Francois Bovier, Sylvain Portmann, Roxane Gray, Laurence Gogniat, Achilleas Papakonstantis

Editorial

Alexander Kluge, avocat de formation, écrivain, philosophe, cinéaste et producteur de télévision, a développé une œuvre multiple et foisonnante, tant sur le plan de la fiction que de la théorie critique (il est proche d’Adorno qui lui avait conseillé d’investir le medium du film). Porte-parole du nouveau cinéma allemand (il est l’un des signataires et instigateurs du manifeste d’Oberhausen), ses films de fiction et ses documentaires ont marqué le renouvellement de la forme du « film-essai ». Ses films sont désormais aisément accessibles, le Filmmuseum de Munich les ayant édités en DVD à partir de 2007.
Son œuvre filmique est reconnue et a fait l’objet de nombreuses analyses, mais n’est encore guère commentée en français. Il nous faut cependant signaler la sélection d’une série d’essais de Kluge sur le cinéma, réunis et introduits par Dario Marchiori aux Presses Universitaires de Lyon en 2014, sous le titre L’Utopie des sentiments: Essais et histoires de cinéma (dans une traduction de Christophe Jouanlanne et Vincent Pauval). Dans l’espace francophone, ce sont surtout ses écrits littéraires qui ont retenu l’attention, principalement à travers des traductions. Aussi ses miniatures et chroniques littéraires ont-elle fait l’objet d’une traduction intégrale par l’éditeur P.O.L. : Chronique des sentiments, tome 1 : Histoires de base, en 2016 (dans une traduction de Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann et Vincent Pauval) ; Chronique des sentiments, tome 2 : Inquiétance du temps, en 2018 (dans une traduction de Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval). Une première sélection de ces textes avait déjà été proposée et traduite par Pierre Desshusses, chez Gallimard, en 2003. Les éditions Diaphanes ont également publié des livres d’entretiens (Alexander Kluge et Joseph Vogl, Crédit et débit en 2013, dans une traduction de Magali Jourdan et Mathilde Sobottke) ou de dialogues (Alexander Kluge et Gerhard Richter, Décembre, en 2012, dans une traduction de Hilda Inderwildi et Vincent Pauval), ainsi que sa fiction documentaire Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945, en 2016 (dans une traduction de Herbert Holl). Enfin, même si son nom disparaît dans cette édition française, de larges extraits de deux textes de théorie critique coécrits avec le philosophe et sociologue Oskar Negt ont été sélectionnés et traduits par Alexander Neumann dans L’espace public oppositionnel, paru chez Payot, en 2007. Le présent dossier constitue donc la première monographie consacrée à ses films en français. Il précède de peu les actes du Colloque de Cerisy qui était consacré à l’ensemble de son œuvre (littérature, essais, films, télévision).
En revanche, dans les pays anglo-saxons, ainsi qu’en Allemagne, comme on pouvait s’y attendre, les études sur Kluge sont multiples et très bien documentées. Mentionnons les cahiers d’études annuels Alexander Kluge-Jahrbuch, fondés en 2014. Et renvoyons à quelques ouvrages ou dossiers de revue récents, tous remarquables : Philip Ekardt, Toward Fewer Images : the Work of Alexander Kluge, MIT Press, 2018 ; Richard Langston (éd.), Difference and Orientation :an Alexander Kluge Reader, Cornell University Press, 2019 ; Leslie Adleson (éd.), «Alexander Kluge: New Perspectives on Creative Arts and Critical Practice », New German Critique, vol. 47, no 1, 2020 ; et Richard Langston, Dark Matter: A Guide to Alexander Kluge and Oskar Negt, Verso, 2020. Parmi les monographies plus anciennes, citons Rainer Lewandowski, Die Filme von Alexander Kluge, Olms Press, 1980 ; Peter C. Lutze, Alexander Kluge : The Last Modernist, Wayne State University Press, 1988 ; et Tara Forrest (éd.), Alexander Kluge: Raw Materials for the Imagination, Amsterdam University Press, 2012. Toutes ces études sont indispensables pour qui veut se pencher de près sur l’œuvre plurielle, multiple, d’Alexander Kluge – dont les films ont probablement été si ce n’est introduits du moins popularisés dans l’espace anglo-saxon à travers un dossier spécial de la revue October dirigé par Stuart Liebman, à l’automne 1988.
