AN AMERICAN LANDSCAPE D’ALAIN BUBLEX. REMAKE, RÉMINISCENCES ET RÉFÉRENCES REDESSINER RAMBO
L’édition 2020 du Festival Images Vevey exposait l’ensemble 1 An American Landscape (2018-en cours)2 del’artistefrançaisAlainBublex (né en 1961) dans le bar officiel de la manifestation, le Mountain View Café, une réplique de cabane de trappeurs de style américain. Dans ce qui rappelle un décor de cinéma, le visiteur pouvait découvrir le film d’animation de l’artiste, réalisé à partir du long-métrage Rambo (First Blood, 1982) de Ted Kotcheff, projeté sur quatre écrans disposés horizontalement au-dessus du bar, ainsi que des tirages à jet d’encres pigmentaires accrochés au mur3. Influencé par les dessins animés japonais, Alain Bublex, dont l’intérêt pour le paysage, l’urbanisme et l’architecture traverse tout son travail, entreprend de redessiner chacun des plans de Rambo en supprimant tous les personnages pour ne reproduire que l’arrière-plan, offrant un dessin animé sur le thème du paysage nord-américain. La genèse du projet est née à la fin des années 1990-début des années 2000, alors qu’il prend des photographies du paysage savoyard qui lui rappelle l’atmosphère de Rambo :
« J’ai réalisé assez tard [...], en faisant des photographies en Haute-Savoie dans une vallée, une après-midi pluvieuse, les nuages étaient accrochés aux falaises, l’eau se reflétait partout, de me trouver exactement dans l’atmosphère du film et de réaliser que dans ce film-là̀, ce qui m’attirait plus que l’action, que le thème de l’action, c’était le paysage et j’en suis venu à penser que le paysage était l’un des acteurs principaux du film. Il y a le shérif, il y a le militaire sur le retour, inadapté au monde contemporain et le paysage présent. Et pour vérifier cette intuition, il m’a semblé que le plus simple était de redessiner le film. »4
Ainsi, ce qui imprègne la mémoire de Bublex s’écarte du genre du long-métrage. À sa sortie en salles, en 1982, la critique relève le contexte politique de l’intrigue du film de Kotcheff, adapté du roman First Blood (1972) de David Morrell : l’ancien soldat John Rambo, de retour du Vietnam pour retrouver un ami dans la ville de Hope, dans l’état de Washington, est poursuivi par le shérif qui ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de ce « vagabond ». Rambo se réfugie dans la forêt et s’ensuit une chasse à l’homme au pied de montagnes rocheuses. Néanmoins, il est vrai que le cadre dans lequel se joue l’action – la petite ville « tranquille » et « ennuyeuse » selon les propos du shérif, ainsi que la forêt qui la jouxte – occupe une place importante dans ce face-à-face entre l’ancien vétéran, hanté par les traumas de la guerre et entraîné à tuer l’ennemi, et la police faisant montre d’une violence injustifiée5.
