Travaux occasionnels d’une esclave (1973) : ou l’obstination, de l’affirmation d’une subjectivité rebelle à la constitution d’un espace public oppositionnel
Nous entendons ici avant tout soulever, si ce n’est résoudre, deux questions que l’œuvre filmique d’Alexander Kluge pose effectivement. Notre première question est théorique : faut-il considérer la notion d’espace public oppositionnel (Gegenöffentlichkeit) comme un concept qui s’ancre dans une réflexion d’ordre sociologique et qui serait principalement énoncé par Oskar Negt, voire exclusivement théorisé par celui-ci ? Ou serait-il élaboré sur un mode plus collaboratif avec Alexander Kluge, à qui Negt fait appel pour rédiger un livre à quatre mains (Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp. 1977) ? La réception d’Oskar Negt dans l’espace éditorial et intellectuel francophone minimise la participation de Kluge dans cet effort de pensée ; en effet, le nom de Kluge disparaît dans la traduction partielle de cet ouvrage en français (Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007). Nous pouvons en douter. Notre seconde interrogation est d’ordre politique : les films d’Alexander Kluge peuvent-ils être qualifiés de féministes, ou faut-il au contraire souligner leur manque de perspicacité sur cette question ? Pour avancer des éléments de réponse, notre analyse se focalise sur un film en tout point singulier, Gelegenheitsarbeit einer Sklavin (Travaux occasionnels d’une esclave, R.F.A., 1973), qui thématise la lutte d’émancipation des femmes. Kluge précise lui-même que ce film est issu des réflexions qu’il a élaborées avec Negt dans Öffentlichkeit und Erfahrung (pour être plus précis, il a plusieurs projets de films, dont un seul sera réalisé)1. Mais, sans surprise, Travaux occasionnels d'une esclave a été critiqué lors de sa sortie, en particulier d’un point de vue féministe : son énonciation serait marquée par un point de vue dominant et masculin (qui correspond strictement à celui de l’espace public bourgeois qui exclut la voix des femmes, en les cantonnant à la sphère domestique). Là encore, nous nous éloignons de cette lecture. Il y a plusieurs formes de féminisme, dont l’histoire est variée. – Ce film participerait-il donc à une forme de féminisme, mixte, hybride et non exclusive, qu’il conviendrait de décrire et de définir précisément (rappelons que la notion d’espace public oppositionnel a été mobilisée dans une perspective féministe, notamment par Nancy Fraser2 ou par Rita Felski3) ?
Ces questions devraient être pensées ensemble, à travers la notion d’espace public oppositionnel qui constitue un outil de pensée productif. Nous les traiterons cependant tour à tour, pour la clarté de l’exposé (un article n’y suffirait d’ailleurs pas). Notre analyse portera donc avant tout sur certaines séquences de Travaux occasionnels d’uneesclave, ce film posant explicitement la question du féminisme tout en faisant appel à un geste de résistance envers un espace public hégémonique. Néanmoins, il n’est pas dépourvu d’équivocité dans ce qu’il montre, énonce et dénonce.
S’il fallait d’emblée apporter une réponse à ces questions, nul doute que celle-ci serait à chercher du côté d’une pensée et d’une pratique du pathos que cultive Kluge4, et qui est par ailleurs explorée en lien avec la notion d’obstination dans un second livre coécrit par Negt et Kluge, Geschichte und Eigensinn (Francfort-sur-le-Main, Zweitausendeins, 1981). En effet, à l’espace public oppositionnel se substitue ici l’affirmation plus subjective d’une obstination qui est selon nous en large partie imputable à la pensée et à la démarche filmique de Kluge. Negt, en tant que sociologue, pense en termes d’opposition. Kluge, pour sa part, pense en termes de sentiments. En l’occurrence, la position de Kluge repose sur une pensée du féminin et de la féminité qui prétend se situer en dehors de tout clivage idéologique, se distinguant ainsi du féminisme. Ce point de vue a été critiqué dans les années 1970, et le serait probablement tout autant aujourd’hui si l’on revenait sur ses films d’un point de vue féministe. Mais nous avons cru bon d’insister, s’obstiner à y voir et à y entendre autre chose aussi.
En un sens, il serait pertinent de relire les films de Kluge à l’aune de l’approche performative de Judith Butler5, qui considère que les minorités, qu’elles soient féminines, masculines ou transgenres, ne s’instituent pas binairement sur le plan de la construction identitaire contre une hégémonie masculine mais qu’elles déplacent, de façon subversive, les normes en performant le genre. Certes, les chemins de traverse qu’indique et théorise Butler peuvent paraître disjoints des parcours de vie que Kluge met en scène, mais ils passent également par la construction d’une agentivité et des moyens de communications qui sont réinventés.
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La réflexion d’Alexander Kluge, qu’elle emprunte le support du film, de l’émission télévisée, de l’essai théorique ou de l’écriture de fiction, s’enracine dans l’expression ou, un peu mieux, la revendication d’une obstination, comme l’a fait remarquer Frederic Jameson6 – notion qui oriente résolument l’ouvrage coécrit par Kluge et Negt, Geschichteund Eigensinn7. Ce terme, précise Jameson, n’appelle pas seulement « l’arbitraire et l’entêtement » mais implique encore « la connotation parallèle d’une logique immanente, une pulsion ou impulsion à rester fidèle à soi-même et suivre sa propre ligne de force indépendante »8. Or, les films de Kluge sont habités par des personnages entêtés, obstinés, butés – répétons-le : qui suivent leur propre ligne de force indépendante. En fait, les films de Kluge se concentrent sur un point de basculement ou de revirement des personnages mis en scène, ce point de non-retour dessinant un horizon de dépassement négatif – où plus rien ne passe, l’individu développant une attitude revêche, rebelle, en s’inscrivant dans un espace de contestation et d’opposition. Cette théâtralisation ou médiatisation d’une contre-sphère publique par le biais de la fiction est indissociable de la réflexion que Kluge a développée avec Oskar Negt sur l’espace public prolétarien, révisant le modèle habermassien du débat démocratique et de l’agir communicationnel9, fondé, comme les auteurs le dénoncent, sur une série d’exclusions : les femmes, les ouvriers, les sans-classes, les sans-papiers, tous ceux et celles qui n’ont pas voix au chapitre dans la dynamique démocratique (selon l’étymologie du terme, demos cratos : le pouvoir du peuple). Nous l’avons dit, l’obstination (Eigensinn), dans la pensée de Kluge et Negt, s’articule à l’espace public oppositionnel. Tout nous porte à croire que c’est dans cette perspective que Kluge appréhende la télévision, suivant un effet d’inversion dont on n’a selon nous pas encore pris la mesure de la provocation : la radicalité de son geste renverse les thèses critiques d’Adorno (dont il est proche) et d’Horkheimer sur l’industrie culturelle ; la télévision devient le lieu d’un débat politique et potentiellement révolutionnaire. Précisons ce que Negt et Kluge signifient à travers le concept d’obstination, à partir de certains de leurs propos.
