Louis Hartnoll, Sylvain Portmann

Il faut un brin d'insouciance pour y faire face.

Figures marxistes dans Nachrichten aus der ideologischen Antike (2008)

Nous traversons aujourd’hui une conjoncture inflationniste du réel [wirklichen Verhältnisse]. Les conditions objectives [Das Ob­jek­tive] nous dépassent, nous n’en avons pas moins raison de redouter les réserves massives d’un subjectif qui échappe à notre conscience. Il est dangereux, avec la méthode et l’exigence de Marx, de s’exposer en 2008 à cette réalité [Wirklichkeit] : il y a de quoi se décourager. On a besoin d’un brin d’inconscience pour manœuvrer. Empiétons sur Marx (et Eisenstein) avec Tille Eulen­spiegel, et retirons-en de la confusion, grâce à quoi des connaissances, des émotions, se combineront autrement.1

Tandis que le principe d’échange est de plus en plus étroitement lié au social, malgré sa dissimulation, et procède de concert à son enracinement et à son autonomisation, notre réaction ne doit pas nécessairement tendre à la réécriture du Capital 2. Si nous voulons nous en sortir sans nous décourager – un conseil réconfortant qui pourrait aujourd’hui nous rendre sceptique – nous commettrions une erreur en tentant de forcer Le Capital à « faire sens », pour ainsi dire, Sinn ergeben, avec clarté et exactitude. Au lieu de cela, et c’est ainsi que nous comptons l’aborder ici, la tâche de confronter les circonstances actuelles à la sphère de la production culturelle nous enjoint à confronter des images empreintes de perplexité à elles-mêmes. Nous poursuivons ainsi un questionnement « jusqu’à l’absurdité »3, afin de provoquer la rencontre d’une certaine irrationalité avec une forme de légèreté [Leichtsinn], et sauver ainsi la perspicacité grâce à la folie, l’imprudence, la négligence et l’insouciance.

Je propose de poser ici l’espièglerie d’Alexander Kluge, littéralement son Eulenspiegelei, comme si, d’une certaine manière, elle ne l’était pas. Ce qui précède redouble ainsi non seulement le point de vue de Kluge – du moins l’un d’entre eux qui peut être exprimé – mais opère également comme une déclaration programmatique de Nachrichten aus der ideologische Antike. Marx—Eisenstein—Das Kapital (Des Nouvelles de l’Antiquité idéologique. Marx—Eisenstein—Capital, 2008). En d’autres termes, je propose de prendre sérieusement en considération certains apartés, renvois ou suppléments qui apparaissent aux franges du film.

L’idée n’est pas d’orienter le projet du film vers l’histoire ou la théorie du cinéma4 ni vers une confusion ou une perplexité plus grande encore, mais de prolonger le fil des conversations, de s’attarder sur des pensées brèves, des personnages et figures et enfin de questionner, à travers la perspective de Kluge, l’apparence des conditions actuelles au regard de l’Histoire qui pèse sur elles.5

I. NOTES, THÈMES ET OUTILS : SERGUEÏ EISENSTEIN, JAMES JOYCE

En faisant remarquer que Nachrichten dure au total 570 minutes, qu’il est distribué sous forme de trois DVD et qu’il est accompagné d’un livret non négligeable, nous serions tentés d’en déduire que Kluge a un souci avec le principe même de montage. Si cela est vrai, ou paraît l’être, Kluge serait donc en bonne compagnie puisqu’en 1927, Sergueï Eisenstein aussi a un souci comparable, bien qu’il soit d’un autre ordre.

Après le tournage d’Octobre, Eisenstein doit faire face à des dizaines de milliers de mètres de pellicule qu’il s’agit de trier, couper, monter, et de réduire à une seule œuvre cohérente à temps pour les célébrations du dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre. Après des heures et des heures passées sur l’éreintant banc de montage des années 1920, contraint de respecter l’échéance et consommant des stimulants afin de rester concentré, l’épuisement le rend presque aveugle. C’est dans cette ambiance pour le moins chaotique qu’il nota ceci dans son carnet : « J’ai décidé de filmer Le Capital, selon le scénario de Karl Marx – unique solution formelle »6. Très suggestive, et pourtant loin d’être définitive, la série de notes et d’idées engage de multiples horizons, mais avec précision et perspicacité. Nous pouvons lire, par exemple, cette observation ponctuelle consacrée à une partie précise de la préparation : « En Amérique, les cimetières eux-mêmes sont privés. La concurrence joue à 100 %. Corruption de médecins, etc. Les mourants reçoivent des dépliants : ‹ chez nous seulement vous aurez la paix éternelle à l’ombre des arbres, avec le murmure des ruisseaux ›, etc. »7 Et nous percevons les problèmes d’une mise en images du Capital : « Pour Le Capital. Ne pas représenter la Bourse au moyen de ‹ la Bourse ›, (comme dans MabuseLa Fin de Saint-Pétersbourg), mais au travers de milliers de ‹ petits détails ›. Au moyen du genrisme »8. Nous obtenons aussi une forme d’intention : « Aujourd’hui, j’ai défini la formule du contenu du Capital (son organisation) : enseigner à l’ouvrier à penser dialectiquement. Montrer la méthode de la dialectique. Cela pourrait (approximativement) se construire sur cinq chapitres non figuratifs. (Ou bien six, ou même sept, etc.) Analyse dialectique des phénomènes historiques. Dialectique des sciences de la nature. Dialectique de la lutte des classes (dernier chapitre) »9. Et découvrons la manière dont il sera structuré : « La première esquisse structurale du Capital s’attache au développement banal d’un événement absolument dépourvu de rapports. Mettons ‹ la journée d’un homme ›, voire même quelque chose de plus fade encore. Les éléments de cette chaîne serviront de points de départ à la formation d’associations de cette intrigue sans lesquelles le jeu des concepts serait impossible. On est conduit à l’idée de cette intrigue banale d’une façon parfaitement constructive »10. On entrevoit ses sources d’inspiration : « Le Capital sera officiellement dédié à la Deuxième Internationale. Ils seront contents. Car il est difficile d’imaginer attaque plus féroce que Le Capital contre la social-démocratie dans toutes ses sphères. La partie formelle sera dédiée à Joyce »11. Et nous prenons connaissance de l’élément central du film : « On peut emprunter au Capital une suite infinie de thèmes : la plus-value, le prix, la rente. Nous avons résolu de filmer le thème : ‹ la méthode de Marx › »12.

