Achilleas Papakonstantis

Classes en lutte. La société française au prisme des films d’Abdellatif Kechiche 1

De la couverture du Cinématographe en juillet 1985, l’érigeant envisage emblématique du cinéma dit « beur », à son couronnement à Cannes avec la Palme d’or du festival en mai 2013, Abdellatif Kechiche peut se vanter d’un parcours exemplaire, modèle d’un processus réussi d’« auteurisation ». Cet exploit, qui signe l’entrée d’un cinéaste franco-maghrébin dans un panthéon jusque-là réservé aux « Français de souche » de la métropole, n’a certes rien d’évident. Cependant, il n’aurait pas pu se produire sans certaines concessions réciproques des deux parties impliquées. D’un côté, le cinéma français consacre, via ses institutions les plus prestigieuses, un réalisateur issu de l’immigration maghrébine, légitimant de manière définitive, semblait-il, toute une génération de cinéastes qui s’efforce depuis les années 1980 à gagner le droit à s’auto-représenter sur le grand écran 2. De l’autre côté, cette consécration peut être vue comme l’intensification, sinon comme l’aboutissement d’une tentative systématique de récupération du potentiel subversif de l’œuvre qui s’opère, par-delà les récompenses aux festivals, à travers la normalisation des grilles interprétatives associées à l’approche « auteuriste » (telle que traditionnellement pratiquée par la critique spécialisée en France) : mise en avant d’une psychologisation du vécu de l’auteur, censé surdéterminer ses choix artistiques, réduisant du même coup la portée plus générale du propos des films. Le contenu politique de ces derniers se trouve ainsi assujetti aux stéréotypes les plus évidents (car les plus fortement ancrés dans la culture) rattachés à l’expérience migratoire de l’ex-colonisé.

Qui plus est, l’autorité dont les festivals et la communauté critique s’affublent a des incidences directes non seulement sur l’espace de la réception, mais également sur celui de la production : l’œuvre est « amenée » à réagir et à répondre à la réalité institutionnelle et discursive qui la précède et la prolonge, ne serait-ce que pour échapper, dans le meilleur de cas, à des cadres interprétatifs en voie de naturalisation, au risque toutefois de s’adapter aux exigences du milieu auquel elle espère accéder. Il serait tentant d’interpréter sous cet angle le revirement de la filmographie de Kechiche à la fin des années 2000, moment où ses récits abandonnent brusquement le milieu de l’immigration maghrébine dans la France du XXIe siècle au profit, d’abord, d’une diégèse située à une période longtemps révolue (Vénus noire, France/Belgique, 2010), puis d’une histoire d’amour entre deux personnages blancs (La Vie d’Adèle, France/Belgique/Espagne, 2013) 3. Rappelons à cet égard qu’à la sortie de La Vie d’Adèle en octobre 2013, l’éditorial des Cahiers du cinéma – bastion historique de l’auteur theory, s’il en est – n’hésitait pas à indiquer à Kechiche, en tant que représentant de l’élite du cinéma français contemporain, la « bonne » voie à suivre, à savoir celle du « réalisme des sentiments », d’un lyrisme qui ne peut se naître que « hors des déterminations sociales », bref la voie d’un humanisme universel, à l’exemple des grands poètes et cinéastes du passé glorieux 4.

Force est de constater que cet échange entre l’œuvre et son milieu est dynamique, chaque film suivi de prises de parole publique du cinéaste apportant de nouveaux éléments sur la table des négociations. Et comme le prouvent les polémiques suscitées par le dernier film de Kechiche, à ce jour, Mektoub, My Love : Intermezzo (France, 2019), l’approbation n’est jamais garantie. Or, c’est dans le contexte de cette conjoncture particulière qu’il nous semble le plus important de revenir sur les films précédents du cinéaste franco-tunisien pour ­essayer de reconstituer – et, peut-être, réévaluer – leur discours politique, en refusant délibérément le raccourci de l’interprétation auteuriste.