Face aux mécanismes d’oppression, l’être humain développe une stratégie de défense, que les psychanalystes ont pu décrire comme un processus de refoulement. À propos de la réalité, de son principe et de la pression qu’elle exerce, Kluge écrit :
La réalité est effective dans la mesure où elle opprime réellement les hommes. Elle ne l’est pas dans la mesure où opprimer une force revient seulement à la déplacer. Ces forces disparaissent du monde de la surface, mais continuent de travailler souterrainement. Sous la terreur du réel, le refoulé produit tout son travail.10
L’obstination est ainsi à comprendre comme un geste de déplacement des forces oppressives. Le retour du refoulé (ou, pour reprendre les termes de Kluge, ce qui travaille souterrainement sous la terreur du réel) conduit à la révocation de ce qui est imposé comme seule réalité, ou cadre de réalité auquel se conformer : l’obstiné est celui ou celle qui ose dire non, et qui en assume les conséquences. Kluge, ici, commente en fait indirectement son film, Travaux occasionnels d'une esclave. Le refoulement, pour autant qu’il conduise à un déplacement, implique une révolution individuelle, personnelle : l’obstination, de la révolte à la résistance. Le protagoniste masculin du film, présenté comme un universitaire pitoyable et infantile, opère une révolution : il entre en résistance après avoir été confronté aux forces répressives. L’enfant obstiné reprend possession de ses sens pour affirmer son autonomie (d’action, d’être) et ses potentialités, comme l’écrivent Negt et Kluge en faisant référence au conte homonyme des frères Grimm :
En allemand, le mot obstination – Eigensinn ou Eigen-Sinn – qui peut être traduit littéralement en français par « son propre sens », c’est-à-dire la possession des cinq sens et par conséquent le pouvoir de percevoir ce qui se produit dans notre environnement, décrit très précisément ce qui doit d’abord être établi au niveau du développement historique d’un individu pour que l’existence humaine soit viable. Pour qu’il y ait obstination, il faut qu’un fort sentiment d’autonomie s’affirme dans le comportement d’une personne. Nous pouvons l’exprimer autrement : la discipline dont l’enfant obstiné fait l’expérience, jusque dans la tombe, est la réponse morale à une expropriation collective des sens qui a été tenue en échec jusqu’à présent. […] L’obstination n’est pas un trait « naturel » de comportement, mais elle émerge de l’indigence. C’est un acte de protestation contre l’expropriation focalisée sur un seul point, le résultat de l’expropriation de nos propres sens tandis qu’ils entrent en interaction avec le monde extérieur.11
Les liens ici établis entre perception multisensorielle et sentiment d’autonomie, misère de l’existence et expropriation de ses propres sens structurent l’expérience de l’obstination : c’est une modalité hostile d’être-au-monde ou un mode d’affrontement au monde extérieur, un acte de relation violente du moi envers l’autre. Nous n’expliciterons pas plus précisément ce lien qui peut paraître paradoxal, mais l’obstination, sous la plume de Negt et Kluge, est liée à un principe d’autorégulation12 : l’affirmation de l’autonomie du sujet et d’une rupture avec l’espace public hégémonique, pour se maintenir et se développer, suppose un processus de rétroaction ou d’homéostasie – comme si l’acte de rébellion devait s’autoalimenter.
Cependant, ce film de Kluge, et ce n’est pas le seul, est avant tout et surtout axé sur un personnage féminin qui prend l’initiative et devient le vecteur de l’action, de la narration. Suivant une perspective féministe (nous y reviendrons), Kluge déconstruit les histoires d’amour. Forcer le trait est une des stratégies définitoires de l’effet d’étrangeté théorisé et pratiqué par Brecht : la stigmatisation, voire la caricature, met à distance les clichés, défamiliarise les lieux communs – proposant ainsi au spectateur d’éprouver la consistance (ou la résistance ?) du sujet et l’opacité de l’objet, la reconnaissance automatisée cédant place à un processus de connaissance. Ainsi Kluge peut-il écrire à propos de l’héroïne du film, qui pratique illégalement des accouchements dans une Allemagne présentée comme réactionnaire :
[…] la scène d’amour n’est réaliste que si par exemple l’avortement à venir est introduit par montage en elle. Mais aussi l’histoire de tous les avortements précédents. Il n’en va pas autrement dans une scène d’amour réelle, peu importe si les deux personnes ne font qu’y penser ou si la question de l’avortement se pose de manière tout à fait concrète et actuelle.13
Le « montage », c’est l’acte de la corrélation ou plus précisément, pour reprendre une expression revendiquée par Kluge, l’acte de contenir, de comprendre, ou la contenance, la compréhension, voire l’émotion d’une rencontre (Zusammenhang). Une scène d’amour ne peut faire sens sans prendre en compte l’une de ses conséquences : l’avortement. Ce que le film de Kluge montre littéralement. Dans History and Obstinacy, Negt et Kluge envisageaient également l’amour en termes de violence :
Cette violence [directe] est plus ou moins ambivalente lorsque deux personnes s’embrassent. Elle est non-violente lorsque l’autonomie de chaque personne impliquée dans l’étreinte est préservée. Elle devient violente (comme c’est le cas lorsque l’on presse, arrache, coince, fauche ou martèle avec un outil) dès lors qu’elle engage un processus de désappropriation, qu’elle donne lieu à un affrontement ou qu’elle recourt à des manœuvres tactiques qui conduisent la partie opposée à dépérir dans l’étreinte politique.14
L’obstination est un moyen d’appropriation ou de réappropriation du sujet par lui-même, qui est productif tant que l’autonomie d’autrui est respectée, mais qui devient violent dès qu’elle l’instrumentalise ou le réifie.
