L’utopie critique d’Alexander Kluge1
Tout comme ses commentateurs, Alexander Kluge lui-même a souvent souligné l’importance de l’héritage critique d’Ernst Bloch : soit par la forme fragmentaire que le philosophe adopte par exemple dans ses Traces, soit par sa conception de l’utopie. Si la notion même d’utopie a souvent fait l’objet de critiques véhémentes, à cause de son caractère irréaliste ou à cause des tendances totalitaires qu’elle a pu impliquer, on peut apprécier, chez Bloch2 comme chez Kluge, une idée de l’utopie concrète liée à une dimension subjective, une vie ouverte, encore indéterminée. Je voudrais situer cette approche matérialiste de l’utopie, liée au temps, dans une autre perspective, en proposant, avec Michel Foucault, de penser l’utopie concrète à partir de l’espace. Dans sa conférence « Les espaces autres », Foucault, se référant à des espaces irréels et virtuels, oppose à la notion de l’utopie celle de l’hétérotopie, par laquelle il désigne « des lieux réels, effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut rencontrer à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés […]. »3 De tels espaces se trouvent selon Foucault hors de tous lieux, « bien que pourtant ils soient effectivement localisables »4. Je propose ici de commenter précisément cette différenciation entre des ébauches utopiques et hétérotopiques dans l’œuvre d’Alexander Kluge, tout en mettant en perspective sa position critique. Ainsi pouvons-nous cerner une circulation cruciale entre les écrits critiques, l’œuvre cinématographique et les installations que Kluge réalise depuis quelques années.
Alexander Kluge est né en 1932, deux ans après Jean-Luc Godard et douze ans avant Serge Daney. Juriste et chercheur, passant, au cours des années 1960, du milieu du fameux Institut für Sozialforschung de l’après-guerre, à Francfort, vers la littérature et le cinéma, Kluge n’a jamais été critique de cinéma au sens propre du terme, si ce n’est dans ses émissions culturelles de télévision, un format très particulier qu’il a su imposer au sein même de la télévision privée allemande, à partir de la fin des années 1980. Mais une partie de ses publications témoignent d’une activité critique au sens où le veut un des manifestes des Cahiers du cinéma, datant de 1969 : « […] fondée sur l’étude et la comparaison des données de fait qui président à la production du film (telle économie, telle idéologie, telle demande-réponse) et de celles, tout aussi tangibles, de la production des sens et des formes dans le film »5.
L’UTOPIE CINÉMA
Au début des années 1980, un livre rouge est paru en allemand. Il était révolutionnaire, mais pas dogmatique6. Bestandsaufnahme : Utopie Film [État des lieux : l’utopie cinéma] : tel est le titre prometteur d’un volume rouge vif publié à Francfort-sur-le-Main en 1983 par l’éditeur Zweitausendeins, et sur la couverture duquel le nom de Kluge figure comme responsable éditorial. L’ours fait état d’un collectif rédactionnel de cinq auteurs et d’une foule de collaborateurs venus de la scène du cinéma indépendant autour de l’Institut für Filmgestaltung [Institut de création cinématographique] d’Ulm7. Kluge, manifestement, tenait en l’occurrence le rôle de spiritus rector, comme il l’avait déjà fait en 1962 pour le « Manifeste d’Oberhausen », qui avait posé les fondements politiques, économiques et esthétiques du Nouveau Cinéma allemand.
La liste des contributeurs comporte, parmi les personnages réellement existants, un nom prestigieux venu d’une autre époque, qui nous laisse entendre qu’il ne s’agira pas ici de simples faits économiques concernant le secteur culturel du « cinéma », mais qu’on mettra en discussion rien de moins que le désir du spectateur de cinéma. Ce « collaborateur » illustre s’appelle Sigmund Freud, et il apparaît bel et bien en qualité d’auteur dans le livre, sous la forme d’une conférence de 1907 intégralement incorporée au chapitre « Sur les écrivains ».
