INTRODUCTION. POUR UNE HISTOIRE CULTURELLE DE LA PRODUCTION AUDIOVISUELLE*
« La télévision a été un des facteurs essentiels de la nouvelle production suisse dans les années 1960 et 1970. Elle a été un lieu de formation. Elle a joué un rôle dans la production et a participé au financement des films: mais encore, et cela est peut-être moins connu, elle a été un lieu d’expérimentation, et non pas seulement pour ce qui concerne les films qu’elle a soutenus ou permis, mais pour la liberté laissée aux réalisateurs dans la mise en scène d’émissions, de documentaires destinés directement au petit écran. »1
Cette citation de l’introduction de Maria Tortajada à l’Histoire du cinéma suisse 1966–2000 qu’elle cosigne en 2007 avec Hervé Dumont marque une rupture importante dans l’historiographie de l’audiovisuel en Suisse. Jusqu’ici en effet, la télévision restait plutôt un « mauvais objet » tant au sein du monde des réalisateurs, de la critique cinématographique que du monde académique. Les termes de « grand », respectivement « petit écran», reflétaient, au-delà de la taille du dispositif de visionnement, une claire hiérarchie symbolique et une dichotomie figée entre le « septième art » d’une part, le «miroir du monde» de l’autre. Si la filmographie en question maintient la primauté du cinéma – ne sont répertoriés dans la synthèse susmentionnée que les téléfilms de réalisateurs ayant aussi travaillé pour le grand écran –, les passerelles édifiées sont multiples et l’introduction souligne la nécessité d’une « histoire culturelle de la production audiovisuelle [...], une histoire culturelle dont l’échange et les passages entre les deux médiums constituent le fondement ».2
Ce dossier thématique qui constitue l’intégralité de la rubrique suisse du présent numéro répond en quelque sorte au vœu que Maria Tortajada n’aura pas seulement formulé mais encouragé depuis son engagement à l’UNIL au début des années 20003. S’inscrivant dans un contexte institutionnel, archivistique et académique qui oriente et constitue la colonne vertébrale de cette introduction, les cinq contributions qui vont suivre témoignent également à leur manière des transformations profondes qui affectent les « médias de l’image animée ».
Avec les grandes plateformes numériques mais surtout la démultiplication des modes de diffusion des productions au-delà de la salle de cinéma et du poste récepteur de salon, les frontières entre cinéma et télévision se sont effacées. Qui plus est, des acteurs comme Netflix ou Amazon sont en passe d’achever la conquête de leur légitimité dans le domaine de la production en s’attachant des réalisateurs prestigieux tout en accédant aux récompenses des festivals et aux lieux de reconnaissance de la branche. Une évolution qui invite à porter un regard en arrière4 et à relativiser l’absolue nouveauté de phénomènes spectaculaires qui, pour autant que l’on privilégie une focale intermédiale, n’ont pas attendu la nouvelle donne technique pour déployer leur caractère hybride et interdépendant.
L’AN 1996 OU LES NOCES DE L’AUDIOVISUEL
En Suisse, tout commence souvent par des pactes ou, pour être plus précis, on aime construire l’histoire autour de lieux et de moments à forte résonance symbolique. L’audiovisuel n’y échappe pas. En 1996, un Pacte est signé à Locarno entre la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) et les associations qui représentent la production cinématographique indépendante : la première augmente sa contribution financière de 50% tout en s’assurant, pour toute production soutenue, l’exclusivité des droits d’exploitation télévisuelle en Suisse passé une interdiction de passage à l’antenne de 12 mois. Par ailleurs, la SSR doit avaliser le scénario, le plan de tournage, la liste des interprètes principaux et le budget. Régulièrement reconduit, le Pacte a contribué au financement de la production indépendante, qu’il s’agisse d’œuvres de fiction, de documentaires ou de films d’animation. S’il a contribué à renforcer la collaboration entre cinéma et télévision, le Pacte a aussi démantelé la production interne de la TSR du fait de l’externalisation de la création chez les producteurs indépendants.
