Erik Bullot

Au cirque hermétique.

Notes sur Artistes sous le chapiteau : Perplexes

Au cours d’une conversation avec Jean-Luc Godard, Manoel de Oliveira prononce cette parole oraculaire : « C’est d’ailleurs ce que j’aime en général au cinéma : une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication », citation reprise par Godard dans plusieurs de ses films au point que la phrase lui est parfois attribuée1. La formule est frappante. Elle recoupe en partie les sentiments du spectateur à la vision du film d’Alexander Kluge, réalisé en 1968, Artistes sous le chapiteau : perplexes (R.F.A.). J’ai longtemps admiré ce film, revu à maintes reprises, sans jamais réussir à en épuiser les arcanes et les secrets, fasciné par son énigme. Le film se caractérise par un mélange de fulgurance plastique (c’est un film de montage, ou de collage, d’une grande beauté visuelle) et de relative obscurité. Cinéma moderne, d’esprit brechtien, fragmentaire et disruptif, volontiers ironique. Il est possible, bien sûr, de découvrir des fils et des liens, de façon souvent intuitive, de reconstituer un réseau de références, mais le film semble excéder toute clôture interprétative. « Les œuvres d’art partagent avec les énigmes l’ambiguïté du déterminé et de l’indéterminé. Elles sont des points d’interrogation, et même leur synthèse n’est pas univoque », écrit Adorno, dont on sait combien l’influence sur l’œuvre de Kluge fut déterminante2. J’ai pu, en préparant cet article, éclaircir nombre de points, suivre des pistes, et le film est loin d’être opaque. Il gagne d’ailleurs paradoxalement en transparence au fil de son étude. « Ce genre d’état intermédiaire, entre explication et absence d’explication, est un sentiment qui maintient un équilibre », souligne Kluge dans l’un de ses récits, en évoquant des gestes et des attitudes omis et restés en suspens3. Le spectateur est-il tenu désormais de déchiffrer des rébus ? J’aimerais esquisser l’hypothèse d’une politique hermétique au cinéma.

Rappelons la fable. Leni Peickert, trapéziste, interprétée par Hannelore Hoger, hérite de son père, Manfred Peickert, artiste circassien, et décide de monter un cirque selon des propositions originales et modernes, visant à rénover la discipline. Elle se heurte à des difficultés innombrables au fil de séquences qui montrent ses échanges avec Anna Saizeva, représentante du ministère de la Culture en Russie, ou Donndorf, sous-directeur au ministère de la Culture en Allemagne, ses rencontres avec Mackensen, dompteur de lions, ou Perry Woodcock, éleveur de chevaux, les conversations amicales et tendues avec le docteur Busch, sa collaboration avec von Lüptow, ses recherches d’argent infructueuses, ses relations avec la presse et la télévision. Malgré son obstination, les obstacles se multiplient. Elle finit par travailler à la télévision. Mais ce mince résumé est trompeur. Car le film est tout en virevoltes, construit par vignettes et brèves saynètes, à la façon de micro-récits, résumés en quelques mots, énoncés sur un ton factuel qui frôle l’aphorisme, parfois sans relation directe avec le sujet principal, au gré d’associations difficiles à élucider. Soulignons le rôle des voix des trois narrateurs non identifiés qui alternent au cours du film pour raconter les éléments de la fable, fournir de nouveaux récits, décrire les états d’âme de Leni Peickert, tissant une véritable polyphonie détachée de toute logique dramatique, entre fiction et document, narrant les vie brèves d’artistes du cirque, trapézistes ou directeurs, parfois imaginaires, marquées par l’utopie et l’échec : la comtesse Fanny Ghika, écuyère qui se laissait, dit le narrateur, piétiner par ses chevaux tous les matins (elle mourut d’une chute de cheval, après une luxation au pied gauche qui entraîna la gangrène), l’astronaute malheureux Leo Uffland qui construisit un vaisseau spatial destiné à circuler sous le chapiteau, ou le montreur de serpents Sojkovski, mort par strangulation, suspendu à un crochet4. Si ces histoires s’inscrivent dans l’univers du cirque, d’autres sont sans lien direct avec le sujet principal. Suite à la découverte de la malhonnêteté de son supérieur, la comptable Lotte Losemeyer décide de faire disparaître 156 000 marks en jetant les billets dans les toilettes, un à un, rappelant par ses gestes mécaniques nombre de personnages de Kluge qui agissent avec entêtement, sur une impulsion soudaine, de façon parfois irrationnelle. Relevons à cet égard l’obstination des personnages féminins dans des films comme Anita G., La Patriote ou La Force des sentiments5. On retrouve aussi à la fin du film le conseiller fiscal au tribunal d’instance, Korti, personnage dont Kluge a dressé le portrait quelques années auparavant dans son livre Anita G.6. L’enchaînement de ces éléments disparates relève de la parataxe. Si l’on pouvait tracer un schéma du film, commente Pier Paolo Pasolini à la lecture du scénario, frappé par « la forme stylistique de la liste », il serait « dépourvu de hauts et de bas : nul diagramme n’apparaît plus régulier et linéaire : un tracé fait de petits pics aigus tous identiques »7.