Ce pavé de petit format n’offre pas une reliure cartonnée comme tant d’autres ouvrages de poids publiés en Allemagne, mais se présente du point de vue de sa fabrication matérielle comme un simple livre de poche. Il compte presque six cents pages richement illustrées en noir et blanc. L’éditeur d’Utopie Film a su mettre en avant, sur le plan visuel aussi, la structure associative des chapitres. Des montages de textes, de graphiques et d’images, d’intertitres, de citations, d’encadrés, d’illustrations de commentaires et de tableaux proposent une lecture à plusieurs niveaux. Il s’agit d’organiser une logique non-hiérarchique, qui, vu d’aujourd’hui, rappelle celle de Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) : les événements auxquels il est fait référence ne s’ordonnent pas selon une ligne historique ascendante, mais aménagent des accès constamment renouvelés à l’objet étudié. Bestandsaufnahme : Utopie Film, qui portait le sous-titre prometteur Zwanzig Jahre Neuer Deutscher Film / Mitte 1983 [Vingt ans de Nouveau Cinéma Allemand/mi-1983], obéit à la technique de mixage multimédia et des montages textes/images imaginés par Kluge dans son livre co-écrit avec le sociologue Oskar Negt, Geschichte und Eigensinn [Histoire et obstination] (1981), et au recueil de matériaux qu’il avait précédemment publié, toujours chez Zweitausendeins, comme pendant textuel à son film Die Patriotin [La Patriote8]. Un autre livre co-écrit avec Negt, Öffentlichkeit und Erfahrung [Espace public et expérience] (1972) était le prolongement émancipé et utopiste de l’opus habermassien L’Espace public. Negt et Kluge appliquaient ici leur concept d’« expérience » à des espaces de vie concrets, mais aussi aux possibilités d’autodétermination dans le contexte d’une production médiale dominée par des mouvements de concentration. Ces possibilités devaient ensuite trouver leur mise en œuvre concrète dans le médium de la vidéo, particulièrement important dans les années 1980. Kluge examine la « force de travail vivante » dans la perspective des réflexions de la théorie de la connaissance sur le non-identique, le refoulé et l’inexploré, pour esquisser une « microphysique du contre-pouvoir »9 où se rejoignent Adorno et Foucault.
La forme des livres théoriques de Kluge importe au point que Thomas Elsaesser a même suggéré, de manière ironique, que les techniques de montage dans Geschichte und Eigensinn feraient de ce livre « son film le plus important »10. Bestandsaufnahme : Utopie Film est donc un des « livres de textes et d’images » d’Alexander Kluge11. L’article « Die Utopie Film » [L’utopie Cinéma], discrètement intégré comme cinquième chapitre de la troisième partie du livre, compte près de cinquante pages. Il constitue une sorte de reprise élargie d’un texte du même titre datant de 196412. Le chiffre 5 trône en grand et en gras au-dessus du titre de ce texte signé par Kluge : l’auteur souligne ici par la typographie l’importance du « compter » dans le « raconter », mobilisant cette « dramaturgie des numéros » empruntée à l’univers du cirque et du cinéma des premiers temps, et qu’il a déjà longuement commentée dans la première partie du livre. Chaque chapitre constitue une attraction autonome, et se trouve présenté comme tel : ce « numéro »-ci, qui traite en premier lieu du temps, est introduit par un dessin dû à un artiste lié à la « Ligue du temps » soviétique, montrant des schémas de contrôle et de planification chronométrique de la production. Le texte lui-même commence par une citation du « Livre des Passages »13 où Walter Benjamin distingue entre le personnage qui attend, celui qui passe le temps (le joueur) et celui qui « se charge » de temps (le flâneur). Dans le sillage de Benjamin, Kluge esquisse ici une typologie du spectateur de cinéma :
Le joueur, le flâneur et l’homme qui attend ont construit ensemble une machine à travailler le temps, leur jouet préféré : le cinéma. Le joueur assis s’impatiente. Il s’agit pour lui d’anéantir le temps, d’être excité. Il cherche son bonheur dans le raccourci. Pour son compagnon, le flâneur, le temps ne s’étend jamais assez. Où dans le monde existe-t-il des instants, sinon au cinéma ? Si tout au monde, hormis l’enfance, est trop court, le cinéma nous rend le temps long qui seul restaure l’instant. L’homme qui attend, quant à lui, ne s’intéresse pas aux multiples présents qui captivent le flâneur. Il attend un monde meilleur, quelque chose qui se produirait latéralement à l’image de cinéma14.