Les notes d’Eisenstein et son projet de réaliser un film sur Le Capital de Marx constituent à la fois le point de départ et le centre de gravité mouvant de Nachrichten. Kluge les aborde comme Sigmund Freud l’a fait pour l’inconscient, par le biais d’une métaphore archéologique : « Ce magnifique projet qu’a eu Eisenstein, de porter à l’écran Le Capital, je le vois comme une MINE IMAGINAIRE. On peut y trouver des fragments, on peut aussi découvrir qu’il n’y a rien à y trouver »13. Mais, nous l’apprenons quelques instants plus tard, Kluge n’a pas uniquement creusé le sujet pour découvrir qu’il n’y avait rien : « Cette fréquentation respectueuse des plans d’un maître comme Eisenstein s’apparente aux fouilles archéologiques sur un site antique ; on en apprend plus sur soi-même qu’on ne retire de débris ou de trésors. À noter que les meilleurs textes de Marx sont eux aussi enfouis sous des monceaux d’éboulis charriés par l’Histoire. Si l’on creuse, on tombe d’abord sur des outils »14. Mine, site archéologique, outils, c’est ainsi qu’est abordé Eisenstein, et il serait carrément malhonnête de dire que le projet du Capital constitue un « thème » pour Kluge comme la méthode de Marx l’a été pour Eisenstein. En effet, seul le premier DVD des Nachrichten, « Marx und Eisenstein im gleichen Haus » [Marx et Eisenstein sous le même toit], traite réellement du projet non réalisé. Les deuxième et troisième DVD, « Alle Dinge sind verzauberte Menschen » [tout objet est une personne ensorcelée] et « Paradoxe der Tausch­gesellschaft » [Paradoxes de la société d’échange], nous conduisent ailleurs15.

Un autre candidat qui se présente en tant que potentiel « thème central », ou mieux encore, grammaire, des Nachrichten, est James Joyce ainsi que son œuvre. Eisenstein mentionne Joyce dans ses notes – plus particulièrement le catéchisme à l’œuvre dans le chapitre « Ithaque » d’Ulysse – ; mais c’est relativement tôt dans le premier DVD ainsi que dans le texte de Kluge que le spectateur-lecteur des Nachrichten prend connaissance de la rencontre d’Eisenstein et de Joyce en 1929 à Paris. Durant ladite rencontre, Joyce, également victime d’une quasi-cécité, mais pour d’autres raisons, aurait déclaré qu’Eisenstein faisait partie du peu de personnes qu’il pensait capable d’adapter Ulysse au cinéma ; l’unique autre cinéaste étant Walter Ruttmann. L’idée chimérique qu’a Eisenstein de fusionner Marx et Joyce, Le Capital et Ulysse, est moins choquante qu’il n’y paraît de prime abord, surtout lorsqu’on l’observe au prisme de la lecture de Kluge. Afin de mieux la comprendre, arrêtons-nous un instant sur les commentaires de Theodor W. Adorno à propos des interactions de l’écriture avec la forme filmique ; commentaires qui entrent en dialogue avec l’architecture théorique de Kluge :16

Qui, par exemple, après une année passée en ville, séjourne de longues semaines en haute montagne, en renonçant par ascèse à tout travail, peut vivre une expérience inattendue : dans son sommeil ou son demi-sommeil, des images multicolores du paysage passent, bienfaisantes, devant lui, voire à travers lui. Mais elles ne passent pas d’une manière continue, en se compénétrant l’une l’autre ; elles sont, bien davantage, détachées l’une de l’autre dans leur flux, comme les images que projetait la lanterne magique de notre enfance. C’est à cette suspension dans le mouvement que les images du monologue intérieur doivent de ressembler à l’écriture, laquelle n’est elle-même rien d’autre que ce mouvement qui se déplace sous nos yeux, tout en demeurant stase dans chacun des signes singuliers qui la composent. Il est vraisemblable que le rapport de cet aspect des images avec le cinéma est du même ordre que celui du monde visuel avec la peinture ou celui du monde sonore avec la musique. C’est parce qu’il serait la restitution objectivante de ce mode d’expérience que le cinéma serait de l’art.17

Nous offrant très probablement un aperçu de son expérience dans les montagnes suisses, Adorno nous entraîne vers certaines opérations filmiques, pré- ou extra-cinématographiques. L’intérêt porté sur les images du rêve ou de la rêverie ouvre, pour Adorno, la question du caractère continu de l’intériorité psychique18. La discontinuité évoquée ici, une forme affaiblie d’autonomie relative partagée avec la pratique de l’écriture, ne fonctionne pas seulement entre les images elles-mêmes, mais également entre les images et les objets ou la société qu’elles dépeignent. Exploré de façon réussie au sein du modernisme artistique et littéraire, grâce à une pratique critique du montage et du flux de la conscience, le monologue intérieur brise la continuité, à la fois suspecte et imposée – une continuité qui affiche d’autant sa valeur qu’elle se montre le moins. Le film, évitant les goûts du marché pour la continuité, s’approche de l’art lorsqu’il ressemble le plus à ce qu’il partage avec l’écriture, qu’il la recrée :

Le cinéma se trouve devant l’alternative de savoir comment il doit procéder pour ne pas glisser, d’un côté, dans les arts appliqués, de l’autre dans le documentaire. La réponse qui s’offre au premier abord est la même qu’il y a quarante ans : c’est le montage – qui ne s’attaque pas aux choses, mais qui les fait entrer dans une constellation qui est une écriture.19

Cependant, malgré le pouvoir de suggestion des références à Joyce et des affinités entre le cinéma et l’écriture, nous serions bien en peine de déclarer que ceci détermine le contenu de Nachrichten, du moins au niveau structurel. Tandis que des digressions sont opérées via des associations libres et qu’elles se renouvellent tout au long de Nachrichten, Joyce demeure un des outils que Kluge emploie le moins – de plus, il serait juste d’avancer que l’importance de Joyce au sein de l’histoire du projet d’Eisenstein est un peu surfaite20. Mais cela permet à Kluge de rassembler son matériau en son centre, transformant ainsi un jour à Dublin en une journée à l’usine, se détournant de Leopold Bloom pour se concentrer sur Marx.

II. LA MISÈRE ENTRE DANS L’HISTOIRE : KARL KORSCH ET LA JOURNÉE DE TRAVAIL

Grâce à un regain d’intérêt porté aux questions de la praxis politique, de nombreux membres de la Nouvelle gauche allemande, de la fin des années 1960 et du début des années 1970, cherchèrent des sources théoriques qui puissent soutenir leur lutte et rendre leur combat intelligible. En présence de certaines tendances d’extrême droite, toujours d’actualité aujourd’hui, l’attention s’est en partie portée sur les années 1920 et 1930, sur les penseurs de niveau national et international qui, en Allemagne, ont lutté au sein du mouvement ouvrier contre le fascisme. L’une des figures qui a ainsi refait surface, autour de laquelle il y a eu une sorte de « renaissance » intellectuelle, est celle de Karl Korsch21. Commentant cette « redécouverte », Oskar Negt pointe la manière dont la théorie de Korsch « a reflété, pendant un demi-siècle et grâce à un effort conceptuel soutenu, les luttes de classe du mouvement ouvrier européen, la guerre, l’effondrement, le fascisme, les crises des organisations syndicales »22. De plus, au-delà de simples recoupements politiques ou de comparaisons historiques, il existe selon Negt deux motivations essentielles d’ordre conceptuel à se ressaisir de Korsch à nouveau. La première consiste « pour Korsch d’avoir, avant la majeure partie des théoriciens marxistes, su reconnaître la signification politique des relations entre les questions épistémologiques du marxisme et la pratique immédiate de la lutte des classes »23. La seconde, qui fait sans aucun doute référence au communisme de conseils24, est due au fait que « Korsch a soulevé une nouvelle fois la question de l’organisation à chaque étape du développement historique en tant que problème central pour l’autodétermination des travailleurs quant à leurs modes de travail et de vie »25. L’intérêt de Kluge pour cet assemblage porte sur ce dernier point, c’est-à-dire sur la question de l’autodétermination, ou du manque d’autodétermination, des modes de travail et de vie, de l’ordinaire, du quotidien, de l’alltäglich26. Pour traiter de cette préoccupation par le biais du cinéma, Nachrichten se penche sur la préface de Korsch (Geleitwort) à la publication de 1932 de Das Kapital (deuxième édition intégrale) et sur sa stratégie de lecture plutôt atypique.

