« Regarde un peu la France »1. La réception critique française de La Faute à Voltaire, L’Esquive et La Graine et le mulet
Depuis La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2 (France/Belgique/Espagne, 2013) 2, les aspects sulfureux des films d’Abdellatif Kechiche – représentation exacerbée des attributs féminins, scènes de sexe étirées et détaillées – et les plaintes liées à ses méthodes de tournage – dépassement des heures de travail, épuisement des acteurs – ont largement pris le dessus dans la réception critique au détriment d’autres enjeux cinématographiques et représentationnels lors de ses débuts d’acteur dans les années 1980 3et de réalisateur avec La Faute à Voltaire (France, 2001), L’Esquive (France, 2004) et La Graine et le mulet (France, 2007), à savoir les trois films que nous proposons d’aborder ici. En effet, la présence de Kechiche au sein du cinéma français était marquée par une thématique forte : la représentation de la communauté franco-maghrébine prise en charge par un membre de cette même communauté 4et la mise en scène de la relation d’altérité au sein de la société française, enjeu particulièrement prégnant jusqu’à Vénus noire (France/Belgique, 2010).
Aujourd’hui, après La Vie d’Adèle, mais surtout suite à la projection en mai 2019 au Festival de Cannes de Mektoub, My Love : Intermezzo (France, 2019), dont la sortie en salles n’est toujours pas annoncée à ce jour, et qui avait engendré malaises et polémiques 5, le cas « Kechiche », qui comprend ses films mais également ses méthodes de travail et ses propos dans les médias, semble requérir une prise de position de la part de la critique et des personnalités du cinéma français. En effet, depuis Mektoub, My Love : Canto Uno (France/Italie, 2018), l’un des aspects sur lequel se focalise l’attention des médias est celui de la représentation de la femme via un regard masculin normatif qualifié de male gaze 6.
En septembre 2019, dans le numéro 73 du magazine So Film, la réalisatrice et scénariste française Céline Sciamma s’exprime sur l’attitude de la critique face à deux films présentés en compétition au Festival de Cannes : le sien, Portrait de la jeune fille en feu (France, 2019) où la mise en scène du regard, voyeur comme révélateur, est centrale, et Mektoub, My Love : Intermezzo :
[L]a critique française s’est retrouvée face à la question du male gaze, du female gaze, des enjeux autour du regard. […] C’est complètement stupide de penser que l’on ne peut pas aimer l’un et l’autre. Au contraire ! C’est là qu’il n’y a pas assez de déconstruction d’une partie de la critique française et des spectateurs. On n’est pas du tout à la hauteur du caractère passionnant de ce moment si on en est réduit à des questions de « c’est bien ou c’est pas bien ; c’est moral ou immoral ; c’est voyeur ou pas voyeur. » Ce n’est pas ça l’essentiel. 7
Balayant tout jugement de valeur concernant les enjeux du regard dans Mektoub, My Love : Intermezzo, la réalisatrice française n’en souligne pas moins le caractère déterminant dans le cinéma de Kechiche comme dans l’appréhension de celui-ci.
Depuis La Vie d’Adèle, le regard que pose le cinéaste sur les femmes est devenu l’un des aspects dominants de la réception critique. En comparaison, lors de ses débuts de réalisateur (entre 2001 et 2007), la presse s’intéressait particulièrement au regard que portait Kechiche sur des thématiques liées à la représentation de personnages maghrébins ou franco-maghrébins (aspects qui ont ensuite disparu des grilles de lecture) à travers l’immigration clandestine à Paris dans La Faute à Voltaire, l’adolescence dans les banlieues avec L’Esquive et la mise au ban d’un ouvrier quinquagénaire à Sète pour La Graine et le mulet. Les raisons de cette attention particulière sont plurielles : les origines et le parcours du réalisateur maintes fois mis en avant dans la presse – fils d’immigrés tunisiens arrivé en France à l’âge de six ans « [i]ssu de l’immigration et d’origine modeste » 8 ; acteur à ses débuts, il passe à la réalisation en autodidacte –, une biographie qui éclairerait ses récits de fiction ; une précarité économique et logistique dans la réalisation de ses premiers projets, présentés comme atypiques, peu commerciaux et susceptibles d’engendrer des réticences chez les décideurs du cinéma français ; une lecture de ses films par la critique à l’aune de l’actualité sociale et politique de la France.