Cette typologie des attentes du spectateur ne vise à établir aucune hiérarchie, mais à dégager la dialectique de différentes traditions cinématographiques : pas d’avant-garde sans formes classiques. Les besoins migrent et quittent « les lieux historiques […] où ils furent déçus »15. Tout comme sa description de la télévision comme machine à détruire le temps et antithèse du cinéma, la définition de l’expérience cinématographique que Kluge adosse au concept du « temps long » de l’ennui paraît extrêmement éclairante encore aujourd’hui, à l’âge des médias sociaux, des plates-formes numériques et de l’internet. À la fin de ce texte sur l’utopie cinéma, Kluge mobilise Paul Watzlawick et la théorie des jeux pour éclairer les potentiels d’intervention politique au sein du paysage anonyme et polarisé de ce qu’on appelait alors les « nouveaux médias ».
Dans la tradition matérialiste, Kluge déduit le film de ses composants fondamentaux, à savoir « un système d’entraînement, un dispositif de projection d’images, la surface gigantesque de l’écran, l’espace public trivial instauré entre les personnes présentes, l’effet panoramique ; les modes de narration, etc. » Et plus loin : « Chacun des éléments techniques ou organisationnels, chacun des textes, contient un monde de formes, qui se développe d’une manière indépendante et peut se traduire dans de nouveaux médias. »16 Le film est donc selon Kluge la source créatrice d’un monde de formes qui peut être transposé dans d’autres arts et d’autres médias. Le « film » ne se confond pas avec le « cinéma ».
Devant l’accélération de la transmission médiale dans les années 1980, Kluge constate le triomphe du « principe d’éparpillement »17. Il n’annonce pas comme Wim Wenders la « mort du cinéma », et ne se soucie pas, comme Serge Daney, du débat sur la question de la « crise du cinéma », mais déclare à la suite de Benjamin et d’Adorno que le cinéma comme lieu public et objet d’usage a été « dévalué » par le progrès technique. Après Kracauer, il fait valoir que le public de cinéma n’est pas issu de la classe moyenne ni des couches supérieures, et qu’il se trouve ici, jusqu’à aujourd’hui, une « réserve presque inépuisable de besoins de masse. »18 C’est précisément à cet endroit que Kluge situe la possibilité utopique, jamais réalisée, du cinéma. Cette utopie politique et esthétique constitue le pendant du concept d’« Eigensinn »19, que Kluge et Negt définissent ailleurs comme la condition de possibilité d’une vie autodéterminée : « […] Eigen-Sinn, le propre sens de chacun, la propriété de ses cinq sens, ce qui nous rend sensibles à tout ce qui se passe autour de nous. »20 Au-dessus de l’ours de Bestandsaufnahme figure d’ailleurs, à côté de l’image d’un animal fabuleux portant une inscription en chinois, une épigraphe qui renvoie à cette figure de l’Eigensinn : « Les cinq sens ne connaissent pas de transaction marchande ».