Autre effet collatéral du Pacte, les relations entre les deux médias avant les années 1990 sont souvent ignorées ou analysées dans une perspective finaliste négligeant les reconfigurations constantes des modalités de collaboration entre cinéma et télévision. C’est notamment l’apport de la recherche qui avait été engagée par Marthe Porret sur le Groupe 5, prolongée dans le présent dossier par Roxane Gray qui travaille à une thèse sur le métier de réalisateur.trice de télévision en Suisse romande. Outre l’insistance sur l’influence des modes de production télévisuels dans l’identité cinématographique du collectif, Marthe Porret et Roxane Gray soulignent par ailleurs l’importance du Service Dramatique, dirigé depuis 1962 par Maurice Huelin, dans la confection de films d’auteurs compatibles avec les contraintes techniques et budgétaires de la télévision suisse francophone de l’époque. L’entretien réalisé avec Huelin par Marthe Porret en 2010 et retranscrit ici permet de mieux appréhender cette première période des dramatiques, généralement tournées en studio, pour laquelle le rythme soutenu de production contraste avec le caractère très artisanal de la réalisation. Roxane Gray, dans son autre article consacré à la décennie des années 1980, souligne le rôle de Raymond Vouillamoz, à la tête alors du Secteur Fiction de la Télévision suisse romande (TSR), dans le passage aux téléfilms, par la coproduction d’abord mais aussi via une politique de commandes à des cinéastes reconnus ou prometteurs.
Associée traditionnellement à la naissance du «Nouveau cinéma suisse», la trajectoire du Groupe 5 a depuis longtemps retenu l’attention et souvent monopolisé les analyses sur la relation entre cinéma et télévision. On doit aussi à Marthe Porret d’avoir déplacé le regard sur d’autres collectifs, comme par exemple Milos Films, société de production créée par Freddy Landry et sa femme Micheline Landry-Béguin à Neuchâtel5. La TSR joue ici un rôle de diffuseur pour plusieurs productions du groupe tout en participant occasionnellement au financement (Odo-Toum, d’autres rythmes de Costa Haralambis en 1979). Mais la télévision suisse francophone n’est pas la seule concernée puisque la première réalisation de Milos Films, Quatre d’entre elles, est diffusée à la ZDF (« Das kleine Fernsehspiel »), mais aussi au Danemark, en Belgique, ainsi qu’au Canada. L’apport financier de la télévision dans la création audiovisuelle devrait déboucher sur des enquêtes complémentaires, de même que la part des politiques publiques – fédérales mais aussi cantonales – de soutien au film dans la production télévisuelle.
L’ENJEU DES ARCHIVES
La mise en place et l’approfondissement d’une histoire croisée intégrant film et télévision présuppose évidemment une réflexion sur la notion de patrimoine audiovisuel en Suisse. Dans un article cosigné avec Olivier Pradervand, nous avions pu présenter les principaux jalons de cette politique, depuis la création de la Cinémathèque suisse en 1948 jusqu’à la prise en compte, beaucoup plus récente, de l’importance de la conservation mais aussi de la mise à disposition, pour la recherche comme pour le grand public, des sources radiophoniques, filmiques et télévisuelles6. Parmi les bornes essentielles de ce processus, on mentionnera la création de l’Association pour la sauvegarde de la mémoire audiovisuelle suisse Memoriav en 1995 et la mise en œuvre, sous le terme de Mémopolitique7, d’une stratégie visant à mieux définir les critères de sélection et d’archivage d’une part, d’une politique plus coordonnée dans l’attribution des ressources d’autre part. Au niveau des principales institutions impliquées, la Cinémathèque suisse fonctionne, pour ce qui concerne les archives film, selon le principe de deux cercles : le premier, prioritaire, se rapporte aux images animées produites en Suisse sur les principaux formats que sont le 35mm, le 70mm, le 16mm et le 9,5mm, y compris le cinéma amateur ; le second concerne les films exploités en Suisse ou certains objets rares retrouvés sur le territoire national. Quant à la SSR, la définition des processus de sélection a été longtemps laissée au libre arbitre des unités d’entreprise avant que la nouvelle donne numérique n’autorise la conservation intégrale de leur propre production. Pour l’institution, l’archivage