La Vie d’Adèle. Laura Mulvey et le « male gaze » sont toujours d’actualité …
Avec La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2 (France/Belgique/Espagne, 2013), Abdellatif Kechiche accède en 2013 à la consécration suprême, la Palme d’Or du Festival de Cannes, assortie d’un accueil quasi unanime de la presse. Palme d’or exceptionnelle, puisqu’elle est attribuée en même temps au réalisateur et à ses deux actrices principales, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos. Mais dans le même temps, une controverse se développe sur les conditions difficiles du tournage qui a duré plus de cinq mois, à cause des exigences du réalisateur à l’égard des techniciens et des actrices, le Syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma (Spiac-CGT) dénonçant « des comportements proches du harcèlement moral »1. Les polémiques entre le réalisateur, les techniciens et les actrices vont continuer jusqu’à la sortie du film en salles en octobre 2013, assortie d’une interdiction aux moins de douze ans avec avertissement.
Pour éclairer les enjeux que soulève ce film, je développerai les points suivants : (1) le « complexe de Pygmalion » que Kechiche manifeste de façon récurrente en « exploitant » de très jeunes actrices qu’il « découvre », se plaçant ainsi dans la tradition masculine occidentale de l’artiste démiurge ; (2) la façon dont il reprend et reconfigure le stéréotype de la lesbienne prédatrice, en y ajoutant la connotation ici dévalorisante de l’appartenance à l’élite cultivée ; (3) l’utilisation systématique du gros plan voyeuriste et fétichiste avec une dimension particulièrement intrusive pour filmer la « débutante » ; (4) une comparaison avec la BD de Julie Maroh2 qu’il adapte en la vidant de son contenu politique ; (5) une comparaison avec la façon dont quelques réalisatrices filment, dans des films récents, des scènes de sexe hétéro- ou homosexuel.
Le cinéaste Pygmalion
Un trait récurrent du cinéma d’Abdellatif Kechiche est l’utilisation d’actrices débutantes qui sont de fait dans un rapport de domination double – en tant qu’actrice et en tant que débutante – avec le réalisateur à qui elles doivent leur « révélation » : Sara Forestier et Sabrina Ouazani dans L’Esquive (France, 2004), Hafsia Herzi dans La Graine et le mulet (France, 2007), Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle (2013), Ophélie Bau dans Mektoub, My Love : Canto Uno (France/Italie, 2017) et Mektoub, My Love : Intermezzo (France, 2019). Comme le réalisateur le déclare : « Adèle [Exarchopoulos], dès que je l’ai rencontrée, j’ai eu, comme pour Sara Forestier, Hafzia Herzi ou Sabrina Ouazani, un véritable coup de foudre : j’avais le sentiment d’un diamant brut qui allait crever l’écran »3. On peut y voir un écho de la figure du Pygmalion, le sculpteur qui s’éprend de la créature à qui il a insufflé la vie par son art, figure qui court dans toute l’histoire de la peinture occidentale et que le cinéma a illustrée à son tour, de Sternberg avec Marlene Dietrich à Godard avec Anna Karina. Dans La Vie d’Adèle, le fait d’avoir laissé à l’actrice son prénom, Adèle – le personnage de la BD s’appelle Clémentine –, concourt à cette confusion volontaire entre l’actrice et le personnage créé par le cinéaste. De plus, la figure de Pygmalion est mise en abyme à travers les relations entre Adèle, la jeune lycéenne, et Emma (Léa Seydoux), la peintre lesbienne qui va la révéler à elle-même et en faire son modèle (éphémère).
