RELIRE UN FILM. SENTIMENTS, SIGNES, PASSIONS, À PROPOS DU LIVRE D’IMAGE DE JEAN-LUC GODARD (CHÂTEAU DE NYON, DU 12 JUIN AU 13 SEPTEMBRE 2020)
« Deux infinis. Milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien.1» Pascal
Alors que le festival Visions du Réel venait de connaître sa première édition entièrement en ligne en 2020 (17 avril – 2 mai), il a pu jouer les prolongations, le temps de l’été, en présentant, hors festival : Sentiments, signes, passions, Jean-Luc Godard à propos du livre d’image. Il aura fallu plus de deux ans de discussions et d’échanges entre Jean-Luc Godard, Fabrice Aragno2 et la directrice artistique du festival documentaire nyonnais, Emilie Bujès, avant que ce projet singulier puisse voir le jour. Du souhait de collaboration initial est né, non pas un film, comme cela avait été évoqué lors des premières discussions3, mais «l’exposition d’unfilm»4 parunemiseenespacefaceauLémanduLivred’image5, dernier film en date du réalisateur6. En se glissant dans l’interstice de la réouverture des lieux culturels, le premier étage du Château de Nyon, ancienne prison de la ville, a laissé place à trois mois de «cinéma exposé » (12 juin – 13 septembre), mettant à plat des morceaux partiellement démantelés du Livre d’image. À partir de fragments sonores et visuels éclatés, animés et présentés simultanément, chaque spectateur pouvait effectuer son propre montage, qui se renouvelait et se transformait au fur et à mesure de son déplacement dans l’espace.
UN LIVRE D’IMAGES
Le film reprend la forme reconnaissable chez le réalisateur de « l’essai dissocié» ou «délié», construit comme une symphonie dont le vocabulaire initial serait une collection de fragments préexistants de films, d’archives historiques télévisuelles, de sons, de musiques ou de chants enregistrés, de citations et de textes écrits et lus à haute voix, d’images en mouvement ou figées, mais filmées – paysages ou reproductions d’œuvres – le tout retravaillé7. On y retrouve une esthétique visuelle et sonore, ainsi qu’une démarche déjà présente dans le travail vidéo produit et réalisé avec Anne-Marie Miéville, dès les années 1970 – où le rôle du téléviseur est central, aussi bien dans le film qu’en tant que moniteur (période Son image)8 – puis dans les Histoire(s) du cinéma9 . Et lorsque l’on tente de décrire le film, les termes que l’on pourrait employer semblent d’ailleurs proches de ceux choisis pour parler des Histoire(s)10. Pourtant, Le Livre d’image est un film qui s’inscrit, certes, dans la continuité de l’Œuvre, mais qui n’appartient à aucune série. Il est autonome, et a valeur, non pas de synthèse mais de traversée. Alain Bergala y voit un « résumé fulgurant de 60 ans de son parcours [celui de JLG] de cinéaste »11, une « observation du monde » construite comme un livre, avec cinq chapitres – 1. Remakes, 2. Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 3. Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages, 4. L’esprit des lois, 5. La région centrale et une ouverture qui se nomme Heureuse Arabie12.
Alors, de quoi parle ce film-livre, ou plutôt, que montre-t-il ? Lorsque l’on ouvre son dossier de presse, la première phrase est un début de dialogue qui demande: « Te souviens-tu encore comment nous entraînions autrefois notre pensée? Le plus souvent nous partions d’un rêve... »13. C’est cela qu’essaye de provoquer le geste de l’artisan, du monteur, du compositeur, du peintre mais aussi, du lecteur: la pensée. La question de l’Histoire par le cinéma semble être mise en arrière-plan, comme un lointain écho aux films antérieurs, une cause ou un rappel, pour laisser place à cette fameuse « forme qui pense »14, non plus au service de réécritures de l’histoire, mais au service de la pensée elle-même, c’est-à-dire de l’être qui pense par et grâce à des fragments de poésie et cela, au présent. Mais le rythme du film reste soutenu et par sa richesse et par sa complexité, il ne permet pas à la pensée du spectateur d’être totalement libre. Pour le dire autrement, alors que les Histoire(s) fonctionnait en « déstabilisant l’œil [l’oreille et le corps] accoutumé »15, provoquant, par alternance, des états de conscience éveillée, « dans ce film, les matériaux épars prélevés dans ce roman sont comme des bouffées de souvenir d’un livre lu dans un demi-sommeil au cours d’un long voyage en train, et qui reviennent au milieu de la nuit, chez l’insomniaque, dans un état instable et confus»16. Et là où le film permettrait, toujours selon Bergala, d’être «dans la tête de Godard»17, l’exposition ouvre un autre possible, celui d’être «dans sa propre tête», de penser librement et à son rythme au présent – au cours de la visite –, sans la contrainte de ce temps imposé par le film (qui s’écoule presque trop vite), grâce ou à travers «l’atelier flottant»18 et partiellement décousu du réalisateur. Ce projet, contrairement aux précédents, a la spécificité de ne se dédier qu’à un film et c’est son déploiement élargi et sa décomposition par l’espace qui permet de véritablement ressasser, re-monter, et re-penser par le film, des mondes.