Durant les années qui ont précédé 1932, l’étude de Marx a radicalement changé. Une série de courants de gauche a commencé à remettre en question le caractère conservateur de nombreuses doxas sociales-démocrates, socialistes, communistes et marxistes, tant sur le plan théorique que politique. En Allemagne, l’un de ces courants, inauguré de manière significative par Geschichte und Klassen­bewußtsein (Histoire et conscience de classe, 1923) de Georg Lukács et Marxismus und Philosophie (Marxisme et philosophie, 1923) de Korsch, a cherché à récupérer et à examiner le contenu philosophique tantôt explicite, tantôt implicite de l’œuvre de Marx. Dans des conditions institutionnelles difficiles, David Riazanov, de l’Institut Marx-Engels de Moscou, a grandement contribué à alimenter ce courant au cours des années 1920 en rassemblant et en publiant périodiquement certains écrits importants de Marx jusque-là inédits, notamment Les Manuscrits de 1844 et L’idéologie allemande. Riazanov trouve en Carl Grünberg un professeur, un ami et un collègue proche, la première personne à être installée avec succès à la tête de l’Institut für Sozialforschung, ainsi qu’une opportunité grâce à sa série de publications intitulée Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung [Archives pour l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier]27. Malgré ce soutien, cela ne dénote pas une plus grande réceptivité au sein de l’Union soviétique ou de l’Internationale communiste à l’égard de ce « courant philosophique » émergeant. En effet, lors du cinquième congrès de l’Internationale communiste qui s’est tenu à Moscou en 1924, moins de six mois après la mort de Vladimir Lénine, le président en exercice de l’époque, Grigory Zinoviev, a dénoncé avec retentissement Geschichte und Klassenbewußtsein et Marxismus und Philosophie en les qualifiant de « révisionnisme théorique » : « Le camarade [Antonio] Graziadei28 est professeur. Korsch est également professeur. (Interruption de l’assemblée : ‹ Lukács aussi est professeur ! ›) Si d’autres professeurs de ce genre brandissent leurs théories marxistes, nous sommes perdus. Nous ne pouvons tolérer un tel révisionnisme théorique au sein de notre Internationale communiste »29. Bien que ces propos reflètent concrètement les désaccords politiques croissants entre ceux qui travaillent en vue d’une révolution et ceux qui opèrent dans le sillage de celle-ci30, les tentatives grossières et bornées de Zinoviev de faire fi de ce courant révèlent le sérieux défi lancé par des penseurs tels que Lukács et Korsch. Ce que certains marxistes russes considèrent comme une « restauration du marxisme » est jugée par Korsch comme une vulgaire tentative de maintenir un clivage entre théorie et pratique, en particulier à la lumière des questions de la lutte prolétarienne et de sa dictature :

Ce qui explique le réveil apparent de la théorie marxiste originelle dans la IIIe Internationale, c’est donc simplement que dans une nouvelle époque révolutionnaire, non seulement le mouvement prolétarien, mais aussi les conceptions théoriques des communistes, qui le traduisent, doivent revêtir une forme expressément révolutionnaire.

[…]

Mais le renouvellement du problème marxisme et philosophie ­apparaît également comme une partie importante de cette grande entreprise de restauration. Nous en avons déjà décrit le côté négatif : l’oubli du caractère révolutionnaire pratique du mouvement marxiste trouve son expression partielle dans le mépris que la plupart des théoriciens marxistes de la IIe Internationale manifestent envers tous les problèmes philosophiques, et son expression théorique générale dans le dépérissement simultané du principe vivant de la dialectique matérialiste, dont témoigne le marxisme vulgaire des épigones.31

Quelques années plus tard, après l’escalade de ces tensions et la confirmation de ces divisions, la décision prise par les rédacteurs en chef des éditions Gustav Kiepenheuer de choisir Korsch pour préfacer Das Kapital de Marx n’a pas été, ni sur le plan international ni sur le plan national, une décision entièrement dénuée de signification. L’examen de certains points de ladite préface nous en révèle les enjeux.

Préfacer ou présenter Le Capital, c’est en partie imaginer son lecteur. Car il s’agit d’aborder à la fois la complexité de l’analyse de Marx et la nature inachevée du projet, tout en ayant conscience qu’une introduction à cet ouvrage sera reçue, discutée et critiquée par un public qui rassemble traditionnellement des universitaires, des économistes, des politiciens, des militants politiques et des opposants de toutes tendances, des groupes d’études et, non des moindres, les prolétaires eux-mêmes. Il est difficile, voire presque impossible, de s’adresser de manière exhaustive à un seul de ces publics. Comme si le problème du lectorat dans un domaine extrêmement tendu n’était pas assez important, la préface de Korsch devait répondre à une pression supplémentaire, celle de faire face à la menace du fascisme et aux scissions internes du mouvement ouvrier au sortir de la Grande Dépression. Comme Kluge nous le rappelle32, 1932 est cette même année où une grève organisée à Berlin par les travailleurs des transports avait été soutenue à la fois par le KPD [PCA] et la National­sozia­li­stische Betriebszellenorganisation (cellule d’usine nationale-socialiste), un syndicat ouvrier nazi qui, bien que n’ayant guère réussi à recruter des membres, obtient un succès crucial en assurant l’illusion de l’allégeance du parti fasciste à la classe ouvrière. Bien que la grève ait lieu plusieurs mois après la rédaction de la préface, il paraît évident pour Korsch que les socialistes et les communistes allemands combattent les fascistes en vue du même territoire. En posant la question « Comment, en 1932, doit-on lire Le Capital ? » 33, la préface de Korsch agit comme une sorte de « manuel d’instructions [Gebrauchs­anweisung] »34, un guide qui démontre avec conviction la légitimité et la perspicacité du texte de Marx. Le lecteur auquel la préface de Korsch s’adresse alors est un prolétaire compétent qui tente de trouver à la lecture du Capital » cette ‹ simplicité › qui lui est propre, mais qui pourrait dérouter le lecteur non initié, dans les développements conceptuels qui font l’objet des premiers chapitres »35.