Du point de vue narratif, Kechiche construit son film à partir du personnage d’Adèle et c’est elle que la caméra va constamment traquer par des gros plans qui exhibent ses émotions ; la jeunesse de son visage enfantin est accentuée par une petite bouche sensuelle perpétuellement ouverte sur des « dents de lapin ». Avec sa chevelure abondante et indisciplinée dont les mèches lui retombent sur les yeux, elle incarne une « féminité » naturelle et instinctive, gourmande et spontanée, mais aussi vulnérable. Enfin, son amour pour les petits ainsi que la vocation d’institutrice qu’elle revendique tout au long du film et qu’elle accomplit, la situe du côté d’une innocence enfantine qui fera apparaître tous ses comportements comme authentiques, dénués de calcul. Cette authenticité est associée dans le film à ses origines modestes. Tous ces traits s’opposent quasiment terme à terme avec ceux qui caractérisent Emma dont elle va tomber amoureuse.
Le visage plus adulte et plus classiquement joli de Léa Seydoux nous reste opaque. Nous ne la verrons qu’à travers le regard d’Adèle, même si le réalisateur nous en fait deviner beaucoup plus que n’en peut comprendre la jeune lycéenne qui tombe sous son charme. Deux scènes de repas familiaux opposent (assez grossièrement) les rites alimentaires de la famille d’Adèle à ceux de la famille d’Emma : les spaghettis à la tomate accompagnés de vin rouge, préparés par le père d’Adèle puis par sa fille elle-même, dont la consommation donne lieu à des gros plans de bouche maculée de sauce tomate assez peu ragoûtants ; les huîtres accompagnées de vin blanc, préparées par le beau-père d’Emma, et qu’Adèle va apprendre à apprécier en allant au-delà de son dégoût spontané pour les fruits de mer, typiquement enfantin. On se croirait dans un des tableaux brossés par Bourdieu dans La Distinction4. D’un côté une consommation silencieuse et abondante (on en reprend), de l’autre une dégustation accompagnée de commentaires valorisant les mets. Cette différence sociale est montrée aussi à travers le cadre de vie des deux familles. On comprend dès le premier plan du film que les parents d’Adèle habitent dans la banlieue de Lille un modeste pavillon avec un bout de jardin, pendant qu’Emma a déjà son propre appartement alors qu’elle n’est encore qu’étudiante, et quand elle fait une fête (sans doute chez ses parents), c’est dans un beau jardin qui peut accueillir ses nombreux amis.
Le stéréotype de la lesbienne prédatrice
Ce qui distingue d’abord Emma aux yeux d’Adèle quand elle la croise dans la rue pour la première fois, c’est qu’elle est enlacée avec une autre femme, sans souci du qu’en dira-t-on, et que ses cheveux courts sont teints en bleu. L’échange de leurs regards contient une nuance de défi de la part d’Emma qui se retourne sur elle tout en tenant enlacée sa compagne. S’il s’agissait d’un couple hétérosexuel et qu’Emma était un homme, on y verrait un comportement typique de la goujaterie masculine ! Dans Le Monde, cette rencontre suscite le commentaire lyrique de Frank Nouchi : « L’amour et le hasard »5. Dans Première, on ne voit pas plus ce « détail » pour s’extasier sur « la maîtrise de la mise en scène » :
La première rencontre entre Adèle et Emma, deux passantes qui se retournent l’une sur l’autre avant de poursuivre leur chemin ? Il aura fallu une journée entière pour tourner ces quelques secondes, au terme de laquelle Adèle Exarchopoulos confiait avoir eu le vertige à force de se retourner. Le résultat, c’est qu’on ressent physiquement ce premier trouble, une sensation pourtant presque imperceptible car encore incomprise, qui n’est autre que le coup de foudre.6
