Le corps à l’œuvre chez Abdellatif Kechiche
De son premier film La Faute à Voltaire (France, 2000) à Mektoub, My Love : Canto Uno (France/Italie, 2018), Abdellatif Kechiche s’est imposé comme une figure incontournable du paysage cinématographique français, mais également comme une personnalité qui fait débat. Ainsi, on ne manquera pas de repérer, notamment depuis La Vie d’Adèle (France/Belgique/Espagne, 2013), une certaine ambivalence dans sa réception par la communauté critique. Si Vénus noire (France/Belgique, 2010) a bénéficié d’un bon accueil critique (même si les réactions du public ont été davantage mitigées), sans doute favorisé par sa portée historique et politique1, La Vie d’Adèle a plongé son réalisateur dans un tourbillon médiatique porté par l’équipe technique du film et l’une de ses actrices principales : Léa Seydoux. Le même schéma semble se répéter lors de la projection du deuxième volet de Mektoub2 à Cannes, mettant cette fois au cœur de la polémique l’actrice Ophélie Bau. Même si notre intention n’est nullement ici de nous concentrer sur la polémique médiatique suscitée, cette répétition quasi symétrique des mêmes faits nous semble néanmoins révélatrice d’une méthode de travail visible tant au niveau du tournage qu’au niveau des choix de représentation.
Prenant racine dans l’histoire du cinéma franco-maghrébin, l’œuvre de Kechiche illustre l’évolution de ce mouvement. Ses films s’éloignent ainsi de l’aspect sociopolitique des premiers films franco-maghrébins pour témoigner du développement d’une écriture singulière. Si ses réalisations s’attachent à brosser un portrait de l’immigration, elles produisent une synergie diégétique nouvelle dépassant le strict cadre culturel et ethnique pour mieux prendre place dans le champ du « cinéma d’auteur » et offrir aux cinéastes issus de cette mouvance une certaine légitimité. Il est ainsi parvenu à construire une œuvre dense tant par sa portée narrative que par la mise en place de procédés cinématographiques et discursifs originaux.
Le jeu constitue par ailleurs une entité primordiale chez Kechiche : jeu théâtral, jeu de piste, jeux linguistiques, comme si le cinéaste revenait à l’essence même de la création artistique, celle du plaisir de jouer. Cette notion de plaisir prédomine ainsi dans tous ses films et culmine dans son avant-dernier opus, Mektoub, My Love : Canto Uno qui s’édifie quasi entièrement sur l’idée du désir. Plaisir de la chair, plaisir de la dégustation des mots, mais aussi le plaisir de jouer avec la patience du spectateur par la recherche de l’excès. Cette propension à la démesure est cependant équilibrée par une linéarité du récit filmique focalisant l’attention perceptive autour de la quête des personnages.
Les films de Kechiche arborent néanmoins une dimension dénonciatrice culminant avec son quatrième film, Vénus noire, qui s’ancre dans une perspective postcoloniale. Le cinéaste y interroge la construction de la perception de l’Autre dans la vision occidentale qui, en se fondant sur des présupposés « scientifiques », pose l’Européen comme base canonique et établit une échelle évaluative des races. Ce film catalyse ainsi l’une des questions majeures qui traverse l’œuvre du cinéaste : celle du regard répressif qui stigmatise le marginal et le différent. Sous des apparences d’histoires empruntant leur structure à la forme du conte, l’œuvre de Kechiche se dote d’une dimension politique qui déplace les frontières de la marginalité vers le cœur de l’universel.
Ses films s’appuient et se construisent sur une stratégie de l’épuisement qui est à l’origine d’une appréhension singulière de la direction d’acteurs. C’est cette partie du travail du réalisateur que nous nous proposons d’analyser dans le présent article en ancrant tout d’abord l’œuvre du cinéaste dans la lignée des réalisateurs Henri-Georges Clouzot et Maurice Pialat. Il s’agira également d’observer comment le corps est représenté et de quelle manière cette représentation de la corporéité confère à son œuvre une dimension incarnée. Se caractérisant également par l’épuisement du corps – et plus particulièrement du corps féminin –, ce dernier devient partie intégrante de la construction diégétique de l’œuvre.
Une tradition théâtrale
L’œuvre d’Abdellatif Kechiche trouve pour une grande partie racine dans la tradition théâtrale et dans l’expérience actoriale. Son expérience théâtrale débute ainsi en tant que comédien sur plusieurs spectacles se jouant à Nice, puis au Théâtre National de l’Odéon avant de s’adonner à la mise en scène au festival d’Avignon. Il fait par la suite ses débuts dans le domaine du cinéma grâce au réalisateur Abdelkrim Bahloul qui lui offre en 1984 son premier rôle dans le film Le Thé à la menthe (Belgique/France/Algérie, 1984). Ce film jouera un rôle de catalyseur dans le désir d’Abdellatif Kechiche de passer à la réalisation lui donnant « l’intuition d’un cinéma qu’il pourrait faire », loin des carcans imposés par certains « impératifs techniques » du tournage3. Il interprète ensuite le rôle de Saïd dans Les Innocents (France, 1987) d’André Téchiné avant de retrouver Bahloul pour Un vampire au paradis (France/Algérie/Tunisie, 1992). Sa prestation dans le film Bezness (France/Tunisie/Allemagne, 1992) du cinéaste tunisien Nouri Bouzid est couronnée par le prix d’interprétation au Festival du film francophone de Namur en 1992. Kechiche a également été dirigé par un autre réalisateur tunisien, Ridha Béhi, dans le film La Boîte magique (Tunisie/France, 2002), sorti sur les écrans français en 2003.