Ainsi, nous postulons que les films ici étudiés produisent et ­véhiculent une analyse de la société française contemporaine qui ne saurait être réduite à l’expérience « vécue » de l’individu/homme-Kechiche. Si l’approche postcoloniale vise à un certain renversement des perspectives, nous pourrons très bien la revendiquer comme méthode en s’intéressant de plus près à ce qu’un Franco-maghrébin peut nous dire sur la société française d’aujourd’hui, avec la conviction que ce discours possède une valeur dépassant la « condition » subjective de son émetteur. Nous proposons ainsi de revenir ici à la « lettre » des textes filmiques et de reconstituer le discours politique que ces derniers produisent à travers l’emploi des diverses matières de l’expression cinématographique. Étant donné que nous nous pencherons sur l’analyse de la société française du XXIe siècle telle que développée par le cinéma de Kechiche, nous avons pris le parti de limiter notre corpus aux trois films suivants : La Faute à Voltaire (France, 2000), La Graine et le mulet et La Vie d’Adèle. La question suivante servira de fil rouge à notre réflexion : ces films se contentent-ils d’émettre une série de constats d’ordre purement sociologique, ou seraient-ils au contraire traversés par un engagement plus marqué, formulant des propositions concrètes pour appréhender et, éventuellement, transformer certains mécanismes sociaux à l’œuvre dans la France des années 2000 ?

Conditions matérielles de l’existence et conscience de classe

En ce qui concerne la construction des personnages ainsi que le type de rapport que le récit s’attache à instaurer avec son destinataire, les trois films de Kechiche qui nous intéressent ici se structurent autour de deux principes en apparence contradictoires. D’une part, ils mettent en œuvre une mécanique narrative, typique dans le cinéma fictionnel dominant, destinée à produire une identification spectatorielle : un héros/une héroïne est mis.e en avant dès les premières minutes du film avant d’être progressivement entouré.e par une série d’adjuvant.e.s, avançant tous ensemble vers un dénouement qui encourage des perspectives majoritairement individuelles face aux problèmes et aux obstacles soulevés par la dramaturgie. D’autre part, on trouve dans ces films une logique que nous proposons de qualifier de « compréhension sociologique » : le personnage principal est montré comme étant mu par des forces sociales qui dépassent largement ses envies et ses intentions, chacun des acteurs du récit est associé par la mobilisation de stéréotypes facilement lisibles à une catégorie sociale bien définie, tandis que la narration s’achève sur une conclusion codée comme « réaliste » en opposition à une fin « idéaliste » (le fameux happy-end à l’hollywoodienne). Grâce à la coexistence de ces deux principes, les films de Kechiche offrent une peinture particulièrement sensible de certaines couches défavorisées de la population française, en mettant l’accent sur la violence du conflit entre les aspirations individuelles et les normes sociétales.

Afin de traiter les rapports entre individu et société en évitant à la fois une analyse exclusivement psychologique et une vision sociopolitique trop générale qui pourrait facilement s’avérer inopérante au sein d’un récit traditionnel, ces films mobilisent la problématique de la classe sociale en l’interrogeant sous l’angle de l’appartenance à un groupe (et, corollairement, de l’exclusion d’un autre), c’est-à-dire en se penchant sur le sentiment individuel d’appartenance à un collectif avec lequel on s’identifie et dont on décide, éventuellement, de défendre les intérêts. Le concept de « classe » est employé comme outil descriptif et analytique dans un vaste éventail de champs de recherche se référant tous (ou presque) au marxisme, souvent plus par réflexe intellectuel que par un ancrage théorique solide 5. Nous allons revenir dans la dernière partie de cet article sur les liens que les films de Kechiche entretiennent avec une analyse de type marxiste, en questionnant notamment leur volonté de marquer une rupture face aux représentations dominantes des classes populaires. Néanmoins, en étudiant de plus près les modalités de formation des collectivités dans ces films, nous pouvons déjà commenter leur positionnement face à deux aspects cruciaux de la pensée marxiste : l’importance des conditions matérielles de l’existence et la question du développement d’une conscience de classe 6.