Le comportement désinvolte d’Emma est invisible pour les critiques. Emma appartient à un milieu cultivé et aisé : lors du repas familial évoqué plus haut, la mère précise à Adèle qui admire les tableaux aux murs de la salle à manger, que ce sont des acquisitions du père d’Emma, son précédent mari, et qu’Emma, étudiante en 4e année des Beaux-Arts quand Adèle la rencontre, tient de son père. L’aisance sociale d’Emma se manifeste aussi par son bel appartement décoré de vitraux ; par la fête qu’elle donne dans un jardin où est projeté en toile de fond le célèbre film muet de Pabst, Loulou (Die Büchse der Pandora, Allemagne, 1929) – film qui comporte un personnage de comtesse lesbienne ; par ses amis influents, dont un galeriste à la réputation internationale qui organisera la première exposition de ses toiles (c’est la dernière séquence du film). Mais le film met surtout en scène son mépris de classe pour Adèle, qu’elle incite à plusieurs reprises à écrire en regrettant la modestie de ses ambitions professionnelles, et qu’elle présente à ses ami.e.s comme une future écrivaine. Lors de la fête d’Emma, on voit Adèle s’afférer seule à la cuisine pour préparer les plats, dont les fameux spaghettis à la tomate, puis les apporter dans le jardin, servir les invité.e.s, et enfin faire la vaisselle après leur départ, alors qu’Emma feuillette dans son lit une revue d’art sur Egon Schiele… Là aussi, si Emma était un homme, son comportement apparaîtrait comme machiste et exploiteur. Le fait que ce comportement soit attribué à une lesbienne artiste et socialement favorisée le rend-il invisible, tant le cinéma a imposé le stéréotype de la lesbienne prédatrice7 ? Fidèle à cette tradition, Kechiche prend soin en effet de charger le personnage d’Emma ; en revanche s’il y a une thématique totalement absente du film, c’est la stigmatisation dont font l’objet les lesbiennes dans une société patriarcale qui supporte mal l’autonomie des femmes, en particulier dans le domaine amoureux et sexuel.
La seule scène qui évoque cette stigmatisation est au début du film, quand les camarades lycéennes d’Adèle l’agressent parce qu’elles l’ont vue rejoindre Emma qui l’attendait à la sortie du lycée. Le fait que ce soient exclusivement des filles qui manifestent cette violente homophobie, alors que les garçons assistent en témoins passifs à l’échauffourée, évacue encore une fois la réalité de la domination masculine qui s’exerce au lycée comme dans le reste de la société, mais pas dans le cinéma de Kechiche…
La progressive désaffection d’Emma vis-à-vis d’Adèle est clairement motivée par leur différence sociale : Adèle est incapable d’entretenir un dialogue cultivé avec Emma et ses ami.e.s, elle continue à avoir comme seule ambition d’être institutrice, sa gentillesse se transforme en servilité et, compte tenu de ce que nous avons vu de la désinvolture amoureuse d’Emma au début du film (elle drague Adèle alors qu’elle est encore en couple avec une autre femme), la scène qu’elle fait à Adèle le soir où celle-ci se fait raccompagner par un gentil collègue avec qui elle a flirté, apparaît comme un prétexte. Elle s’est lassée d’Adèle parce que, comme n’importe quel artiste masculin (c’est en tout cas le mythe qui est entretenu dans notre société), elle a besoin de changer de modèle pour stimuler sa créativité. Comme Adèle va le découvrir en allant voir l’exposition des tableaux d’Emma, Louise, la femme enceinte qu’elle avait vue échanger des confidences avec Emma lors de la fête, lui a succédé comme modèle ; elles se sont installées ensemble et Emma a adopté sa petite fille : « tu comprends, c’est ma famille », déclare-t-elle à Adèle quand elles se revoient longtemps après leur rupture.
Le film se termine sur Adèle qui s’éloigne dans la belle robe bleue qu’elle a mise pour aller au vernissage de l’exposition d’Emma, alors que le jeune comédien qui semblait sensible à son charme la cherche en vain dans la rue. Dernier trait du réalisateur qui la renvoie sadiquement à sa solitude, après lui avoir soutiré (au personnage et à l’actrice) tout ce qu’elle pouvait donner.