Afin de mettre en lumière les questions de représentations en jeu dans la filmographie de Kechiche, nous proposons ici un panorama de la réception critique française de ses trois premiers longs métrages en nous concentrant sur la manière dont le regard que Kechiche porte sur la communauté franco-maghrébine est traité dans la presse généraliste et spécialisée en France. Pour des questions de faisabilité, dans le cadre de cet article nous ne proposons pas une analyse exhaustive de la réception critique française – par exemple, pour La Faute à Voltaire, la base de données Europresse fournit plus de 400 entrées uniquement pour la presse généraliste – mais nous avons établi notre corpus sur deux sources principales : le Fonds Jean-Pierre Jeancolas qui comprend une revue de presse par film avec les critiques de titres majeurs de la presse française (dont Libération, Les Inrockuptibles, Le Nouvel Obs, L’Humanité, Le Figaro, La Croix, Marianne, Le Monde, Télérama ou Les Echos) ainsi que la revue Politis, à laquelle collaborait l’auteur du fonds 9. À cela s’ajoutent les revues de presse numérisées de la Bibliothèque du film (rattachée à la Cinémathèque française), où certains titres se recoupent, auxquelles nous avons adjoint les Cahiers du cinéma et Positif. Au sein des discours critiques circulant sur ses premières œuvres, nonobstant la ligne éditoriale et les orientations des journaux et revues, nous nous sommes attachée à relayer des citations qui soient représentatives des lignes de lecture et d’appréciation récurrentes des films.
La Faute à Voltaire : « sans papiers ni mouchoirs » 10
Lion d’or de la première œuvre au Festival international du film de Venise en 2000, La Faute à Voltaire rencontre en France un bel accueil en salles pour un réalisateur alors inconnu puisqu’il totalise plus de 80’000 spectateurs 11. Pour cette première réalisation, la critique, qui connaît déjà Abdellatif Kechiche en raison de son expérience en tant qu’acteur, exprime en premier lieu une certaine crainte face à une thématique lourde – le parcours d’un Tunisien tout juste arrivé à Paris se faisant passer pour un Algérien dans l’espoir d’obtenir des papiers – susceptible de verser rapidement dans le misérabilisme, perçu comme l’un des écueils du cinéma dit social, et servant un discours bien-pensant en raison de l’adéquation entre les enjeux de l’intrigue et la réalité de l’époque ; ce film « engagé et poignant » 12a pu, en effet, être qualifié de « plongée quasi documentaire dans l’univers de l’immigration » 13. Le réalisateur, au moment de la sortie du film, reconnaît cette correspondance : « C’était à l’époque de tous les débats sur l’immigration, de la loi Debré, du moment des cinéastes en faveur des sans-papiers, tout cela a certainement compté » 14.
Mais la presse se voit vite rassurée face à une œuvre empreinte d’humour, aux qualités de mise en scène largement reconnues et qui ne réactive pas les clichés sur les immigrés maghrébins : « on pourrait craindre le témoignage appuyé, le film à message, le mélo. Abdellatif Kechiche […] a préféré jouer l’émotion et l’humour » 15 ; « Abdellatif Kechiche prouve brillamment […] qu’il est possible de faire du ‹ cinéma social › qui soit du vrai cinéma » 16 ; « inattendu parce qu’il a tout pour être un film dossier de plus et échappe pourtant au simple constat social » 17 ; « À 1000 lieues des caricatures de Maghrébins en vigueur çà et là, il crée un personnage lucide, réfléchi, vulnérable » 18 ; « [le film] traite sans misérabilisme de l’émigration clandestine » 19. Cette réticence initiale de la critique s’explique par l’inscription du film dans une tendance sociale du cinéma français, en l’occurrence le parcours d’un personnage marginalisé en France, mais qui en déjoue les clichés et les passages obligés : « [un film] qui affronte à bras-le-corps la réalité. […] tranche sur le tout-venant pléthorique des premiers films français et apporte un ton nouveau aux films sur l’immigration » 20 ; ici, le fait qu’il s’agisse d’un premier film semble accroître le risque de forcer le trait du misérabilisme.