Le premier scénario présenté par Kechiche à la commission d’avance sur recettes du Centre national du cinéma est celui de L’Esquive, qui porte alors le titre d’Abdelkrim poli par l’amour. Mais cette première tentative se solde par un échec et c’est finalement le projet du film La Faute à Voltaire qui se voit octroyer une aide à l’écriture, puis une avance sur recettes. Le cinéaste revient sur cette période :
Après avoir joué dans cinq ou six films, je n’avais plus de doute : je pouvais réaliser et j’ai tout fait pour y arriver. Mon quotidien était alors entièrement consacré à l’écriture et à la recherche de financements. Plusieurs scénarios ont été refusés au CNC, entre 1992 et 2000, j’ai connu une vraie traversée du désert. Enfin, j’ai obtenu une aide à l’écriture pour La Faute à Voltaire, puis l’avance sur recettes, qui m’ont permis de le tourner4.
Cette expérience et ce passage par le métier de comédien ont ainsi constitué une étape décisive et un véritable tremplin vers la réalisation. Le futur cinéaste en gardera un amour particulier pour le verbe et une appréciation singulière de l’investissement corporel. En est témoin l’omniprésence du théâtre dans son œuvre filmique. Cette omniprésence se révèle tout d’abord dans la référence récurrente à son auteur de prédilection : Pierre Carlet de Marivaux. Dès son deuxième film, L’Esquive (France, 2004), Abdellatif Kechiche place le texte théâtral au cœur de la narration. La pièce Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) de Marivaux constitue ainsi le socle diégétique du film. Cette même référence à l’œuvre de Marivaux se retrouve dans La Vie d’Adèle. Ainsi, l’évocation du roman du dramaturge du XVIIIe siècle, La Vie de Marianne (1731–1742), résonne dans le titre même du film. Dans le roman comme dans le film de Kechiche, on retrouve le même motif : l’évolution et le parcours d’une jeune fille sur plusieurs années et la conquête de son autonomie tant sur un plan personnel que sur un plan sociétal.
La tradition théâtrale apparaît, par ailleurs, dans la création de lieux de mises en scène éphémères où les personnages, le temps d’un rêve, jouent à se mettre en scène (dans L’Esquive) ou à se donner en spectacle pour sauver la graine (La Graine et le mulet, France, 2007). La dernière occurrence théâtrale réside, chez Kechiche, dans le recours à une méthode de direction d’acteurs exigeante et ambitieuse mais aussi fortement controversée.
L’art de la déroute : Clouzot, Pialat, Kechiche
Les diverses polémiques suscitées par la sortie des films de Kechiche, au moins depuis La Vie d’Adèle, sont sans doute à relier à un art de l’extrême pratiqué par le cinéaste dans sa direction d’acteurs. Cette exigence n’est pas sans rappeler d’autres réalisateurs français, situant ainsi Kechiche dans une lignée de cinéastes « jouant » avec les limites à l’instar d’Henri-Georges Clouzot et Maurice Pialat.
Dès son premier long métrage L’Assassin habite… au 21 (France, 1942), Clouzot acquiert la réputation d’un bourreau. Sa direction d’acteurs recèle ainsi une grande part de manipulation dont la seule finalité serait prétendument l’obtention de l’émotion propice à la scène. Ce jeu de manipulation atteint parfois le stade d’une violence assumée qui sera, lors du tournage de L’Assassin habite… au 21, dirigée envers l’actrice Suzy Delair. Aussi, n’hésite-t-il pas à faire monter sa colère et à la gifler afin de lui extorquer de vraies larmes5.
L’ouvrage Le premier spectateur6 de Michel Cournot relatant le tournage des Espions (France/Italie, 1957) constitue en ce point une précieuse documentation des méthodes déployées par Clouzot. Conscient de l’extrême sensibilité de la caméra capable d’enregistrer tout ce qui a trait au profilmique, ce dernier justifie son exigence par l’intransigeance de l’instrument de prise de vue qui place les acteurs dans un état de vulnérabilité. Jouer impliquerait ainsi une synergie entre la sensibilité de la caméra et la capacité de l’acteur à faire de son corps une entité poreuse, un point de transition entre l’intention du réalisateur et la réceptivité du public. La direction d’acteurs relève ainsi, chez Clouzot, de la mise en place d’un système œuvrant par effet de double contamination qui réduit l’acteur au rôle de courroie de transmission. Le cinéaste lui-même précise :
Pour mettre les comédiens dans l’état d’angoisse nécessaire à la scène, il faut être angoissé soi-même. Ce qui importe chez le comédien, c’est qu’il entre dans l’état physique du personnage au moment donné. Là-dessus je suis incapable de céder. Je ne peux pas supporter qu’on fabrique. Peu importe si la colère que je réclame a d’autres motivations que celles du rôle, il suffit qu’elle soit vraie7.
