Serge Margel

Montage et longue durée. 

Le pouvoir des sentiments (1983) d’Alexander Kluge

Lorsqu’on réfléchit au moyen d’empêcher le retour d’Auschwitz, on est malheureusement obligé de prendre conscience de ce ­désespoir si l’on ne veut pas tomber dans le discours idéaliste. Il faut cependant essayer, même en constatant que la structure fondamentale de la société, et du même coup de ses membres, qui l’a conduite là où elle est, est toujours la même qu’il y a vingt ans.

Adorno, « Éduquer après Auschwitz », 19671.

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Le pouvoir des sentiments est à la fois le titre d’un film d’Alexander Kluge, Die Macht der Gefühle, sorti sur les écrans en 1983, et une notion politique, philosophique, que Kluge développe tout au long de son œuvre et définit comme la capacité de « réaliser l’impossible »2. J’aborderai ensemble le film et la notion, en analysant quelques scènes précises du film, mises en regard avec certains textes de Kluge sur ce film et la question des sentiments. J’analyserai Le pouvoir des sentiments comme un montage, au sens simple et précis que Kluge lui-même donne à ce terme. Dans « L’utopie cinéma », paru en 1964, il définit le montage comme une construction de concepts :

Le cinéma est ici placé devant une grande exigence : son maté­-riau, ce sera toujours une intuition ; mais le montage permet de construire des concepts. Les plus petites unités filmiques, qui sont des parties de ce qu’on nomme le « plan cinématographique », correspondent, dans la tête du spectateur, aux associations3.

Entre l’opposition kantienne de l’intuition et du concept et l’affirmation vertovienne du montage cinématographique comme concept, on peut comprendre dans quelle mesure le montage est une construction de concepts, qui donnent une forme aux intuitions, qui organisent les sentiments et qui leur attribuent un pouvoir ou une force4. La forme des concepts n’est pas une simple structure, mais c’est d’abord et avant tout une force. Ici comme ailleurs, la forme vaut pour une force. Kluge parle encore de « Mischform », où les genres se mêlent autant que les réalités5. La forme des sentiments est un montage, une construction, une organisation qui donne aux sentiments la force dont ils ont besoin, pour résister contre l’aliénation, pour éviter le pire, trouver des solutions, ouvrir des espaces publics d’opposition, organiser des luttes urbaines, et pour produire de nouvelles utopies6. L’hypothèse que j’aimerais développer ici consiste à dire que le montage des sentiments construit le concept de « longue durée », condition de possibilité nécessaire pour l’émergence d’un espace commun digne de ce nom ou d’un espace public et utopique de combat en vue de la reconstruction ou la réconciliation sociale. C’est une hypothèse benjaminienne. Le cinéma est une certaine manière de représenter le monde7, à la fois pour l’habiter, en commun, et pour le transformer, par utopie. Selon Kluge, tout se produit et se déroule dans cette organisation des sentiments, ou ce montage des plans cinématographiques, par l’association desquels se produisent dans l’esprit du spectateur de nouvelles unités de sens : « Le propre du cinéma est d’ailleurs de produire sans cesse de nouvelles unités de sens à partir des intuitions et de leur montage »8.

Ces nouvelles unités de sens, montées en concepts, produiront des longues durées. Dans un texte intitulé lui aussi « L’utopie cinéma », et qui date de 1983, l’année même de sortie du film Le pouvoir des sentiments, Kluge précise ce concept de longue durée9. Il ouvre son texte par une citation de Benjamin, dans Paris, capitale du XIX esiècle, qui parle de trois manières de vivre et de penser le temps10 : le joueur, qui passe le temps, qui l’expulse ou l’évacue, le flâneur, qui se charge de temps, comme une batterie, et celui qui attend, produisant un autre temps, sous la forme de l’attente. C’est surtout la troisième forme de temps qui intéresse Kluge dans cet article d’une cinquantaine de pages, et qui porte pour sous-titre justement : « Le cinéma attend ». Ce texte se trouve dans un ouvrage collectif, de presque 600 pages, Bestandsaufnahme. Die Utopie Film, dirigé par Kluge lui-même, et qui paraît en juin 1983. Bien qu’il ne mentionne pas Le pouvoir des sentiments, projeté pour la première fois le 16 septembre 1983, cet article et ce film sont contemporains, dialoguent et se répondent. Je cite le début du premier paragraphe, qui suit immédiatement la citation de Benjamin :

Le joueur, le flâneur et celui qui attend se sont tous construit une machine temporelle, leur jouet favori : le cinéma. Le joueur s’y assoit avec impatience. Pour lui, il s’agit d’anéantir le temps, de ressentir une tension. Son bonheur, c’est de rafler ; aux yeux de son compagnon, le flâneur, le temps ne s’étire jamais suffisamment en longueur. Où peut-on trouver des instants en ce monde, sinon au cinéma ? Alors que toute chose en ce monde, sauf l’enfance, passe trop vite, le cinéma nous donne de nouveau une longue durée (eine lange Weile), qui par-là permet de construire l’instant en tant que tel. De son côté, celui qui attend ne s’intéresse pas aux innombrables présents qui captivent le flâneur. Il attend un monde meilleur, et ce qu’il attend est à côté de l’image de cinéma. Le cinéma est né de ce triple différend, il s’y déchire sans cesse et il se reconstruit sans cesse à partir de lui11.

Littéralement, les termes allemands lange Weile signifient un long temps, un long moment, voire un bon moment, comme dans eine ganze Weile, qui joue entre quantité et qualité de la durée. Le verbe weilen exprime l’acte de demeurer, de séjourner, et lorsque le substantif et l’adjectif ne forment qu’un seul mot, die Langeweile, cela veut dire l’ennui. Vor Langeweile umkommen, c’est mourir d’ennui, mais c’est aussi ce que permet le cinéma. Certes, on peut l’entendre de façon négative, mais on peut surtout en appréhender l’idée au sens de Benjamin, que cite à nouveau Kluge, quelques lignes plus loin :

Nous nous ennuyons quand nous ne savons pas ce que nous attendons. Que nous croyons le savoir […], ce n’est presque toujours que l’expression de notre esprit superficiel ou décousu. L’ennui est le seuil placé devant les grandes actions. – Maintenant il serait important de savoir : quelle est l’antithèse dialectique de l’ennui ?12