La Faute à Voltaire n’est pas appréhendé uniquement à partir de sa thématique, mais également à l’aune des catégories esthétiques de l’histoire du cinéma français : le film « retrouve la couleur du réalisme poétique » et « comme celui de Duvivier, ne peut que finir mal » 21 ; « On touche là au cœur d’une certaine tendance du cinéma français, social, bien intentionné, soucieux de réalisme, au plus près des personnages et des acteurs, avec pour horizon esthétique majeur le sentiment du pris sur le vif, la circulation de la vie captée à même la caméra-épaule » 22 ; « s’il y a bien une appartenance avec laquelle il ne peut tricher, c’est celle qui le lie au cinéma français des années 1990 » 23.
Bien qu’il s’inscrive dans une actualité, une typologie de films et une tradition esthétique, ce qui frappe et convainc la critique c’est la capacité de Kechiche à transcender une réalité pour la rendre acceptable : « le film d’Abdel Kechiche transforme les mésaventures d’un sans-papiers en conte de fées […] ; [une comédie qui] tourne résolument le dos à la noirceur et à la gravité attendues du sujet et n’a de cesse de nous persuader que le monde peut aussi sourire à ceux qu’il exclut » 24.
En plus d’affronter une réalité sociale, Kechiche se confronte à la réalité de l’industrie cinématographique française : le réalisateur débutant, alors âgé de quarante ans, a eu beaucoup de peine à monter ce projet réalisé dans une certaine précarité à laquelle son équipe n’a pas échappé : « Les techniciens sont payés à 50 % » 25. Mais ces renoncements sont alors notés de manière positive, révélant la détermination et la force de caractère d’une personnalité qui parvient à créer malgré l’âpreté du système de financement du cinéma français : « En sacrifiant des parties entières du scénario (en particulier les scènes prévues en Tunisie), en se battant bec et ongles pour chaque mètre de pellicule, en obtenant des acteurs et techniciens qu’ils mettent la moitié de leur salaire en participation, il arrivera à ses fins » 26.
Cette ténacité comme son exigence, perçues comme excessives, lui seront reprochées plus tard, au moment de la Palme d’or en 2013 pour La Vie d’Adèle, en raison de plaintes des techniciens concernant les conditions de travail dont la presse se fera le relais 27 ; à cela s’ajoutera, après une période de bonne entente apparente, le mécontentement exprimé de ses actrices, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos 28, suivies quelques années plus tard par Ophélie Bau, concernant ses méthodes et ses demandes durant le tournage. Une Palme d’or à l’arrière-goût plutôt amer qu’il ira jusqu’à vendre aux enchères afin de boucler le financement de son projet en cours 29, signifiant ainsi que la récompense cannoise n’a provoqué aucun changement au niveau du processus de production et qu’il fait face aux mêmes difficultés de financement de ses projets atypiques dont l’ampleur des tournages reste imprévisible, fait particulièrement redouté des investisseurs.
Première percée réussie en tant que réalisateur avec La Faute à Voltaire, Kechiche étonne et surprend la critique non seulement en raison de sa maîtrise de la mise en scène et de la direction d’acteurs, mais également au niveau des représentations des groupes qu’il filme : il déjoue les attentes et les clichés associés au film convenu qu’il aurait pu faire. Et cette esquive sera l’un des aspects prégnants de la réception critique de ses premiers films, un phénomène que l’on observe autant dans la presse généraliste que spécialisée : le cinéaste ne se trouve jamais là où la critique l’attend. Ces attentes, déjouées par chaque film, révèlent quel point de vue, quel regard ce cinéaste franco-maghrébin, dont les origines tunisiennes et le parcours sont très souvent discutés, devrait adopter pour se conformer aux attentes de la critique : celui d’un observateur de la société française forçant le trait des inégalités suivant une logique « misérabiliste ». De fait, cette analyse révèle la prédominance de l’approche « auteuriste » au sein de la critique française qui ne cesse de relier les éléments propres à la vie et au parcours de Kechiche à ceux de l’univers diégétique du film qui relève ici uniquement de la fiction. De plus, la critique manifeste une forme d’étonnement face à la manière dont Kechiche se soustrait aux passages obligés dans la représentation de l’immigration et des sans-papiers – ou, comme dans L’Esquive, de la jeunesse dans les banlieues.