Pour mesurer l’attrait du cinéma, une comparaison avec d’autres arts et médias s’impose. L’ouvrage cherche par exemple à établir que la transposition des valeurs du théâtre au cinéma a nui à celui-ci : « Le désir de paraître distingué est responsable des plus graves défaites du cinéma. »21 Par ailleurs, Kluge notait alors à propos des jeux vidéo américains, considérés comme de « nouvelles machines à travailler le temps » : « Ces nouveaux êtres-marchandises n’ont cependant aucun penchant à détruire le cinéma, elles ne lui prennent même pas le temps qui lui est spécifiquement alloué. »22 Comme directeur de la publication, Kluge prend clairement parti en 1983 pour le dispositif de l’image-cinéma, en choisissant d’ouvrir le volume avec un essai polémique de Helmut Färber sur « Le cinéma non découvert ». Le cinéphile érudit y expose en douze sections la nécessité esthétique, pour tous ceux qui s’intéressent au sujet, de découvrir l’histoire du septième art, non par les médias électroniques, mais sur grand écran, en contemplant les films comme un « vol d’oiseaux dans le ciel »23.
LE CHOIX DU COLLAGE
Helmut Heißenbüttel décrivait judicieusement la méthode littéraire d’Alexander Kluge dans les termes suivants : « C’est comme si l’on essayait de comprendre l’histoire d’une bande dessinée sans lire les bulles. C’est en fait ce qui se passe dans les intervalles, ce qui est épargné, le non formulé et l’informulable, qui tient les choses ensemble. »24Heißenbüttel constate chez Kluge, à partir des Lernprozesse [Processus d’apprentissage avec issue mortelle] en 197325, une volonté de combiner les médias, trait qu’il compare à la tentative de Bertolt Brecht pour compléter ou préciser le propos de son « Journal de travail » en y collant des photos26. Mais la technique de montage multimédia de Kluge peut aussi être abordée dans la perspective de l’art (photo)graphique. Ses livres-films, en particulier, par la forme résolument fragmentaire du collage, perpétuent une tradition qui avait atteint un premier sommet à la fin des années 1920, avec l’exposition Film und Foto à Stuttgart27. Sur le plan de la présentation formelle, ils rappellent en plusieurs endroits un projet de film publié dans les années 1920 par Lázló Moholy-Nagy dans le cadre de ses écrits du Bauhaus sous le titre : « Dynamique de la grande ville. Esquisse pour un manuscrit de film »28 — Moholy-Nagy appelait ce mode d’expression de la « typo-photo ».
Ce type de mise en page, mettant l’accent sur les intervalles entre mots et images, se distingue fortement de la conception typographique des Cahiers du Cinéma de l’époque. Peu après le manifeste de 1969, à partir du numéro 241 (septembre-octobre 1972), la revue française devait modifier, pour plusieurs années, sa maquette. Elle rejoint en ceci la revue Cinéthique, haut lieu des débats sur la relation entre technique et idéologie. On change de présentation pour « abandonner définitivement, disent les rédacteurs, la formule ‘magazine’ imposée par notre ex-éditeur (composition sur deux ou trois colonnes, mauvais principe d’inscription des photographies, titres disproportionnés, couverture-affiche) »29, on s’appuie donc sur des raisons idéologiques, non sans mentionner des raisons économiques (la réduction des coûts de fabrication) : point d’image sur la couverture (jusqu’au numéro 284) ; et la reproduction de photogrammes, dans la revue, ne sert que de repère pour les analyses des films.
Les rédacteurs garderont cette présentation austère jusqu’au moment où, en février 1978, avec le numéro 285, sous la double direction de Serge Daney et de Serge Toubiana30, la revue devait à nouveau retrouver son ancienne maquette. On augmente le nombre de pages, la maquette extérieure perd son austérité, et la maquette intérieure contient plus de textes et de photographies. L’éditorial, signé par Daney et Toubiana, suggère que la « crise » du cinéma, serait non pas attribuable à la télévision, mais serait à comprendre comme une « crise endémique par laquelle le cinéma depuis toujours essaie de ‹ se refaire ›, comme une machine qui ne fonctionne que parce qu’elle est détraquée »31 (ce qui constitue une approche assez deleuzo-guattarienne de la machine). On continue à s’intéresser aux « gestes du cinéma » (compris comme signe de l’artisanat, chez Straub, chez Godard), et on veut désormais « étudier le cinéma dans son hétérogénéité même », c’est-à-dire « ses tangences, ses voisinages avec d’autres media »32 et supports (la peinture, la photographie, la vidéo par exemple) : cette curiosité-là, héritière du « cinéma impur » de Bazin33, porte sans doute la signature de Serge Daney pour qui la fonction du discours critique était non seulement la production des avis, des jugements et des analyses, mais aussi de « découper différemment le cinéma »34.