Pour le présent numéro de Décadrages, nous avons pris le parti de privilégier des études de cas. Ainsi, chaque contribution est centrée sur un film ou, parfois, repart d’un ouvrage de l’auteur. Le dossier s’ouvre sur une contribution d’Erik Bullot qui porte sur le deuxième long-métrage d’Alexander Kluge, Artistes sous le chapiteau: perplexes (1968). L’auteur y interroge un singulier investissement de la culture circassienne, qui devient un symbole de la résistance. Proposant d’évaluer ce film qui est construit par vignettes, saynètes et associations difficiles à élucider à travers une « politique hermétique au cinéma», Erik Bullot met en évidence la dynamique du choc, du collage ou du montage, qui caractérise l’ensemble de l’œuvre d’Alexander Kluge. L’article suivant, de Maguelone Loublier, propose une analyse du « paysage sonore » du film de science-fiction d’Alexander Kluge, Willi Tobler et le déclin de la sixième flotte (1972). La «plasticité» visuelle du film, qui répond au principe de variation, se heurte selon elle à une saturation de la bande sonore: le désordre sonore se superpose ainsi au désordre narratif et donne à entendre l’échec de l’utopie, au sein de laquelle la mélancolie de Willi Tobler, dans un registre kafkaïen, déterritorialise la bouche vers une voix-musique qui exprime une tension entre phonè et chant. François Bovier et Sylvain Portmann abordent quant à eux le long-métrage Travaux occasionnels d’une esclave (1973), qui n’a pas manqué de provoquer le scandale, en particulier auprès des féministes, le film dressant un portrait ambigu d’une femme qui tend à s’émanciper et à affirmer sa subjectivité, tout en renvoyant à la pratique des avortements illégaux. Les auteurs, qui retracent la réception critique du film au moment de sa sortie, soutiennent que celui-ci devrait être appréhendé à travers la notion d’obstination, telle que la définissent Oskar Negt et Alexander Kluge dans Histoire et obstination (1981). Serge Margel propose, lui, d’appréhender le film Le pouvoir des sentiments (1983) en le confrontant à une série de textes de Kluge, traitant notamment de la notion de temps, de durée ou encore de montage. Chacune des parties du film (quinze avec la partie introductive) est ainsi analysée à l’aune de propositions théoriques, offrant ainsi une approche plurielle du texte cinématographique. Christa Blümlinger réfléchit pour sa part à la notion d’espace et d’utopie chez Kluge, en prenant appui sur différentes expressions de son œuvre : les textes, les films et les installations. L’historienne revient ainsi en détail sur l’ouvrage que Kluge sort en 1983, Bestandsaufnahme: Utopie Film (1983), avant d’aborder l’exposition The Boat is Leaking, réalisée à la Fondazione Prada en 2017. Louis Hartnoll entreprend ensuite une analyse documentée de Idéologies: des nouvelles de l’Antiquité (2008) grâce à la mobilisation d’une série de sources touchant à la lecture et la diffusion de certaines œuvres de Karl Marx durant la première moitié du XXe siècle. L’auteur opte ainsi pour la forme éclatée employée par Kluge afin de traiter du projet inabouti d’Eisenstein, consistant à adapter Le Capital au cinéma, en poursuivant une réflexion périphérique autour du projet du réalisateur russe, mettant ainsi en relief les liens qu’il observe entre écriture, politique, représentation et cinéma. Richard Langston appréhende et explicite les enjeux du long-métrage Orphea (2020), coréalisé avec Khavn De La Cruz, cinéaste participant à la nouvelle vague philippine. Inversant le caractère tragico-héroïque du personnage mythologique d’Orphée qui est ici féminisé, ce dernier film réinvestit la figure obstinée de la protagoniste de Die Patriotin (1979), à travers une série d’écarts. Comme le montre Richard Langston, la référence du film au biocosmisme, courant littéraire et mystique russe dans les années 1920, est à entendre comme une critique radicale du capitalisme à l’ère du numérique et des dérives de l’intelligence artificielle. Enfin, Leslie Adelson propose une analyse transversale des «miniatures» d’Alexander Kluge, genre littéraire auquel ce dernier a imprimé un tournant inédit en l’orientant en direction du « sens du futur » ou de la possibilité d’une rédemption face à la « vie mutilée » (Adorno) et à la catastrophe réelle. Comme le montre l’auteure, le montage, ou plus précisément la «théorie de la relationnalité», constitue un principe opératoire dans l’écriture d’Alexander Kluge, ouvrant à une dynamique d’associations et de relations productives.
Pourquoi consacrer aujourd’hui un dossier de la revue francophone Décadrages aux films d’Alexander Kluge ? Un élément de réponse est d’ordre circonstanciel. Depuis quelques années, le public non-germanophone a accès à son œuvre: édition de ses films et de certaines de ses émissions en DVD avec sous-titres en français, mise en ligne en 2015 de Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité avec des sous-titres anglais à l’occasion de la Biennale de Venise. Mais la motivation la plus authentique par rapport à cette question est théorique et critique. Les films et les émissions télévisées d’Alexander Kluge mettent en scène des figures obstinées, entêtées, qui assument leur propre parcours de vie oppositionnel, ou plutôt qui relèvent le défi de l’obstination et de l’insurrection : contre le lieu commun et contre la communauté assignée du sens – et, du point de vue du réalisateur, contre la production cinématographique et télévisuelle normée. Ils font entendre une dissension, une opposition, en empruntant la voie du choc, de la tension et du collage, pour faire valoir les voix de l’hétéronomie, de l’hétérotopie et de l’utopie. Cette œuvre participe à un cinéma différent, indépendant, articulant une position alternative à la pratique underground, à la politique structuraliste-matérialiste et à la culture cinéphilique-auteuriste.