L’Esquive : « Attendu sur la banlieue, il filme avant tout l’adolescence » 30
Comme le note dans les Cahiers du Cinéma l’écrivain François Bégaudeau – dont Kechiche adaptera par la suite un de ses ouvrages 31–, L’Esquive a pris beaucoup de place et de visibilité dans le cinéma français entre 2004 et 2005. Après avoir été césarisé quatre fois 32– ce qui marque une reconnaissance de la profession –, le film bénéficiera d’une seconde sortie sur les écrans français 33. En raison de son intrigue – des jeunes d’« une cité H.L.M. en banlieue parisienne » (pour reprendre les termes du dossier de presse 34) dont la majorité est issue de l’immigration répètent une pièce de Marivaux –, L’Esquive est associé par la critique au « film de banlieue » 35. La référence à cette catégorie a pour effet de créer un horizon d’attente et une grille de lecture assez précis : le film se voit comparé à La Haine (Mathieu Kassovitz, France, 1995), à État des Lieux (Jean-François Richet, France, 1995) ou à Petits Frères (Jacques Doillon, France, 1999).
Pour la presse, Kechiche parvient à échapper aux poncifs du film de banlieue : « Fini le temps des grues de La Haine et du montage-force de De l’amour [J.-F. Richet, France, 2001], place à une DV mobile, et surtout privilège du quotidien au détriment du récit traumatique » 36 ; « Le cinéma français s’est souvent essayé à donner une vision de la banlieue. […] il s’est rarement – jamais ? – risqué à mêler le théâtre classique à l’architecture assommante des barres d’immeubles. […] Abdellatif Kechiche […] a brisé le tabou de la plus belle des manières avec cette délicieuse variation sur l’amour » 37 ; « Abdellatif Kechiche a poussé le défi jusqu’à recruter la totalité de ses acteurs par casting en Seine-Saint-Denis, où ils vivent parmi des non-professionnels […] » 38.
Ce caractère inédit est mis en avant par la critique qui convoque des termes renvoyant au choc ou à l’audace – « risqué », « brisé le tabou », « poussé le défi », « audacieux pari », « pour la première fois » –, et qui souligne la présence d’un élément habituellement étranger à l’univers des banlieues, à savoir Marivaux : « Pour la première fois, un cinéaste français filme la banlieue comme l’écrin d’une poignée de personnages, […], [le cinéaste] fait se télescoper le monde de Marivaux et celui des banlieues » 39 ; « [le film] fait jouer des jeunes beurs dans un marivaudage et les fait échapper le temps d’un film à leur prison identitaire ou sociale » 40 ; « Marivaux joué (vécu ?) par des jeunes des cités, une collision détonante et réjouissante » 41 ; « La banlieue comme théâtre de jeu, des jeunes des cités comme comédiens principaux, L’Esquive est un audacieux pari admirablement réussi par le cinéaste » 42.
Le choc causé par deux cultures qui se « télescopent » ou provoquent une « collision détonante » dévoile la manière dont les deux mondes représentés dans le film, la banlieue parisienne et le théâtre classique français, sont perçus comme étant séparés, lointains et, parfois même, incompatibles : « […] l’un des constats les plus durs et cruels que j’aie pu voir sur les quartiers dits sensibles. Car qu’y voit-on ? Des enfants qui ne savent plus dire les mots ni faire les gestes de l’amour ; qui tentent d’endosser les oripeaux d’une culture qui n’est pas la leur » 43 ; « Différents ces jeunes immigrés. Et pourtant, Kechiche nous prouve simplement, sans complaisance, qu’ils sont comme les autres devant une fille, avec en plus le regard d’un monde qui les ignore et ces tours de HLM qui narguent leur présent et limitent leur avenir » 44.