Une caméra intrusive et voyeuriste
Le style de Kechiche se caractérise par l’utilisation systématique du (très) gros plan pour filmer ses actrices, construisant un point de vue qu’on pourrait qualifier à la fois de fétichiste et de voyeuriste, qu’il s’agisse de filmer le visage ou d’autres parties de l’anatomie féminine : fesses, ventre, sein, sexe. Par rapport aux conventions du cinéma dominant, qui ne dédaigne ni le voyeurisme ni le fétichisme8, le style de Kechiche se distingue par l’excès dans l’utilisation de ce type de plan, aux dépens de la trame narrative et de la construction d’un univers diégétique identifiable par les spectateurs/trices. Cette transgression des conventions se manifeste en particulier par les (très) nombreux plans d’Adèle en train de pleurer, avec la morve qui lui coule du nez (et qu’elle n’essuie pas) ou d’Adèle et Emma s’embrassant à pleine bouche (et à pleine langue). L’abondance visuelle des sécrétions corporelles (larmes, morve, bave) est d’autant plus transgressive que les séquences sont longues et les plans répétitifs, bien au-delà de leur nécessité narrative. On peut y voir la manifestation du fantasme démiurgique du cinéaste qui, au lieu de se plier aux règles de la bienséance implicites dans le cinéma narratif dominant qui cherche à émouvoir les spectateurs/trices sans les gêner ni les choquer, impose ses propres règles et exerce sur ses actrices un pouvoir sans limites avec une dimension sadique tout à fait explicite. Là aussi, nous sommes dans une tradition bien ancrée dans le cinéma occidental, d’Hitchcock à Pialat en passant par Clouzot et Bresson.
Et ce pouvoir illimité (ou qui se fantasme tel) est aussi à l’œuvre dans les scènes de sexe, dont on nous dit qu’elles sont simulées9 mais qui supposent de la part des deux actrices l’acceptation d’une promiscuité physique d’autant plus pénible qu’on sait que Kechiche impose de nombreuses prises, sous prétexte d’improvisation. À l’écran, ce qui est gênant pour les spectateurs/trices, c’est le caractère répétitif des plans des deux corps intégralement nus, enlacés dans diverses figures (le cunnilingus, le classique 69, la non moins classique position en ciseaux, etc.) mais toujours avec un souci esthétique prédominant, en dehors de toute nécessité narrative. Le caractère explicite et répétitif de ces scènes de sexe les rapproche des conventions du cinéma pornographique dominant, celui qui est destiné à un public masculin hétérosexuel, où les scènes de pénétration sont quasiment toujours précédées de scènes « saphiques ». Le fait que les corps des deux actrices sont aussi normés que possible du côté des critères occidentaux de la beauté féminine, tels que le cinéma les a reconfigurés, y compris l’absence totale de poils, même sur le sexe, achève de les dépouiller de toute singularité.
Une adaptation vidée de sa dimension politique
Il est toujours éclairant de comparer un film avec l’œuvre dont il est l’adaptation. Ici c’est d’autant plus pertinent que l’œuvre originale est un roman graphique, Le bleu est une couleur chaude10, publié en 2010, dont l’autrice, Julie Maroh, s’est exprimée sur son site11. Tout d’abord, elle précise ses intentions :
Ce qui m’intéresse avant tout c’est que moi, celles/ceux que j’aime, et tous les autres, cessions d’être :
– insulté-e-s– rejeté-e-s
– tabassé-e-s
– violé-e-s
– assassiné-e-s
Dans la rue, à l’école, au travail, en famille, en vacances,
chez eux. En raison de nos différences.
Puis elle parle de sa rencontre avec Kechiche, ce qui l’a poussée à lui faire confiance, et son refus de participer à l’adaptation. Elle en vient enfin à son évaluation du film : « C’est un film purement kéchichien, avec des personnages typiques de son univers cinématographique. En conséquence son héroïne principale a un caractère très éloigné de la mienne, c’est vrai. Mais ce qu’il a développé est cohérent, justifié et fluide. C’est un coup de maître. »
Elle commente ensuite ce qui a fait polémique dans la réception du film, à savoir les scènes de sexe :
Quant au cul… […] Je considère que Kechiche et moi avons un traitement esthétique opposé, peut-être complémentaire. La façon dont il a choisi de tourner ces scènes est cohérente avec le reste de ce qu’il a créé. Certes ça me semble très éloigné de mon propre procédé de création et de représentation. […] Ça c’est en tant qu’auteure. Maintenant, en tant que lesbienne… […] c’est ce que ça m’évoque : un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise.
