« Le rideau se lève ! » : Entretien avec Maurice Huelin, chef du Service Dramatique de la TSR de 1962 à 1981
Maurice Huelin est né à Genève en 1934. Producteur, réalisateur et journaliste auprès de la Télévision Suisse Romande (ci-après TSR), il a notamment participé au lancement de Carrefour et réalisé les premiers Dossiers de l’histoire. Collaborateur pour le Téléjournal, il a aussi mené plusieurs interviews dans le cadre des Grands entretiens, créé l’émission littéraire Préfaces ainsi que plusieurs autres magazines culturels. Chef du Service Dramatique de 1962 à 1981, Maurice Huelin a présidé durant quinze ans les commissions romandes de théâtre et de littérature ainsi que le Prix du documentaire de création remis dans le cadre du Festival de Télévision de Monte-Carlo. Il a pris sa retraite en 1999.
Cet entretien a été réalisé à Genève le 3 février 2010 par Marthe Porret, dans le cadre des recherches menées pour sa thèse. Dans son intégralité, l’enregistrement audio de cette interview dure deux heures. Le présent texte en propose des extraits choisis1.
Marthe Porret : Comment êtes-vous arrivé à la TSR ?
Maurice Huelin Je suis entré à la Télévision en 1958, à 24 ans, comme assistant-réalisateur. Au début, cela consistait à passer le programme de soirée, c’est-à-dire faire ce qu’on appelait « la continuité ». On apprenait le métier – selon moi, assez mal finalement – en étant en régie, en lançant les émissions, la speakerine ou les actualités. J’ai le titre de réalisateur, mais enfin ça ne rimait à rien du tout à l’époque, il n’y avait pas de réalisation proprement dite à faire. J’ai « fait » les Guillemin2 par exemple. Et puis très vite, j’ai réalisé des petits sujets très simples et j’ai interviewé beaucoup d’acteurs de passage en m’improvisant journaliste. J’ai participé comme réalisateur – le mot est, là aussi, exagéré – au lancement du magazine d’actualité régionale Carrefour qu’avait initié Robert Ehrler, l’un des pionniers de la Télévision. À cette époque, c’était complètement fou, je me souviens qu’il fallait envoyer la pellicule au laboratoire Schwarz Films, à Berne, et puis un assistant allait la rechercher directement sur le quai de la gare où il y avait des paquets spéciaux. L’actualité passait le lendemain dans le meilleur des cas. C’était une sorte de petit exploit : on arrivait cinq minutes avant l’émission avec une grande bobine ! Et puis il arrivait que la bobine se défasse, qu’il faille remonter le film qui était complètement enchevêtré… Il y avait des moments épiques, mais qui ne sont pas pires qu’aujourd’hui, c’était simplement différent. Comme j’avais fait des études littéraires à Paris et que j’avais énormément lu de théâtre, j’ai lancé, dès 19603, la première grande émission littéraire que je produisais et que je présentais dans certains cas : Préfaces4 (Fig. 1–2). On a eu des gens inouïs, Jean Cocteau, Joseph Kessel, Marcel Jouhandeau, Mac Orlan, Dany Robin, Michèle Morgan, tous les gens prestigieux de l’époque ! Cela, évidemment, a fait un peu impression sur René Schenker5, et quand Jo Excoffier, qui était un remarquable responsable de la Fiction, a voulu abandonner les dramatiques pour redevenir présentateur et producteur, j’ai postulé et obtenu le poste. Voilà comment j’ai atterri aux dramatiques en 1962.
La première production qui m’a totalement marqué était un film de Claude Goretta. C’était même, il me semble, le premier « film réel » qu’on a fait à la Télévision. Il s’appelait Un Dimanche de Mai (Fig. 3–5). C’était des petites histoires de la vie quotidienne, de couples, un merveilleux petit film où il y avait déjà tout Goretta. Malheureusement je n’ai pas réussi à nous imposer sur le plan international avec ce film lorsque, l’année d’après, je suis allé aux Buttes-Chaumont6 voir André Frank7, mon collègue de l’époque. Il a dû se dire : « Qu’est-ce que c’est ce petit Suisse qui arrive avec un film sous le bras ? », et puis il m’a évidemment complètement baladé. Il m’a reçu dans son bureau avec quatre ou cinq collaborateurs. Il refusait de prendre au téléphone Stellio Lorenzi qui, pour moi, était quand même un tout grand réalisateur de l’époque, et puis il m’a fait un cours sur les décors à la BBC et aux Buttes-Chaumont. Et je suis reparti. Je lui ai laissé le film, je ne sais même pas s’il l’a vu. Mais deux ans après, lors de nos réunions francophones, comme la mode commençait à être aux réalisateurs suisses, ça a été le grand amour ! Il y a eu la première grande coproduction de toutes les télévisions francophones en 1965 avec les Ramuz. Claude Goretta a pu réaliser Jean-Luc persécuté8, notre première grande coproduction, et Jean-Claude Diserens a fait Le Garçon savoyard9.