Attendre, sans savoir ce qu’on attend, c’est l’ennui (die Langeweile). Et dire que « le cinéma attend », c’est donner au cinéma le pouvoir de produire de la longue durée, des bons et longs moments. Bien que celui qui attend ne s’intéresse pas « aux innombrables présents qui captivent le flâneur », il partage avec lui la recherche des longues durées. Kluge compare ces longues durées à l’enfance. Deux états du monde, deux univers de sens, où non seulement les choses ne passent pas trop vite, mais où se développe surtout une capacité infinie de résistance13. Ce que l’enfance a produit — toutes ces choses du monde qui prennent du temps et qui résistent —, le cinéma peut le reproduire. Ces longues durées sont donc proprement et spécifiquement cinématographiques, en ce sens que le cinéma peut les produire ou les reproduire. Or, une longue durée, du point de vue cinématographique, ne veut pas dire simplement un moment qui dure longtemps, ni un long plan-séquence, ni même un long et unique plan, sans coupe ni montage (comme chez Tarkovski, Paradjanov ou Béla Tarr). Une longue durée est un montage « d’unités de sens », qui renouvelle le temps, qui ouvre du temps dans le temps, ou qui produit en même temps un sentiment d’attente et l’ignorance de ce qui s’attend. C’est l’utopie cinéma, ou comme le dit le personnage Leni Peickert, dans Les Artistes sous le chapiteau : perplexes, de 1968, « l’utopie devient sans cesse meilleure, tandis que nous attendons »14.

Selon Kluge, une longue durée cinématographique ne peut durer qu’un instant, aux deux sens du terme : elle ne peut pas durer plus d’un instant et elle peut aussi durer un instant. C’est l’instant paradoxal et utopique des longues durées. Alors que tout passe trop vite, « le cinéma nous donne de nouveau une longue durée, qui par-là permet de construire l’instant en tant que tel (die den Augenblick überhaupt erst herstellt) ». C’est donc en produisant des longues durées que le cinéma peut construire des instants utopiques15. Je soulignerai ici trois points, spécifiquement cinématographiques, à travers lesquels j’aborderai Le pouvoir des sentiments. Tout d’abord, une longue durée est une construction, ou un montage, qui permet de construire des concepts. Deuxièmement, une longue durée ne représente pas un moment qui dure longtemps, mais constitue à chaque fois le montage d’un nouvel instant. Et troisièmement, cet instant monté en longue durée est produit « en tant que tel », « absolument », überhaupt, c’est-à-dire en tant qu’instant spécifiquement cinématographique. Cet instant monté est un instant paradoxal, qui contient et révèle des contradictions internes. En somme, pour Kluge, c’est en révélant sa propre contradiction, qu’une fois monté, un instant peut devenir une longue durée, ouvrir une autre temporalité dans son écoulement, produire en même temps son attente et son ignorance.

C’est exactement ce qui se passe d’un bout à l’autre du film Le pouvoir des sentiments, et qui se manifeste en particulier dans un des nombreux plan-séquences de la première partie du film, qui suit une courte projection des derniers moments d’un opéra. Durant ce plan-séquence, qui va de 9'51" à 11'07", on voit une femme, sans doute une journaliste, qui interroge le Kammersänger, ou « chanteur de chambre », et qui lui dit :

Elle Vous êtes célèbre pour votre expression passionnée au 1e acte. On a écrit qu’il y avait une lueur d’espoir sur votre visage. Comment y parvenez-vous, alors qu’en personne douée de raison, vous reconnaissez d’avance la fin horrible du 5e acte ?

Lui Au 1e acte, je ne la connaissais pas.

Elle Mais c’est la 84e représentation.

Lui Oui, c’est une pièce à grand succès.

Elle Vous devriez connaître le dénouement horrible.

Lui Oui, mais pas au 1e acte.

Elle Vous n’êtes pourtant pas bête.

Lui Je vous prierai de rester polie !

Elle Donc à 20h30, au 1e acte, vous devez savoir ce qui va se passer à 22h30, au 5e acte.

Lui Oui, et alors ?

Elle Pourquoi jouez-vous alors avec « une lueur d’espoir sur le visage » ?

Lui Parce qu’au 1e acte je ne peux pas connaître le 5e acte.

Elle Vous voulez dire que l’opéra pourrait avoir une autre fin ?

Lui Parfaitement.

Elle Mais c’est toujours la même. 84 fois déjà.

Lui Oui, parce que c’est une pièce à grand succès.

Elle Cela explique les 84 représentations. Mais ça se termine toujours mal.

Lui Vous n’aimez pas le succès ?

Elle Non, mais le 5e acte ne se termine pas bien.

Lui Mais il le pourrait.

A l’instant du 1e acte, le chanteur ne sait pas ce qui va se passer au 5e acte. Il ne sait jamais ce qu’il attend, ni d’ailleurs ce qui l’attend. Et même si ce qu’il attend se produira chaque fois de la même manière, si le même événement malheureux chaque fois surgira et la même catastrophe arrivera, cela pourrait toujours se dérouler autrement. Érigée en principe, cette attente devient une utopie. C’est l’utopie cinéma, qui produit la longue durée d’un instant, dont la contradiction interne se révèle par l’opération du montage — le 1e acte qui contient la possibilité que le 5e acte ne se produise pas, quand bien même il se produira chaque fois —, qui ouvre l’espace commun d’une utopie. On pourrait lire et comprendre Le pouvoir des sentiments à partir de là. Mais on peut aussi voir ce film plus globalement lui-même comme un montage utopique des sentiments, qui produit des instants spécifiquement cinématographiques et qui les organise en longue durée. Le pouvoir des sentiments n’est pas un film sur les sentiments eux-mêmes, mais sur l’organisation et le montage des sentiments. Dans un article qui suivit la sortie du film, Kluge le dit clairement :

Le film Le Pouvoir des sentiments traite, non pas des sentiments en soi, mais plutôt de la manière dont ils s’organisent : comment ils sont organisés, sous l’effet du hasard, d’une influence extérieure, d’un meurtre, du destin ; comment ils s’organisent eux-mêmes, comment ils ont le bonheur qu’en réalité ils cherchent.16

2

Le pouvoir des sentiments est un film 35 mm en couleur et en noir et blanc, produit par la RFA et Kairos-Film, sorti en 1983 et qui dure 112 min. Parfois décrit comme un docu-fiction, ce film est composé d’une introduction, puis de quatorze parties, marquées chacune par un carton. Elles sont très différentes les unes des autres, et varient tant du point de vue de la forme, du contenu que de la durée, qui peut aller de quelques secondes à trente minutes. Ce film est une vaste opération de montage, entre des parties parfois qui n’entretiennent aucun lien direct entre elles, parfois qui s’enchaînent, parfois se superposent, parfois renvoient à d’autres parties antérieures ou postérieures du film, parfois même à d’autres films de Kluge. Mais c’est aussi un montage à l’intérieur de chaque partie, entre des plan-séquences le plus souvent hétérogènes, et même à l’intérieur d’un plan, par collage et superposition. Le pouvoir des sentiments est composé d’archives historiques, visuelles et sonores, d’extraits de films anciens, de scènes de fiction, souvent accompagnées d’une voix off, celle de Kluge lui-même. C’est un film sur l’Allemagne d’après-guerre, sur la ville de Francfort, sa capitale industrielle, sur l’industrie elle-même, le pouvoir, la richesse, la domination, la violence, et sur le fascisme dans la démocratie. Mais c’est avant tout un film sur les sentiments ou, plus précisément, sur « la manière dont ils s’organisent ». On peut organiser les sentiments de plusieurs manières, et chacune de ces manières constitue un type de montage cinématographique particulier. Autant de nouvelles productions de sens, pour la transformation utopique des instants en longues durées.