Selon Korsch, les difficultés de la lecture du Capital proviennent du « mode d’exposition dialectique »36 que Marx, à la suite de Hegel, avait employé pour présenter son analyse. Cependant, un tel mode de description, plus simple qu’il n’y paraît bien que techniquement complexe, possède l’avantage suivant : « en tant qu’ensemble artistique ›, en tant qu’œuvre d’art scientifique, Le Capital exerce sur tout lecteur non prévenu un charme indubitable et très prenant qui aidera même le néophyte à surmonter la plupart des difficultés, réelles et présumées, que présente sa lecture »37. Pour Korsch, cette dimension artistique et esthétique offre des solutions interprétatives certaines : un enchaînement qui permet d’aborder Le Capital qui, bien que « plutôt inhabituel », s’accorde « avec notre façon ordinaire de penser »38. Plutôt que de procéder systématiquement via le développement conceptuel de la valeur et de l’argent dans la première partie, le « lecteur non exercé »39 doit passer à la troisième partie qui porte sur « La production de la plus-value absolue » avec « une étude approfondie du chapitre VII, ‹ Production de valeurs d’usage › »40. Même si cela horrifie de nombreux universitaires, Korsch a l’intention d’introduire le lecteur imaginaire « d’abord à la réalité palpable du procès de travail humain »41. Korsch caractérise en ces termes le chapitre 7 :

C’est avec une rigueur sans mélange que l’accent est mis dès le départ sur ce trait qui éclaire sans équivoque Le Capital, à savoir que le procès de travail réel, dans les conditions actuelles du mode de production capitaliste dominant, ne représente pas seulement une production de valeurs d’usage destinées aux besoins humains, mais en même temps une production de marchandises à vendre, de valeurs de vente, de valeurs d’échange, ou, pour parler bref, de « valeurs ».42

Une fois ce chapitre examiné avec attention, le lecteur est prié, « après avoir survolé les chapitres VIII et IX, de passer aussitôt au chapitre X, ‹ La journée de travail › »43, un chapitre qui « représente d’après son contenu une des parties essentielles, à plus d’un égard le point culminant de tous les travaux de Marx sur le capital »44. Entrer dans Le Capital de cette manière « rendrait », comme le décrit Oskar Negt, « visible les conséquences phénoménologiques du capital »45.

Le chapitre X commence par montrer comment le temps consacré à la journée de travail est composé de mesures fixes et variables. La première, le « temps de travail nécessaire », est le temps nécessaire pour produire ses moyens de subsistance ; et la seconde, le « temps de travail excédentaire », est la quantité qui va créer la plus-value. Ces explications de la forme et des limites de la journée de travail sont observées à l’aune de catégories économiques, d’exemples historiques et par le biais d’une langue précise :

En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié ; son âme et l’âme du capital ne font qu’un. Or le capital n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique : il tend à s’accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse de travail extra. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste.46

De la barbarie de l’esclavage à la réduction de l’espérance de vie, des Factory Acts de 1850 au « travail » des propriétaires de moulins, des taxes prélevées sur la santé des ouvriers à l’indifférence impitoyable du capitaliste, Marx évoque avec force, perspicacité et ampleur l’exploitation punitive et banale qui structure la vie quotidienne et la routine de l’ouvrier. Les images déployées doivent susciter l’horreur ainsi qu’une prise de conscience dans l’esprit du lecteur de Korsch. Mais il doit également indiquer un sujet auquel la plus grande partie du chapitre est consacrée : le rôle des luttes historiques qui ont mené à une journée de travail « normale » et le combat contre la pratique industrielle répandue du travail des enfants. En prenant la suggestion de Korsch au sérieux, le lecteur doit commencer son analyse par la forme historiquement conditionnée d’une journée ordinaire ; en pénétrant dans Le Capital via la troisième partie du livre, comme le note Kluge, « on accède à une situation concrète et on voit comment le sujet du ‹ caractère fétiche de la marchandise › explicité dans le chapitre précédent s’empare de la vie de personnes réelles »47.

III. CONTINUELLEMENT DISCONTINU : TOM TYKWER ET LE FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE

Les techniques, caractéristiques et dispositifs cinématographiques de Kluge participent à une politique d’acquisition et de collection. Pour ne citer qu’un certain nombre de cas qui apparaissent dans Nachrichten, et qui reposent souvent sur la reprise de ses œuvres télévisuelles, d’anciennes séquences sont mélangées à de nouvelles et à du found footage ; le matériel source est exhibé par l’intermédiaire de lectures mises en scène ; les exégètes formulent librement leurs opinions sur les théories et les concepts ; d’autres artefacts culturels sont interrogés ; les images sont accélérées, ralenties, figées ; de longs apartés ponctuent les séquences plus courtes ; les entretiens se succèdent, à une performance répond une autre performance ; s’interposent des écrans verts, des surimpressions, des séquences d’animation ; etc. Les résultats sont tout sauf « raffinés ». Les coupes sont souvent dérangeantes ou maladroites ; les plans sont cadrés de manière à inclure du matériel de tournage ou d’autres éléments fortuits ; on entend parfois des bruits parasites provenant du hors champ et des interférences sonores48 ; les graphiques générés par ordinateur sont grotesques ; les intertitres ressemblent à de la poésie concrète réalisée avec WordArt ; et peu a été fait pour masquer les marques des différents collages d’images et de photographies.

Pour le « non initié », l’impression générale qui se dégage du film l’apparente probablement à une œuvre totalement dépassée, du moins si elle est jugée à l’aune des normes contemporaines de l’industrie télévisuelle ou cinématographique. Cette réaction devra pourtant être nuancée suite au visionnement de la contribution de Tom Tykwer, un court métrage expérimental présenté au début du deuxième DVD. Der Mensch im Ding (L’humanité des choses) s’ouvre, comme nous le dit en passant le narrateur (Tykwer lui-même), sur fond d’un ciel vide, la caméra ne captant rien ou presque, si ce n’est un léger dégradé de bleu qui remplit l’écran, avant de descendre au niveau de la rue et se fixer sur des choses plus « tangibles ». Elle s’arrête et cadre la façade d’un immeuble d’habitation dans une ville allemande sans nom. Le plan ne suggère rien d’extraordinaire ; c’est « un jour comme un autre, un lieu comme un autre ». Une femme entre dans le cadre, à travers un mouvement anormalement lent, traverse la moitié du champ avant de se mettre à courir. Malheureusement pour elle, Tykwer demande que le film s’arrête un instant tandis que nous regardons ce que nous pouvons voir : « Un ordre, un arrangement de choses, de matériaux, de substances, et parmi eux une personne. Cette personne a une histoire qui ne peut être racontée ici. Derrière le mur, il y a probablement encore plus de gens. Et derrière les choses, derrière chacune d’entre elles, encore plus de personnes, encore plus d’histoires ». À ce stade, l’image est ostensiblement altérée ; la branche en haut à droite du cadre disparaît, les textures de l’immeuble d’habitation s’adoucissent, la palette de couleurs se déplace, la perspective s’incline sur le côté avant de se refermer sur la jupe, les bottes et le sac de la femme. Une séquence d’environ six minutes est ainsi inaugurée où la caméra arpente l’espace du cadre figé pour se concentrer sur plusieurs objets qu’il contient, initialement visibles ou non, mais toujours à l’intérieur de celui-ci : une sonnette, un cylindre de serrure, des pavés, un chewing-gum, un mégot de cigarette, un panneau de signalisation, des graffitis, etc. À chaque fois, Tykwer en retrace un bref historique : l’inventeur ou les dates et événements associés à sa première utilisation, sa composition matérielle et son origine, le type de travail fourni pour le produire, son passage au travers des maillons de la division internationale du travail, la manière dont il doit être utilisé ou compris, les dispositifs juridiques ou politiques qui lui sont associés, etc. Ces descriptions sont dominées par un récit qui se superpose à un ensemble d’autres récits, tout juste audibles, et décrivant probablement simultanément d’autres aspects de l’objet en question.