Le cinéaste invoque ici la notion de « véracité » que l’on retrouvera tant chez Pialat que chez Kechiche. Cette notion viendrait ainsi s’opposer à celle de fabrication et d’artifice. Son premier véhicule serait le corps de l’acteur, « instrument » qui incarne puis transmet, la justesse de la transmission étant intimement liée à la capacité de l’acteur à habiter un état donné. Afin d’approcher au mieux cet état d’incarnation, l’une des premières stratégies de Clouzot est de multiplier les prises, dans le but d’obtenir le ton « juste » et la véracité supposée de la scène. La deuxième stratégie recouvre plusieurs stratagèmes et consiste à s’employer, par tous les moyens, à désinhiber les acteurs afin de mieux inhiber leur pensée : leur faire boire du whisky ou encore leur faire croire qu’il s’agit d’une répétition alors que la caméra est en train de tourner.
De la même manière, dans sa méthode de direction d’acteurs, le cinéaste Abdellatif Kechiche recourt à la multiplication des prises. L’épuisement éprouvé dès les répétitions avant le tournage vise à faire surgir le nouveau et l’imprévisible8. Cette stratégie de l’épuisement survient également au moment du tournage et est induite par un nombre excessif de prises qui est censé avoir pour but d’atteindre le ton « juste », le moment escompté. Une méthode, en somme, à la recherche de l’impromptu. Ce double processus itératif semble ainsi conforter l’interpénétration entre le théâtre de la vie et le théâtre filmique, ainsi qu’entre l’espace-vie et l’espace-plateau, entraînant l’acteur dans une sorte d’étourdissement qui lui permettrait d’atteindre un état d’oubli et de perdition. Kechiche chercherait ainsi à mettre en scène la vie telle qu’elle est, telle qu’elle se déploie sous nos yeux, lui conférant une ampleur dramaturgique par l’emploi de processus cinématographiques élémentaires (la répétition, le plan séquence). Ces processus sont déployés sans restriction, dans une veine répétitive pouvant parfois atteindre la lisière de l’excès. Cette stratégie, basée sur la répétition et l’épuisement, touche tant les personnages de la fiction – Adèle, mais aussi Adèle et Emma durant la scène d’amour – que les actrices à tel point que les deux niveaux viennent à se confondre. L’abrogation de la frontière entre le champ et le hors champ, ainsi qu’une mise en scène jouant sur l’accumulation et l’excès seraient en mesure d’éclairer l’aspect polémique de ses films et la réaction de confusion et de rejet de ses actrices9.
Le corps constitue ainsi l’entité où se joue une donnée fondatrice : la crédibilité de la fiction. C’est sans doute en cela que les acteurs représentent, pour Clouzot comme pour Kechiche, l’enjeu premier sur lequel repose l’édifice cinématographique. Le corps des acteurs – et de ce fait la représentation qui en émane – se trouve, chez Clouzot, exposé à tous les aléas, mais devient aussi l’élément tangible où s’incarne l’étouffement qui émaille l’œuvre du cinéaste. Suivant Bertrand Schefer :
Chez Clouzot, […] il y a des corps contraints, assujettis, incarcérés, blessés, embourbés, momifiés, ensablés. […] Et ces corps eux-mêmes sont pris dans des espaces qui se resserrent et dont on ne peut plus sortir ; des lieux qu’on pensait de passage, comme les chambres, mais où l’on finit par rester jusqu’à l’étouffement ; l’extérieur lui-même est un étouffement10.
Dans sa direction, Henri-Georges Clouzot procède ainsi à une réification de l’acteur. Il appréhende ce dernier comme un instrument qu’il peut utiliser, malmener, voire martyriser à sa guise. N’emploie-t-il pas lui-même l’expression de « matériel humain »11 pour désigner les acteurs, laissant augurer le peu de cas qu’il fait de leurs états d’âme et de leurs sentiments ?
En est témoin le rapport pervers qu’entretenait Clouzot avec sa femme, Véra, interprète dans Les Diaboliques (France, 1955). Le cinéaste lui fait répéter pendant huit mois des pièces de Bernstein, Roussin, Anouilh et Bourdet. Il lui fait ainsi apprendre par cœur des pièces qu’elle ne jouera jamais. Et c’est sans doute cette dernière qu’il aura martyrisée le plus. Ainsi, « [i]l la sait souffrir d’une maladie cardiaque, dont elle mourra, dans la réalité, en décembre 1960. Dans Les Diaboliques, le cœur fragile du personnage devient le ressort même de l’intrigue : un jeu malsain dont le spectateur devient le complice involontaire »12.
Par ailleurs, Maurice Pialat a également bâti sa légende sur le rapport de cruauté qu’il établit avec ses acteurs. Ainsi, pour Joël Magny, la méthode de direction de Pialat serait proche de celle de Roberto Rossellini dans la mesure où il cherche à traquer « non pas le naturel mais la nature, faisant rendre à ses acteurs leur vérité »13, mais cette traque passe chez Pialat par « la cruauté, l’aveu extorqué par une réelle violence, tant morale que physique »14. L’exigence de Pialat se définit ainsi par la présence forte qu’il impose à l’acteur : « Il lui demande d’‹ être là › au sens fort, présent à la création, à l’élaboration de l’œuvre, non pas soumis au geste du démiurge, mais se confondant avec ce geste, mêlant et identifiant si possible son geste propre avec celui du cinéaste »15. Le tournage est ainsi souvent régi par une atmosphère de cruauté, subie par l’acteur lui-même, « qui non pas enrichi [sic] le film, mais en constitue la matière même »16. Ce qu’évoque Isabelle Huppert en ces termes :
Le tournage de Loulou était dur, c’est vrai […]. C’est au moins symptomatique du film qui est en train de se réaliser […]. Le climat d’insécurité dans lequel [Pialat] nous plaçait, le fait que rien n’allait jamais, les journées qui n’en finissaient pas (parfois nous étions sur le plateau treize heures d’affilée), son angoisse même sont en fait une grande preuve de malice. C’est grâce à ça, ou à cause de ça, que Loulou a cette ambiance moite, trouble, physique, fantastique ! […] Un plateau c’est déjà une image du film. Je savais qu’on faisait quelque chose de bien17.