« L’énigme n’est pas un simple parallélisme dont on aurait supprimé la seconde partie, elle joue de la possibilité de tracer plusieurs parallèles. »8 L’existence de ces lignes parallèles, de ces multiples fils rouges virtuels, constitue l’énigme du cinéma de Kluge, proche du collage : répertoire musical disparate (tango, mazurka de Chopin, Verdi, variété), iconographie (gravures, dessins), emprunts (Octobre d’Eisenstein), citations poétiques ou philosophiques (Maïakovski, Schiller, propos de Hegel attribués à un éléphant). Les images d’archives de la Journée de l’art allemand en 1939 sont accompagnées de la chanson des Beatles, Yesterday, interprétée en espagnol, offrant un raccourci saisissant de la situation politique et culturelle de l’Allemagne des années 1960. La supposée rencontre des directeurs de cirques est en fait une réunion du Groupe 47, groupe d’écrivains de langue allemande visant un renouveau de la langue et des formes d’écriture dans le contexte de l’après-guerre, établissant un lien ironique entre cirque et littérature. Autant de fusées, de raccords intempestifs ou secrets (il est parfois difficile d’identifier les sources), jouant de la confusion entre fiction et document, qui nous obligent à relier des éléments souvent éloignés, à imaginer des hypothèses parallèles. Extrême condensation du montage, au sens d’une accumulation d’énergie. Les scènes sont juxtaposées, les histoires sont racontées comme des faits. D’où le caractère poétique du film, multipliant les attaques verticales, pour reprendre la distinction proposée par Maya Deren lors d’une table ronde à New York en 1953 qui oppose l’axe narratif horizontal, passant d’un événement à l’autre selon un principe linéaire de causalité, à l’axe poétique vertical, marqué par des attaques, basé sur des catégories collectives proches des archétypes, creusant en profondeur le registre de l’émotion ou de la pensée9. « Mais quel est le but de cet enchaînement délirant, de cette rage de lister de petites ‹ actions ›, toutes pareilles substantiellement ? C’est simple : le but en est de faire exploser de nouveau la violence initiale et programmée, vanifiée donc, d’un monde qui est tout entier violence et dès lors, faute de contrastes, inoffensif. »10