Kluge mentionne deux grands registres d’organisation de sentiments, en référence directe à son film : comment ils sont organisés « sous l’effet du hasard, d’une influence extérieure, d’un meurtre, d’un destin », et comment ils s’organisent eux-mêmes, se donnent leur bonheur ou leur malheur, leur fin heureuse ou leur tragédie, à l’image de celui qui attend sans savoir ce qu’il attend. Ces registres d’organisation sont en réalité des montages cinématographiques, qui toujours transforment les instants en longues durées, leur fixation temporelle et leur anéantissement en espaces communs, en consolation collective et en réconciliation utopique. Ce que l’Opéra a permis de produire au XIXesiècle, le cinéma le réalisera au XXe siècle :

De quoi s’agit-il dans cette organisation du sentiment ? Les sentiments tendent normalement à la dictature. Cette dictature est celle du moment. Un sentiment fort, un sentiment que j’ai là, maintenant, refoule les autres sentiments. Il n’en irait pas de même avec les pensées. Une pensée exerce plutôt, sur les autres pensées, une attraction magnétique. C’est pourquoi les êtres humains, pour être sûrs de leurs sentiments (pour rendre réversible ce mouvement d’appropriation de l’autre en quoi consistent leurs sentiments), ont besoin qu’ils soient confirmés par d’autres êtres humains. C’est que, dans le rapport que plusieurs êtres humains entretiennent les uns avec les autres, donc dans leur espace public, les différents sentiments exercent aussi les uns sur les autres une force magnétique, comme les pensées. Les sentiments se comprennent à travers leurs manifestations publiques.

Au XXe siècle, le cinéma est le siège principal des sentiments dans l’espace public. Cette organisation signifie : même les sentiments les plus tristes trouvent une issue heureuse au cinéma. Il y va d’une consolation. Au XIXe siècle, le siège principal des sentiments est l’opéra. L’écrasante majorité des opéras ont une fin tragique. On assiste à l’opéra à l’opération d’un sacrifice. Je suis convaincu qu’il faudrait une autre combinaison, qui aboutirait à une entreprise plus heureuse : à l’opéra aussi bien que dans le cinéma classique, les sentiments restent impuissants face à la force du destin. Au XXe siècle, ils ont construit une barricade autour de la consolation, au XIXe siècle, ils se sont retranchés derrière la teneur de vérité du sérieux mortel.17

Kluge élabore une véritable généalogie cinématographique des sentiments. Il en fait l’histoire et rappelle le passage de l’Opéra au cinéma — comme Eisenstein l’a par ailleurs fait du théâtre au cinéma —, pour la constitution d’un siège, d’un lieu et d’un partage des sentiments. Mais il en fait surtout la genèse, entre sa dictature bien établie et son espace commun utopique, on pourrait dire à nouveau entre son instant figé et sa longue durée. Organiser les sentiments est aujourd’hui l’affaire du cinéma. C’est l’œuvre spécifique d’un montage, aléatoire (sous l’effet du hasard), hétérogène (sous influence extérieure), ou par superposition, répétition et anticipation. L’organisation cinématographique des sentiments permet d’éviter la tendance naturelle, convenue, d’un sentiment, qui se fige sur l’instant – comme la douleur, selon Levinas, qui nous réduit au seul instant présent du temps18. Kluge parle de « la paralysie » de l’instant ou du moment décisif19, au sens où les sentiments tendent à la dictature, qui est toujours celle du moment ou de l’instant. Die Diktatur des Moments, la dictature du moment, en allemand comme en français, peut s’entendre au génitif subjectif comme au génitif objectif : la dictature qui a lieu en ce moment, à l’instant où l’on parle, ou la dictature produite par la fixation sur le moment présent, ou sur l’instant. La dictature du moment ou de l’instant du sentiment, c’est le désir pour ce sentiment d’être seul, ou d’être le seul sentiment. C’est la volonté de domination, c’est le pouvoir lui-même :

Tout le monde connaît les sentiments, écrit Kluge, personne n’en a une vision d’ensemble. Qui les domine s’appauvrit. Qui est dominé par eux devra bientôt faire son testament. La relation entre le sentiment et le pouvoir est la plus tumultueuse et en même temps la plus obstinée que je connaisse. Les sentiments, au fond, qu’est-ce que c’est ?20

Le pouvoir des sentiments représente une véritable domination. Soit on les domine ou les maîtrise, et on se perd, s’appauvrit, s’affaiblit. Soit ils nous dominent, ils nous aliènent, et nous conduisent à la mort. On ne peut jamais séparer les sentiments et le pouvoir, mais on peut toujours les rapporter différemment21. On peut organiser les sentiments de manière à en manifester le pouvoir publiquement, pour le développement d’un art du discernement22. C’est sur ce point précis, à mon sens, que porte le génie ou la lucidité de Kluge. Il y a un rapport, spécifiquement cinématographique, entre la transformation des instants en longues durées et la manifestation publique du pouvoir des sentiments. Dans son architectonique globale, Le pouvoir des sentiments reprend d’ailleurs et recompose ce rapport, sous l’aspect d’une tension entre deux pouvoirs : la dictature industrielle et l’espace public, le fascisme dans la démocratie et l’utopie des nouvelles unités de sens, ou encore la barbarie et le discernement. Durant les trois premières minutes du film, on voit le jour, la nuit, des avions dans le ciel, des immeubles de Francfort, en accéléré, insistant sur le fait que désormais tout passera trop vite. Puis la première partie commence, avec le premier carton intitulé justement « Le pouvoir des sentiments ». Cette partie dure environ 9'30", et est elle-même composée d’une dizaine de saynètes, archives historiques, extraits de film, plan-séquences fictifs, voix off. Cette première partie commence par des archives de guerre, un enfant gravement brûlé, puis un extrait des Nibelungen de Fritz Lang, lorsque Hagen abat l’enfant.