La revue allemande Filmkritik semblait sur le plan de la mise en page se situer plus près des Cahiers de la période austère que du montage klugien. Pour défendre l’esthétique et le programme de cette revue dont il s’est occupé jusqu’au milieu des années 1980, Harun Farocki se référait, au début des années 1980, à Bresson. L’énonciation de Filmkritik devait fonctionner comme un travelling dans Le diable probablement (Robert Bresson, France, 1977) : « Dans la typographie, on ne trouve rien qui tende au signe de marque ; le travail de la mise en page et du sommaire fait tout pour favoriser une lecture. Il rend le texte plus clair. Il y a peu de photos dans Filmkritik, mais l’écriture est une image. »35 Ce programme énonciatif est très proche de ce que Farocki a pu dire de son travail en tant que cinéaste : « Il faut être aussi méfiant envers les images qu’envers les mots. Les deux sont tissés dans des contextes de signification. […] Ma voie, c’est d’aller à la recherche d’un sens englouti et de déblayer les images. »36 Ces remarques font surgir le souci très vif du cinéaste de trouver une forme qui corresponde à sa conception critique37, post-sémiologique, qui se distingue de celle de Kluge, dont la parole est évocatrice et vagabonde.
Revenons à Kluge. Dans Bestandsaufnahme, Kluge se rattache très consciemment à la tradition typographique du Bauhaus, lorsqu’il commente des extraits du texte de Hans Richter Der Kampf um den Film [La lutte pour le cinéma] (1939)38, lequel cite lui-même Jean Epstein. Kluge expose sa lecture de la conception richtérienne du cinéma non seulement sous forme argumentative, mais aussi en termes visuels. Les pages correspondantes du neuvième chapitre, intitulé « Cinq esquisses de Hans Richter », sont introduites par une photo extraite du film de montage de Richter Rennsymphonie (1928–1929). Le commentaire plaide pour une actualisation rigoureuse de la position avant-gardiste de Richter, en s’appuyant sur des schémas illustrant l’histoire et la sociologie du public de cinéma, mais aussi sur un « palmarès » historique des meilleurs films documentaires, et sur des diagrammes destinés à transposer l’argumentation de l’artiste à la situation actuelle. Il s’agit de promouvoir à la fois une forme de production et une certaine « méthode réaliste » : Utopie Film se situe finalement moins dans la tradition du film dit de fiction, que dans celle des formes libres — à caractère essayiste — du film documentaire.
Lire, voir et entendre Kluge, aujourd’hui comme hier, c’est s’exposer à la lumière de l’« Antiquité idéologique » de la connaissance du présent politique et culturel. Personne n’a aussi constamment que lui renvoyé à la nécessité de renouveler la pensée dialectique de l’espace public mondial, au sens où Ernst Bloch réclamait la prise en compte de la contemporanéité du non-contemporain39. Cette façon de raconter et de montrer, en jonglant librement avec les mots et les images, cette façon d’associer et d’inventer, me semblent aujourd’hui encore non seulement inimitables, mais réellement nécessaires pour maintenir au sein du cinéma les nouvelles niches que Kluge, en collaboration avec d’autres, a constamment su conquérir.