Par ailleurs, comme Negt et Kluge le soutiennent, l’obstination peut être communicative, se diffusant viralement.
Ce qui passe pour inconvenant lors de cérémonies, à table ou à l’école : la capacité critique du rire ; des pleurs intenses ; le libre flux des associations d’idées, à moins que celle-ci soient forcées de s’ériger en une pensée ; des souvenirs incontrôlés ; une partie de l’imagination ; le mensonge, etc. Ce sont d’ailleurs des qualités qui atteignent un haut degré de communication collective. Une foule qui éclate de rire, parce qu’elle est stimulée par une situation ridicule, communique plus rapidement qu’elle ne pourrait le faire grâce à la parole. La même chose concerne l’indignation, la colère.15
Le rire, mais aussi l’indignation, peut circuler immédiatement, collectivement, à travers un mode de communication qui court-circuite la logique et la verbalisation : l’obstination est irrépressible, irréfrénable ; elle travaille souterrainement pour soudain exploser au grand jour.
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Paradoxalement, le film provoquera le rire davantage que l’indignation, si l’on se réfère à sa réception critique. En effet, lors de sa sortie en salles, les spectateurs réagissent vivement au film, du moins en Allemagne et en France. Le rire, selon les critiques les plus affligées et à charge, s’exerce à l’encontre du personnage féminin, construit en victime ; d’autres critiques, acquis au film, louent au contraire un humour bienvenu qui serait dénué de misogynie. Parmi les articles que nous avons parcourus, principalement au sein de la critique spécialisée de cinéma, on observe une variété de points de vue ; mais invariablement, ceux-ci sont radicalement favorables ou défavorables au film. Notons que les critiques les plus virulentes adressées au film sont féminines, féministes, la plus développée (l’article ne fait pas moins de treize pages) étant signée par trois femmes au sein de la revue allemande Frauen und Film. L’une des autrices, Marlies Kallweit, dénonce d’emblée l’objet du rire :
Le film « a fonctionné », c’est-à-dire que les gens se sont amusés. Le fait que ce rire se soit à nouveau fait aux dépens d’une femme montre une fois de plus à quel point il peut être erroné et dangereux pour les hommes de faire des films sur les femmes.16
La même indignation, une année plus tard, s’exprime lors de la sortie du film en France :
La salle rigole, il y a d’ailleurs des trucs rigolos : Roswitha faisant ouvrir la porte de son cabinet d’avorteuse par un chien policier pour ne pas laisser d’empreintes digitales en brisant les scellés. Aussi peut-être la visite des taudis par le Comité d’entreprise avec, seule au milieu de 20 messieurs cravatés, Roswitha. […] Mais, bien sûr, ce n’est pas avec Kluge qu’ils rient, c’est contre Roswitha. Car, en fait, qu’est-ce qui est rigolo ? C’est une femme qui cumule, exagère, fait une « prise de conscience politique » comme on fait une primo-infection. Une femme qui gaffe dans un monde d’hommes, une femme qui se substitue aux hommes, à ceux qui détiennent en général la conscience politique. A-t-on jamais vu un gauchiste prenant conscience tourné en ridicule ? Certainement pas filmé par un réalisateur de gauche.17
Claire Clouzot remet ici explicitement en cause un portrait qu’elle dénonce comme relevant de la caricature la plus éhontée et décomplexée. Elle réagit certes au film de Kluge, mais peut-être encore davantage à une critique parue quelques semaines auparavant dans la presse quotidienne. Elle poursuit ainsi :
Alors qu’est-ce que c’est que cette « caricature généreuse », ce « regard critique sur la libération de la femme » dont parle Michel Pérez ? Le regard, je vous le décris : c’est une suite de gros plans déplaisants d’une femme pas très belle (« touchante », direz-vous ?), un cinéma d’effets faciles, de contrastes comme musique de Liszt ou de Joe Dassin sur fond d’agit-prop, des images antipathiques, une vision moche et méchante, la plus moche et méchante possible d’une femme. […] Et quand je pense que Kluge a fait ça avec la complicité de sa sœur !…18
Citons donc l’article de Michel Pérez, critique de cinéma du Quotidien de Paris, qui inscrit le film dans un « texte » antérieur, c’est-à-dire le contexte des actions et des combats féministes des années 1970, dont il tient absolument à se distinguer. Il minimise et tente de déligitimer une revendication identitaire qui repose sur l’affirmation d’une rupture et non sur l’établissement d’une pseudo-égalité ; nous pourrions dire qu’il raille par avance « le rire de la méduse » que Hélène Cixous19 opposera au « deuxième sexe » de Simone de Beauvoir20, pour appeler à la non-mixité et à l’action contestatrice, une forme d’obstination encore une fois.