Marthe Porret : À propos du statut des films, ce sont donc là des téléfilms qui n’étaient pas du tout destinés à la distribution en salles ?
Maurice Huelin : Oui, là je vous parle vraiment de la production « petit écran ». Pour clarifier un peu les choses, le Département Fiction était constitué de la manière suivante – ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’était comme ça quand je suis arrivé. Il y avait, d’une part, un Service de cinéma qui était en réalité un Service d’achats, voire de coproductions par la suite, qui ne faisait qu’acheter des films et des feuilletons ou des séries produites par des maisons privées – Pathé pour prendre un exemple. C’était aussi bien des Belmondo, des Delon, que des films américains. C’était donc de l’achat commercial – ce qui n’est pas négatif ou péjoratif –, qu’il soit pointu ou populaire. Peu à peu, la TSR est entrée dans le financement, comme ça se fait aujourd’hui, et ce cofinancement, même très modeste, permettait d’avoir des priorités. Et puis il y avait le Service Dramatique. C’était de la production une fois par mois, et des achats à mes collègues francophones – français, belges ou canadiens, dans certains cas étrangers quand les Français avaient doublé un téléfilm tchèque ou autre qu’on pouvait acheter. Ça passait le vendredi soir. J’avais donné un titre à l’émission du vendredi soir : ça s’appelait un peu pompeusement Spectacle d’un soir. Mais c’était très beau parce qu’il y avait un générique avec les spots qui s’allumaient, une magnifique musique de Benjamin Britten sur un thème de Haydn. C’était vraiment : « Le rideau se lève ! », alors que ce n’était pas un rideau, mais au début il y avait une notion un peu théâtrale. Il y avait donc une fois par mois la production propre, et le reste était constitué d’achats. Là je dois dire que, souvent, je me régalais. En vingt ans, j’ai dû produire plus de 200 dramatiques, mais j’ai dû en acheter plus de 1’000. Tout n’était pas d’égale valeur, mais j’essayais de mettre la barre à un niveau un petit peu ambitieux. La télévision ne pouvait pas diffuser des films de cinéma le samedi soir car la loi fédérale l’interdisait pour ne pas concurrencer les salles de cinéma. Alors le samedi soir, il y avait des grandes variétés « maison » ou achetées, et des fictions TV. On proposait des choses soit de très grand standing comme La Caméra explore le temps, qui passionnait les gens parce que c’était de grandes reconstitutions historiques de Stellio Lorenzi, soit des Au théâtre ce soir qu’avait faits Pierre Sabbagh10. Il y avait aussi nos productions inspirées des sketches de Samuel Chevallier, « la » grande vedette comme il n’y en a aucune aujourd’hui à Radio-Lausanne, qui faisait notamment Les rendez-vous du caviste et Simple Police, une émission mettant en scène des audiences de tribunal, c’était assez amusant. L’un de nos vieux réalisateurs, André Béart a proposé de refaire ces fameux Simple Police, et on s’est empressé de le faire parce qu’il suffisait d’un décor de salle de tribunal.
Marthe Porret : Votre rôle était de produire de la fiction ou aussi du documentaire ?
Maurice Huelin : Uniquement de la fiction ! C’était les dramatiques.
Marthe Porret : Quel était votre budget et combien coûtait une dramatique ?
Maurice Huelin : Bonne question, vous me piégez ! Écoutez, quand j’ai commencé… On ne peut évidemment pas calculer de la même manière, parce qu’à l’époque, il n’y avait pas tout ce qu’on appelle les frais indirects. Moi je n’avais que les frais d’acteurs…
Marthe Porret : …et les techniciens ?