La séquence inaugurale de La Faute à Voltaire se déroule dans une salle d’attente d’une préfecture de police à Paris, remplie d’immigrés qui attendent de pouvoir déposer leur demande d’asile. Jallel (Sami Bouajila) est assis au fond de la salle avec deux amis qui lui prodiguent des conseils avant son entretien. La discussion en arabe porte sur la nationalité tunisienne de Jallel, alors que ses amis lui conseillent de s’annoncer comme étant algérien afin d’améliorer ses chances d’obtenir une autorisation provisoire de séjour. Tout laisse croire que la question de l’immigration, le passé colonial et la problématique raciale seront au cœur du film ; le petit groupe formé par ces trois hommes donne naturellement l’impression que le destin du héros sera enchevêtré avec le destin collectif de la communauté maghrébine en France. Or, bien qu’ils soient effectivement présents, ces questionnements ne servent finalement que comme toile de fond à l’interrogation principale du film, à savoir celle de la division de la société française en classes, stratification verticale qui se rapporte à un certain ordre hiérarchique déterminé par des inégalités matérielles. Ainsi, suite à son entretien avec l’agent de la préfecture, Jallel arrive et s’installe dans un foyer pour les sans-abri. C’est ici que le personnage principal rencontre les adjuvants qui l’accompagneront tout au long du récit : Franck (Bruno Lochet), quadragénaire d’origine bretonne, un balourd au grand cœur qui deviendra le confident du héros ; Paul (François Genty), jeune français au style new age, converti au bouddhisme ; Nono (Sami Zitouni), dont la mère vient d’Algérie et qui, à sa première conversation avec Jallel, se plait à exhiber ses connaissances, pourtant bien maigres, en arabe ; et, enfin, Antonio (Olivier Loustau), costaud et chahuteur, prêt à partager avec Jallel ses astuces pour survivre dans la rue. Les cinq hommes se lient d’amitié et forment une bande sur la base de leur statut social commun.

À l’arrivée de Jallel au foyer, un panoramique balaie l’espace de la salle d’accueil ; le plan suivant montre le héros passer devant une affiche, avant d’emprunter l’escalier pour monter à l’étage supérieur. La caméra reste fixée sur l’affiche, filmée de manière frontale, alors que Jallel glisse progressivement dans le hors-champ ; elle laisse ainsi suffisamment de temps au spectateur pour lire le contenu de cette affiche : « Mobilisation contre le chômage, les inégalités, les exclusions. Pour les droits de revenu, d’emploi, de logement […] et la redistribution des richesses » (Fig.1). Occupant une place privilégiée – à la fois au niveau spatial, à l’intérieur du cadre, et au niveau narratif, par son emplacement dans ce moment introductif du récit –, le slogan du poster caractérise la teneur sociopolitique du milieu au sein duquel s’inscrira le héros et préfigure l’un des principaux motifs du film, à savoir la précarité matérielle d’une part importante de la population parisienne.

On aperçoit mieux l’importance de ce motif en étudiant la manière dont s’enchaînent les séquences dans le premier quart d’heure du récit. Alors que Franck montre à Jallel sa chambre dans le foyer, en présence de Nono, un quatrième homme, Fredo, entre visiblement exaspéré et s’écrie : « J’ai fait la manche toute la journée, j’ai fait trente balles ! Ben, les gens deviennent de plus en plus radins ! » [9ème minute]. La séquence s’achève sur un gros plan sur le visage de Jallel avant de passer, par le biais d’une coupe franche, au plan de détail d’un jouet mécanique, posé par terre. La caméra panote vers le haut, puis vers la droite, dévoilant un groupe des vendeurs à la sauvette dans les couloirs d’une station de métro. On distingue Jallel parmi eux, dont la voix – d’abord off, puis in – s’efforce d’attirer des clients en signalant les prix des fruits qu’il vend (Fig.2) ; la frustration de Fredo venant d’être évoquée, la dureté de ce travail au quotidien se trouve ainsi soulignée. Le statut social du groupe de vendeurs est illustré par le contraste visuel qu’introduit dans cette scène l’entrée d’une femme âgée, passant devant eux tout en les ignorant, en route pour prendre le métro ; son costume rose, sa coiffure soignée ainsi que sa démarche renvoient aux clichés les plus établis de la bourgeoisie parisienne. Dans le plan qui suit, un homme qui se tient debout quelques mètres plus loin siffle pour avertir les vendeurs de l’arrivée imminente des policiers ; le partage de ce code par les travailleurs clandestins leur permet d’échapper au contrôle en courant vers la sortie du métro. La manière dont les entrées et sorties du champ s’organisent et se rythment tout au long de cette séquence contribue à construire l’idée de la police comme une arme de la bourgeoisie et à affirmer que la coexistence des différentes classes est loin d’être pacifique.