Kluge effectue, en réalité, un travail critique et ne s’embarque pas allègrement sur les bateaux absolutistes et triomphants des mouvements de libération de la femme. Sans soute, les dames énervées qui prétendaient, l’autre jour, interdire aux hommes l’entrée d’un cinéma où se tenait un festival d’inspiration raciste exclusivement consacré aux films réalisés par des femmes jugeront très mal Travail occasionnel d’une esclave et n’y verront qu’une longue suite de sarcasmes phallocratiques. […] Kluge fait le portrait de la femme telle que l’ont façonnée les sociétés phallocrates, il ne travaille pas dans l’épinalisme militant et ne propose pas d’elle une image exaltante et fausse de partisane héroïque. Il dit que sa libération ne se fera pas sans d’innombrables déconvenues, sans d’innombrables hésitations, sans repentirs si sans ratures, il le dit sans prendre un ton dramatique mais avec un solide humour, ce qui est traiter la femme d’égal à égal mieux qu’en versant des larmes sur sa faiblesse. Il dit aussi que l’aurore de cette libération ne peut pas ne pas poindre.21
L’article de Pérez (nous citons ici sa conclusion) ne cesse d’étonner à plusieurs égards. En premier lieu, il anticipe une réaction a priori négative (aurait-il eu connaissance de critiques exercées à cet égard ?) d’un public dont l’idéologie serait proche de celle du MLF. Aussi fantasme-t-il une « scène », à savoir la réaction de féministes outrées suite au visionnage du film de Kluge, qui lui permet de condamner un mouvement de libération auquel il s’oppose. En second lieu, le sous-titre de son article : « regard critique sur la libération de la femme », peut être compris, renversant ainsi l’intention manifeste de Kluge, comme une dénonciation des démarches entreprises par l’héroïne du film pour s’émanciper, invalidant de facto la critique constructive de la situation d’asservissement de la femme qu’intente pourtant le film. Ainsi compris, comme le regrette Claire Clouzot, l’humour et la caricature à travers lesquels le parcours de Roswitha est présenté, apparaissent sous un jour peu reluisant, voire cynique, en tout cas aux antipodes d’un geste de dénonciation critique.
Or, ce n’est pas sur ce plan, selon nous, que la « critique » exposée par le film de Kluge opère. En effet, le cinéaste ne présente pas, comme le prétend Pérez, un portait à charge contre l’émancipation de la protagoniste féminine. Mais il met en scène, à travers un effet de défamiliarisation ou d’étrangeté, la nature, les causes et les effets de son obstination, redoublant ainsi le geste d’entêtement du personnage féminin par le caractère outré, exagéré et déformé de la mise en scène du film lui-même. Si nous pouvons ici parler d’effet ironique ou, plus justement, de parodie (dans le sens où Linda Hutcheon oppose le caractère progressiste, critique et libératoire de la parodie à la dimension citationnelle, simulée et désengagée du pastiche22), cela est dû au caractère transgressif du personnage, qui en vient à incarner le combat féministe – et à gagner son entourage.
D’autres critiques, réagissant au féminisme du film (qui, nous l’avons dit, peut être condamné ou au contraire jugé comme manquant de radicalité et énoncé d’un mauvais lieu), inscrivent la lutte des femmes dans une lutte des classes pensée comme plus englobante ou déterminante. Aussi peut-on lire dans le volume annuel de la revue, d’ordinaire mensuelle, Image et Son – La Revue du cinéma, ici sous le titre de La Saison cinématographique, les propos suivants d’André Cornand :
Il s’agit […] d’un des exemples les plus réussis du film de fiction/témoignage ayant hérité des méthodes du cinéma direct. On sait d’abord que le sujet a été élaboré par des discussions entre Kluge et sa sœur Alexandra qui tient le rôle principal de Roswitha. […]
Ici pas d’abstraction, pas de provocation. Même si elle agit seule, si elle n’a pas senti encore la nécessité de se battre à l’intérieur des organisations de masse, elle a pris conscience – dans la vie même – que la revendication féministe passe d’abord par la lutte politique et sociale.
Elle a compris […] que la libération de la femme est un combat de longue haleine qui exige d’abord un changement de société. Elle est plus efficace dans sa distribution de tracts à la porte de l’usine que tous les manifestes des sexistes enragées.
Travail occasionnel d’une esclave est un film agréable, une histoire simple comme une histoire vécue mais qui sollicite une réflexion enrichissante.23
Selon l’auteur, les revendications féministes, pour toucher le public le plus large possible, doivent s’exprimer à travers une structure narrative, ce qui implique de construire les personnages suivant une vraisemblance psychologique : à l’opposé des « manifestes [de] sexistes enragées », Kluge proposerait un « film agréable, une histoire simple comme une histoire vécue mais qui sollicite une réflexion enrichissante » (l’auteur souligne par ailleurs que le film est le fruit d’une « collaboration homme-femme qui donne […] une justesse, une authenticité et une portée qu’on cherchait vainement dans les pamphlets féministes des avant-gardistes des mouvements d’émancipation de la femme »24). La revendication féministe est ici secondarisée, réduite à une prise de conscience qui « dans la vie même » serait subordonnée à « la lutte politique et sociale ».