a de tout temps rempli un rôle primordial quant aux possibilités de réutilisation de certains sons ou images au sein de la programmation au quotidien. Soulignons toutefois qu’avec la révision de l’ordonnance sur la radio et la télévision de 2016, la SSR est assujettie à la conservation durable de ses émissions et à leur mise à disposition pour un usage privé ou scientifique8. Depuis quelques années, un certain nombre d’évolutions significatives ont marqué aussi bien la conservation des archives télévisuelles que cinématographiques. La valeur patrimoniale des premières a été de plus en plus affirmée en lien avec de nombreuses initiatives internationales visant à préserver les archives publiques comme privées; les secondes, via la Cinémathèque, ont renforcé leur capacité d’accueil et de valorisation, avec l’ouverture du Centre de recherche et d’archivage construit à Penthaz et l’intensification de partenariats institutionnels et scientifiques, tout en affinant et élargissant leur stratégie de conservation, aussi bien en ce qui concerne le film que le non film9. Les collaborations avec la télévision se sont multipliées, qu’il s’agisse, en 2000, de l’accueil d’un lot de supports originaux pellicule de la télévision suisse romande, l’édition commune de DVD, la réception récente de fonds privés, film et papier, de réalisateurs ayant travaillé aussi bien pour le grand que pour le petit écran10 ou encore le dépôt régulier de supports de conservation (pellicule et/ou fichiers) des films au fil de leur numérisation.
Au niveau de la RTS, l’ensemble des archives télévisuelles sont aujourd’hui numérisées. Deux réalisateurs n’auront pas joué un moindre rôle dans la prise de conscience de leur importance historique. Raymond Vouillamoz et Jean-Jacques Lagrange, alors chevilles ouvrières des manifestations du cinquantenaire de la chaîne romande (2004)11, pourront ainsi convaincre le nouveau directeur, Gilles Marchand, d’en faire une priorité avec la création d’une Fondation ad hoc – la FONSAT devenue FONSART – propre à financer restauration et valorisation. Au niveau national, un grand projet historique autour de l’histoire de la SSR lancé par la Direction générale dès 1993 contribue parallèlement au classement et à la numérisation des archives papier et photographiques de l’entreprise12 ; il faut y ajouter la mise à disposition sous format numérique de la presse radio et télévision des trois régions linguistiques, une ressource désormais incontournable pour toute contextualisation de la programmation.
«Cas d’école» quant à l’évolution historiographique, la filmographie neuchâteloise13 – élaborée au sein du Département audiovisuel (DAV) de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds – a récemment intégré la source télévisuelle dans son inventaire14. La description minutieuse de la constitution du corpus présentée dans ce dossier par Laurence Gogniat et ses pistes d’exploitation constitue un vade mecum très précieux pour toute personne intéressée à travailler sur les ressources de la RTS.
AUDIOVISUEL ET ENSEIGNEMENT ACADÉMIQUE
L’enseignement de l’audiovisuel en Suisse reste un domaine de recherche largement en friche, parfois trop strictement associé à la fin du XXe siècle. Pour ne prendre que quelques jalons romands, la question de l’usage pédagogique du film est déjà thématisée par Louis Meylan, professeur d’histoire des doctrines pédagogiques et de didactique à l’Université de Lausanne dès 194415. Quelques années plus tard, l’Université de Fribourg introduit des cours sur la filmologie mais aussi sur la radio et la télévision qui traduisent l’intérêt des milieux confessionnels, ici catholiques, pour l’étude et la maîtrise des médias de masse16. Dans une tout autre perspective, Alphons Silbermann crée en 1965 l’Institut de recherche des communications de masse au sein de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne : son travail sera poursuivi par Alfred Willener qui enseigne la sociologie de la communication tout en introduisant l’utilisation de la vidéo comme outil d’observation et support pédagogique. Durant l’année académique 1970–1971, mais en Faculté des lettres, l’historien de l’art René Berger propose son cours expérimental « Esthétique et mass média » qui fait une large part à la télévision. En 1975, c’est