Isabel Krek

Flux financiers, blocages de communication : Dene wos guet geit (Cyril Schäublin, CH, 2017)

dene wos guet geitgiengs bessergiengs dene besserwos weniger guet geitwas aber nid geitohni dass’s deneweniger guet geitwos guet geitdrum geit wenifür dass es denebesser geitwos weniger guet geitund drum geits odene nid besserwos guet geit

ceux qui vont bieniraient mieuxsi ça allait mieuxpour ceux qui vont moins bienmais cela ne va passans que ça ailleun peu moins bienc’est pourquoi peu est faitpour que ça aille mieuxpour ceux qui vont moins bienet c’est aussi pour çaque ceux qui vont bienne vont pas mieux1

Le chansonnier Mani Matter (1936–1972), esprit critique et icône incontournable de l’histoire de la musique suisse alémanique, aborde dans sa chanson Dene wos guet geit le déséquilibre entre les riches et les pauvres, jouant sur le double sens de l’expression allemande qui signifie à la fois : ceux qui sont épanouis, ou en bonne santé, et ceux qui ont de l’argent. Il convoque ainsi un lieu commun (les riches sont tristes), tout en jouant sur un contresens apparent (ceux qui vont bien ne vont pas bien du tout). Il oppose ainsi ces deux acceptions de façon ludique en vers succincts, expliquant cette situation grâce à un schéma circulaire, à la manière d’une boucle sans fin – cette boucle ne pouvant être brisée que si ceux qui en ont plus en donnent à ceux qui en ont moins. Il n’est pourtant pas nécessaire de connaître les paroles de cette chanson pour deviner que le film homonyme de Cyril Schäublin Dene wos guet geit (Ceux qui vont bien) procède d’une critique sociale. Ce film raconte l’histoire d’Alice Türli, une jeune femme d’environ 20 ans, qui ne va effectivement pas trop mal, malgré quelques soucis d’argent. Car elle ne compte pas se contenter des CHF 22.– par heure qu’elle gagne dans un centre d’appel téléphonique. Elle décide donc d’aller prendre l’argent chez ceux qui sont mieux lotis qu’elle, à savoir des personnes âgées. Tout comme son patron, qui le fait pourtant légalement et suivant une devise pour le moins douteuse : « Notre clientèle cible : les personnes âgées et crédules ». Elle recueille ainsi des données personnelles sur des clients, en particulier sur cette frange de clientèle « crédule », afin de s’emparer des économies de femmes âgées dans une situation désespérée en se faisant passer pour leur petite-fille.

Ce premier long métrage de Schäublin, sorti en 2017, ne se veut pas (seulement) une histoire criminelle, et certainement pas une œuvre à suspense ou célébrant la vitesse. Au contraire, le réalisateur propose une étude satirique de la société d’abondance suisse, adoptant un regard impitoyable et quasi-documentaire. Le film se distingue par l’intemporalité du sujet et par son style minimaliste. C’est-à-dire un style épuré qui fait l’économie du contexte, de la vie des personnages, de leurs relations ou encore d’une quelconque chaleur humaine – aucun de ces éléments n’apparaît dans le film. L’ensemble du film est tourné en plans longs et statiques, qui permettent au spectateur d’avoir une vue détaillée du champ et d’y mener une observation précise de ce qu’il s’y passe – ou plutôt de ce qu’il ne s’y passe pas –, de ce qui « remplit » les plans apparemment dénués d’action. Cette satire au style radical a très vraisemblablement éveillé l’attention, puisqu’elle a participé à de nombreux festivals, entre autres à Sao Paulo, Moscou, Shanghaï, Rotterdam, San Francisco, Thessalonique, Locarno et a nota­mment remporté le prix du Best International Feature Film 2018 (meilleur film international) de l’Edinburgh International Film Festival ainsi que le Zürcher Filmpreis (Prix du film de la ville de Zurich). Le succès en salles du film, sorti en janvier 2018, s’est quant à lui cantonné à la Suisse alémanique. Selon les chiffres de l’Association Suisse des ­exploitants et distributeurs de films, il a enregistré 11’069 entrées, dont moins de 10 % (807 entrées) provenaient de la Romandie et encore moins du Tessin (22 entrées) 2.