La transparence de la représentation et la suspension consentie de l’incrédulité que postule ce critique (symptomatiquement, Pérez note également avec satisfaction que « cette fois-ci, Kluge ne nous propose aucun rébus, aucune difficulté de lecture »25) contrastent avec la réception du film lors de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes en 1974 (les avis sont là aussi unanimement positifs, et guère féministes). À commencer par la prise de position de Barthélemy Amengual, qui souligne la construction énonciative complexe et contradictoire du film, témoignant de son propre embarras lorsqu’il s’agit d’appréhender et évaluer un discours dont il ne maîtrise visiblement ni les tenants ni les aboutissants :
La formule de ce film féministe est particulièrement insolite. Elle conjoint le simplisme (la simplification didactique) à la complexité, la dérision à la sympathie, le romantisme révolutionnaire – supporté par des chants, des estampes, des citations de Tchapaïev – à sa démystification, le réalisme le plus minutieux à la froide distance de la parabole, l’extravagant au vraisemblable. Mais simplisme, dérision, théâtre, parabole et extravagance ne se démarquent jamais du réel « objectif ». Un même réalisme les assume. […] Éclairer la complexité par la complication, le brouillage par le flou, on dira que c’est une méthode bien périlleuse ! Cette méthode n’en a pas moins ici le mérite de délimiter un problème de taille (la productivité de la femme est liée à la famille pré-industrielle et celle-ci n’est plus viable dans le chaos actuel) et d’exaspérer en nous la nécessité de sa résolution.26
On remarque la même ambivalence de la part de Marcel Martin, qui reconnaît la visée sociale du film tout en critiquant l’intellectualisme de la démarche de Kluge :
Le film est d’un cérébralisme total, mais en même temps chargé d’un étonnant potentiel de vie : la méthode de Kluge est celle d’un véritable cinéma politique, dans le meilleur sens du mot.27
Citons enfin l’intervention de Jean Delmas, fondateur de la revue Jeune Cinéma :
Ici le film dépasse le pur et simple féminisme… [Par] l’intervention d’Alexandra Kluge, le film féministe d’Alexander Kluge cesse d’être seulement féministe et nous concerne tous, femme ou homme : plus que la lutte des femmes pour l’égalité, ce qui s’y trouve affirmé est la force vive que les femmes peuvent apporter aux luttes de tous.
La cohérence avec l’ensemble de l’œuvre d’Alexander Kluge n’en est nullement entamée. L’apparence de « rapport » que donne la sécheresse du récit et son découpage en paragraphes, c’est – qu’il filme ou qu’il écrive – la marque d’Alexander Kluge : la priorité du fait.
[Cette] priorité du fait, dans la mesure où le fait représenté avec force rend inutile une phraséologie pseudo-idéologique, n’est sans doute pas le seul modèle, mais est un des meilleurs modèles pour le cinéma politique qui, un peu partout, se cherche.28
Le primat ou la priorité du fait que relève ici Delmas constitue une piste d’interprétation productive, qui entre en relation avec des notions théorisées dès les années 1920, soit celle de document (voir la revue homonyme de Georges Bataille) et plus largement la question de la factualité qui a fait l’objet de débats en URSS (Vertov, par exemple, parlant de « fabrique des faits » tout en prônant un cinéma « non joué »). Mais le critique n’envisage ici le féminisme que comme un sous-ensemble de sujets plus larges, en vue de la constitution d’un cinéma politique. – N’est-ce pas là passer à côté du sujet du film, qui nous semble au contraire intégrer le politique dans le contexte des luttes de libération des femmes ?
Certes, Dalmas n’instrumentalise pas le film dans le but de dénigrer les mouvements féministes, comme l’avait fait Pérez. Néanmoins, il l’intègre, sans s’interroger plus avant sur le sujet que le film traite explicitement et spécifiquement, dans le contexte d’un cinéma d’intervention sociale. Cinéphile et militant, Delmas réduit ainsi le propos de Travaux occasionnels d’une esclave à un cinéma engagé, dissolvant le parcours de Roswitha dans un ensemble de revendications sociales plus larges. La sphère publique oppositionnelle, dans sa définition même, renvoie à une multitude et à une pluralité d’exclusions opérées par l’espace interactionnel et communicationnel censément démocratique de la société bourgeoise.
Pourquoi donc réduire ces inégalités à un dénominateur commun, qui fonderait et expliquerait la situation de tous les exclus et les bannis de l’« agir communicationnel » ? Selon nous, le film de Kluge ne propose pas une telle réduction. Son titre ne désigne pas un état généralisé d’asservissement sous le capitalisme avancé, mais pointe une situation particulière d’esclave : celle de Roswitha, aux prises avec une situation personnelle et familiale problématiques, dans un contexte politique et social précis, celui de la République fédérale allemande, au début des années 1970. En ce sens, Travaux occasionnels d’une esclave est un film féministe, même s’il a été rejeté et critiqué par les féministes au moment de sa sortie. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à l’étude de Heide Schlüpmann, « What is Different is Good : Women and Feminity in the Films of Alexander Kluge »29, qui expose bien l’intention des films de Kluge par rapport à la représentation des femmes et leur condition socialement déterminée de subalternes.
Pour revenir au distinguo entre la position sociologique de Negt et l’approche moins disciplinaire de Kluge, nous pourrions opposer deux démarches conceptuelles. Negt définit avec pertinence un espace d’opposition, qui est pensé en termes sociaux, et qui rompt avec les a priori kantiens dont l’effet est généralisant, exclusif, discriminatoire. Sa perspective, répétons-le, est sociologique (elle s’inscrit dans le champ de la sociologie politique, qui connaît un moment d’acmé dans la constitution et la dissémination des recherches de l’Institut de recherches sociologiques basé à Francfort). Kluge développe ce que nous pourrions appeler un messianisme des sentiments : une apologie et une esthétique du pathos. C’est en ce sens que ses films devraient être perçus. L’obstination renvoie à une politique des sentiments davantage encore qu’à une prise de position contestataire au sein de l’espace public.
Kluge, avec la complicité de sa sœur, constitue son film en un espace de projection, dans le sens psychanalytique du terme : la constitution d’un espace public oppositionnel passe ici par un devenir-féminin. Le protagoniste masculin du film – le mari – présenté comme vil et stupide entre en obstination (ou, si l’on préfère, en résistance) quand il est confronté à la répression, ici incarnée par les forces de l’ordre : il se féminise, suivant une agentivité oppositionnelle. Il y a ici un glissement manifeste entre espace public oppositionnel et sentiment privé, qui passe par l’intermédiaire de l’obstination. Le point de vue des féministes et plus largement des femmes qui critiquent ce film est légitime et guère récusable (la remise en cause de l’asservissement de la femme passe par une pseudo-action ou réaction de l’homme qui se solidarise, suivant une pensée et rhétorique d’appartenance à une classe d’opprimés, sans jamais penser la féminité, ce qu’implique être femme dans cette société). Mais ce que le film exprime, trop confusément peut-être, c’est un devenir-féminin généralisé, avec toutes les oppressions que cela implique, et qui doit conduire à une réaction, si ce n’est à une révolution.