ENTRE LE CINÉMA ET LE MUSÉE
Pour cerner le sens utopique et critique de Kluge, il conviendra de considérer également son cinéma qui a été pensé comme un espace hétérotopique et qui est aujourd’hui accueilli par les salles des musées. Prenons comme exemple le premier long métrage de Kluge, Abschied von Gestern (Anita G.) de 1966. Sa mise en scène et son montage évoquent des fissures qui permettent de rendre sensible non pas un monde imaginaire qui s’opposerait au monde réel, mais un autre type d’énonciation. En changeant de proportions, de rythmes et de cadrages, et en dissociant par moments la bande-son de la bande-image, Kluge met en jeu un désaccord qu’on pourrait appeler, avec Jacques Rancière, dissensus40 : le cinéaste utilise ici des cadres extrêmes, tel le gros plan au début de la scène de l’audition d’Anita Grün, montrant la tête du juge de dos ; ou alors il désynchronise la voix du juge qui semble s’autonomiser de son corps. Par ailleurs ce dissensus naît de la capacité d’Anita G., femme « sans qualité », à exercer une critique face aux fausses évidences du visible et à construire de nouvelles « topographies du possible » (pour reprendre les termes de Rancière). Ce film de Kluge aurait pu figurer dans le texte de Comolli et de Narboni de 1969, réclamant que le cinéma se mette en question lui-même « comme cinéma, pour provoquer un décalage ou une rupture avec sa fonction idéologique »41 tout en opérant « une déconstruction critique du système de la représentation ». Ceci dit, pour Kluge, le centre des considérations critiques n’est pas tant la déconstruction de la fonction idéologique de la représentation que l’analyse de l’espace public, non seulement en tant que lieu de fabrication, de production et de diffusion d’un film, mais aussi du point de vue de sa constitution historique.
Pour la grande exposition multimédia de la Fondazione Prada en 2017, The Boat is Leaking. The Captain Lied, le commissaire Udo Kittelmann a réuni des gestes provenant de trois catégories artistiques différentes : des arts plastiques, du théâtre et du cinéma. Sur un mode que Kittelmann désigne comme des « essais et transformations42 », dans une série d’articulations spatiales complexes, le cinéaste Alexander Kluge y rencontre l’artiste Thomas Demand et la scénographe Anna Viebrock. Helmut Diers l’a noté avec pertinence dans sa critique de l’exposition : il s’agit d’un dispositif produisant un nouveau type de circulation entre les arts, dans la mesure où la scénographie de l’exposition relie les stratégies du modèle (propres à Viebrock et à Demand) et du montage (propre à l’esthétique klugienne). Le visiteur s’y trouve, écrit Diers, dans « un monde dans le monde, un monde visitable, dans un labyrinthe des arts ».
Le dispositif de l’exposition, en tant qu’agencement spatial du regard et de l’écoute des visiteurs, construit donc un lien entre les œuvres et produit un effet d’ouverture et de circulation entre les gestes artistiques : une sorte de théâtralisation généralisée, de la même façon qu’une installation immense au sein d’un environnement de cinéma élargi ou plutôt d’une série d’installations, produit cette expérience dialogique irréductible au simple assemblage des œuvres hétérogènes. Le titre de l’exposition, modifiant légèrement une strophe de la chanson célèbre de Leonard Cohen, Everybody Knows, annonce son sujet ambitieux, à la fois métaphorique et réel, historique et contemporain : « The boat is leaking, the captain lied » symbolise le naufrage (et la catastrophe), figure du destin du monde, ouvrant vers des questions de responsabilité, de culpabilité et de mensonge. Les gestes artistiques réunis ici ont donc, à première vue, ceci en commun : ils mènent l’enquête sur des ordres sociaux, fondés sur des relations politiques et économiques de pouvoir.