La sorte de compression dramatique, la multiplication des séries, la juxtaposition itérative des séquences précipitent en effet l’issue d’une résolution soudaine, violente, explosive, énigmatique, à la manière des sauts mortels des trapézistes ou des dompteurs dévorés par les fauves. On retrouve cette économie temporelle dans les attitudes des personnages de Kluge, obstinés, intempestifs, aux résolutions parfois abruptes ou fulminantes. Sans doute cette violence retenue, soudain libérée, recoupe-t-elle ce que Kluge appelle le sentiment, force motrice aux enchaînements imprévisibles, à la façon d’une empreinte génétique, sujet principal de ses récits et de ses films dont il aura tenté d’instruire l’archéologie. « Un sentiment, pris isolément, ne se trompe pas, mais pris tous ensemble, ils s’engagent dans un cours dévastateur, comme s’ils étaient aveugles.11 » Le sentiment se manifeste dans Artistes sous le chapiteau par la relation à l’animal et la façon dont l’homme a tenté d’asservir la nature. Je pense aux récits des accidents survenus à des dompteurs, aux éléphants traversant la frontière, aux chevaux blancs surpris dans la nuit, aux ébats du dresseur Sojkovski dans le bassin aux crocodiles, plongeant sa tête dans la gueule ouverte du reptile, à l’achat par Leni Peickert d’un éléphant dans une banlieue grise, à l’anecdote d’alligators carrés ayant adopté la forme de leur aquarium, ou encore au tigre juché sur le dos de l’éléphant. Afin de rénover l’art du théâtre, de rapprocher le public de la scène, de l’inviter à participer, Leni envisage de monter des numéros basés sur l’authenticité (« Les animaux ne sont authentiques que dans la jungle », lui rétorque le dompteur Houcke) en proposant des bassins de dauphins pour les enfants (« Ce serait trop dangereux », l’avertit Mackensen), en inventant des numéros excentriques ou imaginaires (éléphant qui charge le public, tigres qui arrêtent des souris grises, ours polaires qui font un feu sur la piste), témoignant d’une ambivalence profonde dans notre relation à l’animal (« Je ne veux plus montrer d’animaux imitant les hommes », affirme Leni). Réflexion mélancolique, familière à Kluge, sur la confiance et la mémoire de l’animal (on connaît sa passion poétique et politique pour la figure de l’éléphant), mais aussi sa condition prolétaire12.

À la fin des années 1960, confronté au pouvoir croissant de la télévision, à l’arrivée de l’image électronique, à l’influence croisée des sciences sociales et des mouvements de contestation politique, le cinéma traverse une crise d’incertitude sur son devenir. Artistes sous le chapiteau est contemporain des événements de 1968. L’aventure de Leni Peickert peut être interprétée comme un écho des efforts du cinéaste pour fédérer le Nouveau cinéma allemand à la suite du Manifeste d’Oberhausen paru en 196213. En ces mêmes années, plusieurs films proposent une réflexion souvent grave et mélancolique sur le devenir du cinéma à travers la métaphore du cirque, art populaire lui aussi sur le déclin. Au-delà de la stricte tradition foraine, de la logique des attractions qui privilégie l’intensité du numéro sur le développement dramatique de l’intrigue, c’est aussi la relation au spectateur, ingénue et participative, qui est convoquée. Dans son film Les Clowns, réalisé en 1970, dirigeant une équipe de télévision fictive, Fellini se livre à une enquête au cours de laquelle la disparition imminente du cirque semble mimer celle du cinéma. De façon allégorique, le film se conclut par un numéro musical dans un cirque totalement dénué de spectateurs. Réalisé en 1974, Parade (France/Suède) de Jacques Tati offre, par la captation d’un spectacle de cirque, accompagné de la reprise d’anciens numéros de music-hall du réalisateur, une méditation sur les jeux croisés du cinéma et de la télévision où le devenir-clown finit par s’emparer du public. Par leurs habits bariolés, leur fantaisie soudaine, leurs gags, les spectateurs franchissent la rampe et dédoublent la scène et la salle. La place du spectateur est devenue l’incertitude majeure du cinéma, sa possible relève. Pensons à la séquence d’ouverture de La Flûte enchantée (Bergman, 1975, Suède) qui montre longuement les visages pensifs des spectateurs comme autant de masques énigmatiques. C’est dans ce contexte que s’inscrit le projet de Leini Peickert en visant un art qui sollicite les spectateurs. « Ton amour est une idée fausse, il n’est pas intersubjectif », lui rétorque, quelque peu paternaliste, le docteur Bush en lui conseillant, pour surmonter les difficultés économiques rencontrées, de mener des enquêtes d’opinion pour connaître les attentes du public, opérer des distinctions entre les habitués, les occasionnels, les réfractaires, lui proposant de considérer les divers paramètres d’une séance de cirque (réservation, impératif de s’habiller, prix du billet, qualité des sièges) en regard des facilités offertes désormais par la télévision. Le spectateur semble désormais manquer à l’appel.