Puis vient une seconde scène, qui m’intéresse ici tout particulièrement. Elle est assez courte, de 5'05" à 7'45", et porte sur les funérailles de Hanns Martin Schleyer, célèbre représentant du patronat allemand après la Seconde Guerre mondiale. Schleyer a été enlevé le 5 septembre 1977 à Cologne par la Fraction armée rouge, puis assassiné le 19 octobre de la même année, suite au prétendu suicide d’Andrea Baader, de Gudrun Ensslin et de Jan Karl Raspe, jusqu’alors incarcérés dans la prison de Stuttgart-Stammheim. Schleyer a non seulement dirigé le patronat allemand et participé au conseil d’administration de l’industrie Daimler-Benz, mais il a surtout rejoint les SS en 1933 (à 18 ans). Antisémite notoire, c’est lui qui devait assurer la direction économique des territoires occupés par l’Allemagne, entre autres en portant la responsabilité de la politique d’extermination en Tchécoslovaquie. Schleyer est un important industriel, mais c’est aussi un symbole du drame politique de l’après-guerre, en Allemagne, ou du fascisme dans la démocratie. Dans Le pouvoir des sentiments, Kluge reprend un extrait des funérailles de Schleyer, dans une église de Stuttgart, lequel extrait se trouve déjà dans le film L’Allemagne en automne (Deutschland im Herbst). Tourné en 1977 sous la direction de Kluge, ce film regroupe la participation de onze réalisateurs allemands, dont Kluge lui-même, Fassbinder et Schlöndorff23, la plupart desquels ayant été associés au Neuer Deutscher Film (le Nouveau cinéma allemand)24. Ce film collectif, réalisé immédiatement après l’assassinat de Schleyer, pose la question du terrorisme, de la violence sociale et du fascisme dans la démocratie. Mais c’est aussi la passivité de la population devant les événements, qui oriente le film, et en particulier le dialogue entre Fassbinder lui-même et sa (vraie) mère (l’actrice Liselotte Pempeit). Dans un entretien, Fassbinder écrira :

Ce n’est pas à l’Histoire véridique du troisième Reich qu’il faut rapporter LILI MARLEEN, mais au sketch de L’ALLEMAGNE EN AUTOMNE. Il s’agit de comparer les effets sociaux et politiques de la passivité active de la population hier à l’égard du nazisme et de la « solution finale », aujourd’hui, 18 octobre 1977, à l’égard de la répression du terrorisme et de la mort d’Andreas Baader, de Gudrun Ensslin, de Jan Carl Raspe […], et de déduire des conséquences historiques d’une première réaction de passivité de la société civile vis-à-vis des décisions abusives d’un État de droit, le sens caché de la seconde25.

Le terrorisme est la preuve d’un échec des démocraties. C’est le signe d’un refoulement du passé nazi, d’une dénégation consentie devant les résurgences du fascisme, sous couvert du miracle économique et des jouissances du consumérisme. Il y a tout ça, en charge symbolique et en réalité sociale, dans la scène des funérailles de Schleyer au début du Pouvoir des sentiments. Alors que L’Allemagne en automne est structuré entre deux scènes de funérailles, celle de Schleyer, religieuse et solennelle, et celles de Baader, Ensslin et Raspe, plus sobres — aucune commune allemande ne voulant accueillir leurs dépouilles —, Le pouvoir des sentiments, quant à lui, s’articule entre cette même scène des funérailles de Schleyer, réduite à quelques plans, en particulier sur certains politiciens, comme le chancelier Helmut Schmidt et le jeune Helmut Kohl, son successeur, et le reste du film, qui se divise en treize parties principales.

À la fin de la première partie (13'13"), on entend la voix off de Kluge sur les images d’archives d’un paquebot en feu : « Les gens peuvent endurer longtemps une chose qu’ils ne supportent plus. Puis soudain ils explosent de façon inattendue et brutale ». Or, pour Kluge, le terrorisme n’est pas la seule alternative devant le fascisme de la démocratie, ni devant le pouvoir diabolique des sentiments. On peut toujours construire un nouvel espace public et développer indéfiniment un art du discernement, capables de mettre en scène les contraintes sociales internes aux sentiments. Les treize parties qui suivent la scène des funérailles de Schleyer travaillent à ce discernement des esprits, selon différentes manières d’organiser les sentiments, comme le montre bien le dialogue entre le chanteur et la journaliste, qu’on a déjà cité. Cette organisation s’élabore aussi par aporie, comme dans la deuxième partie du film, « Le coup de feu (Der Schuss) », qui dure environ 5'30". La scène tourne autour du procès d’une femme, accusée d’avoir tiré sur son mari alcoolique, qui vient de l’abandonner pour entretenir une relation amoureuse avec leur propre fille. Comme dans la scène d’Anita G. (de 1968), où Anita Grün (jouée par Alexandra Kluge) est accusée d’avoir volé un pullover en plein été. Dans les deux cas, on tourne en rond devant l’instant de décision, qui paralyse. Le juge ne parvient pas à expliquer cet instant ni à comprendre le passage à l’acte, le vol et le coup de feu. Anita Grün dit au juge avoir volé le pull parce qu’elle a froid, même en été. La femme au coup de feu répond au juge, en boucle :

Le jugePourquoi avoir sorti le fusil du placard séparé par une moustiquaire et l’avoir retourné contre vous, si vous ne saviez pas vous en servir ?

La femme accuséeJe voulais tirer.

Le juge Cela nécessite deux choses : un fusil et son mode d’emploi.

La femme accusée Je n’en avais pas.

Le juge Alors pourquoi avoir sorti le fusil ?

La femme accusée Pour tirer.

Le juge On tourne en rond…

Dans la sixième partie du film, « La pose du câble (Die Verkablung) », qui dure environ vingt minutes, on voit une brève scène de quatre secondes, où une femme (Mme Gerti) confie à une autre femme qui tricote l’indécision de son drame amoureux :

La femme qui tricote Mme Gerti, résumons encore une fois. Vos sentiments vous interdisent de vous séparer de votre ami Karl, autant qu’ils vous interdisent de rester avec lui.

Mme Gerti Il faut que je me décide.

La femme qui tricote Et quelle est cette décision.

Mme Gerti Elle doit être claire.

La femme qui tricote Mais vous ne pouvez ni rester avec lui ni vous en séparer.

Mme Gerti Les deux sont exclus.

La femme qui tricote Quelle est donc votre décision ?

Mme Gerti Il faut qu’elle soit claire.

Deux minutes plus tard, on retrouve la scène et Mme Gerti en larmes.