Avant de regarder du côté de l’exposition, il convient de suivre les métamorphoses préalables du Livre d’image, à travers ses différentes présentations publiques. Il fut d’abord projeté dans des salles de cinéma, et plus particulièrement à Cannes lors de l’édition 2018 du festival, où il reçut une palme d’or spéciale, avant de sortir dans quelques rares cinémas19 et d’être diffusé à la télévision, notamment à la RTS et sur arte20. C’est aussi à travers l’écran de télévision qu’il sera « diffusé » en Romandie, dans deux lieux chargés, un théâtre et une bibliothèque, ainsi qu’à la Chaux-de-Fonds. C’est avant tout pour la possibilité de construire librement un système acoustique à huit haut-parleurs placés dans l’espace que ce film a été pensé en dehors des salles, multipliant ainsi l’effet polyphonique entre voix, sons, musique et silence, dans la volonté de recréer « des ‹ lieux de cinéma › hors des cinémas »21. Quant à l’image, dans ces lieux spécifiques, elle ne fut pas projetée mais rétro-éclairée puisque diffusée sur téléviseur.
La première présentation du Livre d’image en terre romande eut donc lieu en novembre 2018 au Théâtre de Vidy, s’étendant sur plusieurs jours, comme partie intégrante de la programmation d’automne. Ce premier déploiement déterminera les choix suivants, jusqu’à l’exposition de Nyon. Le film y était présenté sur un grand écran de télévision positionné au centre d’une scène en contre-plongée, dans la plus petite salle du théâtre22. Autour de l’écran central, posé sur un meuble ancien en bois foncé, des éléments agencés recréaient l’ambiance d’un intérieur familial, avec de nombreux tapis aux couleurs chaudes superposés au sol, un fauteuil de velours clair orienté vers le public, ainsi qu’une lampe éteinte lors de la projection. Au mur, des reproductions de peintures et dans le fond de la scène, un drap blanc tendu, laissant planer le doute d’une possible projection de type polyvision qui n’aura finalement pas lieu23. Au sol, éclairé à la place d’honneur, devant le téléviseur encore éteint, le livre d’Anne-Marie Miéville Images en parole (2003) déposé sur un tapis de prière. Le décor est planté : nous sommes chez le réalisateur, invités dans son salon. La télévision s’allume et le film commence, accentué par des effets de lumière qui surgissent du dos de l’écran, en cadence avec les images.
Le film fut ensuite présenté, toujours sur téléviseur mais, cette fois, sans accessoire ni mise en scène, à la Fondation Michalski24 en septembre 2019, au centre de la grande bibliothèque, qui est un décor en soi – un livre au milieu des livres –, puis au Temple allemand à la Chaux-de-Fonds en octobre 2019, invité par le centre culturel ABC.
Le projet de Vidy fut ensuite décliné en installation permanente à la Fondation Prada de Milan en décembre 2019 sous le nom de Studio d’Orphée25 . Ce projet reprend une grande partie des éléments du théâtre et la quasi-totalité du salon du réalisateur, dont des effets personnels, des livres, son portemanteau avec chapeaux, des maquettes d’expositions et quelques collages. La pièce rejoue à la fois une salle de montage et le salon du réalisateur, lieu de travail mis en scène où le Livre d’image et d’autres films antérieurs sont diffusés sur plusieurs écrans d’ordinateurs et de télévisions, décuplant ainsi les images apparaissant au hasard mais en simultané. Dans un système de monstration théâtral ou cinématographique, le spectateur a souvent face à lui une scène, et même s'il est possible, à Milan, de pénétrer partiellement dans le Studio, le public reste encore relativement prisonnier du temps du film et de sa linéarité, avec quoi le modèle installatif nyonnais va rompre. Il est également important de mentionner que le film fut présenté dans différents espaces d’art grâce à une version low-cost et portative, c’est-à-dire une installation qui tient dans une mallette26.