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Prenons plus attentivement en compte la présentation des personnages centraux du film, qui forment un couple hétérosexuel, durant les (dix) premières minutes du film, ce qui permet de problématiser les propos des critiques rapportés plus haut.
Le film s’ouvre sur le visage de Roswitha Bronski, cadrée de face et en gros plan, muette. La voix over du narrateur, celle du réalisateur Alexander Kluge, prend en charge l’énonciation d’un récit consacré à l’histoire de cette femme, qu’il décrit en ces termes : « Roswitha sent en elle une force énorme. Et les films lui ont appris que cette force existe réellement »30. La deuxième phrase est prononcée alors que le personnage, de face, tourne son regard vers la caméra ; la signification de ce regard caméra demeure à ce stade du visionnement du film énigmatique. S’ensuivent des images d’une version allemande du film soviétique Tchapaïev (Sergueï et Gueorgui Vassiliev, URSS, 1934), avant que le générique du film ne défile. Dans ce pré-générique, le récit, pris en charge à la troisième personne par une voix masculine, porte sur une protagoniste portant un fichu noué sur la tête à la manière d’une ménagère, dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est ce qu’on en dit : le cinéma lui aurait confirmé l’existence de sa propre force. Cette présentation de la protagoniste féminine renverse l’acception classique du cinéma, du moins celui de fiction, qui est largement associé à l’évasion, à la rêverie, à la distraction et à ses corollaires commerciaux, le « faux » ou le mensonge, plutôt qu’à un outil de persuasion psychologique et politique, qui est revendiqué ici. Cet énoncé, auquel fait directement suite l’extrait d’un film culte du cinéma soviétique, tend à faire croire au spectateur que le cinéma révolutionnaire – ici une fresque historique, héroïque, voire de propagande – serait au fondement de la conviction du personnage. Mais d’un autre côté, nous pourrions affirmer que cette citation d’un film soviétique ne produit d’autre effet que d’évoquer une aura révolutionnaire, qui sert d’horizon lointain de référence tout en justifiant l’élan de la protagoniste.
Après le générique, c’est le foyer des Bronski qui est présenté : le film passe en revue les membres de la famille, ainsi que l’appartement où ils évoluent. On assiste tout d’abord à une série de portraits encadrés par une fenêtre et vus du dehors : des enfants aux visages sales écrasent de façon insouciante leur nez sur la vitre ; Roswitha, le visage cadré en plan rapproché, esquisse un demi-sourire ; et enfin Franz, de profil, fronce les sourcils de manière expressive. Le narrateur annonce alors que le film s’attachera à décrire une tranche de leur vie durant une période de six mois. La présentation des personnages de la famille ainsi faite, le récit peut débuter véritablement : c’est le « jour des enfants » ; Roswitha et son amie Sylvia s’affairent en cuisine, ainsi que leurs enfants respectifs, six au total. Roswitha laisse échapper une pile d’assiettes, ce qui déclenche la colère de Franz ; ses reproches sont présentés comme clairement injustes ; il est caractérisé comme un personnage grossier et égocentrique. Il dit ne pas pouvoir travailler à cause du bruit, alors que « Madame a des invités ». Pourtant, concrètement, elle s’occupe de la garde de leurs enfants, en compagnie d’une amie qui est venue avec le sien, les six enfants s’entassant dans la cuisine. Quelle est donc la caricature présentée ici, et qui vise-t-elle ? Personne n’est épargné, tout au plus pourrions-nous distinguer des degrés de critique : la passivité de Roswitha, la rustrerie de Franz. Le portrait est féroce, mais la passivité de Roswitha est ici présentée comme une forme de consternation temporaire plutôt que comme une faiblesse de caractère.
La séquence qui suit a retenu l’attention de la majorité des critiques ; c’est à ce moment que le narrateur annonce que « Pour avoir plus d’enfants, Roswitha fait des avortements ». Cette formulation paradoxale expose la position délicate dans laquelle se trouve Roswitha, celle d’une femme devant s’occuper de ses enfants, tout en subvenant aux besoins de toute la famille en procédant à des avortements illégaux, puisque son mari, qui entame de nouvelles études, ne compte pas travailler. Plus tard, on constatera qu’il n’a pas désiré poursuivre ses activités dans le milieu professionnel de la chimie, sa première formation, car il refusait de travailler au sein du monde académique et voulait encore moins que l’industrie lui vole ses idées. On apprend donc que Roswitha procède à des avortements illégaux, cette information parvenant tout d’abord au spectateur via cet énoncé paradoxal, immédiatement suivi par une séquence forte où les images d’un véritable avortement sont fondues au récit, provoquant ainsi un effet de réalisme à la fois choquant et bouleversant. Cette séquence dure un peu moins de quatre minutes et ne contient presque aucun dialogue, avant la fin de l’opération. La scène se déroule à l’intérieur d’une pièce aménagée en salle d’opération, où les instruments de chirurgie côtoient une cafetière ou encore une bouteille d’alcool et des verres sur un chariot. Roswitha est secondée par son assistante tandis que la jeune femme venue pour un avortement ne prononcera pas un seul mot. Cette absence de parole pesante est renforcée par un enchaînement chaotique de bruits aigus, provenant notamment de l’entrechoquement métallique des outils qu’emploie Roswitha, du mouvement des roues du chariot sur lequel les outils sont déposés, ou du bruissement des habits. Cette suite de bruits aigus, parfois difficiles à identifier, résonne dans l’espace froid de la salle qu’une forte source lumineuse éclaire. La succession accidentée de ces sons accompagne ainsi les corps et les gestes découpés par des cadrages serrés, mettant l’accent sur le sexe féminin, centre de l’action et de l’attention. L’effet obtenu par ces gros plans tend à un morcellement des corps, voire à une dépersonnalisation des parties représentées. Les gros plans sur les mains de Roswitha, prolongées par des outils, s’affairant dans le sexe de la cliente, tendent à dissocier les mains et le sexe des personnes à qui ils appartiennent. À ce propos, on ne trouve qu’un seul plan qui montre à la fois le visage de la jeune femme et son sexe, et ce plan fait l’objet d’un regard caméra, procédé répété durant cette séquence de la part de la femme alitée.