Maurice Huelin : Non, pas du tout. Tout le personnel, les menuisiers, les réalisateurs étaient salariés. Par la suite on a calculé ce qu’on appelle les frais indirects, ce qui n’a jamais marché, enfin… ce serait un long débat ! C’est vrai qu’une maison privée aurait fait les calculs exacts : qu’est-ce que ça vous coûte par minute de film, qu’est-ce que coûte le studio, est-ce qu’il vaut mieux vendre le studio, etc. Chez nous, tout était payé, et à l’époque on ne se posait pas la question. Pour produire, pour acheter, j’avais à peu près un million de budget pour l’année. C’était une lutte continuelle car j’allais voir l’administrateur des programmes, Henri Bujard, un brave garçon qui avait été assistant-réalisateur et qui tenait ce qu’on appelait le « carnet du laitier ». Moi je dépassais un peu, ou j’étais en retard dans la production alors j’avais le couteau sur la gorge mais il fallait essayer de décrocher l’histoire, alors j’allais le voir et on discutait. Si ce n’était plus tout à fait les normes auxquelles il était habitué, il fallait se battre pour essayer d’obtenir la somme. Mais j’avoue que je ne me souviens plus des prix exacts.
Marthe Porret : Qu’en est-il du Département des spectacles ?
Maurice Huelin : C’est venu beaucoup plus tard. Un jour, on s’est dit qu’on allait s’organiser pour avoir beaucoup moins de départements. Il y a donc eu l’Information et le Téléjournal, dont Claude Torracinta est devenu le grand patron, la Culture, la Science, le Département Art et société, etc. Et puis on a décidé de regrouper tout le Spectacle, c’est-à-dire les variétés et les dramatiques en priorité, et puis le Service Cinéma. Mais c’est sensiblement plus tard, dans les années 1975 probablement. On a donné la direction du Spectacle à un homme qui s’occupait des variétés, André Rosat (Fig. 6)11.
Marthe Porret : Quelle était votre politique de programmation et de production, quel type de fictions vous vouliez privilégier ?
Maurice Huelin : Pour la programmation, c’était très simple : prendre les meilleures choses possibles que je trouvais à l’étranger, celles qui existaient, qui étaient bonnes, et les plus variées possibles.
Marthe Porret Vous avez dit tout à l’heure que vous mettiez la barre très haut et choisissiez des choses assez pointues. Il me semble quand même que le répertoire théâtral était privilégié, ou je me trompe ?
Maurice Huelin Oui, par nécessité pratique au début, en ce qui concerne la production. C’est un peu prétentieux de dire qu’on mettait la barre très haut, mais disons qu’on n’achetait pas des choses faciles, ou alors éventuellement pour le samedi. Il y avait une certaine recherche, ce qui ne veut pas dire que c’était forcément bon, abouti ou réussi. Mais il y avait l’ambition d’avoir des émissions de qualité.
Marthe Porret : Pourquoi dites-vous que vous privilégiez, pour vos productions, le répertoire théâtral « par nécessité » ?
Maurice Huelin : Si vous voulez, j’avais deux principes. Le premier était de laisser une grande liberté aux réalisateurs. Se mettre d’accord sur des textes, soit inédits, soit du répertoire, mais ne jamais leur imposer quelque chose. D’ailleurs, ils étaient plus âgés que moi, les grands ténors. Je ne me voyais pas aller imposer un texte à Goretta, ou à Tanner s’il était venu chez nous, et encore moins à Soutter que j’ai soutenu complètement dès le début. Donc à l’évidence, il fallait les laisser faire si j’ose dire, écrire, imaginer, dialoguer. Il n’y avait pas d’impositions. C’était une politique peut-être un peu facile, mais ça permettait aux gens de s’exprimer et d’éclore. L’autre critère était de choisir, à tort ou à raison, avec des réussites et des échecs, des œuvres d’un certain niveau, d’une certaine recherche, voire même dans certains cas d’une certaine difficulté d’approche, ce qui n’était pas forcément signe de talent, mais enfin, des œuvres parfois un petit peu obscures… Disons qu’on n’allait pas vers la petite gaudriole. En tout cas pas le vendredi soir.
Marthe Porret Ce n’était donc pas du tout l’idée d’un divertissement facile.
Maurice Huelin Pas du tout. Ce qui ne veut pas dire antipopulaire. Mais je me souviens que le père de Philippe Roux – ou était-ce Philippe Roux lui-même ? Le fameux skieur olympique de Verbier – m’écrivait de temps en temps en disant : « Ah, c’est un peu difficile, le vendredi soir… ». C’est vrai que je disais : « On va tirer les gens en haut plutôt que de les amener en bas ».