3

Qu’elles relèvent de l’attente, de l’aporie ou du sanglot, ces scènes représentent chaque fois une limite, un seuil, quasi infranchissable et dangereux. Un état paralysant propre à cet instant paradoxal, dont parle Kluge, et qu’il faut transformer en longue durée, lui ouvrir un espace et un temps à l’infini, pour éviter qu’il domine, ou nous domine, et dicte ses lois comme « la dictature du moment ». C’est ce que veut dire, pour Kluge, organiser les sentiments :

Mes deux histoires préférées dans le film Le Pouvoir des sentiments sont « Déconstruction d’un meurtre en coopération » et « À sa dernière heure ». Dans l’histoire d’« À sa dernière heure », les sentiments n’empêchent pas un enchaînement de hasards et de mauvaises actions d’aboutir à une conclusion heureuse. Les sentiments brillent par leur absence. Je suis convaincu qu’avec la poétique sentimentale du drame appropriée, on pourrait ici aussi raconter l’histoire avec une fin horrible pour l’ensemble des protagonistes. On voit donc que les sentiments gouvernent par action et par omission26.

« À sa dernière heure (In ihrer letzen Stunde) » représente la quatrième partie du film et dure de 30'30" à 45'05". Elle commence par une vieille chanson d’amour populaire : « Un jour on se dit adieu, même si on s’aime très fort… ». Cette chanson structure l’enchaînement des séquences, entre des archives de films et des scènes de fiction, le plus souvent de femmes abandonnées qui veulent se suicider, de femmes battues, de femmes violées. Puis, quelques minutes avant la fin, on voit les archives d’une bombe que l’on déterre, et on entend la voix off de Kluge, qui dit : « Cette bombe est restée enfouie dans la terre depuis 38 ans. Le détonateur en laiton est intact ». Cette bombe est donc là depuis 1945, la fin de la guerre, le début du fascisme dans la démocratie. Cet enfouissement de la bombe fait écho à la violence des sentiments, leur dictature et leur domination, ici des femmes, battues, abusées, violées. Mais cette bombe renvoie aussi au début du film, lorsqu’on entend la voix de Kluge : « Les gens peuvent endurer longtemps une chose qu’ils ne supportent plus. Puis soudain ils explosent de façon inattendue et brutale ».

La bombe, l’explosion, la destruction concernent pour Kluge tout autant les drames de la guerre que le pouvoir des sentiments. Un sentiment est une bombe qui peut exploser à tout moment, faire des ravages et tout détruire. Tout de suite après la scène de la bombe déterrée, on voit une femme assise sur un banc, qui écrit quelque chose dans un cahier et qui regarde au loin. Et on entend à nouveau la même voix off : « tous les sentiments croient en une issue heureuse ». Puis on voit pendant dix secondes des plans d’arbres en fleurs, un train qui passe et un pigeon, ouvrant la dernière scène, sans doute celle qui intéresse le plus Kluge. Elle est composée de deux séquences. La première, très brève, qui dure à peine deux secondes, est composée d'images d'archives, deux portraits en noir et blanc d’un homme et d’une femme. On entend la voix : « On ne peut pas dire qu’Erwin la ‘visse’ quand il la touche. Et pourtant elle aimerait qu’il la traite avec autant d’égard qu’un objet précieux ». Puis vient la seconde séquence, de 42'15" à 42'55". Cette séquence explicite la première, qui l’anticipe avec cette évocation de la vis. Quel rapport y a-t-il entre visser une vis et toucher un corps ?

Dans un entretien avec Florian Hopf, à propos du Pouvoir des sentiments, Kluge revient sur cette scène de la vis, à la fin de « À sa dernière heure » (de 41'56" à 43'15"). On voit un homme âgé, en habits de travailleur, un machiniste qui nous explique et qui nous montre, une vis et un écrou dans la main, comment bien visser cette vis. C’est le modèle d’un art du discernement, ou d’une issue heureuse, que l’on peut aussi comprendre comme la résolution d’un problème, voire la sortie d’une dictature du moment : si la vis a trop de jeu, elle se relâche ; et si la vis est trop peu serrée, ça lâche, « et le mal est fait », comme le dit le machiniste. L’entretien commence ainsi :

Florian Hopf De quel spectre de sentiments parles-tu dans ton film ?

Alexander Kluge De tous. Dans le film, par exemple, le point de départ, c’est un homme et une vis, un homme qui visse une vis. Il dit qu’on ne peut visser une vis que si on y met beaucoup de sentiment. Si tu la visses à fond, la tension sera trop forte, et si tu la visses de manière plus lâche, tu risques d’avoir un boulon en moins. Et comme cet homme est machiniste, il s’embrouille et il parle du boulon [Schraubenmutter, « mère de la vis »] comme si c’était une mère et pas un boulon. C’est simple : un travailleur allemand et un travailleur chinois, même s’ils ne parlent pas la même langue, peuvent s’entendre sur le fait que la vis est bien vissée ou non. Quelle finesse de sentiment est alors exigée, c’est une distinction très importante, c’est dans une certaine mesure une faculté de distinction, de discernement et alors les sentiments sont des producteurs. Maintenant tu peux réfléchir à d’autres parallèles : quand tu essaies de danser ou d’être en rapport avec la musique et que tu le fais en t’appuyant sur l’entendement, tu n’iras pas très loin. Si tu transposes cette image de la vis à des choses érotiques, il y a beaucoup de femmes et beaucoup d’hommes qui pourraient dire : j’aimerais bien que les parties de mon corps soient traitées avec au moins autant de soin que cette vis, je ne veux pas être traité(e) grossièrement, je ne veux pas être traité(e) avec maladresse, et donc il y a cette distinction qui vaut aussi pour les sentiments simples : le bon moment, la bonne tension, le bon relâchement. Tu pourrais alors vraiment oublier tout le reste, le chaos de la jalousie, de la passion, du meurtre et de l’assassinat et t’en détourner pour te consacrer à ces questions de travail toutes simples, et c’est la position du film27.

Le spectre des sentiments s’exprime dans l’affirmation conclusive du machiniste : « et le mal est fait ! ». C’est l’instant irréversible et paralysant du non-discernement. C’est la dictature du moment, l’enfant brûlé au napalm, la fille abusée par son père, la femme violée par un agent d’assurance, Schleyer en chef du patronat allemand, encore une fois le fascisme dans la démocratie. Mais dans le spectre de tous les sentiments, il y a aussi la vis bien vissée, de la bonne manière et au bon moment. La deuxième histoire préférée de Kluge parle aussi de cette tension spectrale des sentiments, entre sa dictature et sa résolution, son malheur brutal et sa fin heureuse. « Déconstruction d’un meurtre en coopération (Abbau eines Verbrechens durch Kooperation) » est la dernière grande scène du film, qui se construit à partir de plusieurs scenarii et s’élabore en quatre étapes principales28. Elle commence à la fin de la dixième partie, « L’incendie de l’opéra », à 79'45". On voit une prostituée un rouge à lèvres à la main, qui se maquille, un cuisinier à ses fourneaux, puis de nouveau la femme en plan rapproché, sur la voix de Kluge, qui dit comme un titre : « L’amour vend ».