Il s’agit là d’un moment d’intense malaise, où le corps de cette femme est mécaniquement ceinturé, écarté, pénétré, puis vidé de son fœtus. L’opération prend fin avec l’extraction du fœtus et par sa chute dans un bac métallique, avant que ne s’écrasent sur lui les outils utilisés. Ceci fait, Roswitha boit une gorgée de café et sert un verre d’alcool à la jeune femme. L’usage de la parole émerge à nouveau par le biais de Roswitha qui informe la jeune femme des suites à donner à l’opération : elle lui conseille du repos et de la contacter immédiatement en cas de fièvre persistante.
L’absence de commentaire conduit le spectateur à s’interroger, d'autant que le manque de réaction au sein de l’histoire cadre est pour le moins troublant — sinon chez Roswitha, qui, de retour chez elle après l’opération, paraît rechercher chez Franz une forme de réaction, peut-être de compassion ou de gratitude. La scène n’est pas totalement explicite ; mais son mari affichant une impassibilité teintée de mépris, elle regarde une nouvelle fois la caméra, interpellant ainsi le spectateur. Du côté de la critique de l’époque à la sortie du film, Wolfgang Limmer, écrivant exceptionnellement dans la revue de la fédération française des ciné-clubs Cinéma, nous apprend quels sont les reproches occasionnés par cette séquence :
Ce film alerte, précis, curieux et avant tout extrêmement sensible est à mon avis l’œuvre la plus importante du jeune film allemand ces dernières années. Le fait qu’il montre un avortement a soulevé un débat véhément et le Ministère de l’Intérieur a réclamé la prime déjà attribuée, le film ne s’accordant plus avec le script présenté. Cette décision ne peut être comprise que comme une nouvelle répression politique31.
L’inscription de ce régime d’images au sein du récit répond à une fonction dramaturgique, et produit bien évidemment un effet de rupture sur le spectateur. Mais il rappelle également d’autres films, ceux-là plus explicitement militants. Citons le film réalisé entre 1971 et 1973 par Carole Roussopoulos, Y’a qu’à pas baiser32, qui alterne des images d’un avortement avec celles d’une manifestation pro-avortement et pro-contraception, tandis que la légalisation de l’avortement pour des raisons non médicales en France ne sera appliquée qu’avec la loi Veil en 1975. La vidéo de Roussopoulos annonce clairement ses intentions politiques et didactiques : Y’a qu’à pas baiser vise avant tout à rendre compte des contradictions internes aux discours qui s’opposent à l’avortement et à la contraception (d’où le titre, citation d’une femme interviewée dans la rue en marge de la manifestation filmée et qui s’oppose à celle-ci, tenant des propos invraisemblables), mais aussi à renseigner les femmes sur le déroulement d’un avortement33. Nous retrouvons des images similaires, choquantes, dans le film de Kluge et la vidéo de Roussopoulos, mais celles-ci ne sont pas mobilisées pour les mêmes raisons, les « effets » escomptés étant sensiblement différents. Nous pouvons encore évoquer un autre exemple de production audiovisuelle montrant la quasi intégralité d’un avortement « mécanique », légèrement postérieur aux deux autres : Lieber Herr Doktor réalisé par Hans Stürm en 1977 et produit par le Filmkollektiv de Zurich34. Le film, dans sa fonction d’information critique, est destiné aux communautés rurales. La caméra cadre frontalement et fixement un avortement. Comme souvent dans le cinéma de contre-information, le film emprunte la structure du débat : cette scène est projetée à des habitants du canton de Glarus ; la discussion qui suit est filmée. La seconde partie du film est composée d’entretiens avec des femmes qui reviennent sur leur expérience de l’avortement. Le spectateur et la spectatrice peuvent alors se forger leur propre opinion, en toute connaissance de cause.
Cette vidéo et ce film, sans aucune équivoque, sont insérés dans des luttes sociales : ils cherchent à promouvoir une cause pour le premier, et à susciter le débat démocratique pour le second. Quant au film de Kluge, il semble davantage tourné vers une forme de rhétorique, qui s’apparente à une stratégie du choc, afin d’asseoir une dramaturgie particulière (nous y reviendrons). En effet, il n’est pas question pour Kluge de débattre de la légalisation de l’avortement ni de diffuser des informations sur le sujet. Roswitha procède à des avortements illégaux dans le but de gagner de l’argent et de faire vivre sa famille ; ses raisons ne sont pas idéologiques ou motivées par un sentiment de solidarité. En fait, dans son énoncé-choc : « Pour avoir plus d’enfants, Roswitha fait des avortements », le film oppose la vie à la mort ; plus précisément, cette opposition entre donner la vie en faisant des enfants et l’interrompre en procédant à des avortements signifie une relation de cause à effet (pour survivre économiquement Roswitha doit donner la mort) qui avive les contradictions. Le discours moralisant qui tend à dire que l’avortement consiste en une mise à mort est culpabilisant pour les femmes qui y ont recours ; à la logique de la contrainte s’adjoint un système de terreur. Les films militants s’opposent frontalement et explicitement à ce système et à cette logique. Dans le film de Kluge, la revendication politique est indissociable d’une construction dramatique, qui problématise à la fois le discours militant et la narration fictive. La mise en scène de l’obstination de Roswitha conduit à un renversement du renversement : c’est par la fiction que la logique létale du refus de l’avortement et de la contraception est dénoncée. La pratique illégale à laquelle s’adonne Roswitha sera sanctionnée à la fois par les forces de l’ordre qui cherchent à la punir, à la contrôler, et par des pratiquants concurrents, en l’occurrence une faiseuse d’ange sans scrupule et un gynécologue brutal et cynique. Le film oppose une position empathique ou du moins qui est en phase avec le sujet opéré, malgré le caractère clinique du geste, à des raisons d’agir qui sont d’ordre purement mercantile. C’est cette opposition qui conduit à la rébellion du personnage de Roswitha : face à l’impossibilité de poursuivre son activité, elle se révolte et se tourne vers l’engagement politique. Son engagement incitera alors Franz à trouver un travail rémunéré, malgré ses réticences de principe. C’est bien l’obstination de Roswitha à se battre contre une situation qui lui est intolérable qui lui permettra finalement d’être efficace au niveau syndical et que Franz sortira de son univers bourgeois, lui qu’on découvre tout d’abord vivant aux crochets de sa femme.