L’atmosphère générée durant le tournage devient ainsi chez Pialat une étape tremplin déterminante, un écho préalable à ce que sera le résultat définitif de l’œuvre. Le travail sur la matière corporelle constitue par ailleurs une donnée essentielle dans la méthode de Maurice Pialat. Ainsi, « […] il y a chez Pialat cette volonté de rendre le corps de l’acteur suffisamment malléable, suffisamment élastique pour pouvoir être retravaillé par la suite pour les besoins du film. Le créateur recherche un contact sauvage, primaire et direct avec son œuvre, à la manière d’un corps à corps avec son film en train de se faire »18.
Dans sa biographie consacrée au cinéaste, Pascal Mérigeau revient sur la « méthode Pialat »19 et sur sa direction qui s’édifie sur la mise en condition des acteurs. Même si le cinéaste concède aux acteurs d’ajouter un mot ou de transformer une expression, les dialogues des scènes sont écrits – à l’exception de certaines scènes comme celles de repas. Guettant la surprise et la spontanéité, le cinéaste s’emploie, sans cesse, à dérouter les acteurs, dressant des obstacles sur leur chemin, en changeant par exemple un dialogue ou une disposition des personnages ou encore en décidant d’un changement de décor à la dernière minute.
À l’instar de l’effet de surprise recherché par Pialat, l’attention particulière accordée par Kechiche à l’émotion traduite par les corps et les visages et qui adviendrait sans préméditation, laissant l’œuvre s’édifier sur le terrain de l’imprévisible, nous ramène à ce que Frank Curot nomme « réalisme de captage ». Cette notion – qui désigne pour l’auteur « un art plus contemplatif, plus réceptif à la dimension documentaire »20 – semble s’appliquer au cinéma de Kechiche. La caméra reste ainsi attentive à l’émotion des acteurs qui affleure au cours du tournage, modulant le cadre selon leur interprétation. Le cinéaste déclare au sujet de l’interprétation d’Adèle Exarchopoulos : « […] au fond c’est elle qui décide du cadre. Qui nous impose la façon dont on va la filmer. On sent l’émotion au cadre, on sent quand la prise est bonne »21. De même, le chef opérateur Sofian El Fani n’hésite pas à diriger à l’improviste sa caméra vers un acteur qu’il n’avait pas prévu de filmer22. Il existe ainsi dans les films de Kechiche des instantanés qui semblent saisis au vol, à l’instar de ce plan de L’Esquive où nous voyons Krimo, après avoir présenté la scène de théâtre en classe, assis chez lui se passant la main sur le visage. Dans le plan suivant, une caméra très mobile le capte de profil, adossé à la fenêtre, fumant et apprenant son texte, la cité nous apparaissant floue en arrière-plan. Ces deux plans viennent ainsi saisir l’acteur/personnage dans des instants d’esseulement et d’intimité où prévalent l’oubli de soi et le lâcher-prise, des moments accidentels chers à Kechiche.
Cela n’est pas sans rappeler le cinéaste Pialat qui pratique l’art de la déroute et traque sans cesse ce qui s’égare du contrôle des acteurs. Dès lors, « rien d’étonnant si certains se sentent en roue libre, ‹ lâchés › par le cinéaste, rendus à la responsabilité d’inventer leur personnage et leur jeu, poussés à bout dans une situation d’orphelin »23. Un retour aux sources en somme, un appel à se dépouiller de la carapace et du masque qu’exige l’adhésion sociale, pour revenir à la primauté des sens. Et c’est également à un retour aux sources que procède Pialat en évoquant la paternité des Frères Lumière qui lui permet d’expliciter son idée du « réalisme » :
Ce que j’entends par réalisme dépasse la réalité […]. Ce n’est pas faire œuvre de modestie que de dire que L’Enfance nue fut réalisé sous l’influence de Lumière […] Je pensais au Goûter de bébé. Lumière filmait-il la réalité ? Je ne le pense pas. Dans ses films, des hommes et des femmes, captés par un appareil dont ils ne connaissaient rien, cédaient un instant de leur vie et depuis lors tous les comédiens ont fait de même24.