On peut ainsi appréhender Sentiments, signes, passions comme une suite qui viendrait compléter et complexifier les différentes tentatives ou variations d’expositions antérieures: cette exposition n’étant de loin pas la première sur laquelle a travaillé Jean-Luc Godard.
À Nyon, le Livre d’image se voit entièrement déplié et décomposé d’une salle à l’autre, d’un chapitre à l’autre afin de le visionner ou de le re-visionner autrement. Passé le pas de la porte de pierre, le visiteur se retrouve projeté directement dans Remake, premier chapitre du Livre27. Recoupées et presque entièrement «démontées», les parties sonores et visuelles du film apparaissent éclatées sur plusieurs écrans de télévision et séries de haut-parleurs disparates, exposés à la lumière du jour. Le dispositif d’exposition se donne à voir sans « maquillage », et on y retrouve certains éléments, comme les tapis de salons ou de prière, présents dans la mise en scène de Vidy. Tout est rendu visible, à découvert: l’envers d’un décor, le décor et le lieu. Les étagères en bois de sapin de plusieurs hauteurs disposées dans l’espace dessinent une architecture ouverte incitant à la déambulation et au changement de point de vue, ne permettant jamais une vision totalisante28.
Sur les rayonnages et au sol sont disposés des écrans de télévision et hauts parleurs de types, qualités et formats différents29 offrant des variations à l’image – qui rendent les couleurs tantôt plus sombres, tantôt plus vives, la superficie ici plus grande et là plus petite – et accentuant les effets présents dans le film de «sauts de formats» dans l’image même, provoquant l’attention30. Les nombreux écrans de télévision très grand format posés à même le sol apparaissent comme l’écho de peintures dans l’attente d’être accrochées. Des planches d’impressions format mondial non coupées, extraites du « livre-scénario » produit par Casa Azul films et Écran Noir production pour la sortie du film, sont liées aux étagères, rejouant des phrases écrites à la main et traduites en anglais avec des images issues du film.
Les sens sont mis au travail simultanément. L’oreille et l’œil ne s’habituent pas immédiatement aux stimulations de ces « mêmes » qui se répètent (remake), mais s’acclimatent en reconnaissant ou étant attirés par un fragment, puis un autre, puis une phrase ou le son de la voix. Relativement rapidement, un nouveau film se met en place, qui demande un état d’attention différent, faisant appel aux sens de manière plus libre et élargie: le spectateur mobile déambule tout en montant un film qu’il est le seul à pouvoir percevoir, et cela se fait sans mode d’emploi, comme si, par la cadence des éléments proposés, leur force individuelle et tout ce qui compose le décor, aussi « réel » soit-il, il était absorbé et transformé par un flux de pensée en train de penser. Au-delà des bribes et des instants, ce qui perdure de l’exposition, ce sont quelques images d’une tentative de raconter l’être humain et ce qu’il a pu traverser, ce qui le façonne, l’abîme parfois, mais en tout cas le transforme, et cela, par un regard critique sur le XXe siècle et, partouches, sur les siècles précédents. Le contrepoint31 si cher au réalisateur se démultiplie dans l’espace, permettant de ne jamais hiérarchiser les types d’images et d’histoires, mais de les entendre chacune : guerres, violences et séparations, images rapportées et images captées, oppressions, lois et rébellion, mais aussi les grands espaces (mer, désert) et quelques gestes fragiles d’humanité, dont les mains d’un enfant qui joue ou d’un vieil homme qui caresse un animal, symphonie pour les fragiles, les oubliés et les invisibles (ceux qui, comme Bécassine, ne parlent pas, dont la voix n’est pas entendue)32.
