Laure Cordonier, Selim Krichane, Achilleas Papakonstantis, Sylvain Portmann

Editorial

Lorsque nous avons initié la préparation de ce dossier de Décadrages consacré au cinéaste Abdellatif Kechiche dans le courant de l’année 2017, à savoir avant les premières projections publiques de Mektoub, My Love : Canto Uno, nous avions déjà conscience de la dimension polémique d’une telle entreprise, tout en étant convaincus de sa nécessité. Le parcours atypique de Kechiche – de « jeune premier beur du cinéma français » au milieu des années 1980 (Fig.1), à réalisateur/scénariste auréolé de la Palme d’Or du Festival de Cannes au milieu des années 2010 (Fig.2) – offrait l’occasion d’aborder de front une série d’enjeux qui déterminent les contours du cinéma français contemporain : questions de représentation ethnique, traitement narratif des problématiques de genre (gender) et de classe, politiques de financement et de production, normes évaluatives et valeurs idéologiques qui sous-tendent la constitution d’un panthéon d’« auteurs ».

Fig. 1
Fig. 2

De fait, les débats suscités par le film qui était alors le dernier long métrage du cinéaste, La Vie d’Adèle : Chapitres 1 et 2, démontraient avec force la nécessité de revenir sur la notion d’auteur – qui, de toute évidence, continue à jouer un rôle crucial en ce début de XXIe siècle dans la structuration du cinéma (français) aux niveaux symbolique, économique et sociologique. En effet, Kechiche figurait déjà à l’époque parmi ces rares « auteurs » qui ont pu être situés, en l’espace de quelques années, aux deux pôles op­posés de la réception critique, passant ainsi de l’éloge inconditionnel au rejet violent. Rappelons à cet égard que l’accueil réservé à La Vie d’Adèle par la critique spécialisée en France fut beaucoup plus mitigé qu’on ne le dit aujourd’hui1. Qui plus est, comme le note Carine Bernasconi dans ­l’article qui ouvre le dossier du présent numéro, il était frappant de constater que les principaux arguments employés pour critiquer Kechiche après La Vie d’Adèle (l’intransigeance de ses méthodes de travail, une sur-­esthétisation qui éloignerait le film de 2013 des traits typiques d’un « film à thèse », etc.) rejoignaient très nettement la ligne argumentative employée par les critiques français, quelques années plus tôt, dans leur éloge quasi-­unanime des trois premiers longs métrages du cinéaste. Cette réception « paradoxale » semblait par ailleurs indissociable du recentrement progressif des discours sur le cinéma de Kechiche, de la représentation de la population franco-maghrébine à celle des femmes et du « male gaze ».

Symptôme évident de la temporalité propre aux publications académiques, de nombreuses choses ont évolué entre le projet initial de ce dossier et sa finalisation, trois ans plus tard. En effet, pendant ce laps de temps, l’actualité kechichienne s’est avérée particulièrement dense. Projeté au Festival international du film de Venise en septembre 2017, Mektoub, My Love : Canto Uno exacerbe la représentation fétichiste des corps féminins tout en offrant une synthèse des préoccupations thématiques, esthétiques et idéologiques du cinéma de Kechiche, s’attelant, à nouveau, à la représentation de la communauté franco-maghrébine de la ville de Sète, dix ans après La Graine et le mulet. Puis, en mai 2019, le dernier film du réalisateur (à ce jour), Mektoub, My Love : Intermezzo, est présenté en compétition au Festival de Cannes. Portant à son paroxysme le programme esthétique annoncé par le premier volet de ce qui devrait être une trilogie, ce sequel déploie et étend les scènes de sexe et de danse dans les boîtes de nuit sétoises, allant jusqu’à leur octroyer la totalité des 208 minutes du film. La projection d’Intermezzo suscite l’indignation d’une grande partie du public et de la critique qui accuse le cinéaste franco-tunisien de sexisme, de misogynie et de narcissisme ; le scandale culmine durant les jours qui suivent avec les propos affligeants de Kechiche lors de la traditionnelle conférence de presse à Cannes (« J’ai essayé de montrer ce qui me fait vibrer moi… de voir des corps, des ventres, des fesses »2) mais, surtout, par la médiatisation du conflit opposant le réalisateur à son actrice Ophélie Bau.