Marthe Porret : Ça tenait à vous ?
Maurice Huelin : Ça tenait à moi parce que j’aimais bien qu’il y ait cette recherche-là. Mais les réalisateurs apportaient leurs projets, ce qu’ils avaient envie de faire. Donc c’était partagé si vous voulez.
Marthe Porret : Les réalisateurs de la maison venaient vers vous avec des textes, des scénarios ?
Maurice Huelin : Pas forcément. Le réalisateur Roger Gillioz m’avait proposé une pièce de Julien Green et j’ai dit oui, bien sûr. C’était beaucoup des propositions des réalisateurs, parfois de mes propositions. On se mettait d’accord. Ou c’était « carte blanche » pour des écritures inédites, faites par eux ou commandées à un auteur. C’est d’un commun accord qu’on a essayé de faire des œuvres qui soient un peu recherchées. Woyzeck a été monté par exemple, ou d’autres choses qui n’étaient pas des œuvres faciles. Je pense qu’aujourd’hui, avec la concurrence, avec le fait qu’après trois secondes on zappe, ce serait totalement impossible !
Marthe Porret : Est-ce qu’il y avait un moyen de savoir quel était le taux d’audience ?
Maurice Huelin : À l’époque, pas du tout.
Marthe Porret : J’aimerais être au clair avec les définitions : pour vous, une dramatique, c’est une chose, une dramatique filmée, c’est autre chose, un téléfilm, autre chose encore…
Maurice Huelin : On va tout reprendre. Le Service Dramatique… je ne sais pas qui a inventé le mot, il a été présent de tout temps – probablement venant de drama, le drame tel que les Grecs l’inventaient. Donc c’était un terme… Comment dire ? On ne pouvait pas parler de Service Théâtral parce que ce n’était pas uniquement ça, et puis ce n’était pas du théâtre puisque c’était à la télévision. Donc on a inventé ce terme de « dramatiques ». À partir de là, pour simplifier un peu – je ne me suis jamais posé les questions que vous vous posez ! –, le Service Dramatique couvrait les dramatiques en studio, théâtre ou scénario original, et les films qui étaient des téléfilms si vous voulez, qu’on n’appelait plus des dramatiques. Ça entrait dans le Service Dramatique, dans la programmation du vendredi soir, de Spectacle d’un soir. Mais c’était des films évidemment ! Moi, je ne dis même pas téléfilm, parce qu’à l’époque on avait l’impression de « faire un film », vous voyez ce que je veux dire ?
Marthe Porret : Oui, c’est intéressant !
Maurice Huelin : Les dramatiques se produisaient comme ça : on choisissait une pièce de théâtre ou on faisait écrire un scénario pour la télévision. On répétait en principe trois semaines. Évidemment, le réalisateur travaillait avant, faisait sa préparation, mais une fois que l’affaire s’enclenchait, c’était trois semaines de répétitions, dans toutes sortes de salles au début. Quand la tour de la Télévision a été construite, il y avait des salles pas très agréables parce qu’elles étaient en sous-sol, donc l’air était un peu difficile à la longue. Les loges étaient en sous-sol, les salles de répétitions étaient en sous-sol. Parallèlement à ça, les accessoiristes – enfin, vous connaissez le travail – choisissaient les accessoires, le décor avait été défini avant évidemment, les ateliers de menuiserie se mettaient en train, commençaient à construire… Enfin vous voyez, c’était un travail qu’on n’a plus du tout aujourd’hui. Il y avait tout un travail de production, pour lequel je ne suis pas pour grand-chose, à dire la vérité, mais qui enchantait toute la production technique, pratique, décors, maquilleuses, évidemment réalisateurs, acteurs. Avec le temps – je ne peux plus vous dire quand, mais relativement vite –, il y a eu des systèmes de décors plus légers, non plus en bois mais en Sagex, qu’on pouvait mouler avec des machines. Celles-ci vous sortaient un mur avec des frises sur une certaine surface, que le Grand Théâtre d’ailleurs nous demandait parfois. On avait des habilleuses et on avait un assez grand fonds de costumes. Enfin, tout ça fonctionnait un peu comme dans un théâtre.
Marthe Porret : Plutôt comme un véritable studio de cinéma, j’ai envie de dire !