Ainsi, le réalisateur pose à nouveau ou propose une fois de plus un état du monde à un moment précis à travers la manière dont agissent ses images, ses sons et ses mots arrachés aux histoires du cinéma, de la littérature ou des actualités. Ce geste éminemment critique semble agir dans l’espace, non plus comme un pamphlet mais comme un acte poétique, au rythme de cette voix voilée – celle de Godard – qui émerge et chuchote en contrepoint des interférences sonores et visuelles, qui rythme le parcours33. Dans cette multitude d’éléments, matériels et immatériels, dans une superposition de strates et de lectures possibles, il ne se produit pourtant aucune saturation ni aucun chaos mental, bien au contraire. Il semble réussir à maintenir ce qu’Edgar Morin nomme la « pensée complexe », ce « tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés: elle pose le paradoxe de l’un et du multiple [...] », en sachant « qu’elle doit [pour exister] affronter le fouillis (le jeu infini des inter-rétroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, les incertitudes, la contradiction »34, démonstration virtuose de ce que le réalisateur nomme « penser avec ses mains », comme chuchote la voix over à l’entrée et la sortie de l’exposition35. Ici, il serait peut-être question du geste de Pénélope qui, par des éléments recousus et décousus qui s’entrechoquent librement, provoque les mémoires36. Au-delà de son identité propre, chacune des bribes du projet semble se retourner sur toutes les autres, dans un mouvement non chronologique où certaines séquences et tentatives exposées pourraient se répondre à travers le temps et l’espace, et l’exposition se conclut dans l’espace où elle a commencé. Pour le dire autrement, la composition infinie et mouvante provoque de petites épiphanies discontinues et à intensités variables, qui se produisent tout au long du parcours, dans une alternance entre découverte, souvenir – individuel ou collectif – et oubli : la plus récente efface la dernière et ne permet jamais de l’attraper complètement, ni de renouveler la même expérience, puisque lors du « re-voir », une nouvelle association jusqu’alors invisible provoquera, à la lumière du présent, un nouvel « éclair » qui viendra s’ajouter à ceux déjà visibles et se soustraire à ceux déjà oubliés.
Le parcours suit la chronologie du film qui se déploie, dans chaque salle, en une partie de chapitre décomposé37 face à ce film infini puisqu’en constant remontage. Pour ajouter à la scénographie, des monographies sur des peintres classiques (Rubens, Giotto, Rembrandt, Piero della Francesca, Caravage ou la peinture symboliste) sont éparpillées au sol ou sur des étagères alors que de petites lampes de chevet éclairent des morceaux de papier où figurent des noms de militantes et militants historiques, anarchistes, féministes et parfois des personnages fictifs comme Aimé Pache, personnage ramuzien auquel Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard dédiront une partie de Liberté et patrie (2002)38. Enfin, des chaises et quelques fauteuils éclectiques rythment les salles successives, incitant à s’assoir seul ou à deux. Cet assemblage disparate de matériaux simples ou de seconde main rappelle certains choix de mise en scène de Voyage(s) en utopie, première exposition signée par le réalisateur, qui eut lieu au Centre Pompidou en 2006 : « l’idée de travail – et de mise en ruine de ce travail – y est très appuyé: le sol est accidenté, les câbles gisent, c’est tout le décor qui semble en attente d’être terminé »39. L’exposition de Nyon s’est construite en incluant, comme décor à part entière, l’architecture du bâtiment (les murs peints, les sols, les anciens fragments ou ruines d’expositions antérieures, comme il l’avait déjà entrepris dans son projet à Pompidou), c’est-à-dire en intégrant, à l’arrière-plan de chaque plan, trois personnages essentiels : le Léman derrière les fenêtres et les grilles, la lumière naturelle, par essence changeante et, face aux deux dernières salles, la place du village et sa vie. C’est la première fois dans le travail du réalisateur que l’un de ses films est aussi directement et simplement mis en espace et déplié et cela, grâce à la « relecture » qu’en propose son collaborateur Fabrice Aragno.
Dans ce salon-atelier fictif – écrans allumés –, il n’est pas clair si nous nous trouvons dans l’espace avant que le réalisateur ait monté le film, ou après, lorsqu’il vient d’être démantelé, quelque chose qui fait fortement écho, par sa méthode et son état en cours, à l’immense projet inachevé de Walter Benjamin, Le livre des passages. À la fois recul et pas en avant, on y décèle la tentative d’une mise à plat avant ou après l’éclatement de la « matière brute »40, une recherche vers ce qui constituerait physiquement le film et le structurerait, un retour vers ses éléments constituants – images, textes lus, musiques et sons – qui s’associeraient non plus sous la main du réalisateur qui les a choisis, mais par un principe de hasard.
UN COUP DE DÉS EST UN LIVRE À VENIR
Même sans savoir qu’un fragment du Coup de dés rejoue les éléments de l’exposition, dans le système de programmation qui définit l’aléatoire desimagesetdessons,41 lesdifférenteslecturesetinterprétationsdu texte de Mallarmé semblent, à chaque mot ou silence, éclairer un peu plus la composition animée du Livre d’image, dans une lecture croisée.