Comme le confirme une citation juste avant le générique de fin, le court métrage de Tykwer agit comme une méditation filmique sur la quatrième section du chapitre premier du livre premier du Capital, mieux connue sous son sous-titre accrocheur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Suivant Marx, chacune des choses « évidentes » et « triviales » présentées par Tykwer est une marchandise, dont « l’analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques »49Der Mensch im Ding n’est bien évidemment pas un compte rendu explicatif du concept de fétichisme de la marchandise, ni tel que Marx l’entend ni tel qu’il a été développé depuis ; il se rapproche davantage d’une histoire de la conception de chaque objet que d’un compte rendu de la forme-marchandise en tant que reflet, « c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses. »50 Si le but du film est de démystifier chaque marchandise, il n’y parvient qu’en mystifiant l’analyse qu’en propose Le Capital. En outre, Tykwer n’ajoute pas d’images dans la section marchandise et fétiche, car Marx lui-même les avait incluses en se référant au Robinson Crusoë de Daniel Defoe et en l’intégrant. Au contraire, Der Mensch im Ding poursuit, d’une part, une stratégie de défamiliarisation de l’ordinaire à travers l’histoire familière des processus de travail qui constitue les objets du quotidien. Tykwer compte ainsi offrir au spectateur une présentation plus riche et plus systématique du quotidien et de l’ordinaire. D’autre part, il poursuit une voie disruptive, de manière à rejoindre le style de Nachrichten, de façon pourtant plus « professionnelle ». Les aspects techniques de ce film, comme le souligne Philipp Ekardt, produisent un effet « presque troublant » :

Les déplacements à travers cet espace visuel nouvellement accessible et figé, qui existait quelques secondes auparavant comme le défilement continu d’un corps en mouvement, sont presque trop audacieux ; les panoramiques trop agiles ; la façon dont la perspective demeure rivée à un objet faisant étrangement du surplace est quelque peu troublante. En effet, il ne s’agit pas de mouvements de caméra parcourant l’espace. Ce sont des mouvements à travers un espace généré par ordinateur, qui a transformé une image filmique analogique arrêtée en une spatialité simulée.51

En figeant la continuité de la séquence qui est ralentie, avant de pénétrer dans une appréhension numérisée de l’espace, en assignant à l’arrêt sur image une spatialité informatisée, en « occupant une zone charnière entre le film électronique et le film celluloïd »52Der Mensch im Ding n’affiche aucun déficit en matière de compétences techniques. Il déploie au contraire ces techniques numériques pour interrompre le mouvement ordinaire du film, pour s’étendre dans un espace qui, dans sa version analogique, serait habituellement fait de coupes. On peut donc dire que l’inclusion de Der Mensch im Ding contribue à souligner le principe de discontinuité, qui est par ailleurs bien présent au sein de Nachrichten. En tant que film, ou plus précisément en tant que film sur trois DVD, en tant que film sur trois DVD avec un essai, en tant que film qui contient en partie des films antérieurs sur trois DVD avec un essai, en tant que film qui contient en partie des films antérieurs ainsi qu’un film d’un autre réalisateur sur trois DVD avec un essai, en tant que film qui contient en partie des films antérieurs ainsi qu’un film d’un autre réalisateur maintenus ensemble grâce à des dispositifs filmiques maladroits sur trois DVD avec un essai, Nachrichten résiste à toute fixation en une unité singulièrement définie. Toute signification propre en tant qu’« œuvre »53 cohérente, lissée et autonome se trouve ainsi écartée. Dans l’histoire du cinéma, la discontinuité critique possède une généalogie bien définie ; mais dans l’histoire du marxisme, c’est relativement nouveau. En tant que stratégie artistique ou esthétique, cette anti-transparence, ce procédé disruptif, cette discontinuité s’oppose à la conception du Capital par Korsch comme « ensemble artistique ». Ou plutôt, la poursuite de l’accumulation ou de l’excès par Kluge tend à la « totalité » du magnum opus de Marx, ainsi que son œuvre plus généralement, non pas en la refusant au spectateur-lecteur, mais à travers une série considérable d’interruptions.

IV. RAVIVER LA PROSE EN TANT QUE POÉSIE : BERTOLT BRECHT ET LE MANIFEST DER KOMMUNISTISCHEN PARTEI

Écrivant à Korsch au printemps. 1945, Bertolt Brecht présente le projet ambitieux d’écrire un « poème didactique [Lehrgedicht] à la manière respectable des vers du De rerum natura de Lucrèce, sur quelque chose qui ressemble au caractère contrenature des relations bourgeoises [Unnatur der bürgerlichen Verhältnisse] »54. En se référant au De rerum natura, Brecht signale son intention de transcrire Das Manifest en hexamètres, une variante du mètre qui exige que chaque vers d’un poème ait six pieds avec un ordre de scansion défini et qui est le plus souvent utilisé dans l’épopée classique55. La rigidité de sa règle formelle pose des problèmes à tout poète qui souhaite l’utiliser, empêchant, par exemple, l’inclusion facile de certains mots en raison de l’accentuation des différentes syllabes. Lion Feuchtwanger, écrivain accompli et collaborateur de Das Manifest, admettra plus tard qu’il a mis Brecht en garde contre le recours à l’hexamètre et, après que Brecht n’ait pas tenu compte de l’avertissement, il a rapporté sa difficulté à intégrer des mots tels que « bourgeois », « bourgeoisie » et « prolétariat » dans le poème. Cette réticence face aux restrictions de l’hexamètre, ainsi qu’à son caractère désuet, était partagée par d’autres membres de l’entourage de Brecht. À ce sujet quelques années plus tard, Hanns Eisler rappelle l’incapacité de Brecht à viser juste :

J’ai tout de suite remarqué une chose flagrante, parce que tous les écoliers maîtrisent cette technique pour la simple et bonne raison que leur père les a forcés à l’apprendre : Brecht ne savait pas écrire en hexamètres. Je n’y aurais pas fait attention si Brecht n’avait pas lourdement insisté sur le fait qu’il s’agissait bien d’hexamètres. Peu importe la forme des vers qu’il avait écrits, mais une chose était sûre : ce n’était pas des hexamètres. J’ai donc été poussé à défendre l’hexamètre contre Brecht. Je lui ai dit : « J’admire vraiment ce que vous écrivez, mais vous n’écrivez pas ce que vous pensez que vous écrivez. Vous composez des variantes d’hexamètres jazzy, qui sont parfois des pentamètres, parfois de forme iambique, des formes iambiques hypertrophiques. En un mot, la forme stricte, vous ne la maîtrisez pas. »56

Le défi que Brecht s’est lancé ne s’arrête pas à ces préoccupations formelles. Au contraire, et c’est là que l’intérêt de Kluge pour le projet devient de plus en plus évident, Brecht a décidé de rassembler le principal matériau de référence destiné à l’écriture de son poème à partir du texte de Karl Marx et Friedrich Engels de 1848 Manifest der Kommunistischen Partei (Manifeste du parti communiste, également appelé Manifeste communiste). « Versifier » le texte de Marx et Engels de cette manière, pensait Brecht, aurait pour effet de raviver son potentiel de propagande : « le manifeste est, en tant que pamphlet même, une œuvre d’art ; cependant il me semble possible de renouveler aujourd’hui son effet de propagande, cent ans plus tard, et de le pourvoir d’une autorité neuve, tout armée, en supprimant [Aufheben] son caractère de pamphlet »57. Mais la décision de supprimer, de suspendre, d’abolir ou de surmonter la forme du pamphlet grâce à l’emploi de l’hexamètre laisse perplexe pour au moins deux raisons. Premièrement, cela présuppose que l’œuvre de Marx et Engels est devenue formellement obsolète. Deuxièmement, c’est là postuler qu’une forme classique de poésie est capable de donner une force didactique contemporaine à une œuvre politique si profondément moderne.