Elle refuse très lucidement de parler de trahison : « La notion de trahison dans le cadre de l’adaptation d’une œuvre est à revoir, selon moi. Car j’ai perdu le contrôle sur mon livre dès l’instant où je l’ai donné à lire. C’est un objet destiné à être manipulé, ressenti, interprété. »
Enfin elle fait allusion sobrement mais clairement à la manière dont Kechiche l’a tenue à l’écart :
Je tiens à remercier tous ceux qui se sont montrés étonnés, choqués, écœurés que Kechiche n’ait pas eu un mot pour moi à la réception de cette Palme. Je ne doute pas qu’il avait de bonnes raisons de ne pas le faire, tout comme il en avait certainement de ne pas me rendre visible sur le tapis rouge à Cannes alors que j’avais traversé la France pour me joindre à eux, de ne pas me recevoir – même une heure – sur le tournage du film, de n’avoir délégué personne pour me tenir informée du déroulement de la prod’ entre juin 2012 et avril 2013, ou pour n’avoir jamais répondu à mes messages depuis 2011.
L’ensemble des commentaires de Julie Maroh sur La Vie d’Adèle témoigne du souci de ne pas se mettre dans la posture de l’autrice jalouse du destin de son œuvre. Mais cela ne nous dispense pas d’analyser les choix faits par Kechiche pour l’adaptation.
Tout d’abord le changement de structure narrative fait disparaître la dimension autoréflexive de la BD : au lieu de la voix d’outre-tombe de Clémentine à travers la lecture par Emma de ses journaux intimes, écrits entre 1994 et 2008 – « Mon amour, quand tu liras ces mots, j’aurai quitté ce monde » (p. 5) –, le film fait d’Adèle l’objet du récit, mais pas son sujet. La caméra de Kechiche se rapproche davantage de la loupe de l’entomologiste sur l’insecte dont il scrute le comportement. Disparaît aussi la dimension tragique de la BD, puisqu’Adèle ne meurt pas, et la valeur de testament du récit, formulée dans la dernière bulle : « Par-delà notre mort, l’amour que nous avons éveillé continue d’accomplir son chemin. » (p. 155).
La dimension militante de la BD, la dénonciation de l’homophobie, a également disparu du film – sinon dans la séquence où Adèle est agressée par les filles de son lycée –, alors que Julie Maroh insiste longuement sur la difficulté de son héroïne, Clémentine, à accepter son homosexualité, sa culpabilité quand elle fait des rêves érotiques, son sentiment d’être monstrueuse, anormale, sa honte, etc. Valentin, le copain gay qui est son confident tout au long de l’histoire a lui aussi disparu, et avec lui la solidarité entre homosexuel.le.s, qui permet de tenir. Enfin a disparu (tournée mais coupée au montage12) la très violente scène d’expulsion de la maison familiale quand les parents de Clémentine découvrent ses relations avec Emma (pp. 126–129) – autre manifestation de l’homophobie ordinaire qui colore tragiquement la BD…
Le personnage d’Emma apparaît beaucoup plus complexe et moins dominateur dans la BD : après leur rencontre dans la boîte de nuit lesbienne, Emma prend effectivement l’initiative de venir attendre Clémentine à la sortie du lycée, provoquant les réactions hostiles des lycéennes. Or, leurs relations restent longtemps platoniques, parce qu’Emma est en couple avec Sabine, une artiste qui l’a beaucoup aidée, et qu’elle pense que Clémentine est hétéro, et de son côté, Clémentine lui en veut d’avoir perturbé ses relations avec ses copines de lycée. Clémentine met très longtemps à assumer son désir pour Emma : il faut attendre la page 94 (sur 156) pour qu’elles couchent ensemble, et encore, Emma fait machine arrière aussitôt après, ne lui faisant plus signe pendant un mois : « Tu finiras bien par rencontrer un gars qui te plaît et tout te poussera à être avec lui. Vous serez heureux et moi j’aurai l’air d’une conne. » (p. 105). Clémentine doit user de toute sa persuasion pour convaincre Emma que son désir pour elle est sérieux. Ce n’est que six mois plus tard que leur relation amoureuse s’installe, mais Clémentine maintient le secret par crainte de l’hostilité de son entourage, et Emma hésite à quitter Sabine : « Elle m’aime énormément et elle a fait beaucoup pour moi, je ne peux pas la quitter. » (p. 111). Le jour où Emma décide de la quitter, Sabine vient agresser Clémentine dans la rue en lui criant : « C’est tout ce que tu es : un plan cul ! » (p. 113). Blessée, Clémentine a une explication orageuse avec Emma et s’en va.