Ces constats, l’un qui stigmatise des enfants qui ne se reconnaissent pas dans la culture de leur propre pays, l’autre, rassuré par les correspondances entre deux univers a priori hétérogènes, viennent dans les deux cas énoncer un clivage, une fracture que le film ne prend pourtant pas en charge mais qui apparaît dans la réception critique. Par exemple, dans L’Esquive, les difficultés de Krimo à s’approprier le texte de Marivaux ne sont pas propres à son environnement ou à ses origines mais bien liées aux spécificités de l’adolescence et à la dynamique d’un groupe de jeunes.
Selon la critique, l’image inédite de la banlieue proposée par Kechiche dans L’Esquive rompt de manière positive avec ses représentations plus communes : « L’histoire qu’il nous raconte est salvatrice parce qu’anecdotique, engagée parce que vraie dans sa banalité, rafraîchissante, parce que différente » 45 ; « L’Esquive n’est donc pas un film sur les banlieues. Mais sur des adolescents dans une banlieue » 46 ; « […] L’Esquive, ça se passe en banlieue mais pas la banlieue comme la banlieue » 47 ; « À l’instar du comique le mieux payé de France [Jamel Debbouze], le réalisateur y défend un autre regard sur les banlieues, à mille lieues des clichés » 48. Le regard que le film porte sur la banlieue diffère pour la critique d’une image médiatique 49, au sens le plus large – qui comprend le cinéma et d’autres médias comme la télévision, la presse écrite, la radio ou Internet – et pas uniquement de l’image véhiculée par la catégorie des films de banlieue au cours des années 2000 :
Tel qu’il est pensé par la réception critique, ce genre-ci [celui du film de banlieue] constituerait un ensemble cinématographiquement pertinent, car il construit une vision évolutive de la banlieue de film en film, en tension avec un imaginaire collectif alimenté par les représentations médiatiques, mais aussi en corrélation avec des événements politiques et sociaux 50.
En effet, comme le note Carole Milleliri, au cours des années 2000, les films de banlieue ne s’attacheraient pas à représenter les banlieues uniquement « comme des espaces d’oppression (même si elles ne cessent pas de l’être) » mais également « comme le terreau d’une possible émancipation culturelle et sociale, cependant réservée aux femmes », cette place centrale des femmes étant, d’après l’auteure, le résultat d’une évolution historique et non un trait inhérent au genre. De fait, L’Esquive, s’articulant autour d’une figure féminine, participe à la « féminisation du genre » en question.
De plus, il est important de noter que le réalisateur ne prend pas les lieux de l’intrigue comme moteur du récit mais situe l’enjeu du film du côté de la répétition du texte de Marivaux et des correspondances entre les dynamiques relationnelles de la pièce et celles des adolescents qui l’interprètent : « Kechiche a eu tort, à la fin de son film, d’abandonner son théâtre des voix dans deux séquences, celle de la police et celle de la fête, comme pour réinsérer son histoire dans le commun du film de banlieue. Son choix initial était porteur. Dommage qu’il n’ait pas été radical » 51. Le critique regrette ici qu’à la fin du film le propos se durcisse et rejoigne des représentations plus communes associées aux banlieues en pointant une séquence où les jeunes sont violemment arrêtés par la police, perçue comme un passage obligé du genre plus que comme une réalité violente à laquelle pourraient être confrontés les jeunes de ce quartier.
Le territoire filmé par Kechiche dans L’Esquive, le quartier du Franc-Moisin, qui se trouve en Seine-Saint-Denis en bordure de Paris, déborde largement la fonction de « décor » mais charrie toutes les représentations, nous l’avons montré, associées à la banlieue, puisqu’une certaine image, à laquelle ce film semble s’opposer, s’est cristallisée dans les médias. Paradoxalement, alors que les intrigues se déroulant dans les cités ou dans la périphérie de Paris prennent de l’ampleur au sein du cinéma français du début des années 2000, l’étude de la réception critique de L’Esquive nous montre que la banlieue est ici traitée comme un lieu sous-représenté dans les films français. Cette zone d’ombre fait également l’objet d’un discours de la critique sur un certain « parisianisme » du cinéma français : « C’est un film en cité, comme on disait autrefois un film en couleurs. Soit un décor de cinéma où il vaut mieux qu’un cinéaste ne fiche pas les pieds […] les caméras de cinéma ont perdu la carte orange 5 zones et, avec elle, l’accès qui permettrait à l’image d’une cité d’être autre chose qu’une zone de non-droit » 52.
