L’extraterrestre en nous1
À quoi bon entretenir un hypothétique espoir lorsque notre horizon actuel est la catastrophe réelle ? Tout ce qu’entreprend Alexander Kluge, quel que soit le support médial qu’il emprunte, est inspiré par cette question centrale, et qui nous concerne tous. De plus, il est animé par la conviction pas moins passionnée que susciter un tel espoir est porteur d’une authentique force qui permet de combattre les flux du désastre dans ses manifestations empiriques. Cette idée est séduisante. Mais sur quoi repose-t-elle ? Suffit-il d’invoquer rituellement la nécessité de la prévention et les forces de la transformation pour dormir en paix et pouvoir agir le lendemain ? Le réalisme antiréaliste de Kluge, aux facettes multiples et qui tire sa force d’une imagination versatile, s’avère plus opératoire : la multitude de possibilités qu’il ouvre nous encourage – par la lecture de livres, la vision de films, l’écoute d’émissions, la circulation de la parole et la réflexion commune – non seulement à envisager les conditions d’existence du possible, mais encore à convertir le temps catastrophique en ce que Theodor W. Adorno a un jour désigné comme un « futur sans détresse » [Zukunft ohne Lebensnot] 2. Cette opération semble définitivement compromise, car le futur – qu’il soit favorable ou hostile, dans sa détermination spatiale comme dans sa structure temporelle – est par définition inaccessible à l’expérience, selon les présupposés de la pensée européenne moderne. Au contraire, la pluralité des formes que peut nourrir le pouvoir de conversion défendu par Kluge nous enseigne à faire usage d’un organe sensoriel dont l’acte perceptif parcourt une longue distance tout en se déployant à travers une dimension temporelle, et qui s’incarne en une forme esthétique. C’est ce que j’ai défini comme l’engagement intensifié de Kluge en faveur du « sens du futur » dans et pour le XXIe siècle, alors que d’autres penseurs dénoncent l’accélération du système capitaliste ou le changement climatique, par exemple, comme l’indice inéluctable d’un impossible avènement du futur. Pourtant, Kluge n’est pas un idéologue ou un illusionniste qui nous promet un futur à venir, car la transformation concrète du sens du futur qu’il contribue à créer est bien réelle. Grâce à Kluge, ce sens du futur devient accessible à l’expérience, sans jamais se réduire à un fait empirique ou à une forme de mise en présence.
Kluge est un franc-tireur de la modernité à l’ambition encyclopédique, un maître artisan du temps différentiel qui travaille patiemment non seulement à partir du vocabulaire historique du temps mais aussi de sa phénoménologie sociale. Si les différences entre le passé, le présent et l’avenir s’enchevêtrent dans la dimension de l’expérience que nous désignons à travers le terme de « temps », cet enchevêtrement procède par lacunes et sauts, abîmes et actes de relation, oscillant vitalement entre le désespoir empirique et l’utopie d’horizons alternatifs qui ne sont pas entièrement hors de notre portée. Travaillant à partir de supports médiaux multiples, Kluge a par le passé défini le montage comme une « théorie de la relationnalité » qui implique un « contraste entre deux perspectives » ; ce contraste repose sur un élément manquant, qui n’apparaît pas vraiment. À cet égard, deux choses sont particulièrement frappantes. En premier lieu, comme Kluge nous le rappelle constamment, le montage ne se réduit pas à un acte de rupture disjonctive, mais repose aussi de manière essentielle sur une dynamique d’associations et de relations productives. En second lieu, Kluge ne limite d’aucune façon le montage aux arts visuels. Les oscillations temporelles qui creusent des écarts multiples entre l’état du monde et ce qui pourrait ou devrait être – » un futur sans détresse » – sont également mises en jeu dans les innombrables expérimentations littéraires de Kluge, jusque dans sa prose narrative qui ne mobilise pas d’images visuelles à proprement parler. Les images mentales fonctionnent différemment et parfois indépendamment des images visuelles ; et les stratégies esthétiques de Kluge varient selon le large prisme de choix pour lesquels il opte. Indépendamment de la forme de médiation que peut prendre son travail inlassable sur la perception temporelle, la relation humaine à l’égard de motifs cosmiques traverse l’ensemble de son œuvre. Pourquoi en est-t-il ainsi ? N’y a-t-il pas matière suffisante à penser sur notre planète, la Terre ?
Une façon de répondre consiste à souligner la fascination critique et persistante que Kluge entretient envers les relations scalaires entre le macrocosme et le microcosme, relations qui ont elles-mêmes alimenté des siècles de réflexion philosophique en déterminant ce qui est jugé important ou insignifiant. (Voir par exemple les questions importantes qui se posent lorsque l’on promène un chien comme le fait Adorno dans sa miniature littéraire « grand et petit » dans Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée3, ou lorsque le « petit chien Laïka » tourne autour de la Terre dans L’angle mort du démon4 de Kluge, tiré d’un imposant recueil de miniatures expérimentales de Kluge). Une autre réponse a trait à ce qu’un physicien et théoricien a appelé, en référence aux avancées technologiques et cognitives du début du XXIe siècle, la « troisième grande révolution » de la cosmologie, après l’invention des télescopes dans les années 1600 et la prolifération des découvertes par ce biais dans les années 1900 (Michio Kaku, Parallel Worlds : The Science of Alternative Universes and our Future in the Cosmos5). La production esthétique de Kluge est traversée de part en part par le vocabulaire, la science et l’imaginaire de la physique quantique, des univers parallèles, des sondes astrophysiques, du trou noir et des perspectives multiples sur le temps. Pourtant, les riches relations humaines et cosmiques que Kluge nous invite à explorer peuvent être considérées comme un terrain de jeu pour développer un sens du futur en tant que forme non empirique mais réelle de perception temporelle orientée vers une vie qui serait exempte de catastrophe. Un hypothétique espoir non seulement signifie cette possibilité mais participe encore à cette conversion dans le temps vécu. Si l’image poétique de Georg Lukács d’un « sans domicile transcendantal fixe » [transzendentale Heimatlosigkeit]6 rend compte de l’aliénation moderne qui sépare la vie humaine du « ciel étoilé » au milieu d’une guerre mondiale qui faisait rage il y a un siècle, les motifs cosmiques qui traversent l’œuvre de Kluge – sous la forme de soleils, de planètes, d’étoiles, de galaxies, d’extraterrestres, d’astrophysique et d’espace extra-terrestre – résonnent avec notre recours à un sens du futur en tant que seuil d’expérience temporelle. Ce seuil permet à quelque chose d’absent, qui ne participe pas encore à ce monde terrestre, de commencer à y pénétrer, en se manifestant désormais à la perception humaine, malgré le désespoir empirique que nous connaissons. Pour Kluge et pour nous, il ne s’agit pas là de métaphysique mais d’un travail commun par lequel nous nous rapprochons réellement et par les sens de la dimension utopique du temps.