Elle retrouvera Emma l’attendant devant le pavillon de ses parents, mais la soirée se termine mal puisque les parents de Clémentine les mettent dehors en pleine nuit quand ils découvrent la nature de leurs relations (l’épisode, situé en avril 1997, occupe neuf pages : 120–129). Commentaire de Clémentine dans son journal : « Aujourd’hui tout a basculé. L’innocence a été emportée. » (p. 120). Elles s’installent ensemble et la BD résume en une page son devenir professionnel de prof d’anglais : « C’est évidemment une réalité loin de mes rêves de jeune fille. » (p. 130). Là aussi, la différence est grande avec le film : chez Kechiche, Adèle n’a pas d’autre ambition que de devenir institutrice, malgré les incitations réitérées d’Emma pour qu’elle écrive, alors que dans la BD, c’est l’écriture qui définit la personnalité de Clémentine. C’est elle qui fait exister leur histoire en la racontant.
Leur relation se dégrade pour une tout autre raison que dans le film : « Pour Emma, sa sexualité est un lien vers les autres. Un lien social et politique. Pour moi, c’est la chose la plus intime qui soit. Elle appelle ça de la lâcheté, alors que je cherche juste à être heureuse. » (p. 131). Les tensions entre elles sont donc liées à leur rapport différent à leur orientation sexuelle, et non pas à une différence de milieu social. Leur rupture dans la BD intervient en 2008, c’est-à-dire presque dix ans après la formation de leur couple, quand Emma découvre que Clémentine a couché avec un de ses collègues. Clémentine vit très mal cette rupture et squatte chez son ami Valentin tout en se bourrant de médicaments. Valentin, inquiet, prévient Emma : elles se retrouveront au bord de la mer pour se réconcilier, mais il est trop tard ; Clémentine mourra quelques jours plus tard à l’hôpital d’hypertension artérielle aggravée par les médicaments.
En « chargeant » le personnage d’Emma de connotations négatives (mépris culturel, égoïsme, domination sociale), Kechiche reprend le stéréotype de la lesbienne prédatrice qui jette son dévolu sur une jeune femme encore incertaine de son orientation sexuelle13, et la détruit en la rejetant après s’en être servie.
Quant aux scènes de sexe, elles existent dans la BD mais pas du tout dans la même proportion : leur première étreinte occupe quatre pages (pp. 94-97), dont une vignette montrant en gros plan Emma faire un cunnilingus à Clémentine (dont le sexe n’est pas épilé, évidemment). Mais si une autre scène (pp. 109-112) les montre discutant nues enlacées dans un lit, on ne les verra plus faire l’amour…
Comment filmer les scènes de sexe ?
Dans un entretien avec le Huffington Post, Mélanie Laurent, actrice et réalisatrice, a comparé les scènes de sexe lesbien dans La Vie d’Adèle et dans La Belle Saison (Catherine Corsini, France/Belgique, 2015) : « La réalisatrice [de La Belle Saison] est lesbienne, et quand elle filme des scènes de sexe, c’est excitant. On ne voit réellement pas grand-chose, mais on sent. Quand je vois La Vie d’Adèle, ce long plan sur une scène de sexe, juste du sexe, du sexe et encore du sexe pendant près de 20 minutes, je me sens mal pour elles [les actrices]. Je ne trouve pas ça excitant. J’aime le film, mais pas cette partie »14.