Dans le même ordre d’idée, chez Abdellatif Kechiche, l’acte de jouer nécessite de passer par une forme d’abandon et de lâcher-prise. Il y a ainsi cette idée de masque à ôter, « le masque que porte chacun dans la vie. Il ne s’agit pas d’oubli de soi, mais de libération de soi »25, et d’« enlever du faux. Jusqu’à obtenir du vrai »26. Le comédien doit en somme déjouer ses habitus et « sortir de sa propre prison »27. Cette recherche implique un important investissement de la part du comédien et appelle souvent une mise à nu, une mise en danger qui culmine surtout avec Vénus noire et La Vie d’Adèle. Le corps des acteurs devient ainsi la matière même sur laquelle repose l’œuvre filmique, un édifice organique qui module de son souffle toutes les composantes de la mise en scène. La stratégie de l’épuisement et le jeu avec les limites corporelles sont particulièrement visibles dans l’atteinte à l’intégrité physique de Saartjie Baartman dans Vénus noire mais aussi dans les scènes d’amour de La Vie d’Adèle. Pour le cinéaste, le travail d’acteur impliquerait ainsi un don de soi et relèverait du domaine du spirituel :
Le travail avec les acteurs a pour moi quelque chose de sacré. L’acteur n’est acteur que s’il comprend le sens de l’art dramatique, qui est un art à part entière, souvent bafoué et dénigré au cinéma. Parce qu’on n’a pas les mêmes références qu’en musique ou en danse, où les artistes passent des heures à répéter leurs gammes, à souffrir. Non, je n’aime pas le mot souffrir : à donner d’eux-mêmes pour atteindre une forme de virtuosité. L’acteur doit avoir ce sens du sacré, il doit faire de son art le sens de sa vie. Malheureusement dans ce métier, le sens de la vie se trouve davantage dans les parures, les tapis rouges, les photos que dans le travail en soi. En général je choisis des acteurs pour qui jouer est une passion fondamentale, un choix. Qui s’interrogent sur leur désir de jouer28.
Par ailleurs Pialat a, de son côté, la même exigence envers l’équipe technique dont il attend – selon le témoignage de Yann Dedet, monteur de tous ses films – de transgresser les règles et de vivre au lieu de « faire du cinéma ». Comme le précise Jacques Loiseleux, collaborateur de Pialat, il a cette même exigence de présence, de don de soi et d’inventivité envers les cadreurs et chefs opérateurs. Chaque corps de métier est ainsi sommé de s’inventer metteur en scène29. De même, Nestor Almendros évoque, à propos de La Gueule ouverte (Maurice Pialat, France, 1974), le grand nombre de prises effectuées par le cinéaste, multiplication qui a pour finalité de saisir ce « réalisme » escompté : « Pialat est un réalisateur difficile et fascinant, d’un charme fantastique. C’est de la difficulté même qu’il cherche à faire jaillir le réalisme. Il tourne une quantité énorme de prises (une quarantaine). En Amérique c’est chose courante, mais à l’époque du tournage de La Gueule ouverte, j’étais habitué à la ‹ prise › unique de Rohmer ! […] Pialat, lui, cherche l’accident »30. Cette multiplication des prises, ainsi que cette recherche de « réalisme » peuvent aisément être rapprochées de la méthode de Kechiche, qui joue également sur l’enchaînement des prises dans l’attente de cet « instant qui arrive par accident »31.
L’œuvre de Pialat reste relativement confidentielle jusqu’au succès de son film Nous ne vieillirons pas ensemble (France/Italie, 1972) qui vaut à l’acteur Jean Yann le prix d’interprétation masculine à Cannes. Yann est alors un acteur en pleine gloire, les disputes qui naissent entre lui et le metteur en scène ainsi que la grande mésentente qui s’installe entre eux avant même la sortie du film, vont définitivement inscrire la mauvaise réputation de Pialat. Ceci n’est pas sans rappeler les polémiques qui naissent de la collaboration entre Abdellatif Kechiche et Léa Seydoux. La présentation de La Vie d’Adèle au 66ème festival de Cannes crée un véritable raz de marée et Adèle Exarchopoulos, l’actrice principale du film, suscite des rapprochements avec Sandrine Bonnaire lors de sa découverte dans À nos Amours (Maurice Pialat, France, 1983). Cependant, les critiques dithyrambiques cèdent rapidement la place aux désaveux et à la polémique. Celle-ci est suscitée par la publication d’un communiqué du syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma qui dénonce à travers les témoignages des techniciens des conditions de tournage drastiques et irrespectueuses envers eux. Les deux actrices principales contribuent par la suite à l’accroissement de la polémique en évoquant la pénibilité du tournage, en particulier durant les scènes de sexe. S’ouvre alors entre le réalisateur et la comédienne Léa Seydoux, une véritable bataille par médias interposés.
Cette dernière évoque ainsi un « traquenard », un tournage « horrible » et accuse le réalisateur d’essayer toujours de nouvelles choses car il ne sait pas ce qu’il veut. Kechiche ne manque pas de répliquer à ces accusations lors d’une interview publiée dans Télérama32 reprochant à Léa Seydoux d’être inconsciente quant aux conséquences désastreuses qu’auront ses propos sur les spectateurs et de voler la vedette à Adèle Exarchopoulos. Il est à noter que la vindicte du cinéaste vise principalement Léa Seydoux et revêt rapidement les allures d’une lutte de classes. Le réalisateur fait ainsi allusion à l’origine sociale de l’actrice et à son lien avec Jérôme Seydoux, le président de Pathé. Cette violente polémique qui a été amplement relayée par les médias, fait écho, chez le cinéaste, aux difficultés rencontrées pour advenir en tant qu’artiste : « À cause de mes origines sociales et de mes racines, j’ai du mal à obtenir qu’on me juge comme un artiste »33. Elle permet également d’interroger plus avant la méthode employée par Kechiche pour mener les acteurs vers ce qu’il avance comme une « justesse » de jeu recherchée.