Entre-temps, le mouvement #MeToo qui a suivi la révélation en octobre 2017 des agressions sexuelles commises par le producteur américain Harvey Weinstein à l’encontre de dizaines d’actrices, a produit des effets concrets au-delà du contexte étasunien, touchant également – quoique timidement – l’univers du cinéma français. Plusieurs voix se sont élevées depuis pour dénoncer les comportements sexistes, les normes de représentation filmi­que ou la valeur légitimatrice de l’étiquette d’« auteur ». Ce mouvement a par ailleurs permis une libération de la parole des victimes (qui est toutefois loin d’être généralisée), emblématisée par le témoignage de l’actrice Adèle Haenel en novembre 2019. Ce n’est certes qu’un début, la transformation profonde des mentalités et des attitudes étant loin d’être atteinte au sein d’un milieu qui entretient historiquement un rapport problématique aux représentations de genre3. Enfin, il semblerait qu’une plus grande attention soit accordée ces dernières années par les centres de financement, les festivals et les médias au travail de certaines réalisatrices/scénaristes, à l’instar de Céline Sciamma, qui développent consciemment un projet politique de déstabilisation des normes esthétiques/narratives du cinéma français de fiction et des automatismes perceptifs/idéologiques qui caractérisent son public.

Le durcissement des polémiques sur Abdellatif Kechiche dans la conjoncture historico-politique récente ne nous a pas dissuadé de consacrer un dossier au cinéaste ; au contraire, cela nous a convaincu de la nécessité d’aborder de front et de manière détaillée ses films et les discours portant sur eux. L’ambition de ce numéro de Décadrages tient en la volonté de prolonger le débat public sur Kechiche, dans une optique de rapprochement du monde universitaire avec l’actualité sociopolitique, en souhaitant que les méthodologies et les spécialisations des auteur.e.s invité.e.s puissent nourrir la réflexion collective sur le cinéma français contemporain. Ainsi, à travers un faisceau pluriel de méthodes et d’approches, nous nous efforcerons de comprendre ce qui dérange autant que ce qui fascine dans le cinéma de Kechiche.

Afin d’éviter toute équivoque, précisons d’emblée que nous sommes pleinement conscients de la contribution inéluctable de ce numéro de Déca­drages à la construction discursive de Kechiche en figure d’auteur. L’article qui ouvre ce dossier permet de limiter la portée de ce processus d’auteurisation en lui attribuant d’emblée une dimension réflexive. Spécialiste des études de réception, Carine Bernasconi propose ici une analyse minutieuse de l’accueil critique des trois premiers longs métrages de Kechiche – La Faute à Voltaire, L’Esquive et La Graine et le mulet – par la presse spécialisée et généraliste en France. En se concentrant sur les questions de représentation à l’œuvre dans ces films et dans leur réception, son étude met en lumière la place assignée au cinéaste à ses débuts dans le cinéma français, déterminée par un ensemble de catégories et de notions (l’auteurisme, le « film social », le « cinéma beur » ou encore les « films de banlieue »).

La contribution d’Achilleas Papakonstantis s’attache à examiner la ma­nière dont trois films de Kechiche, La Faute à Voltaire, La Graine et le mulet et La Vie d’Adèle, intègrent dans leurs récits la problématique des relations de classes sociales en France, en s’attardant sur un certain nombre de concepts marxistes qui pourraient guider la lecture de leur construction rhétorique. Son analyse de la trame narrative et des relations entre les actants dans chacun de ces films confirme que ces derniers se positionnent clairement du côté de personnages rattachés à la classe populaire. Or, l’auteur propose en conclusion quelques pistes de réflexion suivant les principes d’une narratologie formelle qui permettent de pointer les limites de l’engagement politique à l’œuvre dans les films du cinéaste franco-tunisien.

Spécialiste de renommée internationale des gender studies et des études féministes, Geneviève Sellier propose ici une analyse critique de La Vie d’Adèle sur le plan des représentations de genre à travers une comparaison du film de Kechiche avec la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, ainsi qu’avec d’autres films du cinéma français contemporain, à l’instar des films de Catherine Corsini ou Céline Sciamma. Coralie Lamotte, quant à elle, examine conjointement la question du regard dans l’œuvre de Kechiche et celle des méthodes de travail du réalisateur – à savoir deux sujets qui se trouvent au cœur des polémiques autour de son cinéma – via une analyse esthétique-narrative de trois de ses films (L’Esquive, La Vie d’Adèle et Mektoub, My Love : Canto Uno) ainsi qu’une étude des discours provenant du pôle de la production (tant les propos publics de Kechiche lui-même que les entretiens donnés par les acteurs et techniciens qui ont collaboré avec lui). En resserrant la focale sur les dimensions transtextuelles et autoréflexives de ces trois films, Lamotte offre un point de vue original sur des questions longuement discutées qui permet de nuancer les jugements hâtifs et univoques que l’on a souvent émis à propos du cinéma de Kechiche.

