute par casque – a été pensé pour garantir un environnement à la fois sécurisé et isolé des perturbations extérieures. De même, les questions posées entre chaque extrait aux participants et participantes jouent de manière plus ou moins prononcée sur le rapprochement entre ces derniers et les personnages concernés par la maltraitance : « comment je me sentirais si j’étais l’athlète ? », « est-ce que je trouve la situation violente ? », « est-ce que l’athlète devrait réagir ? ». Identifier les éléments problématiques des scènes et les émotions qui en découlent doivent amener le spectateur à reconnaître progressivement ses propres sentiments face à ces images. Ce difficile processus de subjectivation est grandement favorisé par la discussion qui suit le visionnement. Les éventuels écarts entre les réponses notamment – par exemple entre une impression forte de violence et une abstention en termes de réaction – permettent aux spécialistes de la santé d’aider l’athlète à préciser sa perception des situations, qu’elles se limitent à la fiction ou non. Il est dès lors possible d’élargir le propos à une sensibilisation à la maltraitance dans le sport comme problème systémique et qui peut être dénoncé, et non pas comme faisant partie du dépassement de soi ou de la rigueur de l’entraînement. La construction d’un esprit critique face à ce qui est encore trop souvent conçu comme un état de fait est pensée, dans ce cas, comme indissociable de la prise en compte de l’émotion.
VISIBILISER L’INVISIBLE
L’écart retracé jusqu’ici entre une pratique du film associée à l’illustration et une autre à l’analytique semble se doubler d’une opposition, ou du moins d’une réunion difficile entre l’émotion et la prise en compte de la dimension formelle. Si l’analyse de séquence n’exclut pas a priori une forme de plaisir21, la question du rapport émotionnel au film – pourtant centralechezlespectateur,dontonvalorisevolontierslesavoir-faire22 – est évacuée des réflexions portant sur la médiation, dessinée en creux comme ce qu’il faut pouvoir dépasser. Dès lors, les tentatives d’activités proposées par le projet FIP de la Faculté de Droit et surtout par le projet « And you...?», invitent à repenser la place de cette composante dans la transmission de connaissances sur le cinéma. Plus largement, il s’agirait de réintégrer une dimension psychologique dans l’appréhension des films, où l’analyse formelle prédomine pour l’instant, tant en médiation qu’au sein des études cinématographiques, et peut-être ainsi de poser ouvertement la question: l’émotion ressentie face à un film est-elle forcément incompatible avec l’acquisition d’un regard critique ?
Plus discrètement, cette étude de cas nous aura également permis de faire un retour sur une fascination associée à l’usage du film dans un cadre médical : la possibilité de rendre visible des opérations ou des éléments physiologiques autrement difficiles à voir – que ce soit par la rareté des occasions ou, dans le prolongement des instruments d’optiques, pour des questions de détails moins facilement saisissables à l’œil nu. Le projet «And you...?» s’inscrit bien dans cette tendance mais cette fois, il s’est agi de mettre en lumière le psychologique et ce, en priorité pour les « patients » eux-mêmes, les athlètes. Cette velléité de visibilisation concernait également un domaine médical encore en friche – les études en la matière étant quasi inexistantes –, ainsi qu’un tabou du monde sportif pesant lourdement sur ses acteurs. En témoignent d’ailleurs de manière évidente et sans appel les nombreux entretiens et articles de presse de ces derniers mois, dénonçant de telles pratiques jusque dans les centres suisses les plus côtés, et subis par les sportifs et sportives les plus prestigieux23. Raison supplémentaire, s’il en est, pour que de telles tentatives de médiation se poursuivent, et ce, quels que soient les cadres disciplinaires.