Des journalistes se rendent sur les lieux du tournage afin de confronter les représentations du film avec la réalité de la cité comme si une nouvelle facette, dont l’authenticité serait à vérifier, en avait été révélée. Dans un reportage à Saint-Denis (mené par une « correspondante », comme indiqué en amont du texte), des spectateurs vivant dans le quartier sont interrogés à la sortie de la projection sur le caractère « réaliste » de L’Esquive afin de déterminer si certains éléments montrés dans le film correspondent effectivement à la réalité ; il est alors énormément question du langage utilisé par les protagonistes qui rend certaines scènes, « mêlant verlan, argot, mots issus de l’arabe […] bien difficile[s] à décrypter » 53. Le langage des adolescents entre eux, discuté dans la grande majorité des articles et considéré comme une spécificité de la banlieue, frappe par son opposition à celui de Marivaux, mais sans qu’y soit apposé un jugement de valeur ; le passage de l’un à l’autre étant plutôt noté comme l’une des forces du film : « l’alternance entre le langage brut des banlieues et celui, très précieux, de Marivaux crée, dans les scènes de répétition en particulier, une partition dense et rythmée qui porte le film de bout en bout » 54.
La rupture que marquerait le film au niveau des représentations de la banlieue pourrait expliquer les difficultés rencontrées pour monter le projet :
[…] depuis le succès de La Haine il y a dix ans, le cinéma a souvent conforté la banlieue dans une image de zone propice au pire. Fils de Tunisiens qui a grandi dans les cités de Nice avant de devenir acteur de théâtre à Paris, Abdellatif Kechiche refuse ce jeu de haine et de mektoub. A ses risques et périls : le scénario de L’Esquive a attendu dix ans avant de se monter à l’économie et sans aide du CNC ni d’aucune chaîne de télévision 55.
Ce serait donc le parcours et les origines de celui qui fut à ses débuts « le premier jeune premier beur du cinéma français » 56qui le conduiraient à rompre avec les représentations en vigueur de la banlieue et à en proposer une image qui ne cadrerait pas avec les attentes de la plupart des décideurs du cinéma français. Enfin, la récurrence des remarques sur le fait que L’Esquive ne correspond pas à l’image attendue du « film de banlieue » montre bien la persistance de cette image qui, rappelons-le, est issue d’une catégorie créée par la critique elle-même.
La Graine et le mulet : « Filmer local : recruter local » 57
Quelques années plus tard, lorsque Kechiche revient avec un troisième film, autre succès critique et public – comme L’Esquive, La Graine et le mulet remporte quatre César dont celui du meilleur espoir féminin pour Hafsia Herzi et réunit plus d’un million de spectateurs en salles 58–, les grandes lignes de lecture et d’appréciation n’ont pratiquement pas bougé. En effet, se retrouve le même soulagement que celui éprouvé par la critique à l’égard des représentations des deux films précédents : malgré l’âpreté du sujet – Slimane, un ouvrier maghrébin des chantiers navals dans le Sud de la France mis sur la touche, tente avec grande peine une reconversion dans la restauration – La Graine et le mulet ne propose pas une image misérabiliste ni larmoyante de la condition d’immigrés ou fils d’immigrés maghrébins en France : « Rendre la vie telle qu’elle est aujourd’hui avec sa société pleine de barrières, ses injustices, son fond de xénophobie, mais avec, aussi, ses moments de tendresse, de joie, de générosité et de communion, quelles que soient les couleurs de peau et les origines » 59 ; « Pas de discours schématiquement dénonciateur chez Kechiche, pas de personnage qui véhicule du vouloir-dire, pas de facilité démagogique, mais la simple monstration de la France métissée qui est la nôtre, avec sa vitalité et ses apories, ses conflits et ses espoirs » 60. Et c’est à nouveau grâce aux qualités de mise en scène que le réalisateur évite les écueils d’un sujet social redoutés par la critique : « À aucun moment, Abdellatif Kechiche ne verse dans le film à thèse ni dans la dénonciation sociale. Il filme la vue au plus près (caméra à l’épaule, longs plans-séquences) avec une profusion de scènes magnifiques, ponctuées par des ellipses, où éclatent la puissance des mots et la sensualité des gestes » 61. Dans les discours critiques, le fait que le film ne dénonce pas un état de fait de la société française, à savoir les difficultés de la classe ouvrière et des immigrés, et qu’il en propose une image nuancée voire « apaisée » semble constituer un atout, du moins un aspect positif, comme si la remise en cause d’un certain ordre social aurait relevé de la « facilité démagogique » (voir note 61) et aurait ainsi nui à une appréciation générale positive que ce soit des thèmes du film, du jeu d’acteur ou de la mise en scène. Ce type de lecture a pour effet d’amenuiser la portée dénonciatrice que pourrait comprendre le film et de « lisser » son propos en l’éloignant des thématiques militantes que l’on retrouve notamment dans le cinéma beur 62(dont la critique ne fait que très peu mention et dont Kechiche cherche par ailleurs à se distancer 63), freinant ainsi le déplacement des discours sur le terrain de la politique.