Étant donné que Kechiche accorde autant d’importance au jeu de l’acteur, le choix des comédiens émerge inévitablement comme une phase cruciale de l’élaboration de ses films. Cette attention portée au jeu et à la direction d’acteurs, trouve sans doute racine dans sa formation et dans son expérience de comédien de théâtre. Dès son premier film, La Faute à Voltaire, tous les aspects d’écriture et de mise en scène s’élaborent à partir du jeu des comédiens et tout est mis en œuvre pour leur octroyer une grande liberté dans le jeu. Ainsi, Kechiche n’hésite pas à écarter tout ce qui pourrait entraver la liberté du comédien et sa capacité à incarner un rôle, et se dit prêt à enlever « un micro, une lumière, une marque au sol… » afin « qu’il s’épanouisse dans la création »34. Même le travail de composition de la lumière et du cadre s’édifie à partir des comédiens35.
De plus, le cinéaste procède à une abrogation des frontières entre le plateau de tournage et le « hors-plateau ». Il supprime l’utilisation du clap afin d’alléger « les tensions et les pressions sur les acteurs »36, « les plonger dans un état propice à libérer les choses »37 et, comme l’évoque le chef opérateur Lubomir Bakchev38, alors qu’habituellement l’espace de jeu est délimité et éclairé, « avec Kechiche, le hors-champ n’existe plus, tout est champ. Les acteurs peuvent donner libre cours à l’improvisation »39. Adèle Exarchopoulos revient sur cette liberté de jeu accordée aux acteurs : « On s’habituait aux caméras, on les oubliait complètement. […] Si je mangeais et que j’étais prise d’émotion, je pleurais ; si je préférais sortir de la pièce au milieu d’une engueulade, je sortais ; si on voulait danser au milieu d’une prise, on mettait de la musique et on dansait. On ne réalisait même plus qu’on était filmées »40. Grâce au système de carte pouvant mémoriser une heure dix d’enregistrement, Kechiche pouvait ainsi laisser tourner sa caméra en permanence41.
De même, le cinéaste, depuis L’Esquive, adopte un système de filmage à deux caméras permettant de « capter des éclairs de vérité ou d’émotion qui ne se répètent pas »42, ou encore d’opérer des champ-contrechamps sans devoir recourir à des changements d’axe43. Ces champ-contrechamps sont par ailleurs élaborés de façon à ce que tous les acteurs, ceux qui sont prévus dans le plan et les autres, jouent, ne laissant pas de « comédien off »44. Kechiche prône ainsi dans sa démarche le « déséquilibre, [le] doute et [le] vertige »45 et se dit plus intéressé par le « cheminement », car « c’est le fait de chercher qui est plus fort que d’avoir trouvé. Au moment où l’on a trouvé, on ne peut pas faire le chemin inverse »46.
Ainsi, on trouve chez Abdellatif Kechiche la même conception de la notion de « véracité » que nous avons précédemment repérée dans l’œuvre et le discours parafilmique de Clouzot et de Pialat. Son travail de direction viserait à dépouiller l’acteur de ses couches d’habitus et d’artifices, le pousser à cet état d’abandon où il ne cherche plus à faire mais à être, un état réceptif où le personnage le pénètre subrepticement, en même temps que toute son histoire personnelle emplit le personnage. Frank Curot évoque au sujet de Cassavetes « un réalisme de révélation », notion qui pourrait aisément s’appliquer au travail d’Abdellatif Kechiche. Ce « réalisme de révélation », qui concerne le temps de tournage et les procédés auxquels recoure le cinéaste (et non celui de la diégèse), résulte d’une « proximité des acteurs [qui] apporte une intimité un peu volée (captée au vol), non le déjà connu du familier qui correspond plutôt à une autre forme de réalisme (codé, conventionnel) »47. Chez Kechiche, ce « réalisme de révélation » procède de l’interpénétration entre le champ et le hors-champ, et de l’instauration d’un plateau ouvert, ainsi que par l’exploration de l’abandon et du lâcher-prise.
Jeu incarné, épuisement des corps
Si le corps constitue un élément central de la stratégie de l’épuisement chère à Abdellatif Kechiche, cet épuisement peut à la fois être observé dans l’élaboration de la diégèse que dans les pratiques de filmage, qui consacrent une place de choix au gros plan. Cette manière de saisir les personnages en plans très rapprochés permet une plus grande proximité avec la dimension organique des acteurs. Dans La Vie d’Adèle le fait que le cinéaste saisisse tout du corps d’Adèle – sa façon de rougir lorsqu’elle est traversée par une émotion, l’expression de sa bouche, ses dents, ses fesses, ses larmes et la morve qui coule de son nez lorsqu’elle pleure, jusqu’au corps dénudé pendant les scènes d’amour – traduit sans doute une fascination pour son actrice. Cependant, malgré cette focalisation quasi-obsessionnelle sur les divers organes et orifices, il serait inexact de postuler que les films de Kechiche réduisent les personnages à leur corporéité.
Par ailleurs, cette aptitude à percuter en gros plans les visages, également travaillée par ce singulier rapport à la durée, permet ainsi de les transformer en « surfaces expressives aux nuances infinies »48. Gilles Deleuze, dans son ouvrage Cinéma 1. L’image-mouvement, évoque le pouvoir de « visagéification » du gros plan et les différentes occurrences que peut traduire un visage :
Tantôt le visage pense à quelque chose, se fixe sur un objet, et c’est bien le sens de l’admiration et de l’étonnement, que le wonder anglais a conservé. En tant qu’il pense à quelque chose, le visage vaut surtout par son contour enveloppant, son unité réfléchissante qui élève à soi toutes les parties. Tantôt, au contraire, il éprouve ou ressent quelque chose, et vaut alors par la série intensive que ses parties traversent successivement jusqu’à un paroxysme, chaque partie prenant une indépendance momentanée49.