Peut-on, en tant que spectatrice, repérer des différences dans la façon dont les réalisateurs et les réalisatrices filment les scènes de sexe ? Quand on est dans le registre de la création, toute généralisation est problématique, dans la mesure où un.e cinéaste artistiquement ambitieux/se cherche avant tout à proposer une vision originale en se différenciant des autres. Les conventions concernant les scènes de sexe dans le cinéma dominant occidental depuis la libéralisation des années 1960, consistent à privilégier l’initiative masculine et la nudité féminine, rejouant sur un mode « libéré » le schéma qu’avait analysé Laura Mulvey15 dès 1975 à propos du cinéma hollywoodien « classique » : un regard masculin derrière la caméra, relayé par un regard masculin dans la fiction, s’adressant à un regard masculin dans la salle, la femme sur l’écran étant réduite le plus souvent à un corps morcelé. Le cinéma d’auteur se fait fort de transgresser les limites que les censures imposent (en France, interdiction aux moins de 16 ou 18 ans ou sigle X) sans forcément remettre en cause ce privilège accordé à l’expression du désir masculin. Les artistes se construisent comme tout un chacun dans les normes sociales et culturelles de leur époque, même quand ils/elles tentent de les transgresser. Et un art aussi cher que le cinéma, en tout cas celui qui donne lieu à une exploitation commerciale, doit se plier à un certain nombre de conventions, comme en témoignent, a contrario, les mésaventures de Virginie Despentes avec Baise-moi (Virginie Despentes, Coralie Trinh Thi, France, 2000), marqué d’un X infamant avant qu’une vigoureuse campagne de presse n’amène une modification de la législation16.
Ces conventions concernent aussi et surtout les scènes de sexe. Si le cinéma français est réputé pour reculer toujours davantage les limites de ce qu’on peut montrer, on peut quand même repérer, y compris dans le cinéma d’auteur, sinon des stéréotypes, tout au moins des tendances. Par exemple, l’association entre le sexe et la violence (qui s’exerce le plus souvent contre le personnage féminin), dont Gaspard Noë a donné un exemple extrême avec Irréversible (France, 2001), se retrouve chez beaucoup de cinéastes masculins.
En revanche, c’est plutôt l’esthétisation du sexe qui caractérise le film d’Abdellatif Kechiche : deux très beaux et très jeunes corps féminins filmés en gros plan s’enlacent, s’embrassent et se caressent ad libitum (ad nauseam, diront certaines), sans que ces scènes ne nous disent rien ni sur la personnalité de chacune des protagonistes, ni sur l’évolution de leurs rapports, ni sur les spécificités de la sexualité lesbienne. En revanche, elles sont remarquablement « clean » : l’épilation totale (y compris du sexe) des deux actrices est un des éléments (mais pas le seul) qui fait écho aux conventions du cinéma pornographique.
Par contre, si l’on regarde du côté des réalisatrices (dans le cinéma d’auteur.e français), les scènes de sexe entre deux personnages féminins sont plus allusives et surtout moins « glamour » : par exemple, dans Naissance des pieuvres (France, 2007), Céline Sciamma filme le désir d’une adolescente pour une camarade un peu plus âgée, comme une souffrance et comme un rapport de force, sans l’idéaliser ni l’esthétiser. Pour complaire à Floriane qu’elle désire, la jeune Marie accepte de la déflorer pour qu’elle puisse aller coucher avec le garçon qu’elle convoite, sans la honte d’être vierge. On assiste à la défloration manuelle qui se passe sous le drap, sans un mot et sans la moindre sensualité.