Umberto Eco soutient dans L’Œuvre ouverte qu’en «rendant possible la permutation des éléments d’un texte déjà destiné par lui-même à évoquer les relations ouvertes, le Livre prétendait être au monde en fusion continue, qui ne cesserait de se renouveler aux yeux du lecteur. [...] Dans une telle structure, il était impossible de concevoir un seul passage doté d’un sens défini et univoque, fermé aux influences du contexte; ça aurait bloqué le mécanisme tout entier. [...] L’art a pour fonction non de connaître le monde, mais de produire des compléments du monde : il crée des formes autonomes s’ajoutant à celles qui existent, et possédant une vie, des lois, qui leur sont propres »42.
Au mécanisme de combinaison et de permutation, s’ajoute le contrepoint et le ressassement ainsi que le retour d’un passage, comme le rappelle Jacques Aumont dans son ouvrage Amnésies. Fictions du cinéma d’après JLG, en référence à Mallarmé et aux montages de Godard dans les Histoire(s): « les plans reviennent, les images reviennent, mais ce n’est jamais la même part d’eux qui demeure obscure, jamais la même part qui échappe au souvenir pour entamer ce dur et douloureux travail de l’oubli qui, seul, constitue le Souvenir sur lequel la pensée existe »43.
Toute Pensée émet un Coup de dés, « comme si nous ne faisons toujours que commencer à apprendre à lire», écrit Blanchot dans Le Livre à venir (1959)44, revenant sur l’aspect cyclique de l’œuvre45. En partant du texte de Mallarmé, il formule l’idée que le présent est soumis à «la double dimension négative d’un passé inaccompli et d’un avenir impossible, le désign[ant] dans l’extrême lointain d’un peut-être d’exception. [...] L’Œuvre qui n’est donc pas là mais présente dans la seule coïncidence avec ce qui est toujours au-delà »46.
Dans sa lecture de l’espace du Livre, il rappelle que « l’espace n’est pas mais ‹ se scande ›, ‹ s’intime ›, se dissipe et se repose selon les diverses formes de la mobilité de l’écrit, exclut le temps ordinaire. [...] L’événement dont le poème fait son point de départ n’est pas donné comme fait historique et réel, fictivement réel : il n’a de valeur que relativement à tous les mouvements de pensée et de langage qui peuvent en résulter et dont la figuration sensible ‹ avec retraits, prolongements, fuites› est comme un autre langage instituant le jeu nouveau de l’espace et du temps »47.
Cette idée est explicitée dans un monologue du film de Godard sorti en 2002, L’éloge de l’amour :
« l’avant sera après, l’après était avant, mais on ne le sait qu’après coup. Le film ne peut se voir au présent qu’en se revoyant comme déjà passé, donc dans le souvenir-effacement d’un passage par définition hors de soi. C’est ce temps du dehors, sans commencement ni fin que Blanchot nomme vertige de l’effacement. Il affecte ici la visibilité du film, parce qu’à la limite il soumet la saisie de l’image à la seule mémoire de soi, où elle s’oublie »48.
Ce qu’accomplit le projet de déploiement du Livre d’image dans l’espace, c’est la provocation d’un état de conscience en pensée, comme lorsqu’elle se trouve plongée dans la lecture de poésies, et non d’un roman, comme le nuance Paul Valery, en référence, toujours, au Livre de Mallarmé: « entre l’action du poème et celle du récit ordinaire, la différence est d’ordre physiologique. Le poème se déploie dans un domaine plus riche de nos fonctions de mouvement, il exige de nous une participation qui est plus proche de l’action complète, cependant que le conte et le roman nous transforment plutôt en sujet du rêve et de notre faculté d’être hallucinés »49.
Par la constellation en mouvement dans l’espace et les collisions qui s’y opèrent, l’exercice de montage mental auquel nous nous soumettons automatiquement plonge la pensée, par les sens en éveil et la marche, dans une exploration de « temps pluralisés »50 – ceux, données à voir et à entendre, qui peuvent provoquer l’émergence de nos propres souvenirs et s’y mélanger – dans ces temps que Borges illustre dans Fictions, dans Le jardin des sentiers qui bifurquent : « à la différence de Newton et Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités »51.