à Genève, à l’Ecole supérieure d’art visuel (aujourd’hui HEAD), que François Albera et Francis Reusser mettent sur pied un Atelier Cinéma/Vidéo qui veut allier réflexion théorique et apprentissages pratiques ; en 1988, Yves Yersin est à l’origine du Département Audiovisuel de l’Ecole d’Art de Lausanne DAVI (aujourd’hui Département cinéma de l’ECAL). La création des deux sections de cinéma, respectivement aux Universités de Zurich et Lausanne en 1989 et 199017, marquent une nouvelle étape avec cette fois l’institutionnalisation d’études filmiques qui, en Suisse romande, avait été amorcée par quelques « pionniers », Remy Pithon dans le domaine de la recherche et de l’enseignement18, Freddy Buache à la tête de la Cinémathèque suisse. Dans ce paysage bipolaire, Lausanne développera très vite une approche de l’histoire du cinéma non auteuriste, mais aussi non finaliste, dans l’esprit du « post Brighton turn » qui, après avoir contribué à la revalorisation du cinéma des premiers temps, a nourri une forme d’intermédialité soulignant le caractère hybride, pluriel et non fixe du medium19. Par rapport à notre propos et à celui du dossier, il est donc essentiel de souligner l’importance de la notion de « dispositif », et notamment de « télé-dispositif » que François Albera et Maria Tortajada développeront conjointement20. Cette dernière notion, théorisée au sein d’un ouvrage collectif codirigé par Mireille Berton et Anne-Katrin Weber, témoigne avec force de cette reconfiguration du champ traditionnel de l’audiovisuel au sein des études filmiques et médiatiques. Dans cette optique, la télévision se doit d’être analysée en relation avec la diversité des dispositifs et appareils de « communication électrique » qui prévalent depuis le télégraphe. Cette approche permet en outre de remettre en question certaines définitions figées du cinéma et de la télévision, opposant d’un côté le stockage de contenus et la transmission différée et, de l’autre, la simultanéité et le caractère direct de la transmission. Parallèlement, la section d’histoire de l’UNIL met en place dès 2006 le pôle de recherche « Histoire audiovisuelle du contemporain »21 qui a pour ambition de favoriser l’intégration des sources audiovisuelles dans l’enseignement et la recherche, au-delà de la seule analyse des médias concernés. La collaboration des deux sections d’histoire et d’histoire et esthétique du cinéma, débouchera en 2016 sur l’obtention d’un projet financé par le Fonds national de la recherche scientifique intitulé « Au-delà du service public. Pour une histoire élargie de la télévision en Suisse 1960–2000», codirigé par Anne-Katrin-Weber et moi-même22. En rompant avec une perspective monocentrée sur l’histoire du service public d’une part, sur l’histoire dominante, institutionnelle et en termes de représentations, de la télévision d’autre part, le projet entend rendre compte des multiples tentatives, publiques comme privées, d’expérimenter et de développer des formes de vision à distance, dans une série d’usages qui transcendent la seule fonction de diffuseur de programmes. Trois thèses, dont celle de Roxane Gray déjà mentionnée et celle de Marie Sandoz sur la télévision satellitaire en Suisse, en sont directement issues. Cette dernière traite ici de la nouvelle étape des relations télévision-cinéma autorisée par le nouveau canal de diffusion que représente le satellite. L’histoire de la Pay TV en Suisse, tout en montrant la valeur heuristique des nombreux échecs techniques et commerciaux qui jalonnent la production audiovisuelle, est un plaidoyer pour une histoire des médias interconnectée en soulignant ici l’investissement des éditeurs de presse dans le « champ vertical ». Le présent dossier, produit d’un dialogue pluridisciplinaire entamé de longue date à Lausanne, est une invitation à des enquêtes complémentaires. Des sources documentaires encore peu mobilisées sont propres à arpenter de nouveaux territoires et objets de recherche tout en approfondissant cette démarche d’« histoire croisée ». Par ailleurs, la dimension comparative et transnationale – qui n’a pas pu être pleinement articulée ici faute de place – est déjà l’occasion de prolongements et d’échanges au sein des multiples partenariats en cours avec des institutions et collègues à l’international.