En ce qui concerne le premier point, on peut imaginer que l’idée d’une obsolescence formelle est déterminée par des circonstances historiques. Au début de l’année 1945, lorsque Brecht, alors basé aux États-Unis, initie ce projet, des signes montrent que la Seconde Guerre mondiale pourrait bientôt prendre fin. Avec ses réflexions alors tournées vers la situation désastreuse en Allemagne et sur les défaites des mouvements ouvriers de gauche, dans toutes leurs variantes, à partir des années 1920, Brecht écrit ce qui suit dans son journal le 10 mars : « entre le poème didactique et les effrayants reportages de presse venant d’Allemagne. Des ruines et aucun signe de vie des ouvriers »58. Ce sentiment d’angoisse et de défaite conduit à la transformation des célèbres premières lignes du Manifest der Kommunistischen Partei. Citons tout d’abord Marx et Engels, puis deux variations de Brecht :

Ein Gespenst geht um in Europa–das Gespenst des Kommunismus.

Kriege zertrümmern die Welt und im Trümmerfeld gehtein Gespenst um. [janvier 1945]59

Kriege zertrümmern die Welt, und umgeht zwischen den Trümmern. [juillet 1945]60

Alors que Marx et Engels n’ont besoin que d’un vers pour passer de l’énoncé d’un constat à sa résolution, Brecht prolonge ce mouvement sur une strophe complète. Le lecteur de Brecht doit traverser le désert de la guerre pour arriver à nommer ce spectre : le communisme. L’appel initial à la mobilisation de l’original devient une réflexion plus sombre et plus triste, c’est-à-dire un mouvement, autrement dit une distance prise par rapport à la force de ralliement que permet la forme pamphlétaire. Vers la fin de la guerre, une telle forme aurait rappelé certaines connotations précises et suspectes. Cette remarque ne signifie pas que le pamphlet ait nécessairement perdu son impact de propagande, mais qu’il a perdu, ces dernières années, son rattachement aux objectifs révolutionnaires qu’il portait en 1848. Mais, même si cela est exact, la question demeure de savoir pourquoi Brecht est amené à le reprendre par le biais d’une forme poétique classique. Voici la réponse de Eisler à cette énigme : « le plaisir des hexamètres ne rend pas les choses plus claires, mais ne fait que les poétiser, et poétiser quelque chose n’entraîne pas forcément une clarification »61. Mais une plus grande clarté, bien sûr, ne rejoint ni l’intention de Brecht ni la fonction attribuée au poème. Au contraire, à la différence d’une prose simple et énergique ou à d’autres formes plus modernes de poésie, l’hexamètre se lit comme un type de vers plus formalisé, dénaturalisé ou « manipulé »62. Cela semble constituer un modèle pour Kluge, en particulier vis-à-vis de son travail ultérieur et télévisuel qui résiste à la présentation d’images dans leur nature pseudo-naturelle63. Pour Brecht, il existe en tout cas un double avantage au moins à transposer Marx et Engels dans une forme qui n’est pas la leur. La lecture d’un texte en hexamètres offre certaines qualités didactiques, comme le confirme le commentaire de Durs Grünbein dans Nachrichten64. La règle métrique produit, surtout lorsque la lecture est faite à haute voix, un rythme et une intonation qui anticipent et aident à un apprentissage par cœur. Rappelant les exercices en classe, elle devient, en effet, plus facile à apprendre par cœur. Mais, plus important encore, cela rend le texte de Marx et Engels plus artificiel et moins naturel [unnatürlich]. Pour Kluge, traduire la prose en poésie de cette manière lui confère « un tout autre éclat »65 et, selon Grünbein, conduit à « une esthétisation »66. Il faut bien sûr être prudent sur ce point, car le danger, contre lequel Walter Benjamin nous met en garde, est de soutenir l’idée que Brecht n’a fait qu’esthétiser un tract politique de gauche, le réduisant à peu de chose d’autre qu’à ses qualités formelles, comme un objet qui est simplement regardé pour ses qualités esthétiques67. De plus, interpréter le projet de Brecht de cette manière trahit ses intentions, si l’on veut les prendre sérieusement en considération ; car il n’est guère possible pour Brecht de raviver l’effet propagandiste du Manifeste si son poème doit s’apparenter à un objet esthétique à contempler, sous une forme philosophiquement classique et donc politiquement impuissante. Il serait autrement plus pertinent de suggérer que Brecht a cherché à trouver une esthétique appropriée à l’expression du « caractère contrenature des relations bourgeoises ».

En retraçant et croisant les parallélismes qui se manifestent à la conscience, le problème de Brecht, partagé par tant d’autres, pousse ainsi Kluge à se demander quelles formes artistiques pourraient le mieux convenir à la réalité objective contemporaine qui nous dépasse aujourd’hui. Il questionne ainsi la manière dont les différentes images du capital se présentent actuellement, et comment ces images, à leur tour, doivent être surmontées ou remises en question, et quel aperçu on pourrait en donner. En conséquence, Nachrichten ne porte pas vraiment « sur » le projet d’Eisenstein, ni sur les innovations littéraires de Joyce, ni sur l’introduction de Korsch au Capital, ni sur la poésie de Brecht, ni même sur l’analyse de Marx – sans parler, bien sûr, de leur histoire, de leur contexte ou de leur réception. D’une manière étourdissante, frustrante, obstinée, irrésistible et peut-être même ironique, ces diverses voies de traverse procèdent davantage du tissage d’une tapisserie filmique, à laquelle Kluge s’intègre résolument lui-même.

1  Alexander Kluge, « Un plan de la puissance d’un cuirassé », dans Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité : Marx – Eisenstein – Le Capital, Courbevoie, Théâtre Typog­raphique, 2014 (trad. Bénédicte Vilgrain), p. 44 [« Ein Plan mit der Wucht eines Panzerkreuzer », dans Nachrichten aus der ideologischen Antike : Marx—Eisen­stein—Das Kapital, Francfort-­sur-le-Main, Suhrkamp. 2008]. J’ai ajouté certains termes en langue originale allemande, pour les adeptes de philosophie, afin de souligner les origines conceptuelles sur lequel ce passage prend appui (ndla).