VOYAGE(S) EN UTOPIE : SE RETOURNER SUR L’EXPOSITION
La question de la citation directe d’œuvres, présente dans son travail dès ses premiers films, se transforme chez Godard à la fin des années 1970 avec les conférences de Montréal52 puis, avec les expérimentations vidéo, qui déboucheront sur les Histoire(s)53, mais le déploiement de l’œuvre dans l’espace se pose surtout dans les années 1990, avant de trouver son apogée dans le projet complexe et tumultueux de Voyage(s) en Utopie, présentée en 2006 à Beaubourg. Dans Godard, le dos au musée – histoire d’une exposition, Anne Marquez revient en détail sur le processus de travail de cette première exposition, spécifiant en amont le lien entretenu par Godard avec le musée (et non l’institution muséale) qui remonte à ses débuts – du musée filmé aux citations d’oeuvres reproduites sur cartes postales ou posters54.
Il faudra donc attendre l’invitation de Dominique Païni au début des années 2000 pour qu’un projet voie le jour sous le titre de travail Collage(s) de France, archéologie du cinéma, d’après JLG. Fortement modifiée au cours du processus, l’exposition avait pour ambition initiale de s’appuyer sur les collections du Musée d’Art Moderne55 : «Les Histoire(s) du cinéma jouaient déjà ce rôle de réceptacle des œuvres du passé, concentrant toute une iconographie que Godard s’était approprié au fil de sa production, mais avec l’exposition [de Pompidou], la plateforme citationnelle s’étend aussi bien dans le temps que dans l’espace [...] il est souvent difficile de savoir de quelles strates [d’images de films] elles sont issues. Elles, qui sont ‹des études›»56. Le projet de Beaubourg évoluant, l’étape intermédiaire proposait un chapitrage par salle, faisant écho aux lieux du cinéma (espaces de visonnage ou de travail): le cinéma (où l’on se rend), la caméra (d’où l’on capte les images), la salle de montage (où on les assemble), etc., avant d’arriver à la dernière salle: «c’est là que la guerre civile entre l’image et le texte devrait se terminer par la paix» qui deviendra «l’alliance / le texte, l’image »57. On y retrouve aussi, toujours dans une version intermédiaire du projet (salle 7), une salle composée de deux miroirs pour laisser entrer «le réel» dans l’espace du «décor», ainsi qu’une reproduction sur écran du dessin de Goya conservé au Prado, Aun Aprendo (dans la dernière salle, devenue salle 9) et une photocopie d’une aquatinte hors série d’un Homme se balaçant.
Ce projet donnera notamment naissance à une vidéo du travail en cours. Reportage amateur, maquette expo (2006), filmée par Anne-Marie Miéville, permettra un arrêt sur image du projet en cours de développement à travers le commentaire de Jean-Luc Godard sur l’une des multiples maquettes, sorte de visite virtuelle dans des salles dont les titres furent modifiés : le mythe (allégorie / hasard de l’Arabie Heureuse), l’humanité (image / théorie des distributions), la caméra (métaphore / les idées sont choses muettes...), les film(s) (devoir(s) / le monde comme volonté et comme représention), l’inconscient (axiome / le langage aussi a des allures catastrophiques), les salauds (parabole / les derniers jours de l’humanité), le réel (rébus / l’unique dans le différent et la proximité cachée dans ce qui est étranger), le meurtre (le temps et l’autre) et le tombeau (matière et mémoire). La maquette filmée ressemble à une maison de poupée, et l’explication, à un jeu – d’enfants, tout comme ce train miniature qui parcourera une des salles de Voyage(s)58.
Loin de la polémique qui anima à l’époque le rapport du réalisateur à l’institution, l’exposition de Nyon emprunte beaucoup à ces premières mises en espace, que ce soit par l’intention de créer un lieu «en travail» (pré- ou post-projet), mais aussi, de manière plus simple, par découpage de l’espace en chapitres, l’entrée et la sortie adjacente (créant une boucle), la volonté d’inclure le réel dans les salles (non plus par un miroir mais par les fenêtres), le geste imaginé des livres posés au sol dans chaque salle mais surtout les points de lumières dans l’espace, la multiplication des écrans héterogènes: de télévision, de téléphones et d’iPad et aussi le caractère d’essai que l’on retrouvait dans la première salle du Voyage(s), exposant une série de maquettes des intentions non-réalisées (ou à venir) – étapes de pensées et avortements. Dominique Païni écrira dans le texte du catalogue que « chacune des salles avait été conçue pour que le spectateur fasse lui-même ses collages au sein d’une forêt d’images. Le visiteur était donc mis en travail, il devait faire l’effort d’assemblage», texte qu’il conclura ainsi :« en ‹ exposant ›, il sera proche d’André Malraux et de son Musée imaginaire, dont les œuvres d’art, rapprochées grâce à la reproduction, peuvent être comparées, c’est-à-dire, tout simplement, vues »59. Deux facteurs essentiels diffèrent dans l’exposition de Nyon. L’un est évidemment géographique, l’autre est le parti pris de ne pas jouer des notes ou d’écrire un scénario, mais de décomposer un morceau déjà composé: un film unique60.