La onzième partie s’intitule « Achetée pour elle-même (Um ihrer selbst willen gekauft) » et dure un peu plus de cinq minutes. Elle raconte l’histoire de la prostituée, nommée Knautsch-Betty, passant des mains de ses souteneurs à celles d’un criminel, Kurt Schleich, qui vient de l’acheter, qui la prend pour complice et qui devient son amant. La douzième partie, « Un meurtre (Ein Verbrechen) », dure 25 minutes et poursuit les aventures du couple. Deux couples, à vrai dire, vont désormais se confronter, à l’image spectrale de la vis et de l’écrou, bien ou mal vissés. D’un côté, Kurt Schleich et Knautsch-Betty, criminels de profession et d’une parfaite complicité, de l’autre Mandfred Schmidt, fils de bonne famille mais qui « manque d’objectivité » et Mäxchen Bärbel, directrice d’un magasin d’habits. Mäxchen Bärbel est très amoureuse de Manfred Schmidt, qui, lui, ne pense qu’à gravir au plus vite l’échelle sociale et à quitter l’Allemagne pour le Brésil.

L’histoire de cette confrontation conjugale dure jusqu’à la findu film. Elle se divise en trois scènes principales. Tout d’abord « Un meurtre », qui dure environ huit minutes, et qui raconte comment Schmidt et Bärbel en viennent à commettre un crime. Ils empruntent l’appartement de Knautsch-Betty et Schleich, pour inviter un revendeur de diamants au marché noir, Ante Allewisch, gérant d’hôtels en Yougoslavie. On entend la voix off de Kluge, qui cite Adam Smith : « Rien n’est plus utile que l’eau. Mais on ne peut rien acheter avec, ni la troquer. Un diamant n’a aucune valeur utile, mais on peut l’échanger contre des marchandises ». Puis on entre dans l’appartement, on retrouve les deux couples et Allewisch, qui se regardent les uns les autres. Suit une autre scène, où l’on voit Bärbel et Schmidt retourner seuls avec Allewisch dans le même appartement. Schmidt assomme Allewisch avec une énorme vis et son écrou, de la grosseur d’un bras, en écho direct à la scène de la vis du machiniste. Puis le couple s’enfuit pour Barcelone avec le diamant. De retour dans leur appartement, Knautsch-Betty et Schleich découvrent le corps allongé d’Allewisch et tentent de la ranimer. Et c’est là que commence la deuxième scène, la préférée de Kluge, « Déconstruction d’un meurtre en coopération » :

Dans l’histoire « Déconstruction d’un meurtre en coopération », deux êtres humains déconstruisent un meurtre qu’ils n’ont pas commis. Qu’est-ce qui distingue le premier couple de l’autre ? Le couple de meurtriers est confiné dans une chambre d’hôtel à Barcelone, ce qui correspond à peu près à l’inceste dramaturgique du drame classique chez Ibsen. Manfred Schmidt voudrait par-dessus tout partir au Brésil… Mäxchen aimerait de toute la force de ses sentiments ne l’avoir que pour elle ! Elle ne le possède tout de même que dans un espace très étroit de 2,28×3 mètres. Ce qui manque à cette organisation du sentiment, c’est le caractère concret. Je pourrais faire dans le pathos, quand il s’agit de promouvoir l’unité de l’amour et du concret. Ce concret, les deux criminels professionnels Knautsch-Betty et Kurt Schleich en savent quelque chose. D’où vient-il ? Il vient de ce que tous les deux ont une base pour leurs sentiments. Ils savent pourquoi ils s’aiment bien. La question de la propriété propre à leurs sentiments a trouvé dans une certaine mesure une solution heureuse. C’est le préalable le plus important d’une issue heureuse.29

La scène commence lorsque Betty annonce à Schleich le meurtre d’Allewisch. Ils restent calmes, et s’organisent. La scène se termine dans une voiture par un gros plan sur les amants qui s’embrassent, ayant trouvé à leurs sentiments « une fin heureuse ». Abbau est un terme de construction. Bauen, c’est construire, abbauen, c’est déconstruire. C’est défaire ce qui a été construit, c’est décomposer, dégrader, supprimer. Mais c’est aussi la déconstruction heideggerienne de l’histoire, de ses motivations, ses préjugés et ses discours. Cette scène parle donc de la déconstruction d’un meurtre ou d’un crime par la coopération de criminels. Ce sont les criminels eux-mêmes qui déconstruisent ce crime, comme le machiniste visse sa vis, ni trop ni trop peu serrée, ou en donnant à l’instant de mort d’Allewisch un nouveau souffle, une autre fin, une issue plus heureuse. Cette dernière histoire du film trouve son point culminant, ou son instant absolu (überhaupt), dans un plan-séquence d’une minute, de 95'17" à 96'31", lorsque le couple examine le corps allongé d’Allewisch, comme mort. Ils cherchent à savoir s’il vit toujours. Elle appuie sur son bas ventre, tandis que lui place un petit miroir devant sa bouche, pour voir s’il respire encore. Peut-être voient-ils un peu de buée sur le miroir. Ils scrutent attentivement le miroir, ils hésitent, puis se regardent. Il dit : « C’est parti maintenant (Jetzt ist es weg) ». Elle dit : « Mais c’était encore là, à l’instant (Aber eben war es noch da) ». Puis on entend la voix off de Kluge, qui affirme : « Il ne faut jamais être convaincu d’un meurtre ».

Comme le chanteur de l’opéra, qui au 1e acte ne savait jamais ce qui allait se passer au 5e acte, ou qui pensait toujours que la fin tragique de la pièce aurait pu se dérouler autrement, Kluge ici déduit et conclut qu’entre la parole de Schleich : « C’est parti maintenant », et celle de Betty : « Mais c’était encore là, à l’instant », les choses auraient pu se passer autrement, la mal aurait pu ne pas être fait, et cet instant de mort trouver la longue durée d’une fin heureuse. Or, cette longue durée de l’instant, ou du dernier souffle d’Allewisch, constitue les 13 dernières minutes du film. Le couple transporte le corps dans une cabane en pleine forêt. Ils le soignent, dorment à ses côtés, lui font la lecture, espérant « maintenir le cerveau endommagé en activité et en vie », dit encore la voix off. À un moment donné, « son visage prend une expression intelligente », ses yeux bougent et suivent la lumière. Ils le mettent alors dans une malle pour l’amener chez un médecin, de l’autre côté de la frontière allemande. Puis c’est la dernière scène, « Entre-temps à Barcelone », où l’on retrouve Schmidt et Mäxchen enfermés dans un studio de 2,38×3 m. Schmidt est sur les nerfs et bat violement Mäxchen, avant d’admirer son diamant. Puis on voit enfin Betty et Schleich revenir en voiture de chez le médecin. Mais cette fois, on les arrête à la frontière allemande.