REMAKE : ENTRE ART ET CINÉMA
Hasard du calendrier, en 2020 toujours, l’exposition « Edward Hopper » à la Fondation Beyeler, à Riehen/Bâle, qui présentait une sélection de peintures, d’aquarelles et de dessins de Hopper, éclairant son traitement du paysage américain, comprenait également le court-métrage en 3D du réalisateur allemand Wim Wenders, Two or Three Things I Know About Edward Hopper, d’après certaines œuvres du peintre américain. Fasciné par l’œuvre de Hopper, Wenders avait déjà cité certains de ses tableaux (Dont’ Come Knocking, 2005) et reconstitué son œuvre la plus célèbre, Nighthawks (1942), dans une scène de The End of Violence (1997)6. L’influence du cinéma dans la peinture de Hopper a par ailleurs déjà été soulignée7, ses peintures faisant l’effet d’un instant figé d’une scène de cinéma. Le cinéaste confie que les peintures de Hopper lui donnent l’impression de films jamais réalisés : « et je me mets à me demander : quelle est l’histoire qui débute ici ? Qu’arriverat-il à ces personnages dans l’instant qui suit ? »8
Le geste de reprise et de variation d’un médium à l’autre chez Wenders et Bublex, s’il noue un lien étroit d’une part entre cinéma et peinture/dessin, d’autre part entre image animée et image fixe9, et s’il porte sur le paysage américain, est toutefois inversé chez les deux auteurs. En effet, Wenders réalise un court-métrage à partir de tableaux de Hopper qui forment le cadre de récits imaginés par le cinéaste – tout comme Gustav Deutsch en 2013, dont le long-métrage Shirley : Versions of Reality (2013) anime une sélection de tableaux de Hopper autour d’un personnage féminin, Shirley, une actrice sortie des œuvres du peintre10. Bublex, quant à lui, s’appuie sur un film pour en donner une version qui en modifie la technique et le contenu en supprimant tout récit par l’absence de la caractéristique principale de l’œuvre de référence : l’action des personnages (et la star Sylvester Stallone).
Hervé Aubron observe que le projet de Bublex « n’est pas un sequel deRambo ». L’artiste « fait une œuvre de copiste minutieux », mais propose aussi un « remake, avec toutes ses parts de variations, reconfigurations ou mutations »11. D’autres formes de remake ont été entreprises dans le champ de l’art, en particulier depuis les années 199012. L’artiste écossais Douglas Gordon explore la temporalité du médium cinématographique par un processus de ralentissement radical de Psychose (Psycho, 1960) d’Hitchcock pour que le film dure vingt-quatre heures. Toute tension narrative s’évapore de 24 Hour Psycho (1993) par l’extrême lenteur du film et l’ennui qui en découle, l’expérience de l’œuvre devenant épreuve du temps, car « la lenteur écrasante de son déroulement ne cesse de réduire nos attentes, même s’il élève l’idée de suspense à un niveau proche de l’absurde »13.
Inscrit dans le contexte des démarches des années 1990 et de « l’art comme production de modèles rejouables à l’infini, de scénarios disponibles pour l’action quotidienne »14 décrit par Nicolas Bourriaud, Remake (1995) de Pierre Huyghe affirme le geste de duplication à l’œuvre : l’artiste français a retourné plan par plan Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954) d’Hitchcock dans un appartement parisien en recourant à des amateurs, invités à « reproduire »15 les scènes, dont la répétition révèle les écarts du jeu d’acteur : « Ce qui est intéressant dans la forme du remake », explique l’artiste, « c’est la possibilité de réactiver un modèle. On peut ainsi produire un film dont le sujet n’est plus la narration, puisque celle-ci est ‹ connue › et qu’elle implose au profit de l’interprétation »16. Le récit n’intéresse pas non plus Bublex pour qui le souvenir de Rambo réside dans l’importance accordée aux lieux – la ville de Hope et son architecture typique des petites villes américaines avec leurs bâtisses aux toits plats et aux volumes simples – et la forêt, une nature sauvage.
Si dans le remake de Pierre Huyghe, la reproduction mimétique explore les rapports entre fiction et réel par l’amateurisme assumé du jeu et du tournage qui s’oppose au glamour de la production hollywoodienne originale, l’intérêt de Bublex n’entend pas interroger l’acte de « re-enactment », mais porte sur le geste de la copie comme moyen de s’approprier le souvenir laissé par le visionnement d’un film et le sentiment de familiarité éprouvé devant le paysage de Haute-Savoie par rapport au paysage du film américain.