Sans doute le caractère hermétique du film de Kluge répond-il à ce défaut d’adresse. Si la nature parataxique du montage, les effets de collage, renvoient à une condition moderne de l’œuvre d’art comme énigme, au diapason des procédés épinglés par Chklovski dans son étude « L’art comme procédé » (obscurcissement du message, perception retardée, défamiliarisation, combinatoire, surprise), l’hermétisme suppose un pas supplémentaire en mobilisant activement le spectateur tout en déjouant l’interprétation, à la manière d’une double contrainte14. Le terme emporte de nombreuses significations. À la clôture d’un volume ou d’un espace répond le caractère abscons d’un message, difficile à interpréter, supposant le rôle actif du lecteur dans l’élaboration du sens, renvoyant à une tradition littéraire, née dans le sillage de Mallarmé, optant pour un langage concis, allusif, ambigu. Artistes sous le chapiteau ne recourt pas à des énoncés obscurs, mais la difficulté à identifier les documents, les relations mystérieuses et indirectes entre les scènes, la disparité du matériau renforcent l’embarras. Le spectateur est convié à un travail de déchiffrement et d’élucidation à plusieurs niveaux sémantiques (dramatiques, historiques, poétiques, philosophiques). L'hermétisme, à cet égard, est un geste politique. « Les œuvres hermétiques exercent beaucoup plus la critique du statu quo que celles qui, au nom d’une critique sociale intelligible, s’appliquent à être conciliantes du point de vue formel et reconnaissent à tous vents le florissant trafic de la communication. »15 La complexité du message, l’énigme des associations visuelles, le jeu poétique entre sens et non-sens, permettent d’échapper à une communication réifiée par l’influence massive de la télévision16. D’où la dimension poétique et philosophique d’Artistes sous le chapiteau qui convie le spectateur à un double travail, à la fois critique et formel, voire musical. « Il n’y a pas à résoudre l’énigme, il s’agit seulement de déchiffrer sa structure et c’est précisément là le fait de la philosophie de l’art.17 »

Hermétisme est aussi le nom d’une philosophie ésotérique basée sur un mode de connaissance initiatique, usant d’un langage symbolique codé compréhensible seulement par les adeptes, qui trouvera l’un de ses développements majeurs au sein de l’alchimie. Sans vouloir proposer une stricte interprétation ésotérique du film, on peut observer certains signes troublants. L’un des rêves de Manfred Peickert, apprenons-nous, est de voir monter les éléphants en ballon au-dessus du chapiteau. L’idée le réjouit et le fascine. « La toile du chapiteau résistera-t-elle ? », s’inquiète le directeur du cirque (une gravure montre une montgolfière échouée dans la mer). Le caractère irrationnel de son souhait exprime une dimension poétique par le dépassement des lois de la gravitation, qui inspirera le projet utopique de Leni Peickert. L’ascension en ballon, la dimension sublime du projet, le dépassement de l’humaine condition caractérisent le rêve de Manfred. Ces traits informent d’autres histoires contées au cours du film. Ainsi l’aéronaute Leo Uffland échoue-t-il, après quatorze années d’efforts, dans la construction de son vaisseau spatial destiné à s’élever sous le sommet du chapiteau (les vestiges de son invention sont désormais inutilisables). Lors d’une conversation avec Leni Peickert, un chimiste commente la possibilité de créer du vivant par de fortes décharges électriques, comparables à la foudre, sur les êtres vivants les plus primitifs (les cellules du blanc d’œuf, les protéines), et développe l’idée d’une vie possible sur Jupiter dans quelques millions d’années. Dernière fable, plus troublante encore. L’une des narratrices évoque les problèmes sexuels rencontrés par les astronautes lors d’un voyage spatial (le film est antérieur d’une année seulement à la mission Apollo 11). L’énergie libidinale se concentre à un point tel, raconte-t-elle, qu’un commandant de vaisseau, de retour de voyage, retenu à l’hôpital pour des examens médicaux, remplit de sperme une bouteille à la seule vue d’une infirmière. « L’amour », dit-elle, « ne peut pas s’accumuler ». À l’incrédulité de Leni Peickert, évoquant à deux reprises les vases à col long de l’hôpital, von Lüptow lui rétorque que l’anecdote est exagérée à des fins rhétoriques. Ces différentes histoires forment une constellation énigmatique. Quel est le lien entre l’aventure de Leni Peickert en quête d’un nouveau cirque d’avant-garde et la production d’électricité, la liqueur séminale, le voyage aérien ?