Les douaniers veulent voir leurs papiers, les fouillent et examinent en grand détail le sac à main de Betty, duquel un des douaniers sort un rouge à lèvres, peut-être celui-là même avec lequel Betty s’est maquillée au tout début de cette histoire, lorsqu’elle était encore prostituée, lorsqu’elle n’était rien, du moins ne valait rien pour elle-même. Le douanier ouvre le rouge à lèvre, le scrute de haut en bas, le déroule entièrement, comme une vis autour de son écrou, et sous les yeux effarés de Betty l’écrase entre son pouce et son index, avant de s’en recouvrir la paume tout entière. Le douanier a maintenant la main recouverte de rouge, du rouge à lèvres de Betty, ou de l’autre Betty. C’est le douanier allemand qui désormais a les mains sales, comme recouvertes de sang. Le rouge à lèvres devenant ainsi l’opérateur de la déconstruction du crime, qui transforme l’instant d’une mort, celle d’Allewisch, le marchand de valeur, en cette longue durée de l’histoire, celle de Betty, la prostituée. Le douanier se dirige alors vers le coffre de la voiture, ouvre la malle puis la referme aussitôt. Il rejoint son collège, lui montre sa main, que l’on voit en gros plan, pleine de rouge sang, avec laquelle d’un geste méprisant il dit au couple de s’en aller, de passer la frontière et de retourner en Allemagne. Puis enfin, on retrouve le couple dans la voiture arrêtée, qui s’embrasse.

1  Theodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz », Modèles critiques, traduit de l’allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 2003, p. 236.

2  Alexander Kluge, « ‹ Les sentiments peuvent déplacer les montagnes… › », L’utopie des sentiments. Essais et histoires de cinéma, textes réunis et présentés par Dario Marchiori, traduit de l’allemand par Christophe Jouanne et Vincent Pauval, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014, p. 98. [Alexander Kluge, « ‹ Gefühle können Berge versetzen… › », Die Macht der Gefühle, Frank­furt am Main, Zweitausendeins,1984, p. 181].

3  Alexander Kluge, « L’utopie cinéma », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 50. [Alex­ander Kluge, « Die Utopie Film », Merkur, nº 201, décembre 1964, pp. 1135–1146]. Concernant en particulier la question du documentaire, Kluge écrit que « l’espace public dont le documentaire a besoin est constitué par la présence directe des spectateurs » (« Thèses I-IV (1983) », L’utopie des sentiments, op. cit., p. 159 [« Thesen I-IV », dans Alexander Kluge (éd.), Bestandsaufnahme. Die Utopie Film. Zwanzig Jahre neuer deutscher Film / Mitte 1983, Frankfurt am Main, Zwei­tausendeins, 1983, p. 536]).

4  Sur le concept et la pratique du montage chez Kluge, et son inscription dans l’histoire du cinéma, on lira Philipp Ekardt, Toward Fewer Images. The Work of Alexander Kluge, Cambridge (MA)/Londres, The MIT Press, 2018, spécialement le 2e chapitre : « Film, Likeness, Context : The History and Theory of Montage According to Alexander Kluge », pp. 37–79.

5  Alexander Kluge, « Ein Haupt­ansatz », dans Klaus Eder, Alexander Kluge, Ulmer Drama­turgien. Reibungsverluste. Stichwort : Bestandsaufnahme, München, Carl Hanser, 1980, p. 76.

6  Alexander Kluge et Oskar Negt distinguent radicalement l’espace public bourgeois, kantien, normatif, lié aux propriétés privées, et l’espace public oppositionnel, ou l’expérience publique de la lutte, des transformations sociales et des résistances utopiques. Alexander Kluge et Oskar Negt, Öffentlichkeit und Erfahrung, Frankfurt am Main, Suhrkamp. 1972, spéc. p. 351. Voir encore Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, traduit de l’allemand par Alexander Neumann, Paris, Payot, 2007, spéc. p. 62 sq. Voir Alexander Neumann, « Conceptualiser l’espace public oppositionnel », Variations. Revue internationale de théorie critique, nº19, 2016. [Mis en ligne le 06 avril 2016, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org ; DOI : 10.4000/variations.755].

7  » Ce qui caractérise le cinéma, écrit Benjamin, n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à l’appareil de prise de vues, c’est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l’entoure » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique (dernière version de 1939) », Œuvres, vol. III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 303.

8  Alexander Kluge, « L’utopie cinéma (1964) », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 50. Selon Kluge, le cinéma « fonctionne comme l’esprit humain », par montage associatif, ­rupture, déplacement, renversement, relation d’éléments hétérogènes, à ce point que « même lorsque les projecteurs se seront tus, il y aura toujours […] quelque chose qui fonctionnera comme le cinéma » (avant-propos de Geschichten vom Kino, Frankfurt am Main, Suhrkamp. 2007, p. 7, texte cité et traduit par Grégory Cormann et Jeremy Hamers, « Le pouvoir des sentiments : Kluge, Adorno, Ferenczi », Cahiers d’Études Germaniques, nº69, 2015, p. 69).

9  Cette notion revient souvent dans la pensée de Kluge, et se décline selon diverses moda­lités de sens : « Les champs humains dans lesquels pousse la confiance, écrit Kluge, ne peuvent pas s’arrêter de produire. Nous n’avons pas la possibilité de persister infiniment dans la défiance, dans le doute de longue durée, dans le refus et la résistance (même pas dans la grève générale). Les êtres humains doivent convertir la confiance que tout jeune être vivant apporte sur terre. En ce sens, les êtres humains ne sont pas des êtres vivants rationnels mais des êtres vivants gaspilleurs. Ce que Sigmund Freud appelait la ‹ confiance originelle ›, un compte sur lequel nous ef­fectuons des prélèvements jusqu’à notre mort sans jamais l’épuiser, est une dot de l’évolution : sur la longue marche vers le présent, aucun être humain n’aurait survécu sans cet étrange contre-capital. Les dieux aussi, comme ils vivent en l’être humain, ne sont jamais radins (Hans Magnus Enzensberger) » (avant-propos de Früchte des Vertrauens, Berlin, Filmedition Suhrkamp. 2009, p. 4, texte cité et traduit par Grégory Cormann et Jérémy Hamers, « Kluge, Adorno et l’indomptable Leni Peickert »,Cahiers du GRM, 5, 2014. [En ligne le 4 mai 2014, consulté le 13 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org ; DOI : https://doi.org].