Kechiche tente ainsi de saisir et de lire par le captage filmique ce qui se dessine sur les visages, nous ramenant à ce que Deleuze précise en ces termes : « dans tous les cas, le gros plan garde le même pouvoir, d’arracher l’image aux coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l’affect pur en tant qu’exprimé […]. Ce qui exprime (l’affect), c’est un visage, ou l’équivalent d’un visage (un objet visagéifié) »50. Ces « affects » traduisent une réflexion, une pensée ou encore les sentiments et les émotions éprouvés par un personnage : « Quand on filme un visage, on n’est plus dans l’analyse mais dans le ressenti. Quand on trouve le bon format, la bonne focale, le visage vit, et il écrit un autre langage qui n’est pas celui des mots. On peut se perdre dans la recherche de ce que secrète un visage. Et si on trouve, qu’a-t-on trouvé ? »51
En somme, de La Faute à Voltaire à La Vie d’Adèle, c’est le même motif qui travaille l’œuvre de Kechiche : celui de l’épuisement du corps et plus particulièrement celui de l’épuisement du corps féminin52. Jallel dans La Faute à Voltaire, Rym et Slimane dans La Graine et le mulet, Saartjie Baartman dans Vénus noire ou encore Adèle dans La Vie d’Adèle, semblent ainsi précipités dans un mouvement perpétuel. L’enjeu consiste, pour Jallel, à échapper à sa situation d’immigré clandestin et à se dérober à cette machine administrative qui le traque et l’enferme, de la même manière que Saartjie tente une éphémère libération du regard stigmatisant et oppresseur lorsqu’elle exécute ses danses dans les différentes assemblées. Si le dénouement pour ces trois protagonistes se révèle tragique, les personnages de jeunes filles incarnent cependant une continuité possible, un espoir et une foi en l’avenir. Ainsi, même si La Graine et le mulet s’achève par l’effondrement de Slimane, la graine de couscous (symbolisant la quête mais aussi la nouvelle génération incarnée par Rym) triomphe. Et malgré la perte de son amour, Adèle repart riche de ce « quelque chose de plus »53, désormais libre de voguer vers sa nouvelle destinée.
Par ailleurs, après tout le flot de paroles drainant La Graine et le mulet, la seule issue pouvant sauver le critique de la situation (la disparition de la graine) est l’investissement corporel et physique. La musique joue un rôle essentiel dans le dénouement final, soulignant par le biais d’un montage parallèle, d’une part l’énergie sacrificielle de la danse de Rym et, d’autre part, la course éperdue et vaine de Slimane tentant de récupérer sa mobylette. La caméra suit les fluctuations du corps, accompagnées par les musiciens, révélant les tremblements et les figures circulaires exécutées par Rym. Alors que la sueur vient perler son visage et que l’essoufflement gagne Slimane, leurs deux corps sont précipités dans une sorte de transe et cette célébration sacrificielle se clôt par l’effondrement littéral de Slimane et par le passage du flambeau d’une génération à une autre.
On retrouve cette même perdition à travers la transe dans le film Vénus noire, qui revêt ici davantage une dimension libératrice et exutoire. Il s’agit des rares moments où Saartjie épouse ce corps, considéré comme difforme, de façon harmonieuse, comme s’il lui fallait en sortir afin de pouvoir le reposséder. Les mouvements giratoires exécutés par la Vénus semblent délivrer le corps de sa pesanteur, le libérant de tout regard oppresseur et dominant. La première danse effectuée par la Vénus dans le théâtre populaire à Londres focalise l’essentiel du mouvement sur un tremblement de son postérieur, préparant ainsi l’invitation de Caezar faite au public de venir toucher cette partie de son corps. Néanmoins, cet investissement physique constitue l’un des rares moments « valorisants » pour la Vénus, lequel engendre applaudissements et admiration du public. Saartjie exécute de nouveau sa danse dans le salon libertin à Paris, en prenant cette fois totalement possession de l’espace. Elle dessine un cercle avant d’effectuer, à genoux, des gestes rotatifs avec ses bras. Ce sont alors les bras qui guident tout le haut du buste, menant ainsi Saartjie vers la transe. Certaines femmes de l’auditoire commencent à la suivre en initiant quelques mouvements de danse.
Dans La Graine et le mulet comme dans Vénus noire, le corps apparaît transi par son propre mouvement. Exposé devant une foule hostile ou condescendante, il constitue, pour ces deux femmes, un moyen d’affirmation de leur force et de leur hégémonie. Le corps se révèle ainsi comme l’entité où s’inscrivent les violences des rapports de race et de classe. Ceci n’est pas sans faire écho à la scène finale de Thé à la menthe et à la danse de la mère de Hamou (joué par Abdellatif Kechiche), qui se termine avec son évanouissement.
Dans Vénus noire, le corps catalyse toute l’humiliation et la souffrance que subit la Vénus. L’atteinte à son intégrité physique se fait de façon exponentiellement obscène. Initiée par les attouchements dans les foires à Londres, elle se poursuit dans les salons libertins à Paris, où les convives sont invités à la monter et à la dompter puis à toucher son sexe. Elle culmine lorsque les scientifiques mesurent les diverses parties de son corps et que Cuvier insiste pour voir ses organes génitaux, organes qu’ils s’appliqueront à prélever en charcutant littéralement son corps après sa mort. Dans tous ces théâtres du calvaire de la Vénus, le spectacle de son humiliation devient ainsi objet de curiosité, de plaisir et d’excitation sexuelle autant qu’il procède à une réification de son corps.