Pour saisir la valeur du paysage, la copie par le dessin se couple à la transformation du modèle par l’absence d’un élément central : les personnages et, par extension, le récit. Il n’y a ni effacement ni recouvrement, mais omission, car, ainsi qu’il le précise, Bublex n’efface pas les personnages du film ; plutôt, il ne les dessine pas17. L’artiste nous confronte ainsi à une absence, à un manque. En omettant de représenter les acteurs du film, il substitue à la narration la contemplation du paysage. Du film d’action, il obtient un film « lent et mélancolique, presqu’une ode à la nature »18.
INTENSITÉ DU DESSIN ET LÉGÈRETÉ NUMÉRIQUE
Bublex utilise la technique du dessin vectoriel qui, contrairement aux images numériques constituées de pixels, est composé de points reliés par des lignes, technique qui permet d’obtenir des fichiers bien plus légers que les images matricielles. À partir de captures d’écran du film (qui suivent les mouvements de la caméra), il travaille sur le logiciel Illustrator, utilisé notamment dans la conception de logos ou de typographies, et copie chacun des plans.
Vuk Cosic, pionnier de l’art numérique au milieu des années 1990, dans son histoire des images en mouvement (ASCII History of Moving Images, 1998), a traduit en langage informatique – l’ASCII, l’American Standard Code for Information Interchange – une sélection de films, dont Psychose dans ASCII History of Moving Image (Psycho) (1999). Ainsi que l’analyse Lev Manovich, la conversion opérée par Cosic mêle la culture visuelle et les références cinématographiques au langage électronique : « En juxtaposant ce code à l’histoire du cinéma, Cosic accomplit ce que l’on peut appeler une compression artistique : il réunit de nombreux enjeux clés de la culture informatique et de l’art des nouveaux médias dans un projet riche et élégant »19. Par opposition, Bublex loin de procéder à une compression, ni à une conversion par transcodage, revient au geste du copiste qui redessine, à la main mais sur son écran d’ordinateur, chacun des plans de l’original.
L’artiste belge David Claerbout s’est approprié le dessin animé de Disney, Le Livre de la jungle (The Jungle Book, 1967), adapté du livre de Rudyard Kipling paru en 1894. Dans la vidéo de cinquante minutes The Pure Necessity (2016), dont le titre renvoie à la chanson « The Bare Necessities » chantée par l’ours Baloo dans le dessin animé, l’artiste supprime le récit original de l’enfant recueilli par les animaux de la jungle. Ceux-ci ont perdu leurs comportements anthropomorphiques et retrouvent leur nature propre : ils mangent, se déplacent, se nettoient, dorment. Mowgli, lui, est absent du film. À l’aide d’un programme informatique, tous les personnages animés sont supprimés pour ne laisser que l’arrière-plan, puis redessinés pour en réduire tout dynamisme, toute énergie. Alors que l’artiste se renseigne pour un autre projet sur les effets de la captivité des animaux dans les parcs animaliers et les conséquences liées à l’ennui, l’idée lui vient de redessiner Le Livre de la jungle20. Claerbout développe sa réflexion autour du médium cinématographique, le film de 1967 étant pour lui le marqueur d’une valorisation du mouvement, mettant en scène des personnages énergiques, prônant une morale positive. L’artiste renverse le dynamisme du film original pour en donner une version opposée, dans laquelle les animaux sont emprunts d’ennui, de paresse, voire d’apathie21.The Pure Necessity fonctionne par la copie précise des animaux du dessin animé, joue sur la familiarité du dessin animé de référence. Mais Claerbout en déconstruit la narration pour offrir un film qui renvoie au genre du dessin animé et aux documentaires animaliers, tout en supprimant le récit et le personnage principal. Vidé de tout contenu humanisant et du personnage de Mowgli, la version de Claerbout met à jour les stratégies narratives du film de référence. Il en résulte un dessin animé au rythme lent qui joue sur les effets d’attente, régulièrement déçus par l’absence de récit, exigeant du spectateur d’accepter l’ennui ressenti, le forçant à faire l’expérience du temps qui passe et de l’écart temporel entre le film d’origine et notre époque22.Le remake de Claerbout explore les mécanismes du dessin animé original aux accents joyeux et comiques par le geste long et laborieux de la copie des personnages ainsi que par l’absence du récit d’origine. Le sentiment de paresse qui se dégage du film s’oppose au travail nécessaire au re-dessin ainsi qu’à la durée du processus de remake (toute une équipe a travaillé au film). Chez Bublex aussi, le geste du dessin est fondateur, à la fois copie et renouvellement par l’absence d’un élément essentiel. La légèreté que permet le dessin vectoriel se couple à la simplification recherchée par Bublex dans sa démarche de reprise. En redessinant Rambo, l’artiste se réapproprie le film par le biais de la transformation technique :