La comparaison est particulièrement intéressante avec Portrait de la jeune fille en feu (France, 2019) de la même Céline Sciamma, puisqu’il s’agit, comme dans La Vie d’Adèle, d’une relation amoureuse entre une femme peintre et son modèle. Mais c’est le point de vue de la femme peintre qui structure le récit chez Sciamma, dans le contexte du XVIIIe siècle où les peintres sont au service de leurs commanditaires, ici une aristocrate qui a besoin d’un portrait de sa fille pour l’offrir au prétendant. Loin du fantasme de l’artiste démiurge qui habite l’imaginaire européen depuis le romantisme, Marianne, la femme peintre de Sciamma, est confrontée à un modèle récalcitrant qu’elle doit peindre sans qu’elle le sache : en refusant de poser, Héloïse exprime son refus d’un mariage arrangé. Marianne doit donc l’observer à la dérobée, en jouant le rôle imposé d’une dame de compagnie, et travailler de mémoire au portrait. Si le regard qu’elle pose sur cette jeune fille rebelle finit par devenir un regard amoureux, c’est dans un processus réciproque qui n’oppose pas l’expérience de l’une à l’innocence de l’autre. Et les scènes de sexe fonctionnent sur la métaphore (le gros plan d’une main caressant l’aisselle) plutôt que sur l’exhibition. En mettant l’accent finalement sur l’importance du souvenir dans la relation amoureuse (la lecture de l’épisode d’Orphée aux enfers dans les Métamorphoses d’Ovide, leur dernier dialogue où elles se souviennent de leurs premiers émois puis l’épilogue au concert où Marianne regarde de loin Héloïse pleurer en écoutant L’Hiver des Quatre Saisons de Vivaldi, qu’elle lui avait joué au clavecin), Sciamma comme Julie Maroh valorise l’histoire d’amour, au-delà de la rupture, de la séparation ou de la mort. Alors que la dernière séquence du film de Kechiche dans la galerie d’art met l’accent sur le sentiment d’abandon qu’éprouve Adèle en voyant Emma parader avec sa nouvelle compagne qui est aussi son nouveau modèle…
Certaines réalisatrices filment en effet les scènes de sexe, qu’il s’agisse de sexe hétéro ou homo, d’une façon qui tranche avec les conventions (masculines), y compris du cinéma d’auteur, parce que la sensualité qu’elles parviennent parfois à exprimer, dépasse le voyeurisme17. Ce faisant, elles réussissent à construire les personnages féminins comme des sujets de leur propre désir, et à décrire avec précision les difficultés d’assumer ce désir et d’accéder à la jouissance pour une femme.
Dans La Vie d’Adèle, Kechiche se révèle une illustration parfaite des thèses de Mulvey sur le male gaze : il met littéralement en pratique la citation attribuée à François Truffaut – « Le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes » – et la pousse jusqu’à ses derniers retranchements, d’une part en éliminant toute présence masculine (c’est Léa Seydoux qui joue le rôle de l’homme), et d’autre part en donnant à l’expression « jolies choses » un contenu explicite (au sens de la pornographie). Mais son pouvoir s’exprime aussi par sa capacité à faire faire aux jolies femmes qu’il a tirées du néant (les débutantes) des choses qui, selon les conventions sociales, les enlaidissent, comme rougir, pleurer hystériquement, avoir le nez qui coule, etc. révélant la dimension sadique du pouvoir du metteur en scène, tel que le cinéma dominant l’a institué.
Le succès critique extraordinaire du film témoigne (ce que confirme aussi la résistance au mouvement #MeToo dans le milieu du cinéma français) de la capacité de ce cinéaste à se couler dans la tradition masculiniste du cinéma d’auteur, constamment légitimée par la critique française, qui identifie le talent à la capacité démiurgique du metteur en scène de soumettre de (très) jeunes femmes à son désir sans limites, au-delà des convenances (les scènes de sexe explicites) et des normes (l’homosexualité féminine) traditionnelles que l’art contemporain se fait fort de transgresser.