Dans l'installation Court Room, la scénographie de Viebrock fait ressortir la disposition et la distribution très réglementée de toute parole judiciaire. Mais nous ne sommes pas seulement dans le présent d’une salle d’audience, nous entrons, par cette constellation ou « installation », dans la mémoire d’un film et de son contexte. Anita G. a été tourné après le procès d’Eichmann à Jérusalem (1961) et pendant le premier procès d’Auschwitz à Francfort (1963–1965) 43. Le tournage d’Anita G. se situe par ailleurs (Miriam Hansen le constate déjà) entre le premier procès d’Auschwitz à Francfort et le mouvement des étudiants qu’il préfigure. Le film nomme par son titre, « Abschied von Gestern », cette impossibilité de créer une coupe nette avec le passé nazi ; en filmant sur des lieux réels, à l’ère d’Adenauer, il dénonce des pratiques et des attitudes sociales de l’époque, et expose le « non- contemporain » (Ernst Bloch), celles-ci étant conjuguées avec l’histoire, dans des formes de l’hétérogène44. Il y a, dans l’instruction subie par Anita Grün, une tension précise : on lui demande moins d’avouer pour rendre sensible ce qui par nature est absent, que de consentir à un récit instaurant une coupure avec le passé nazi. Anita G. est une personne déplacée, mais ne doit à aucun prix passer pour une victime. On sait aussi qu’au moment des procès d’Auschwitz, les seules paroles qui ont contribué à rendre sensible ce qui par nature était absent – les crimes contre l’humanité45 – étaient prononcées par les témoins et non pas par les accusés.
Dans la conclusion de son analyse d’Anita G., Miriam Hansen insiste sur l’importance du son dans l’esthétique des films de Kluge. L’ambivalence à l’égard du pouvoir de représentation serait certes un signe de sa proximité avec l’esthétique négative d’Adorno, mais cette négativité a une fin : l’image klugienne est clivée et fragmentée pour évoquer des couches disparates du temps et de l’expérience. Et la négation de l’espace – en tant que site du regard – servirait finalement à « l’érotisation de la bande-son […], sa revendication en tant que force de signification relativement autonome, et potentiellement antithétique »46. Hansen précise : « La fascination est à racheter [is to be redeemed] par sa médiation via l’oreille, permettant au cinéma de transmettre une expérience mimétique d’un second degré, tout en évitant les dangers du Gesamtkunstwerk. »47 Kluge lui-même souligne l’importance de l’autonomie de la parole dans un film, soit sous forme de voix off, liée ou non avec les personnages du film, soit sous la forme d’intertitres, qu’il attribue au domaine de la forme littéraire du langage : « Par la description à double piste, écrit-il, une intensification et une distanciation mutuelle peut être réalisée, qui elle seule rend perceptible et l’expression linguistique et l’expression iconique. »48
Pour l’installation Court Room, Kluge a eu l’idée d’extraire des « points d’écoute » de trois scènes, provenant de son œuvre audiovisuelle et fictionnelle : deux scènes d’audience (se trouvant respectivement dans Anita G. et dans La Puissance des sentiments), liées par un « faux » entretien. La soustraction des images a des effets multiples. Les points d’écoute de chaque extrait restent repérables, au sens narratif du terme. Seul le point d’écoute spatial se perd, car celui-ci ne peut se construire que par rapport à la distance entre la source du son et la caméra.
La scène théâtrale, conçue comme un espace performatif pour le visiteur, prend en charge non seulement la mémoire du film Anita G., mais aussi un nouveau type de point d’écoute. Sorti de la salle de cinéma, où il a éventuellement pu voir le film, le spectateur est devenu mobile. Arpentant l’espace du décor, il doit s’approcher du moniteur pour lire ou entendre les dialogues parlés des films. Ici, le point d’écoute prend donc une dimension expérimentale : le regardeur est « mis en situation », et pour devenir auditeur, il faut qu’il se déplace.