10  Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX e siècle [1934], ­traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 167.

11  Alexander Kluge, « L’utopie cinéma (1983) », L’utopie des sentimentsop. cit., pp. 167–168 [Bestands­aufnahme. Die Utopie Film, op. cit., p. 444]. Trad. lég. mod.

12  Walter Benjamin, Paris, capitaledu XIX e siècleop. cit., p. 169.

13  Alexander Kluge, Avant-propos de Früchte des Vertrauensop. cit., p. 4.

14  Phrase citée en exergue dans « L’utopie cinéma (1983) », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 167 [Bestandsaufnahme. Die Utopie Film, op. cit., p. 443]. Cette pensée utopique de Leni Peickert reprend et transforme une célèbre affirmation de Kant sur les Lumières : « Les entreprises de cinéma et de télévision, écrit Kluge, vivent de l’argent et du travail (non payé) qu’elles tirent des spectateurs et de leur faculté de représentation. Elles décernent à chacun le titre de citoyen libre de toute tutelle, tant qu’il paye. Chez Kant, cela veut dire : ‹ Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable ›. Chez Leni Peickert, cela veut dire : Libre de tutelle est l’homme / Qui a une porte de sortie » (« Les entreprises de cinéma et de télévision (1979) », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 125. [« Die Film- und Fernseh­konzerne », dans Alexander Kluge, Die Patriotin, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1979, pp. 300–301]).

15  C’est pourquoi j’ai modifié la traduction de Christophe Jouanne et Vincent Pauval, qui traduisent « qui seul permet de construire un instant en tant que tel », ce qui pourrait induire un contresens. Dans la subordonnée « die den Augenblick überhaupt erst herstellt », il vaut mieux à mon sens traduire le terme erst, non pas par « seul », comme si seul le cinéma pouvait produire cet instant, mais plutôt par un conditionnel d’antériorité, « par-là », ou « par quoi tout d’abord ». Ce qui permettrait aussi de comprendre pourquoi il ne s’agit pas d’un instant mais de l’instant, donc de chaque instant, qu’il faut ériger en tant que tel, ou über­haupt.

16  Alexander Kluge, « Sur le sentiment : une contribution au débat (1984) », L’utopie des sentimentsop. cit., pp. 93–94. [Die Macht der Gefühleop. cit., p. 213].

17  Idem, p. 94. [Die Macht der Gefühleop. cit., p. 214]. Voir Gertrud Koch, « Alexander Kluge’s Phantom of the Opera », New German Critique, nº 49, 1990, pp. 79–88.

18  » […] la souffrance physique, écrit Levinas, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l’instant de l’existence » (Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre (1979), Paris, PUF, 1983, p. 55.)

19  Alexander Kluge, Chronique des sentiments, trad. de l’allemand par P. Deshusses, Paris, Gallimard, 2003, p. 60. « Je ne peux rien ressentir, écrit Kluge, sans éveiller en moi l’enfant que je fus et les parents qui ont influencé cet enfant. Je ne peux absolument pas parler sans espoir : je serais paralysé. Je ne peux pas me passer de ce moment où il semble qu’une décision peut encore être prise : nous appelons cela le présent » (Alexander Kluge, « La différence » [1985], De la grammaire du temps, trad. de l’allemand par A.-É. Delatte, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 98). Voir Grégory Cormann et Jeremy Hamers, « Le pouvoir des sentiments : Kluge, Adorno, Ferenczi », op. cit., spéc. p. 73.

20  Alexander Kluge, « Sur le sentiment : une contribution au débat (1984) », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 89. [Die Macht der Gefühleop. cit., p. 210].

21  En ce sens, « le contraire des sentiments, ce sont les choses », comme le dit la voix off de Kluge dans Le pouvoir des sentiments (39'10").

22  » Les sentiments, écrit Kluge, ont un pouvoir de discerner » (« ‹ Les sentiments peuvent déplacer les montagnes … › », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 100 [Die Macht der Gefühleop. cit., p. 183]).

23  Alf Brustellin, Rainer Werner Fassbinder, Alexander Kluge, Volker Schlöndorff, Bernhard Sinkel, « Deutschland im Herbst : Worin liegt die Partei­lichkeit des Films ? », Ästhetik und Kommunikation, vol. 32 (Faschismus heute ?), nº 6, juin 1978, p. 124, repris dans Petra Kraus (éd.), Deutschland im Herbst. Terrorismus im Film. 1977, 1997. Begleitpublikation zur Filmreihe « 20 Jahre Deutschland im Herbst » vom 10. September bis 29 Oktober 1997 im Filmmuseum im Münchner Stadtmuseum. Schriftenreihe Münchner Filmzentrum, Band 1. MFZ, Munich, 1997, pp. 80–81. Voir Miriam Hansen, « Cooperative Auteur Cinema and Oppositional Public Sphere: Alexander Kluge’s Contribution to Germany in Autumn », New German Critique, nº 24/25, automne 1981-hiver 1982, pp. 36–56.

24  Voir Hans Günther Pflaum et Hans Helmut Prinzler, Le cinéma en République fédérale d’Allemagne. Le nouveau Cinéma allemand, des commencements à notre époque, avec un supplément sur le cinéma de la RDA, Bonn, Inter Nationes, 1994 (traduit de l’allemand par Olivier Mannoni). Voir en particulier le manifeste d’Oberhausen, du 28 février 1962, in ibid., p. 9.

25  Yann Lardeau, Rainer Werner Fassbinder, Paris, Editions Cahiers du cinéma, coll. Auteurs 1990, p. 191.

26  Alexander Kluge, « Sur le sentiment : une contribution au débat (1984) », L’utopie des sentimentsop. cit., pp. 94–95. [Die Macht der Gefühleop. cit., p. 214].

27  » Les sentiments, écrit Kluge, ont un pouvoir de discerner » (Alexander Kluge, « ‹ Les sentiments peuvent déplacer les montagnes … › », L’utopie des sentimentsop. cit., pp. 97–98. [Die Macht der Gefühleop. cit., pp. 180–181]).

28  Sur cette scène en particulier, voir Caryl Flinn, The New German Cinema. Music, History, and The Matter of Style, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2004, pp. 159–163, et « Undoing Act 5: History, Bodies and Operatic Remains in The Power of Emotion », dans Tara Forrest (éd.), Alexander Kluge. Raw Materials for the Imagination, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, pp. 211–240, spéc. pp. 230–232.

29  Alexander Kluge, « Sur le sentiment : une contribution au débat (1984) », L’utopie des sentimentsop. cit., p. 95. [Die Macht der Gefühleop. cit., p. 215].