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La rubrique suisse propose une réflexion sur les relations entre le cinéma et la télévision dans le paysage helvétique, des années 1950 à nos jours. Parmi les études ciblées qui composent ce dossier, deux contributions concrétisent un projet qui nous tient à cœur depuis fort longtemps : la valorisation des travaux menés durant plusieurs années par Marthe Porret (1971–2014) auprès de la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne. Doctorante sous la direction de Maria Tortajada, Marthe Porret étudiait les différentes structures de production en Suisse romande à l’époque du nouveau cinéma suisse et, en se basant pour une large part sur la récolte de témoignages oraux, elle orientait ses recherches vers l’émergence de la figure du·de la cinéaste producteur·trice et son évolution. Après avoir participé aux recherches et à la rédaction de l’Histoire du cinéma suisse 19662000, Marthe Porret fut assistante diplômée à la Section d’histoire et esthétique du cinéma. Rédactrice de nombreux articles sur le cinéma, notamment dans la revue Décadrages dont elle fut membre du comité de rédaction dès 2005, elle fut aussi associée au vaste projet d’histoire orale Cinémémoire.ch, ceci dès les recherches préliminaires. Porté par l’Université de Lausanne et la Cinémathèque suisse, que Marthe Porret rejoignit dès 2010 en tant que collaboratrice scientifique et archiviste, le volet romand de ce projet permit de réaliser et d’indexer les entretiens filmés d’une vingtaine de personnes ayant connu de près le milieu du cinéma suisse dans les années 1960 et 1970. Les travaux de Marthe Porret étaient en plein développement au moment de sa disparition soudaine, en avril 2014. À côté de l’immense vide qu’elle a laissé, résultent, de ses projets professionnels en cours, plusieurs entretiens inédits et de très nombreux documents de travail. Ses travaux, et tout particulièrement ceux qui explorent les pratiques de production à la croisée des milieux télévisuels et cinématographiques helvétiques, rejoignent parfaitement la thématique de cette rubrique, et nous avons le grand plaisir de pouvoir en publier une infime part. Ce projet de mise en valeur a été porté dès ses débuts par Maria Tortajada.

François Vallotton ouvre le dossier par une réflexion originale sur l’histoire culturelle de la production audiovisuelle en Suisse. Partant de l’effacement des frontières entre cinéma et télévision que l’on observe actuellement, il invite à nuancer la nouveauté du phénomène et à inscrire le caractère hybride des deux médias dans une longue durée. Cette introduction revient par ailleurs sur la diversité des dialogues pluridisciplinaires engagés autour de la thématique dès le milieu du XXe siècle ; autant de jalons d’une histoire croisée du petit et du grand écran qui n’en est encore qu’à ses prémices. Les deux contributions suivantes trouvent leur source dans les recherches, en lien étroit avec la télévision, de Marthe Porret. À l’occasion de sa participation, en avril 2010, au colloque organisé par le Centre des sciences historiques de la culture de l’Université de Lausanne sur les enjeux culturels et esthétiques des formes télévisuelles, la chercheuse avait examiné de près les dramatiques produites par la TSR de 1960 à 1980. Le premier article, écrit par Roxane Gray, retrace les origines télévisuelles du Groupe 5 et s’inspire de cette intervention dans laquelle Marthe Porret étudiait le rôle joué par le Service Dramatique dans la formation d’un style cinématographique romand – le texte de sa communication est en outre consultable sur le site internet de Décadrages (www.decadrages.ch). Cet article est prolongé par un entretien que Marthe Porret avait réalisé en 2010 avec Maurice Huelin, responsable du Service Dramatique dès 1962 et durant près de vingt ans. Leur discussion, qui fut enregistrée, est rendue ici sous la forme d’un texte constitué d’extraits choisis et annotés par Laurence Gogniat. La suite de ce dossier réunit deux études de cas qui abordent la relation plurielle et ambivalente entretenue par les représentants du milieu de la télévision et du cinéma dans les années 1980. Marie Sandoz analyse l’arrivée en Suisse de la télévision par abonnement ainsi que le tournant qu’elle engendre dans les rapports entre les deux médias. En analysant le contexte d’émergence des premières chaînes payantes suisses, Télécinéromandie et Teleclub, l’historienne décortique les débats qui agitent le paysage audiovisuel helvétique, alors en pleine mutation, et révèle les positions hétérogènes des exploitants et distributeurs de cinéma à l’égard de la Pay-TV. Alors que la décennie voit l’hégémonie de la Société suisse de radiodiffusion (SSR) sur le milieu cinématographique s’intensifier, le format hybride du téléfilm met en évidence l’interdépendance qui caractérise les modes de production entre les deux médias. Roxane Gray revient à ce propos sur la politique du Secteur Fiction de la TSR, dirigé de 1980 à 1990 par Raymond Vouillamoz, et démontre l’importance des modèles cinématographiques dans les stratégies de production des téléfilms. La dernière contribution témoigne de l’apport considérable de la source télévisuelle à une filmographie régionale. Dans cet article, Laurence Gogniat propose une synthèse des recherches qu’elle a menées au Département audiovisuel de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds dans le cadre de la «Filmographie neuchâteloise».