Un travail méticuleux sur l’image

Les premières images du film offrent déjà une composition décadrée : la première séquence – qui s’avère être un prologue au récit – met en scène trois personnes qui discutent au bord de l’eau, l’eau en mouvement composant l’essentiel du cadre en arrière-plan, tandis que les personnages, assis dans une configuration symétrique, se trouvent au premier plan mais dans la partie inférieure de l’image, cadrés à hauteur de poitrine. Par cette entrée en matière, Schäublin met en place un traitement stylisé, voire ascétique, qui sera maintenu tout au long du film. Le montage établit un tempo lent, appuyé par le travail du chef opérateur Silvan Hillmann en caméra fixe, d’observation, parfois en gros plan, parfois en plan large, capturant des événements qui surviennent dans le cadre comme par accident. De nombreux plans offrent ensuite un travail de composition tendant vers l’abstraction, à l’image d’une scène où une personne disparaît soudainement d’une bande verticale grise de peinture sur un mur, révélant ainsi que ce qui apparaissait comme un tableau représente concrètement l’espace entre deux bâtiments. Avec de tels artifices, la conception de l’image ne déstabilise pas seulement la relation entre le spectateur et l’image du film, mais interroge également les relations des personnages avec leur environnement. Alors que la géométrie et les ornements géométriques ont souvent été utilisés dans l’histoire du cinéma pour véhiculer un sens symbolique 3, ici la fragmentation elle-même du cadre devient un symbole de la société, ainsi que son commentaire : sans aucun embellissement, le film met en évidence une désintégration, une dissolution de l’unité des images cinématographiques 4à laquelle contribue également un positionnement des personnages, filmés de manière souvent décentrée.

Cet effet de rupture se manifeste notamment à l’occasion de plans longs et de plans moyens, qui, au lieu de fonctionner comme des establishing shots, se réapproprient le décor, le rendant abstrait et prenant la forme d’un labyrinthe pour le spectateur à la recherche de l’action du film. Schäublin et Hillmann y parviennent grâce à un travail minutieux apporté au cadrage. À titre d’exemple, nous pourrions évoquer ce plan sur un espace vert, qui semble appartenir à un complexe résidentiel (il n’est pas possible de dire s’il s’agit d’un jardin public ou d’une décoration de garage) : au premier coup d’œil, il n’est pas évident de savoir si l’on peut s’attendre à une action ou si c’est la coulisse elle-même qui en est la protagoniste. Ce n’est qu’au deuxième ou troisième coup d’œil que l’on peut reconnaître Alice Türli, de loin, marchant dans cet espace vert tandis qu’elle passe un de ses nombreux coups de téléphone. Le spectateur profite ainsi d’un regard autonome qui peut se frayer un chemin à travers le cadre, mais ce faisant, il se soumet à l’effet aliénant de l’image. Le cadre de l’image, délimité avec précision, soustrait à maintes reprises l’environnement à toute reconnaissance claire : ces efforts de dénaturation éloignent le spectateur du monde de la diégèse et rendent par ailleurs l’identification des différents lieux de la ville difficile, voire impossible, et ceci même pour un·e Zurichois·e.

« T19F XP07 YT56 7TZ5 »

La désorientation et la résistance des éléments du champ, renvoyant à une absence de sens, se manifestent également au niveau des dialogues, grâce à un schéma récurrent. En effet, les conversations ne dévoilent généralement au spectateur que les informations nécessaires à une compréhension basique du déroulement de la narration : la vie professionnelle d’Alice, l’arnaque qu’elle pratique et enfin sa découverte progressive par la police. Quant aux renseignements sur les personnages, ils se résument souvent – mais toujours d’une manière étrangement naturelle – à des énumérations de chiffres : des renseignements sur leurs numéros de téléphone, numéros de carte de crédit, numéros de compte bancaire, numéros de contrat, polices d’assurance, ou encore sur le prix de leurs divers abonnements. Même si une conversation semble parfois donner accès à la vie personnelle d’un personnage – la maladie d’une sœur par exemple –, cette conversation n’a lieu que pour revenir sur de nouveaux chiffres, en l’occurrence le prix d’une assurance maladie. Les nombres ainsi échangés ne contribuent en rien à la compréhension de la trame ou à l’introspection des personnages et privent le spectateur d’un accès véritablement immersif au monde diégétique, qui demeure opaque, abstrait par ces innombrables chiffres. Toutefois, malgré cet effet d’aliénation supplémentaire, ils représentent un élément de cohésion entre les personnages et semblent être un phénomène unificateur (et uniforme), puisqu’ils occupent une place aussi importante dans la vie des personnes concernées. Un autre facteur d’unité au sein de la communication restreinte des protagonistes est paradoxalement le smartphone : présent dans la quasi-totalité des scènes, les personnages consultent leur téléphone au lieu d’interagir directement. Et même s’ils se trouvent en pleine conversation, leurs regards sont dirigés vers l’écran qu’ils tiennent dans leur main.

Le film fait ainsi allusion à une forme de communication dysfonctionnelle devenue la norme, qui s’impose avec d’autant plus d’évidence dans les nombreuses situations où les chiffres doivent être répétés stoïquement parce qu’ils n’ont pas été compris par le destinataire. Même le réseau du téléphone portable d’Alice ne fonctionne pas lorsqu’elle veut envoyer un courriel pour son travail depuis le parc qu’elle traverse ; elle doit alors demander à un balayeur son mot de passe pour un hotspot (on lui dicte ainsi ceci : « T19F XP07 YT56 7TZ5 »). Autre détail bien pensé : en tant que personne « qui va bien », elle demande à un employé du parc, et non pas à un des hommes d’affaires bien habillé qu’elle croise sur son chemin, se servant ainsi de quelqu’un « qui va moins bien ». Ailleurs, les policiers qui recherchent le suspect circulent sans carte au milieu de nulle part dans l’agglomération zurichoise : « Je vois où on est, mais j’arrive pas à avoir l’itinéraire ». En fin de compte, c’est cette communication ratée qui permet à Alice de réaliser son arnaque, puisque les liens entre les personnages, même entre les grand-mères et leurs petites-filles, sont si ténus.