Maurice Huelin : Oui, si vous voulez. À la différence d’un producteur privé qui doit tout avoir à l’œil, je n’avais pas la responsabilité de l’aspect administratif, de l’AVS, des charges sociales, de la comptabilité. Je négociais les contrats avec les acteurs – plus tard j’ai fait partie, avec Paul Vallotton12, d’un Conseil romand du théâtre, Comœdia, qui a institué une retraite pour les comédiens qui n’existait pas encore. Mais sincèrement, la machine TV fonctionnait sans que j’aie à m’occuper réellement de tout ça. Mon travail, c’était d’obtenir ou de faire écrire des textes, discuter avec les réalisateurs, engager les acteurs, voir si la finance marchait, établir les contrats, veiller à ce qu’on ne dépasse pas. Et pour les films sur le terrain, j’avais un directeur de production, Gérard Déthiollaz, qui prenait en charge toute la production, comme pour n’importe quel film. Dieu sait que ce n’est pas facile sur le terrain ! Mais il n’y avait pas toute la responsabilité qu’a un producteur privé, qui doit trouver l’argent, qui paie les gens avec son comptable, etc. Alors, pour les dramatiques en studio, ils répétaient trois semaines, comme une pièce de théâtre, c’est-à-dire avec les positions, ils marquaient par terre « déplacement là, là, là ». Il fallait être sûr, au moment où on allait enregistrer, que ça fonctionnait par rapport aux caméras, qu’on ne se retrouvait pas tout à coup dans le décor. Il fallait ajuster de façon très précise les déplacements, voir si ça collait, donc on répétait avec caméra, et puis on enregistrait. Il y avait trois caméras, c’était un véritable ballet, de très grosses caméras à l’époque, sur roulettes, avec une très grande perche sur un véhicule qui bouge aussi, une sorte de camionnette, des micros par-ci, par-là. Mais une fois que c’était bien mis au point, on pouvait vraiment enregistrer une séquence d’une minute et demie, deux minutes. Claude Goretta a réalisé une pièce de Wesker13, l’auteur anglais : il a enregistré une séquence continue avec une seule caméra de vingt minutes, ce qu’on ne ferait jamais au cinéma !
Marthe Porret : Y avait-il la possibilité de faire plusieurs prises, si on n’était pas content ?
Maurice Huelin : Bien sûr ! Au début, l’enregistrement se faisait sur kinescope. C’est donc une caméra qui, selon un système technique, filmait l’image de l’écran. Il fallait rattraper la différence entre le nombre d’images cinéma et le nombre d’images TV, une image par seconde, sinon il y avait un décrochement. Par la suite, on l’a fait sur les gros magnétoscopes Ampex – c’était le nom de la firme –, des bandes de deux pouces, et on enregistrait. Alors là c’était beaucoup mieux parce qu’on pouvait revoir l’image immédiatement, tandis que le kinescope est un film un peu pâle qu’on développe après. Et puis j’ai assisté au premier essai de magnétoscope. Je faisais une interview de Jean Marais dans le studio, et le chef de la technique est venu me dire : « Écoutez, on va faire un essai », et on a enregistré. Marais n’avait jamais vu ça : on est sortis de l’interview et on s’est vus ! Ce n’était pas d’une grande qualité, il y avait des cassures, mais on s’est vus ! C’était absolument exceptionnel à l’époque.
Marthe Porret : Pour revenir à ce que vous disiez tout à l’heure, ce qui me frappe, c’est qu’il n’y avait pas du tout le souci de l’audimat…
Maurice Huelin : Non, c’est ce que je vous disais. Il y avait une arrogance inouïe de ma part et de certains réalisateurs, et puis je me disais : « Un jour, le public s’intéressera… ».
Marthe Porret Vous aviez une volonté de…
Maurice Huelin : Non, pas de choquer, mais…
Marthe Porret : …d’apporter de la culture ? Le petit écran, apportant de la culture ?
Maurice Huelin : Oui, c’est ça. Il me paraissait important de monter des choses… Souvent, je vous le répète, on a dû se tromper, on a monté des choses plutôt médiocres, c’est possible, mais il y avait toujours cette idée : « on va monter des œuvres d’un certain style, d’une certaine classe, et puis les gens suivront ». C’était un péché de jeunesse peut-être. Mais il était largement partagé par nos réalisateurs, par presque tous.14