« [...] quelque chose se joue dans le dessin qui ne peut pas se jouer dans la caméra : lorsque l’on dessine un existant de manière réaliste, on est amené à y sélectionner des éléments qui vont permettre de traduire une intensité particulière dans ce que l’on voit. Un dessin est une maquette du réel, ce n’est pas le réel lui-même mais la chose qui est simplifiée jusqu’à son essence même. Par conséquent, on élimine un certain nombre de détails que l’on juge moins signifiants que les autres. Les images produites sont donc accentuées, elles possèdent une densité que les images photographiques ou cinématographiques n’auraient pas. »23
Le remake de Bublex pourrait ainsi être envisagé non seulement dans l’attention à l’espace qu’il déploie (à la fois la notion de plan cinématographique, celle d’arrière-plan devenant sujet, paysage), mais aussi dans la temporalité qu’il met en œuvre. Georges Didi-Huberman a décrit l’écart séparant une photographie de presse de George Mérillon prise en 1990, montrant une victime pleurée par ses proches au Kosovo, dont l’agencement formel a été interprété comme une « pietà »24, et la sculpture de l’artiste français Pascal Convert, Pietà du Kosovo(2000), réplique du cliché réalisée en cire blanche. L’auteur défend l’idée que la reconstitution artistique de Convert se différencie de l’original par sa « densité » et sa « monumentalité »25 – densité qui est avant tout temporelle, tant le processus de la sculpture se distingue du déclenchement de l’appareil photographique. L’« intensité » et la « densité » qu’évoque Bublex, obtenues grâce à la technique du dessin, mènent à l’ » essence » du modèle imité d’une manière similaire à Convert, dont la version sculptée de la photographie de presse dévoile l’essence de l’original, en révèle la gestuelle primaire à valeur universelle par les effets de reliefs et de creux de la matière. Chez Bublex, la décomposition du long-métrage plan par plan (puis sa recomposition dans le cas du film d’animation), constitue un exercice de simplification menant à un nouveau regard sur le film. Refaire ne signifie pas rejouer, mais redessiner à l’aide d’outils numériques un film tourné en analogique. En cela, le remake de Bublex travaille aussi la temporalité, dans sa valorisation du geste à la main et de son processus numérique.
RÉMINISCENCES ET RÉFÉRENCES
Par son titre, An American Landscape fait référence à la peinture américaine et en particulier au tableau de Charles Sheeler, American Landscape (1930) montrant une usine, dont le sujet a été influencé par les clichés industriels de l’usine Ford pris par le peintre, à Detroit, en 192726. Le nouveau regard que permet le remake, dont parle Bublex, est en premier lieu celui de l’artiste lui-même lors de son entreprise de la copie qui le porte à tisser des liens étroits avec la peinture américaine moderne :
« En faisant les premières images, lorsque que j’ai dessiné l’image du générique, j’ai compris que ce que j’étais en train de dessiner, cela ressemblait vraiment à de la peinture américaine. On aurait dit un tableau tiré d’un paysage de Hopper ou de Burchfield. »27
L’aspect synthétique et simplifié du dessin vectoriel rejoint le réalisme de la peinture américaine qui se développe au début du XXe siècle, et rappelle le mouvement régionaliste aux thématiques rurales des années 1920–1930. Familier de la peinture réaliste américaine, Bublex poursuit son travail en ayant à l’esprit « cette sorte de ré-affleurement de la peinture à la surface du film »28, de l’Aschcan School à l’hyperréalisme de Richard Este, voire à l’expressionnisme abstrait des peintures de Franz Kline ou de Morris Louis dans les scènes de forêts aux contours flous : « Je me suis dit, si je poursuis le remake jusqu’aux scènes de la forêt, j’aurai l’histoire de la peinture américaine à l’écran »29. Le processus de remake, qui mêle souvenirs des paysages contemplés en Savoie et des visionnements de Rambo, évoque de nombreuses références picturales, traces de l’histoire de l’art américain moderne (A Hopper’s Place, 2018).