De même, le personnage d’Adèle, dans La Vie d’Adèle, est épuisé par les multiples épreuves qu’il traverse : la violente confrontation avec ses camarades de classe, la violente scène de rupture avec Emma, la souffrance causée par la perte et le manque de l’autre. Malgré les épreuves subies, Adèle poursuit sa route, continue à exercer son métier d’institutrice et accompagne ses élèves sur scène pour le spectacle de fin d’année, dessinant ainsi les traits d’un personnage fort, déterminé, allant au bout de ce qu’elle doit vivre et expérimenter. Adèle est tenue dans une tension permanente. Elle est sans cesse suivie par la caméra, qui scrute son visage en gros plan, entraînant un épuisement du motif pictural saisi à la fois par Kechiche et par Emma ; au final, lorsque ce motif parvient à épuisement, Adèle est rejetée par Emma.
Cette primauté accordée au corps se retrouve également dans l’avant-dernier opus du cinéaste Mektoub, My Love : Canto Uno. Dans La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche signait un manifeste pour la liberté d’aimer et de désirer qui l’on veut. Le sixième film du cinéaste se présente aussi comme un hymne à la vie et à la jeunesse, une ode à la liberté et au désir. La liberté s’inscrirait ainsi dans cette fausse désinvolture qui circule entre ces corps adolescents, regorgeant de lumière. Ce film apparaît aussi comme une synthèse, et renoue avec les thèmes chers au réalisateur. De la volonté de filmer une sexualité crue et assumée, en passant par le désir de dépeindre l’adolescence comme une période où se côtoient la vacuité et le sublime, jusqu’à la révélation d’une France multiculturelle ; c’est sans doute ce dernier axe, qui confirme, une fois de plus, la place singulière d’Abdellatif Kechiche dans le cinéma français contemporain. Il apparaît à la fois comme un cinéaste franco-maghrébin qui a réussi à accéder au panthéon des auteurs, mais aussi comme un cinéaste violemment décrié par une bonne partie de la critique actuelle.
La représentation de la communauté d’origine maghrébine dans La Graine et le mulet et le succès que rencontre le film permettaient à Kechiche de présenter une image nouvelle de cette communauté, et d’affirmer sa présence comme partie intégrante de la société française. Mektoub, My Love : Canto Uno pousse encore plus loin cette révélation d’une France métissée et plurielle. La liberté prise avec les codes formels de la narration conforte ainsi la libre circulation des identités. L’amour et le désir courent avec cette légèreté propre à l’insouciance de la jeunesse abrogeant sur son passage toutes les frontières, tant culturelles que sexuelles. Shaïn Boumedine, l’acteur incarnant le personnage d’Amine, apparaît alors comme un nouvel espoir découvert par le cinéaste, et vient ainsi rejoindre ses collègues féminines Sarah Forestier, Adèle Exarchopoulos, et Hafsia Herzi que l’on retrouve ici une décennie après La Graine et le mulet. Il s’agit ainsi d’un film de retrouvailles où la présence de certains acteurs, tel que Salim Kechiouche, qui incarne ici un séducteur invétéré, tisse un lien avec les précédents films et donne au spectateur l’impression de retrouver une famille : une famille française, maghrébine, qui nous invite, le temps d’un film, à nous lover dans cette éternelle nostalgie de la jeunesse.
Un cinéma de la chair
La direction d’acteurs chez le cinéaste Abdellatif Kechiche relève d’un art exigeant et potentiellement sujet à polémique, le situant dans la filiation de deux autres cinéastes connus pour leur intransigeance : Henri-Georges Clouzot et Maurice Pialat. Si le lien du premier avec ses acteurs se caractérisait par une certaine perversité, le second s’est employé à traquer l’insolite et l’accident. Dans cette même tradition, pouvant paraître équivoque pour certains critiques, Kechiche a cherché, dès son premier film, à abroger tout ce qui pouvait entraver la liberté du comédien, privilégiant « l’accident » et le lâcher-prise. Le corps devient dès lors l’entité primordiale sur laquelle s’édifie l’œuvre, constituant par là-même l’enjeu majeur et le point névralgique qui confère toute sa singularité au cinéma de Kechiche : celle d’un cinéma incarné, un cinéma de la chair.
La représentation de la sexualité y tient également une place particulière qui culmine avec La Vie d’Adèle et Mektoub, My Love. Dans l’un comme dans l’autre film, le cinéaste use du plan séquence comme modalité narrative et opte pour l’échelle du gros plan procédant ainsi à une fragmentation des corps. De même, dans les deux films, le réalisateur fait le choix d’une représentation crue et frontale de la sexualité. In fine, les critiques et l’auréole de scandale qui accompagnent souvent la sortie de ses films tiennent sans doute au rapport complexe qui lie Abdellatif Kechiche à ses interprètes. Le cinéaste, durant les tournages, recourt à l’épuisement et à l’excès où il s’agit en fin de compte de manier (voire manipuler) le corps des acteurs, pour les tirer vers d’extrêmes contrées afin d’atteindre une certaine « véracité » de l’instant qui mènerait à la crédibilité de l’incarnation.