On peut relier ces différentes histoires au registre de l’utopie et de l’émancipation révolutionnaire. Kluge a souvent insisté sur l’influence de la Révolution française (triomphe de la Raison, domination de la Nature) sur le développement du cirque et de l’opéra. Le voyage en ballon (les premiers essais des frères Montgolfier datent des années 1783), la fabrication du vivant témoignent de cette conquête de la raison instrumentale, pour reprendre les termes de Horkheimer et Adorno. Mais la raison s’ourle volontiers d’une ombre mythologique. On peut déceler dans ces histoires poétiques l’influence du magnétisme animal, ce fluide universel qui agit dans l’univers et les corps, la promesse d’une vie prochaine sur d’autres planètes, l’idée d’une régénération par un agent vital, c’est-à-dire un registre familier aux fables utopiques d’inspiration alchimique. On peut penser aux voyages célestes décrits par Cyrano de Bergerac dans son Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil :

Je m’étais attaché tout autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le soleil dardait ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu’à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l’attraction, et que je redescendais vers la terre.18

Ne retrouvons-nous pas dans les fables klugiennes, croisant l’ascension dans les airs, les flacons de verre, la difficulté, voire l’échec, de l’entreprise, l’envers occulte et poétique de la science ? L’épisode de Cyrano de Bergerac a été interprété, de façon d’ailleurs très controversée, en termes alchimiques par Fulcanelli et Eugène Canseliet19. Mais la question importe peu pour notre démonstration. Il ne s’agit pas de considérer Artistes sous le chapiteau comme un film alchimique, mais d’observer comment la tradition hermétique dessine un fil rouge supplémentaire qui éclaire d’un jour mythologique l’aventure de Leni Peickert.

J’avais été frappé, au moment du dialogue entre Godard et Oliveira, du tournant hermétique pris par ces cinéastes. Hélas pour moi (J.-L. Godard, France/Suisse, 1993), Éloge de l’amour (J.-L. Godard, France/Suisse, 2001) ou Le Principe de l’incertitude (O Princípio da Incerteza, M. de Oliveira, France/Portugal, 2002) ne se laissent déchiffrer que difficilement, à grand renfort de références externes. Les films gagnent en clarté à la seconde ou troisième vision, mais leur approche reste hérissée d’obstacles, renforcée par la solennité mystérieuse des scènes et le ton souvent oraculaire des répliques. L’hermétisme chez Kluge est différent. Sa manière est sèche, âpre, documentaire : usage d’archives, effets de collage, style de reportage. L’écriture concise rappelle la tradition factographique défendue par Tretiakov, qui a tant influencé Brecht et Benjamin20Artistes sous le chapiteau témoigne encore, après cinquante ans, d’une étonnante fraîcheur due à la virtuosité du montage, à ses énigmes sans cesse relancées, au jeu entre la couleur et le noir et blanc, à la présence de ses interprètes, mais aussi sans doute à sa force de condensation hermétique, quasi musicale, qui se libère aujourd’hui sur un mode explosif, rappelant les « images-souhaits » théorisées par Ernst Bloch21. En travaillant sur l’utopie, en œuvrant sur l’oubli, à travers notamment la mémoire des éléphants, Kluge s’interroge sur la possibilité d’un devenir politique du médium (on sait qu’il explorera peu après, de façon méthodique, les puissances de la télévision). Ce qui n’a pas eu lieu, est resté secret ou dissimulé, constitue-t-il une réserve temporelle ? L’histoire du cinéma peut-elle s’accumuler ?

Remerciements à Christa Blümlinger, Adriane Gallet, Muriel Pic.

1 « Godard et Oliveira sortent ensemble », Libération, 45 septembre 1993. Citation reprise dans For Ever Mozart (Suisse/France, 1996) et Histoire(s) du cinéma 4B (France, 1998).

2 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 178.