Par ailleurs, Bublex a aussi inclus des photographies de paysages savoyards dans son projet, prises de vue qui renvoient tant à certains plans du film Rambo qu’aux photographies de l’Ouest américain datant de la seconde moitié du XIXe siècle, notamment de Yosemite par Carlton E. Watkins. Ces « réminiscences », ainsi qu’il les nomme, explorent le processus d’artialisation que défend Alain Roger, ce procédé transformant le pays en paysage par le regard porté sur lui30. Le regard que porte Bublex sur la nature, culturellement informé, donne lieu à de nouveaux paysages, à des tableaux qui assument leur héritage culturel.
L’ensemble An American Landscape comporte enfin des tableaux. Ceux-ci portent une attention particulière à certains plans du film, recadrés par Bublex, et se présentent comme des copies de tableaux de paysages aux références multiples. Les effets d’écho picturaux sont encore renforcés par les faux cadres dessinés autour des dessins. Ces cadres en trompe-l’œil affirment le statut de redoublement, « des dessins d’œuvres », « dessins qui représentent des photographies ou des peintures, comme si les murs avaient de la mémoire et étaient capables de restituer des images quelque peu simplifiées et imparfaites de ce qu’elles ont été avant, en l’occurrence ici de ce qu’elles n’ont jamais été »31. L’imitation est pleinement assumée.
« UN PAYSAGE AMÉRICAIN » : ENVIRONNEMENT ET REPRÉSENTATIONS
« Je suis obsédé par l’Amérique, par l’immensité de ses paysages et de ses idées. [...] Il en va de la photographie comme de tout le reste : l’Amérique domine le médium. Dans la brève histoire de la photographie, le recueil Les Américains de Robert Frank est devenu un véritable monument »32. L’artiste belge Mishka Henner décrit la fascination pour le modèle américain et l’influence qu’elle a exercée sur sa pratique artistique qui porte en particulier sur le médium photographique. Afin de se confronter à l’une des références de l’histoire de la photographie, le livre de photographie Les Américains (1958, Robert Delpire/1959, Grove Press) de Robert Frank, il en scanne les pages et efface par manipulation numérique la plupart des éléments contenus dans les clichés du photographe d’origine suisse (Less Américains, 2012). Le road-trip photographique de Frank perd toute valeur documentaire par ce geste iconoclaste qui révèle les formes abstraites des clichés originaux. Les chapeaux, vêtements, arbres et autres éléments graphiques de Less Américains, mis en valeur par le geste d’effacement des figures et objets constitutifs des images, font place aux voitures, camions ou stations-service chez Bublex (An American Landscape – Cars, 2018)33. À la fois hommage et rupture avec un livre devenu un canon, Less Américains – dont le jeu de mots du titre (« less ») indique le résultat de la démarche iconoclaste – souligne la relation aux modèles et aux figures d’autorité34 :
« Dans Les Américains, chaque photographie est si iconique que s’en approcher équivaut à approcher son idole. [...] c’est comme scruter le visage de votre père. Fixez-le pendant un certain temps, et vous verrez apparaître une autre personne qui ne vous semblera plus si familière. »35
Le rapport au père, au mentor ou aux canons dont il s’agit à la fois d’attribuer l’héritage mais aussi dont il faut se défaire chez Henner, n’est pas à comprendre chez Bublex dans une relation à un modèle faisant autorité, mais davantage comme un rapport au souvenir laissé par un film qui, au départ, ne l’intéressait pas particulièrement, qu’il a vu la première fois « par hasard », et dont il réalise pourtant qu’il en garde une trace : « J’ai été assez surpris, après l’avoir vu plusieurs fois, de garder un intérêt, une fraîcheur pour le film »36.