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Negt et Kluge opposent l’obstination à l’Histoire, qui est présentée comme irréversible par ceux qui l’écrivent d’un point de vue dominant en la consignant à travers une série de faits assemblés en un récit idéologique, orienté nationalement. L’espace oppositionnel qu’appelle l’acte même de l’obstination, peut-il faire l’objet d’une médiatisation, d’une communication, d’une publicité (dans le sens où l’entendent Negt et Kluge à la suite de Habermas, ceux-ci contredisant la définition exclusive d’un espace public hégémonique que celui-là avait théorisé) ? Si nous pouvons individuellement tirer des enseignements de cet acte de résistance, de ce geste oppositionnel, qui est systématiquement mis en scène dans les films de Kluge, un point de vue buté, obstiné, entêté, revêche sur l’histoire est-il lui-même enseignable, communicable, publicisable ?
Un autre film de Kluge, Die Patriotin (1979), porte précisément sur cette question. La réponse qu’apporte Kluge peut paraître équivoque. Die Patriotin, qui se porte à l’encontre de la notion de patriotisme tout en excavant un passé géopolitique irrémédiablement condamné par le devenir national-socialiste de l’Allemagne (ce film pourrait être rapporté à Hitler, un film d’Allemagne, de Hans-Jürgen Syberberg, sorti en 1977), se caractérise par la suspension de son propos, l’interruption ou la bifurcation de son discours et la mise en crise de son instance d’énonciation. En effet, Die Patriotin s’ouvre et se ferme sur un narrateur improbable, le genou mort d’un soldat allemand pendant la bataille de Stalingrad, qui entre en résistance contre la génuflexion, tant à l’époque des croisades que de l’occupation nazie (la référence aux écrits littéraires de Kluge est évidente et explicite, mais ne cesse d’étonner par rapport à un film destiné à une distribution commerciale, le nouveau cinéma allemand étant pensé contre le « cinéma de papa », et donc destiné à prendre sa place). Ce film porte sur la pédagogie, et ce qu’implique cet acte dans l’espace public. Cette problématique conduit forcément à poser la question suivante : quelle est donc la pédagogie du cinéaste, comment définir son acte intentionnel ? La protagoniste du film, Gabi Teichert (Hannelore Hoger), est une enseignante d’histoire qui ne se satisfait pas des documents mis à disposition pour les enseignants : elle veut donc participer à un geste de réécriture de l’histoire et à un changement radical de son cours. Le propos est autoréflexif : Kluge ne se contente pas d’interroger l’écriture et l’enseignement de l’Histoire, il développe aussi son propre point de vue sur ces mécanismes d’annexion à un pouvoir, tributaires d’acteurs institutionnels et d’un programme destiné au corps enseignant – que celui-ci y adhère, le critique, le rejette, incombe à son appréhension et, en fin de compte, à sa responsabilité. Le film interroge les principes de l’enseignement et, de façon plus productive et contestataire, l’intention pédagogique elle-même, ici par le biais d’images, de sons, de leurs interactions, de leurs relations et de leurs contradictions. La réponse qu’esquisse le film est laissée ouverte ; ou plutôt Kluge suggère que c’est le spectateur qui est le seul répondant et responsable : car, en effet, comment créer une contre-sphère publique sans l’intervention du public lui-même, et de l’espace oppositionnel qu’il peut lui-même contribuer à façonner ?
Le film Die Patriotin met en scène un encadrement narratif et réflexif, c’est-à-dire une scène d’ouverture et une scène de clôture, dont le constat est sans appel. En pré-générique, une photo de l’actrice Hannelore Hoger, la patriote qui donne son titre au film, est cadrée, tandis que la voix-over de Kluge présente le personnage principal de son film : « Gaby Teichert, professeure d’histoire en Hesse. Une patriote, elle éprouve donc de la compassion pour tous les morts du Reich. » En clôture du film, à l’époque de Noël et après des éclairs qui évoquent le Blitz, nous voyons en gros plan la protagoniste du film, cadrée sous la pluie depuis l’extérieur à travers une fenêtre, comme pour signifier sa difficulté à infléchir le cours de l’Histoire : « À chaque Saint-Sylvestre, Gaby Teichert voit 365 nouvelles journées devant elle. Il reste donc l’espoir d’améliorer le matériel d’enseignement de l’Histoire l’année suivante. » À nouveau, un éclair. Parlements politiques, assemblées délibératives, conseils d’écoles, rien n’y fait : le propos critique, antagoniste et informé de la « patriote » semble inaudible publiquement (par la république, la chose du peuple ou l’affaire publique). Pourtant c’est bien ce discours critique que fait entendre le film. Entre l’ouverture et la fermeture de Die Patriotin, se tient, s’immisce, s’interpose cette maîtresse d’école obstinée, qui cherche à creuser l’Histoire, à en opérer une coupe transversale (la métaphore de l’excavation du passé allemand et de l’archéologie revient à plusieurs reprises dans le film, parfois littéralement, parfois métaphoriquement) – et c’est ce champ qui s’ouvre ou plutôt qui est laissé à découvert dans toute son envergure dans ce film pédagogique et politique.