L’INSTALLATION VIDÉO : LA PRATIQUE DU COLLAGE DANS L’ESPACE ET LA PLURALITÉ DES TEMPS DANS UN MÊME TEMPS
Les artistes et réalisateurs n’ont eu de cesse de jouer avec les effets de distorsion du temps, pour chercher à s’extraire de la linéarité imposée par les médias fondés sur la temporalité (Time based media). Certains
se sont extraits partiellement du dispositif classique de la salle de cinéma, optant pour la démultiplication des sorties (images, ou images/son, selon l’époque) : l’effet « mosaïque d’images projetées » apparaît déjà audébut du XXe siècle, dans les expositions universelles61, et par la suite dans les avant-gardes historiques, avec de possibles diptyques en mouvement – comme la polyvision62, à laquelle Godard n’a jamais réellement adhéré – ou dans des installations filmiques s’inscrivant dans le champ des pratiques « élargies »63. Le projet de Nyon peut donc être lu à la croisée de plusieurs histoires et s’inscrire dans l’héritage – conscient ou non – de tentatives « d’élargissement des sens »: du cinéma étendu qui apparaît dans les années 1920 au cinéma exposé dans les années 1930, puis des installations et environnements vidéo dans les années 1960(avecunescèneromandedynamique)64 auxpratiquesinstallatives contemporaines qui incluent une multiplication d’écrans et de sons65.
On se souvient de la voix over de Godard qui pose à l’écran la question de la simultanéité des images en mouvement dans Ici et ailleurs (film réalisé avec Anne-Marie Miéville, 1974) :
« Oui mais là on peut voir toutes les images ensemble. Au cinéma, on ne peut pas. On est obligé de les voir séparément, les unes après les autres, et ça donne ça.[...] ça donne ça parce qu’en fait, quand on fait un film, les choses se passent de cette façon : chaque fois, une image vient en remplacer l’autre. Chaque fois l’image d’après chasse celle d’avant, tout en en gardant, bien sûr, plus ou moins le souvenir. Et c’est possible parce que le film bouge, et que les images ne viennent pas s’enregistrer ensemble mais séparément, l’une après l’autre sur leur support»66.
La vidéo permet donc au réalisateur, dès les années Sonimage, de comparer des images en mouvement – de multiplier les pistes en simultané – et cela, dans un premier temps, dans une perspective de travail : « on conçoit que deux salles de cinéma côte à côte, ce soit un peu difficile. Or, aujourd’hui existe la vidéo. Les films peuvent être mis sur vidéo et comparés »67. Si l’on étend la pratique du découpage (et de la photocopie)68 à une autre échelle que celle de la feuille–la multiplication des écrans et haut-parleurs semble être une proposition qui prolonge ce raisonnement et cette pratique. Comme le décrit Monique Maza dans son ouvrage Les installations vidéo « œuvre d’art », les installations multi-écrans «procède[ent] de deux principes générateurs de cohésion : l’assemblage et le collage, mais aussi du décollage, pratiques propres aux avant-gardes, favorisant à la fois l’extension, l’absorption et le passage »69.
De plus, l’installation vidéo multi-écrans impose un écart entre les images: un intervalle, un interstice70 qui permet d’ajouter un autre temps aux temps diffusés. C’est dans cet espacement du réel – auquel Raymond Bellour donne le nom d’« entre-images » – qu’une possible articulation entre les entités peut opérer : dans cet « écart entre l’image spéculée et la réalité perçue »71. Ce qui provoque des effets de « dis-location » et de « re-location »: « il me semble donc que les installations [vidéo] ont [...] vocation de pré-catalystes; elles amorcent la mise au jour d’un état, sans le déterminer; elles placent l’inconscient individuel et l’imaginaire social au carrefour des topiques. En ce sens, il s’agit bien d’œuvres ouvertes », écrit René Berger en 1981. La pensée est activée par la friction et la confrontation d’éléments hétérogènes choisis et maintenus à un seuil « de sensibilité et de tolérance »72, et cela grâce à une « dilution » du film, un étirement de ses matériaux, qui laisse pénétrer le réel.