Malgré la mise en avant de ses qualités cinématographiques, le film est également abordé dans la presse comme un projet à caractère social en raison de la forte implication des habitants du lieu parmi lesquels le réalisateur a recruté une partie du casting (comme pour L’Esquive) ainsi que des membres de son équipe de tournage, entreprise qui peut désormais être identifiée comme la « méthode Kechiche » 64résumée de manière très schématique : « pour filmer local, recruter local » 65. Un reportage à Sète par un « envoyé spécial » 66relate donc des évènements du tournage : « La scène se passe à Sète, dans le quartier immigré dit de ‹ L’Ile de Thau ›. Depuis quatre mois, Abdellatif Kechiche y tourne son prochain film […] Nadia, comme Claude, comme Marzouk, et comme la plupart des acteurs de ce film, a été recrutée sur place » 67. L’expression « envoyé spécial » pour un tournage dans le Sud de la France, confirme le parisianisme du cinéma français, phénomène déploré à nouveau par la critique pour qui Kechiche représenterait la tangente : « Impossible donc de ne pas revenir sur ce petit miracle qui vient nous rappeler que si le cinéma français agonise dans le formol des comédies abruties et de l’académisme germanopratin, certains auteurs méritent encore que l’on s’y intéresse vraiment » 68.
Comme pour L’Esquive, un journaliste, ici des Inrockuptibles, est dépêché sur place pour recueillir des avis sur un film dont le tournage a permis de créer du lien social et tester ainsi la valeur d’authenticité des représentations du lieu et de ses habitants : « À la sortie de la projection sétoise, les acteurs locaux, pour la plupart débutants, disaient leur émotion et saluaient l’exactitude de ce qui est porté à l’écran […] » 69. Le caractère local de La Graine et le mulet, qui consiste à travailler avec des personnes issues de la communauté effectivement représentée dans le film (il en allait de même pour L’Esquive, exceptée Sara Forestier qui ne vient pas de la banlieue), est largement mis en avant, tout comme le fait que l’intrigue soit inspirée d’éléments autobiographiques. En effet, Slimane, le personnage principal, aurait dû être interprété par le père du réalisateur, décédé quelque temps avant le tournage, et à qui il voulait rendre hommage : « Abdellatif Kechiche appartient à ce monde des Français d’origine arabe qu’il décrit. Il s’est inspiré de sa propre famille pour écrire ce scénario qu’il porte en lui depuis des années » 70. Une appartenance à la communauté franco-maghrébine qui confère une légitimité aux représentations du film, un lien déjà noté à propos de sa carrière d’acteur : « D’abord acteur de théâtre, Abdellatif Kechiche a mis à profit ses racines tunisiennes pour camper au cinéma des personnages ethniques [sic] » 71. Ce rappel des origines contamine le discours sur les acteurs, présentés comme entretenant de nombreuses similitudes avec leur personnage ; à propos de Hafsia Herzi : « Orpheline de père à 2 ans, toujours soutenue par sa maman qui fait des ménages, Hafsia reconnaît avoir vécu une relation quasi paternelle avec Slimane-Habib » 72, Habib Boufares étant l’interprète de Slimane avec lequel le personnage est parfois totalement identifié puisqu’à l’occasion d’un reportage sur place, le critique interpelle le lecteur en demandant : « ira-t-on déguster à Sète le couscous au poisson de Slimane ? » 73.