Quel rapport Bublex entretient-il avec le film qu’il redessine ? « Je pense que la copie marche quand on n’a pas d’idée, confie-t-il. Parce qu’à ce moment-là, on produit avec détachement une chose nouvelle qui n’est pas une leçon, qui ne s’impose pas »37. Il n’y a en effet ni critique ni hommage : « Je refais la chose une deuxième fois et le fait de la faire une deuxième fois permet de la voir à nouveau »38. Le procédé de la reprise relève davantage d’une curiosité que d’une fascination ou d’une forme de rejet.
Le travail de Bublex s’inscrit aussi dans l’histoire du médium photographique. Il utilise régulièrement son appareil photographique et prend de nombreux clichés. Il explique que la pratique photographique, en tant que « photographe de paysage », l’oblige à adopter une attention particulière à l’environnement qui l’entoure39. An American Landscape renvoie à la tradition du road-trip photographique tout en s’en démarquant. On pense aux grands espaces sauvages photographiés par Ansel Adams, aux clichés de l’exploitation forestière réalisés par les frères Darius et Clark Kinsey aux États-Unis et en Colombie-Britannique entre la fin du XIXe siècle et les années 1940. On se prend aussi à se remémorer d’autres séries photographiques qui, malgré la différence géographique, offrent des résonnances spontanées avec les dessins de Bublex. Ainsi, les clichés du photographe américain Stephen Shore, 40 en particulier American Surfaces, qui réunit des photographies en couleur prises lors de son périple à travers l’Amérique entre 1972 et 1973, et Uncommon Places qui rassemble ses clichés pris entre 1973 et 1981 (publié en 1982 chez Aperture), comportent de fortes similitudes. Dans la tradition de Walker Evans et de Robert Frank, Shore parcourt le territoire américain, offrant un portrait qui met en lumière la banalité, l’ordinaire, tant des paysages que des habitants. Les voitures des clichés de Shore sont de la même époque que Rambo, parquées devant les mêmes devantures aux mêmes enseignes.
Frappante aussi est la similarité de Conversation Piece avec une photographie récente du photographe américain Alec Soth, Peter’s Houseboat Winona, MN (2002, série Sleeping by the Mississippi). La localisation est différente, pourtant c’est la même maison de bric et de broc, une petite cabane perdue dans la nature, le même cordon tiré pour étendre quelques vêtements, le même sentiment d’isolement qui émane de ce paysage américain. Publié en 2004 chez Steidl, le livre de photographie d’Alec Soth raconte l’Amérique de manière à la fois documentaire et poétique, dans la veine des photographies de Frank. Le titre donné par Bublex, Conversation Piece, rappelle aussi le film de Luchino Visconti, Gruppo di famiglia in un interno (Violence et passion, 1974), dont la traduction anglaise, Conversation Piece, évoque la collection de « conversation pieces »40 du personnage principal joué par Burt Lancaster. Le film « se présente comme un hommage au genre picturaldesconversationpieces »41 dontlestableauxsontàlafoisévoqués, montrés mais aussi redoublés par la famille mise en scène dans le film, Visconti revisitant sur un mode moderne et critique ces portraits picturaux particulièrement en vogue dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Dans Conversation Piece de Bublex, qui correspond à la scène du premier dialogue de Rambo, toute figure est absente, la scène a été vidée de ses personnages, la conversation n’a plus lieu.