BON, VA ME CHERCHER LES LIVRES, ON VA Y JETER UN COUP D’ŒIL !
La tâche de la mise en espace a été déléguée à celui qui accompagne le travail de Jean-Luc Godard depuis de nombreuses années et en connaît chaque fragment, Fabrice Aragno. En cherchant à opérer « un voyage à l’intérieur d’un film»73, ce dernier propose sa re-lecture par l’espace – re-lecture étant entendue à la fois comme un retour en arrière74 etlapossibilitédevoirautrement,commelapossibilitéd’activer la « pensée du dehors »75. Par une action de transformation, un «coup de dés » de la main d’un autre, il provoque de nouvelles intuitions, au sens bergsonien du terme, c’est-à-dire la « saisie [d’]une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. C’est une vision directe de l’esprit par l’esprit »76, probablement pour Jean-Luc Godard et, en tout cas, pour n’importe quel visiteur.
Parmi les dépliages auxquels il s’est attelé dans l’espace du château, Fabrice Aragno a pris la liberté d’ajouter une salle dédiée à la série des Peintures noires (1819–1823) de Goya, ces fresques monumentales sur les murs de «la maison du sourd», que Goya peindra dans une grande solitude à la fin de sa vie, avant son départ pour Bordeaux. Avant le quatrième chapitre, L’esprit des lois – où de nombreux détails de la série Les désastres de la guerre apparaissent – l’une des plus petites salles de l’étage est donc transformée en accrochage spontané. Les reproductions, arrachées à une monographie – format réduit –, sont exposées à hauteur de sol, dans une pièce assombrie, avec juste une lampe qui éclaire les tomettes, et une reproduction en couleur d’un autoportrait du peintre, sans légende, à hauteur des yeux. La figure de Goya est celle d’un artiste à la fois proche et contre le pouvoir de son temps, qui mettra en œuvre dans ses livres de gravure – comme Les caprices (1799) – une vision à la fois satyrique, violente et carnavalesque de la société77, inversant les rôles pour mieux démasquer, donnant une place et un visage aux démunis et aux rejetés, et complexifiant ses images par des titres aux multiples interprétations. Il est impossible de ne pas entendre l’écho de ces deux démarches, à des siècles d’écart: les dénonciations sur le pouvoir tout comme la question des lois ou de l’oppression sont, en effet, l’une des toiles de fond du Livre d’image.
On retrouve également une respiration supplémentaire dans la petite salle dédiée au chapitre de La région centrale, introduite par un contrepoint : une reproduction du Chien, toujours issue de la même série de Goya, rappelant peut-être Adieu au Langage. Ce cinquième chapitre titré en hommage au film de Michael Snow, met la lumière sur une tentative de faire exister la caméra en tant qu’entité expressive isolée, comme l’écrira Snow avant que le film ne soit réalisé78. Avant de sortir de l’étage, sur l’un des derniers écrans, on aperçoit une photographie en noir et blanc d’un petit garçon.
La partie enfermée dans la boucle du Livre d’image s’est vue liberée dans l’espace: comme pour un livre, il est possible de feuilleter l’œuvre, de l’ouvrir au milieu ou de commencer par la fin, de noter une citation, de réécouter certaines voix dans l’ordre ou le désordre et de réfléchir, de se souvenir, de fermer le livre puis de le réouvir, dans un état aussi libre et concentré qu’implique la lecture d’un ouvrage, et pour cela, il fallait une main extérieure, une autre main pour redistribuer les cartes :
«Sans doute n’est-il pas précipité d’admettre la possibilité que l’artiste qui développe cette main à cinq doigts de ses sens (si on peut lui donner ce nom) en une prise toujours plus agile et plus spirituelle, travaille le plus décisivement à élargir les territoires respectifs de chaque sens ; mais ce qu’il accomplit et qui vaut comme preuve étant finalement impossible sans un prodige, il ne lui est pas permis de reporter son gain territorial personnel sur la carte commune, grande ouverte»79.
Lors du fameux dialogue entre Jean-Luc Godard et Marguerite Duras dans l’émission Océanique (1987), Godard soutenait que « le cinéma commence par le retour, on commence par le temps retrouvé, ça finit par le temps perdu. La littérature commence par le temps perdu et fini par le temps retrouvé »80. Ce projet à plusieurs mains et à plusieurs « tirages » se « trouverait » à une intersection, là où les trains se croisent.