2  Oskar Negt, collaborateur de longue date de Kluge, avait fait une déclaration similaire auparavant : « Tout ce que Marx a dit est correct, mais il n’a pas dit tout ce dont nous avions besoin pour comprendre le monde moderne. Le Capital n’a pas besoin d’être écrit une fois de plus ». Oskar Negt cité dans Richard Langston, Dark Matter : A Guide to Alexander Kluge and Oskar Negt, Londres, Verso, 2020, p. 227 [notre traduction].

3  Th. W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », dans Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot, 2003, pp. 311–351 [320][« Auf­zeichnun­gen zu Kafka », Die Neue Rundschau, vol. 64, nº 3, 1953].

4 Voir notamment Philipp Ekardt, Towards Fewer Images: The Work of Alexander Kluge, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2018; Sven Lütticken, « Filming Capital: On Cine­marxism in the Twenty-first Century », dans Samir Gandesha et John F. Hartle (éd.), Aesthetic Marx, Londres/­New York, Bloomsbury Publishing, 2017, pp. 229–250; et Christian Schulte, « ‹ All Things are Enchanted Human Beings ›: Remarks on Alexander Kluge’s News from Ideological Antiquity » (trad. Robert Savage), dans Tara Forrest (éd.), Alexander Kluge: Raw Material for the Imagination, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, pp. 409–415.

5  Voir R. Langston, Dark Matter, op. cit., p. 239.

6  Sergueï Eisenstein, « Comment porter à l’écran Le Capital de Karl Marx », dans Barthélemy Amengual, ¡ Que Viva Eisen­stein !, trad. de B. Amengual, Lausanne, L’Âge d’homme, 1980, pp. 593–606 : 593. Au sujet de la publication des notes d’Eisenstein, voir Elena Vogman, Dance of Values : Sergei Eisenstein’s Capital Project, Zurich, Diaphanes, 2019 [La danse des valeurs – Sergueï Eisenstein et le Capital de Marx, Dijon, Les presses du réel, à paraître en 2021, trad. Thomas Vercruysse].

7 Id, p. 594.

8 Id., p. 595.

9 Id., p. 597.

10 Id., p. 600.

11  Id., p. 603. Avec ironie, Eisenstein tourne ici en dérision les tendances non révolutionnaires, réformistes, sociale-démocrates de la Deuxième Internationale, tendances qui, vues selon la perspective de l’Union soviétique, ne paraissent contre-­révolutionnaires que d’un point de vue historique.

12  Ibid.

13  Alexander Kluge, « Un plan de la puissance d’un cuirassé », op. cit., p. 43.

14  Ibid.

15  Comme Langston le remarque, puisant essentiellement dans History and Obstinacy [Geschichte und Eigensinn, Francfort-sur-le-Main, Suhr­kamp Verlag, 1981], Nach­rich­ten se rapproche davantage de travaux anciens, « anthropo­logiques », de Marx tels que sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel et aux Manuscrits de 1844 plutôt que du Capital. Voir Richard Langston, Dark Matter, op. cit., p. 234 sqq. Voir également Ewa Mazierska, « The Meanings of History and the Uses of Translation in News from Ideological Antiquity – Marx/Eisenstein/The Capital (Video 2008) » [sic], dans Ewa Mazierska et Lars Kristensen (éd.), Marx at the Movies: Revisiting History, Theory and Practice, Londres, Palgrave Macmillan, 2015, pp. 244–266.

16  Voir par exemple Miriam Hansen, « Introduction to Adorno, ‹ Transparencies on Film › (1966) », New German Critique, nº 24/25 (numéro spécial sur le Nouveau cinéma allemand, automne 1981-hiver 1982), pp. 186–198.

17  T. W. Adorno, « Transparents cinématographiques », Pratiques. Réflexions sur l’art, nº 14, automne 2003, pp. 16–24 : 18 (« Film­­trans­parente », Die Zeit, 18 novembre 1966, traduit de l’allemand par Jean Lauxerois).

18  Une des questions centrales posées dans le premier ouvrage véritablement psychanalytique de Freud, L’interprétation des rêves [Die Traumdeutung, Leipzig/Vienne, Franz Deuticke, 1899/1900], évoqué ici, porte sur la relation entre le sommeil et l’éveil.

19  Adorno, « Transparents cinématographiques », op. cit., p. 20. Pour prolonger cette réflexion sur l’écriture dans le cinéma, voir Miriam Bratu Hansen, Cinema and Experience : Siegfried Kracauer, Walter Benjamin, and Theodor W. Adorno, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2012, p. 224 sqq.

20  Voir Fredric Jameson, « Marx and Montage », New Left Review, nº 58 (juillet-août 2009), pp. 109–117 ; et Esther Leslie, « Eisenstein – Joyce – Marx ; Cosmic, Comic », Enclave Review, nº 5 (printemp. 2012), pp. 10–12, également disponible en ligne : http://enclavereview.org (dernière consultation le 29 juillet 2020).

21  La relecture attentive du travail de Korsch par Negt, dont ­proviennent les citations suivantes, rentrent clairement en résonnance avec l’ouvrage qu’il a coécrit avec Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung : Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit (Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1972), qui date de la même période. Ailleurs, Negt écrit : « Malgré des différences au niveau organisationnel des différentes praxis, quasiment toutes les sections de la gauche ouest-allemande cherchent à investiguer l’histoire du mouvement ouvrier grâce à de nouveaux points de vue et en montrant à l’opinion publique prolétarienne ces courants qui, au sein du mouvement ouvrier, ont été accusés de déviance et qui sont peu à peu tombés dans l’oubli, bien qu’à l’époque de leur existence ils aient été très importants au niveau de la lutte des classes et pour la clarification des positionnements théoriques au sein du Marxisme. » (Oskar Negt, « Theorie, Empirie und Klassen­kampf. Zur Konstitutions­problematik bei Karl Korsch », dans Claudio Pozzoli (éd.), Jahrbuch Arbeiterbewegung Band 1. Über Karl Korsch, Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1973, pp. 107–138 : 111, notre traduction].

22 Oskar Negt, « Theorie, Empirie und Klassenkampf. Zur Konstitutionsproblematik bei Karl Korsch », op. cit., p. 112 [notre trad.].

23  Ibid.

24  La théorie du communisme de conseils, à laquelle Korsch a contribué, est vue par Negt et Kluge comme traitant du problème de l’autodétermination au sein de la sphère pu­blique prolétarienne, un pro­blème au centre de à leurs premières collaborations. Voir Oskar Negt et Alexander Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung : Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp. 1972, p. 168.

25  Oskar Negt, op. cit., pp. 112–113.

26  Bien que cet intérêt apparaisse dans Nachrichten, on en trouve déjà des traces en 1979 au sein du discours de Kluge prononcé à l’occasion de sa remise du Fontane-Preis für Kunst und Literatur. Voir Alexander Kluge, « Das politische als Intensität alltäglicher Gefühle », Freibeuter, nº 1, ­septembre 1979, pp. 56–62. Bien entendu, ce n’est pas seulement sur ce point que les travaux de Korsch semblent pertinents pour Kluge, puisqu’il fait également une apparition remarquée dans Geschichte und Eigensinn avec sa théorie du Blitzkrieg.