NOUVEAUX POINTS DE VUE
« Un paysage américain » rappelle que le paysage dessiné est tout à la fois indéterminé et fondamentalement déterminé, car héritier d’une culture visuelle mêlant peinture, photographie et cinéma, dans ce cas précis le film hollywoodien. En redessinant le film de Kotcheff, dont le tournage a pourtant en grande partie eu lieu au Canada, Bublex offre une forme de synthèse des représentations du paysage américain :
« Cette technique [le dessin] me permet de faire exister des paysages qui incarnent non une ville précise mais les États-Unis au sens large, de leur fondation à la diffusion de leur puissance économique, politique et culturelle, c’est-à-dire dans l’indéterminé d’une période d’environ un siècle. »42
Des peintures de villes américaines au paysage montagneux de Rambo, Bublex prolonge le mythe du paysage américain en soulignant sa prégnance dans l’imaginaire collectif, mais aussi les possibles réminiscences au sein d’environnements géographiquement distincts, comme ceux des vallées de la Haute-Savoie en France. Cette familiarité environnementale et culturelle s’expose au sein de l’ensemble proposé par Bublex – et rappelle la familiarité décrite par Alain Roger qui fait du mont Fuji au Japon, non « plus un être naturel », mais un « monument » hérité des artistes japonais qui l’ont inlassablement dépeint43. Ainsi, le regard porté par Bublex sur la nature savoyarde poursuit le processus d’artialisation, ce regard culturel qui transforme l’environnement en représentation, en y révélant des échos artistiques.
Par le dispositif mis en place à Vevey, ainsi que par le geste même consistant à copier un blockbuster américain au dessin en ne gardant que l’arrière-plan, Bublex souligne le rapport au lieu – devenant paysage – et à l’imaginaire qu’il déploie d’une part et l’importance du regard d’autre part. À Vevey, une palissade délimitait la terrasse du Mountain View Café et masquait la partie inférieure du paysage. Les visiteurs du festival, en sortant du bar, faisaient face à cette palissade qui avait pour effet de ne dévoiler que les sommets des Alpes, la « vue des montagnes » qu’offre le café imaginé par Bublex. S’inspirant de l’approche japonaise du paysage et de l’esthétique des jardins ayant pour principe de dissimuler le second plan pour réunir le premier et le troisième plans – shakkei ou emprunt de paysage44–, afin de créer un rapport optique étroit entre ces deux espaces géographiquement distants, Bublex supprime le second plan de la vue des visiteurs pour ne laisser apparaître que l’espace dans lequel ils se déplacent – la terrasse du café – et l’arrière-plan – la chaîne de montagnes, ainsi visuellement intégrée dans l’espace clos du bar. L’installation forçait ainsi les spectateurs à adopter un nouveau regard sur un paysage dont ils ont l’habitude, de la même manière que le remake de Rambo, dépourvu de premier et de second plans, ou plus précisément, dans lequel le troisième plan occupe le premier plan, invite à une nouvelle approche d’un film populaire. Cette interaction entre l’ensemble et son installation – qui fait partie intégrante du travail – ajoute à l’importance accordée au lieu dans lequel se fait l’expérience de l’œuvre. Ce décor de cinéma « simplifié » est un « espace analogue à celui du film », un « espace vectoriel », une « maquette de réel »45. Intensité, légèreté et simplification vont de pair.
An American Landscape, dont le titre en anglais inscrit l’œuvre dans le contexte culturel auquel il se réfère, s’attache à souligner que le paysage est toujours culturellement construit46, montrant que l’expérience de la nature repose largement sur des codes culturels qui mêlent peinture, photographie et cinéma et que, par un effet de miroir, le souvenir d’un objet culturel – peinture, dessin, ou film – ne se situe pas toujours dans ce qui se trouve au premier plan.