Emotions émoussées

Ce manque de véritable communication entre les personnages semble expliquer le peu d’accès du spectateur aux émotions des personnages. Il est rare d’être face à de vrais sentiments, sinon peut-être à une occasion, lorsqu’une victime d’Alice, une grand-mère, est visiblement inquiète pour sa petite-fille, tandis que le spectateur assiste à son escroquerie. Pour le reste, cependant, aucune véritable indication n’est donnée sur les états psychologiques ni même sur les éventuels traits de caractère des personnages : des employés de banque acceptent des documents et des numéros de sécurité de manière distante, des policiers parlent de contrats de téléphonie mobile en voiture et interrogent divers témoins susceptibles d’aider à éclaircir une fraude, le tout sur un même ton de voix. L’attitude d’Alice est également indifférente : que ce soit dans la vie quotidienne avec ses collègues, au téléphone, ou au contact de ceux qui se font gruger. Les gros plans ne sont donc pas utilisés pour montrer les émotions d’un personnage, mais justement l’inverse : la caméra reste sur le même visage, en évitant un montage classique en champ-contrechamp, pour intensifier toute absence de compassion et d’empathie.

Même dans les quelques scènes où une tension narrative se manifeste, cette absence d’émotion n’est pas rompue. L’une des rares occasions où l’intrigue crée un léger suspense se présente lorsqu’Alice franchit un barrage de police suite à une alerte à la bombe (notons le contraste entre cette information et la désinvolture des policiers) : la police va-t-elle trouver et ouvrir l’enveloppe contenant les 20’000 francs qu’elle vient de voler sous le nom de « Sarah » ? Ou Alice parviendra-t-elle à rentrer chez elle sans être inquiétée ? La réaction de la protagoniste est posée et détendue lorsque le policier lui demande ce que cette enveloppe épaisse contient, puisqu’elle lui répond : « des trucs pour les impôts ». Une absence d’émotions comparable à cette tension minimale s’affiche chez elle lorsqu’elle escroque ses victimes. Elle s’inscrit ainsi dans le même mode routinier que la fouille des policiers, qui renvoie par ailleurs à une forme d’exécution irréfléchie et inutile des ordres. Cette question est ironiquement soulevée par la déclaration du patron d’Alice au centre d’appel, qui, lors de l’introduction d’une nouvelle campagne de démarchage, rappelle à ses employés : « N’oubliez pas : vous vendez avec des émotions ». Il n’est cependant pas très surprenant que, dans la société de consommation ici démasquée, cette devise soit affichée comme une stratégie de vente au moyen d’une empathie feinte : les employés du centre d’appel répètent en boucle des phrases mémorisées et dépourvues d’émotion.

Le film fascine par son rythme ralenti et cadencé, sans pourtant provoquer l’ennui : la dialectique entre réduction et abondance (du temps, de l’espace, de la répétition) crée des tensions, ou plutôt des frictions, qui rendent le spectateur attentif au cadre. Il joue avec l’aliénation et la reconnaissance fragmentée d’un univers familier : tout comme les quartiers et les vues supposées familières de Zurich sont déformés, la communication moderne est conduite ad absurdum, en créant un constant malaise subliminal chez le spectateur. À cela s’ajoute le caractère à peine esquissé des personnages qui reflète les espaces vides et bétonnés qui les entourent dans la ville anonyme. Toutefois, la critique sociale est véhiculée avec une touche d’humour, notamment grâce aux noms des protagonistes, qui oscillent entre ­occurrence naturelle et accumulation ridicule d’un diminutif typiquement suisse alémanique – Binggeli, Fischli, Türli, Oberli. Ce choix souligne d’ailleurs ce qui est évoqué dans le prologue et abordé encore plus tard dans le récit : la délinquante étant suisse, le film se concentre exclusivement sur les défauts d’une prospérité économique suisse, où « ceux qui vont moins bien » vont toujours mieux qu’ailleurs.

1 Mani Matter, « Dene wos guet geit », 1970 ; traduction française de Rafael Gunti.

2 Source : https://procinema.ch

3 Nous renvoyons ici aux études de Frauke Göttsche sur Fritz Lang et Leni Riefenstahl (Frauke Göttsche, Geometrie im Film. Fritz Langs Dr. Mabuse, der Spieler und Leni Riefenstahls Triumph des Willens. Münster, LIT, 2003).

4 Voir Henriette Heidbrink, « Das Summen der Teile. Über die Fragmentierung von Film und Figur », Navigationen – Zeitschrift für Medien – und Kulturwissenschaften, 5, 2005, pp. 163–195.