3 Alexander Kluge, « Le sentiment est fait de ce qui ne se cons­om­me pas », dans Chronique des sentiments, trad. Pierre Deshusses, Paris, Gallimard, 2003, p. 82.

4 Sur le rôle des voix, lire­ Mague­lone Loublier, « Du ‹ ventriloque de Dieu › aux ventriloques du cinéma : trois métamorphoses de la voix », TIES. Revue de ­littérature, nº 4 (« La voix dans tous ses états »), 2019.

5 Sur ce sujet du féminin et de la division des sexes dans le cinéma de Kluge, lire Heide Schlüpmann, « ‹ What is Dif­ferent is Good › : Women and Femininity in the Films of Alexander Kluge », dans Tara Forrest (éd.), Alexander Kluge. Raw Materials for the Imagi­nation, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, pp. 73–93.

6 Alexander Kluge, Anita G. (titre original, Lebensläufe), trad. Anne Gaudu, Paris, Gallimard, 1967, p. 201.

7 Pier Paolo Pasolini, « L’absence de toute perplexité », trad. Isabel Violante, Trafic, nº 31, 1999, p. 63.

8 Victor Chklovski, Sur la théorie de la prose, trad. Guy Verret, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 169.

9 « Poetry and the Film: A Sympo­sium with Maya Deren, Arthur Miller, Dylan Thomas, Parker Tyler. Chairman, Willard Maas. Organized by Amos Vogel », dans P. Adams Sitney (éd.), Film Culture Reader, New York, Praeger, 1970, pp. 171–186. Transcription et enregistrements : ../../../../../../Users/clamotte/Downloads/3-PDF-ARCHIVES/210519-Decadrages-44-45-HTML/www.ubu.com/papers/poetry_film_symposium.html

10 Pier Paolo Pasolini, « L’absence de toute perplexité », op. cit., p. 63.

11 Alexander Kluge, L’Utopie des sentiments, trad. Chistophe Jouanlanne et Vincent Pauval, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014, p. 100.

12 Voir Alexander Kluge, « L’exécution d’un éléphant », dans Chronique des sentimentsop. cit., p. 189–192, ainsi que le film Hinrichtung eines Elefanten (2000). Lire Grégory Cormann et Jérémy Hamers, » Kluge, Adorno et l’indomptable Leni Peickert », Cahiers du GRM, nº 5, 2014. URL : http://journals.openedition.org ; DOI : 1s0.4000/grm.412

13 Collectif, « Déclaration », manifeste signé par 26 réalisateurs le 28 février 1962, lors du 8e Festival international du court-métrage d‘Oberhausen, fac-similé et traduction française disponibles sur le site Dérives.tv : http://derives.tv/manifeste-­d-oberhausen/.

14 Victor Chklovski, « L’art comme procédé », trad. Tzvetan Todorov, dans Tzvetan Todorov (éd.), Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, Paris, Seuil, 1965, pp. 76–97.

15 Theodor W. Adorno, Théorie esthétiqueop. cit., p. 205.

16 Kluge réalise en 1970 L’Indomptable Leni Peickert, qui réutilise les rushes du film Artistes sous le chapiteau, centré autour de l’expérience télévisuelle de Leni Peickert, lectrice de la Dialectique de la Raison d’Adorno.

17 T. W. Adorno, Théorie esthétiqueop. cit., p. 175.

18 Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, Paris, Pauvert, 1962, p. 13.

19 Au sujet des controverses des interprétations alchimiques, lire Didier Kahn, « L’alchimie dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil », dans Littératures classiques. Supplément au nº 53, Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, 2004, pp. 137–157.

20 Serguei Tretiakov, Dans le front gauche de l’art, trad. Hélène Henry, Danielle Konopnicki, Paris, Maspero, 1977. Voir Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », dans Essais sur Brecht, trad. Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, pp. 122–144.

21 Ernst Bloch, Le Principe Espérance III, trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991. Bloch entend également agencer à nouveau de façon progressiste les « rébus d’une conscience fissurée » par l’opération utopique du montage (Héritage de ce temps, traduit par Jean Lacoste, Payot, Paris, 1978 [première édition : 1935], p. 208).