Spécialiste de Kechiche et auteure de la seule monographie académique sur le cinéaste publiée à ce jour (Le Cinéma d’Abdellatif Kechiche. Prémisses et devenir, Paris, Archimbaud, 2016), Emna Mrabet examine ici les méthodes de direction d’acteurs que Kechiche emploie tout au long de sa carrière, en observant notamment l’importance accordée par le cinéaste aux corps de ses comédien.ne.s. Pour ce faire, elle propose un rapprochement entre Kechiche et deux « auteurs » établis du cinéma français, Henri-Georges Clouzot et Maurice Pialat, réputés pour leur exigence au stade du tournage ainsi que pour les rapports de cruauté les liant avec leurs acteurs et actrices. Pour conclure ce dossier, l’article de Selim Krichane examine les représentations de l’école et de l’enseignement dans trois films de Kechiche (L’Esquive, Vénus noire et La Vie d’Adèle). Les analyses détaillées de séquences en classe, fondées sur une boîte à outils provenant des études contemporaines sur l’énonciation, permettent de montrer le rapport ambigu que ces films entretiennent avec l’imaginaire de l’école républicaine française. Si L’Esquive porte un regard critique sur les promesses d’intégration de l’école publique, il réinvestit néanmoins, au même titre que La Vie d’Adèle, un imaginaire fantasmé de l’école républicaine fondé, dès la Troisième République, sur un rapport de vénération du canon littéraire national.

La rubrique suisse s’intéresse tout d’abord à l’adaptation cinématographique du roman à succès de Roland Buti paru en 2013, Le Milieu de l’horizon, et sorti en salles romandes en 2019. Cet article d’Alain Boillat met notamment en évidence les changements opérés lors du passage du livre au film au niveau du traitement des personnages masculins et féminins. Son analyse est prolongée par un entretien effectué avec la réalisatrice, Delphine Lehericey. Autre film helvétique abordé, le premier long métrage de Cyril Schaüblin, distribué en 2017, Dene Wos Guet Geit, fait l’objet par Isabel Krek d’une analyse de son caractère formel, géométrique, voire épuré. Elle présente ainsi une œuvre grinçante qui porte un regard ironique sur l’utilisation de la téléphonie, véhicule de vacuité ou d’escroqueries. Laure Cordonier revient sur une adaptation du film Festen, production emblématique du Dogme 95, mis en scène par le Collectif MxM au théâtre de Vidy-Lausanne. Elle s’interroge sur l’utilisation répandue de caméras et d’écrans de projection sur la scène de théâtre, tout en soulignant ici l’originalité des captations. Ce travail sur l’image projetée s’inscrit dans une réflexion sur l’esthétique du point de vue que le film problématisait déjà. Une série de comptes rendus aux sujets variés affiche ensuite la diversité des réflexions en lien avec le cinéma menées récemment en Suisse. Roland Cosandey revient sur une publication monographique de la revue suisse alémanique Filmbulletin, publiée fin 2019 à l’occasion du 60e anniversaire de leurs activités : Freie Sicht aufs Kino. Filmkritik in der Schweiz. Il réfléchit à la manière dont les contributeurs sollicités pour ce livre, qui porte sur la critique de cinéma en Suisse, envisagent l’histoire de la critique – l’auteur saisit l’occasion pour proposer des pistes concrètes, liées à des sources et à des fonds d’archive, afin que le travail et la réflexion sur le sujet se poursuivent. Pierre-Emmanuel Jaques offre quant à lui une mise en perspective de l’ouvrage d’Adrian Gerber Zwischen Propaganda und Unterhaltung. Das Kino in der Schweiz zur Zeit des Ersten Weltkriegs, paru en 2017, qui détaille la nature des projections durant la Première Guerre mondiale en Suisse. L’ouvrage présenté ensuite par Jean-Michel Baconnier est signé par Charles-Antoine Courcoux et concerne le cinéma américain de la fin du XXe siècle, dans son rapport à l’identité masculine. Baconnier montre ainsi la manière dont Des Machines et des hommes problématise les liens entre cinéma, politique et identités de genre. La dernière contribution de la rubrique témoigne de l’intérêt renouvelé de la part de chercheurs en audiovisuel pour le jeu vidéo. Michaël Wagnières propose ainsi une vue d’ensemble sur le colloque « Les langages du jeu vidéo » organisé fin 2019 par le Gamelab de l’Université de Lausanne.

1 Le dossier préparé par les Cahiers du cinéma pour leur numéro 693, à l’occasion de la sortie du film en salles en octobre 2013, en témoigne clairement.

2 La conférence de presse est consultable en ligne sur www.youtube.com.

3 Voir par exemple Noël Burch et Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930–1956, Paris, Nathan, 1996 et Geneviève Sellier, La Nouvelle vague, un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS, coll. « Cinéma & Audiovisuel », 2005.