27  Ce n’est pas un hasard si l’aide de Grünberg fut déterminante pour la publication et la promotion de Marxisme et philosophie de Korsch (Archiv für die Geschichte des Sozialis­mus und der Arbeiter­bewe­gung, vol. 11, nº 1–2, 1923/1925). Bien que les premiers membres de l’Institut für Sozialforschung, jusqu’à ce que Horkheimer en prenne officiellement la direction en 1931, aient souvent été considérés comme de simples marxistes orthodoxes, la contribution de Grünberg à la promotion d’une forme plus « hérétique » de marxisme philosophique ne doit pas être éclipsée.

28  L’inclusion de Graziadei, économiste marxiste, théoricien et co-fondateur du Partito Comunista Italiano (PCI), aux côtés de Korsch et Lukács, démontre à quel point les attaques de Zinoviev étaient confuses du point de vue théorique. (Ndla.).

29 Grigory Zinoviev cité dans Andrew Arato et Paul Breines, The Young Lukács and the Origins of Western Marxism, New York, The Seabury Press, 1979, p. 180 [notre traduction].

30 Voir Paul Mattick, « Karl Korsch: His Contribution to Revolu­tionary Marxism », dans Anti-Bolshevik Communism, Monmouth, Merlin Press, 2007, pp. 139–155.

31  Karl Korsch, « Marxisme et philosophie », dans Marxisme et philosophie, traduction de Claude Orsoni, Paris, coll. « Arguments », Les éditions de Minuit, 1964, pp. 101–102.

32  Alexander Kluge, dans Nach­richten aus der ideologische Antike. Marx—Eisenstein—Das Kapital, réalisé par Alexander Kluge (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2008, DVD), disque III, 59 min [notre traduction, ainsi que suivantes].

33  Id., 60 min.

34  Ibid.

35  Karl Korsch, « Préface au Livre I du Capital », dans L’Anti-Kautsky, éditions Champ Libre, 1973, pp. 169–201 : 181. Première édition : « Geleitwort zur neuen Ausgabe », dans Karl Marx, Das Kapital : Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Gustav Kiepenheuer Verlag AG, 1932.

36  Ibid. Le fait que Korsch fasse preuve d’une mauvaise conception de la dialectique ressort clairement d’un commentaire fait quelques instants plus tôt, où il la décrit comme suit : « la méthode [du mode d’exposition dialectique] se rapproche de celle qu’utilisent les sciences mathématiques, la méthode axiomatique moderne : en utilisant un procédé constructif d’apparence logique, elle déduit de certains concepts fondamentaux très simples le matériau approprié pour la recherche de détail » (Ibid.).

37  Idem, p. 182. Voir Rainer Stoll­mann, Nachrichten, disque III, op. cit., 109–117 min. qui ­postule que Korsch a découvert un troisième élément artistique dans Le Capital, ainsi que pour la description de cette « découverte » faite par Korsch, celle proposant la lecture du Capital comme un récit initiatique [Bildungsroman].

38  O. Negt, Nachrichten, disque III, op. cit., 60 min.

39 K. Korsch, op. cit., p. 183.

40 Id., p. 184.

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Id., p. 185.

44  Ibid.

45  O. Negt, Nachrichten, disque III, op. cit., 60 min.

46  Karl Marx, Le Capital, traduction de Joseph Roy, revue par M. Rubel, dans Œuvres. Economie I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977 [1965], pp. 788–789.

47  A. Kluge, Nachrichten, disque III, op. cit., 62 min.

48 Voir P. Ekardt, Towards Fewer Imagesop. cit., p. 97 sq.

49  K. Marx, op. cit., p. 604.

50  Id., p. 607.

51  P. Ekardt, Towards Fewer Imagesop. cit., p. 136 [notre traduction].

52  Id., voir également les pages suivantes de l’ouvrage d’Ekardt au sujet du rapport analogique–digital chez Kluge.

53  Rejetant la catégorie d’« œuvre », Christian Schulte choisit plutôt de décrire Nachrichten comme « un dispositif expérimental ». Voir Christian Schulte, « All Things are Enchanted Human Beings », op. cit., p. 410.

54 Bertolt Brecht, « An Karl Korsch, Santa Monica, Ende März/Anfang April 1945 », dans Bertolt Brecht, Werke Band 29. Briefe 2. Briefe 1937–1949, Berlin/Weimar/Francfort-sur-le-Main, Aufbau Verlag/Suhrkamp Verlag, 1948, p. 348 [notre traduction].

55  A. Kluge et Durs Grünbein signalent l’usage de l’hexamètre par Homère pour l’Odyssée ainsi que par Johan Wolfgang von Goethe pour Hermann und Dorothea.

56  Hanns Eisler, Gespräche mit Hans Bunge : fragen Sie mehr über Brecht, Leipzig, VEB Deutscher Verlag für Musik, 1975, p. 117 [notre traduction].

57 Bertolt Brecht, Journal de travail, 19381955, « 11. 2. [19]45 », traduction de Philippe Ivernel, Paris, L’Arche, 1976 [1973], p. 420.

58  Bertolt Brecht, Journal de travail, 1938–1955, « 10. 3. [19]45 », op. cit., p. 423. Eisler partage cette position et cette préoccupation : « La condition la plus fondamentale pour comprendre [le Manifeste du Parti communiste] est celle de la lutte des classes dans la prati­que. Si vous laissez de côté la résistance illégale, celle-ci étant inexistante dans l’Allemagne d’Hitler. C’est pourquoi je n’étais pas très enthousiaste à l’idée que notre cher Brecht complique maintenant le Manifeste en le transformant en une forme peu réussie de poésie allemande ». H. Eisler, Gespräche mit Hans Bungeop. cit. p. 114 [notre trad.].

59 Bertolt Brecht, Werke 15. Gedichte 5 : Gedichte und ­Ge­­dicht­fragmente. 1940–1956, Aufbau Verlag/Suhrkamp Verlag, Berlin/Weimar/Francfort-­sur-le-Main, 1993, p. 120.

60 Id., p. 148.

61 H. Eisler, op. cit., p. 119.

62 Bertolt Brecht, Werke 23. Schriften 3. 1942–1956, Berlin/Weimar/Francfort-sur-le-Main, Aufbau Verlag/Suhrkamp Verlag, 1993, pp. 269–270.

63  Kluge lui-même admet employer des stratégies artistiques brechtiennes dans son travail, y compris celle que nous discutons ici. Comme il le suggère : « [Nachrichten] est un nouveau film et montre la manière dont j’utilise les pratiques brechtiennes aujourd’hui. L’auteur ne prend aucune décision. L’auteur analyse ou contre-analyse, ou répète, ou fait des commentaires. Le spectateur est invité à faire ses propres associations » (Alexander Kluge, dans Angelos Koutsourakis, « Brecht Today : Interview with Alexander Kluge », Film-Philosophy, Édinbourg, vol. 15, nº 1, février 2011, pp. 220–228 : 223, notre trad.)

64 D. Grünbein, Nachrichten, DVD III, op. cit., 32–33 min.

65 A. Kluge, id., 44 min.

66 D. Grünbein, id., 45 min.

67  Ibid.