L’articulation de la scénographie de Viebrock avec l’œuvre audiovisuelle de Kluge insiste à plusieurs reprises sur cette théâtralisation. Dans une salle qui se trouve à proximité de Court Room, le visiteur monte ainsi lui-même sur scène : le parcours l’oblige à y passer pour accéder à la salle. Sur la scène, un moniteur fait défiler des émissions de Kluge ; l’appareil est tourné vers le fond de la scène d’où le visiteur pénètre dans la salle. Le regardeur ne peut écouter les faux témoignages de Helge Schneider qu’en se trouvant lui-même sur la scène, tourné vers le public, étant observé à son tour par d’autres visiteurs se trouvant face à lui, par terre. Sur le petit moniteur défile entre autres une émission signée par Kluge, montrant Helge Schneider dans le rôle d’un « conseiller de guerriers de la foi : terreur =crainte et horreur », de 2017. Le renversement de la fonction de la scène pointe ici un nouveau mode de circulation par rapport à ce type d’information. On sait que Kluge n’a pas attendu l’âge des fake news pour questionner les dispositifs de la parole de vérité, notamment télévisuelles. Quand il dresse, à travers ses commentaires polyphoniques, des « puissances du faux » (Deleuze), il s’agit de mettre en question la production même du sens et de loger cette mise en question dans l’acte de parole.
L’investissement utopique de Kluge dans ses émissions n’a quetrès peu à voir avec « La condition critique » dont parle Maurice Blanchot et qui avait inspiré Serge Daney au point de publier ce texte dans la revue de cinéma fondée peu avant sa mort, Trafic : la critique exige, selon Blanchot, « une ascèse presque insoutenable ». Sa puissance est du côté du fugitif et de l’instantané, car elle est « mouvement et devenir ». Enfin, « son rôle est de dissoudre la solennité et le caractère abrupt, enfermé, des œuvres en les livrant à la réflexion de la vie, qui, […] ne respecte rien »49. La critique est le dehors de l’œuvre et elle est donc « dans son rôle », dit Blanchot, « quand elle contrarie le mouvement de l’œuvre ».
Aux Cahiers du Cinéma, la critique, en tant qu’énonciation d’une contrariété, émane d’une réflexion collective, par la parole qui circule. Chez Kluge en revanche, la parole critique est pensée comme performance de l’écriture, même si elle est produite à deux voix. Il faut savoir que le hors champ de la photo célèbre montrant Negt et Kluge se partageant une table pour écrire Geschichte und Eigensinn, représente en fait l’emplacement réel dans lequel se trouvaient toujours d’autres personnes qui prenaient des notes – pour « Öffentlichkeit und Erfahrung » (1972), c’était Elfriede Olbrich, la secrétaire d’Adorno50.
Les pastiches que Kluge co-écrit avec d’autres depuis les années 1960, souvent accompagnés de détournements des archives d’actualités, restent un modèle pour la critique des médias sociaux d’aujourd’hui. La mise en boîte théâtralisée de cette émission, tout comme la réduction sonore des films, opérée pour la pièce de la salle d’audience à la Fondazione Prada, constituent en dernière instance une sorte d’élargissement de l’œuvre audiovisuelle : c’est un espace imaginaire, un théâtre de la mémoire. Si, pour Kluge, le film a toujours été une source de matériaux et de formes à reprendre et qui « peut se traduire dans de nouveaux médias »51, le cinéma, lui, reste une affaire de projection sur grand écran devant un public.
C’est pourquoi on retrouve, au sein même de l’exposition The Boat Is Leaking, the Captain Lied, un « faux » cinéma (construit par Viebrock) qui sert ici de « vraie » salle dans laquelle passent des films et où les scènes juridiques sont réanimées : elles le sont en tant que fictions au sens de Jacques Rancière, ouvrant un travail sur le dissensus52 qui permet chaque fois de concevoir de nouvelles relations entre le visible et sa signification. L’espace muséal devient ainsi une hétérotopie au sens de Foucault : une utopie effectivement réalisée, dans laquelle tous les autres emplacements réels que l’on peut rencontrer à l’intérieur de notre culture sont à la fois représentés, contestés et inversés.