Par ailleurs, le parcours et la vision du cinéma de Kechiche sont considérés comme amenuisant ses chances de réunir un budget 74 : « Cela fait près de dix ans que le cinéaste porte le sujet en lui, directement inspiré de sa propre famille. Mais lorsqu’on s’appelle Kechiche, les financiers ne vous courent pas forcément après » 75 : « Que ce film qui fait souffler sur le cinéma français un vent de liberté soit le fait d’un garçon né en Tunisie, arrivé en France à l’âge de 6 ans et auquel pendant des années l’accès au cinéma fut refusé n’est bien évidemment pas indifférent » 76 ; « […] puisque le cinéma qu’il observait de sa fenêtre [les studios de la Victorine près desquels vivait Kechiche enfant, ndlr] ne voulait pas de lui, il lui fallait en imaginer un autre. Inventer une économie différente, une autre manière d’approcher le film » 77. Ces remarques expriment ici, en filigrane, le constat de la non-appartenance de Kechiche au sérail du cinéma français ainsi que sa volonté de ne pas se soumettre aux exigences formatées des standards dominants.
« S’il existe une lignée de grands metteurs en scène qui, par la fiction et l’enregistrement, le rapport à la langue et aux corps, a été capable de raconter ce qui se jouait en profondeur dans la société française, si Jean Renoir et Maurice Pialat ont été par excellence les représentants de ce processus, alors le successeur le plus légitime de Renoir et de Pialat s’appelle Abdellatif Kechiche » 78. En 2010, cette « histoire du cinéma français, de la Nouvelle Vague à nos jours », dont l’auteur vient de la critique, place Abdellatif Kechiche dans la lignée des grandes figures du cinéma français ; une affiliation qui rejoint les correspondances perçues par la presse lors de l’appréciation des trois premiers films étudiés ici : Pialat et Renoir en premier lieu, mais également Pagnol, le néo-réalisme italien ou encore Cassavetes 79.
Toutefois, et cela s’avère absolument révélateur, la partie consacrée à Abdellatif Kechiche dans cet ouvrage, où il est également question de Rabbah Ameur-Zaïmeche, Rachid Bouchareb, et Karim Dridi, entre autres, s’intitule « Visibles » et regroupe les cinéastes « d’origine immigrée », formule mise entre guillemets par l’auteur et qu’il qualifie lui-même de « discutable ». Bien que l’auteur se défende de cet étiquetage, il se retrouve en 2010 contraint à une taxinomie qui correspond effectivement aux catégories en vigueur dans la réception 80.
Aujourd’hui, en 2019, entre La Faute à Voltaire et Mektoub, My Love : Canto Uno 81, au niveau de la réception critique, les questions de représentation de personnages maghrébins ou franco-maghrébins, pourtant centrales dans les trois premiers films de Kechiche étudiés ici, se sont diluées dans une réalité où elles n’auraient plus lieu d’être interrogées par la critique. Il est vrai qu’après La Graine et le mulet, le cinéaste s’est momentanément éloigné de cette thématique en s’attachant à montrer d’autres groupes, certes, mais selon la même dynamique qui est celle du rapport entre un centre, correspondant à une norme, et une périphérie. Que ce soit dans Vénus noire ou La Vie d’Adèle, la question de l’altérité au sein de la société française est abordée frontalement : celle marquée par l’ethnie ou par la classe. Dans les deux cas, la question du regard sur l’autre se retrouve au cœur du dispositif de représentation, celle-ci étant poussée à son paroxysme avec le cas de la Vénus hottentote assujettie au regard occidental, masculin et scientifique.
Ce retour rétrospectif dans la carrière et la filmographie d’Abdellatif Kechiche à travers le regard porté par la critique sur son travail, nous rappelle quels ont été les éléments fondateurs de la place assignée à cet auteur à ses débuts dans le cinéma français : celle d’un fils d’immigrés tunisiens qui regarde la France.