Après une brève scène d’adieux entre Jallel et l’un de ses amis qui s’apprête à partir en Tunisie, le personnage principal retourne au foyer et s’engage dans une discussion avec Franck et Antonio sur les stratégies à déployer dans la rue afin de gagner plus d’argent. On revient régulièrement à un gros plan sur Jallel, silencieux, en train d’observer et d’écouter ses copains plus expérimentés, avide d’apprendre d’eux. Alors que Franck préconise une approche douce, convaincu qu’on peut plus facilement attirer la compassion des autres en exhibant son statut de victime, Antonio insiste sur l’importance pour le travailleur de garder sa fierté tout en interpellant activement les « clients » potentiels. Une nouvelle coupe franche nous transpose ensuite à l’intérieur d’un wagon de métro où Jallel vend des journaux avec une voix de stentor, ayant visiblement suivi les conseils d’Antonio. Cette tactique s’avère apparemment payante puisque dans la séquence suivante, le héros entre dans un café et finit par rester là-bas jusqu’aux premières heures du matin, dépensant les sept cents francs qu’il vient de gagner.

Mettre en lumière la perception dont disposent les personnages de leur inscription au sein d’un milieu social donné nous paraît un élément crucial de l’analyse du discours politique d’un film. On l’aura déjà compris par les séquences commentées ci-dessus, dans La Faute à Voltaire, les protagonistes forment un groupe sur la base d’un capital économique (ici insignifiant), social et symbolique commun, reconnu comme tel par les membres dudit groupe ; cette reconnaissance pose les conditions pour le développement d’une conscience de classe, étape nécessaire d’après Marx et Engels pour le passage éventuel à l’action politique 7. De plus, le film véhicule une conception collective de la notion de conscience : les personnages se rendent compte de leur position sociale et réfléchissent ensemble aux possibilités d’agir pour promouvoir leurs intérêts communs (qui se limitent toutefois ici à la question de la survie). D’après Lukács, c’est ce caractère collectif qui distingue la conscience de classe en tant que concept marxiste de la conscience individuelle qui sert de fondement à l’idéologie libérale 8. Le philosophe hongrois précise par ailleurs que la conscience de classe n’est pas un corollaire automatique de l’identité de membre du prolétariat, mais le résultat d’une lutte permanente et d’une expérience concrète des mécanismes sociaux en œuvre à un moment historique donné. Il est à cet égard significatif de revenir sur la discussion entre Jallel, Franck et Antonio, évoquée plus haut, pour examiner comment le dernier fait montre d’une expérience – qui, on l’a vu, bénéficiera à Jallel dans la séquence suivante – se formulant en termes qui révèlent une appréhension claire des rapports de force dans la société : « Les gens, il faut les culpabiliser. Tu leur dis : ‹ Moi, je préfère être à votre place qu’à la mienne ! › Ça c’est bon, hein ? Parce que là, ils se disent ‹ ah oui, c’est vrai finalement ›, que je suis un peu plus malheureux qu’eux. Alors qu’eux, ils ont un boulot de merde, ils vont au boulot tous les matins… » [12ème minute]. De ce discours transparaît une conception binaire de la réalité sociale – nous contre eux, les « gens » – témoignant d’une compréhension élémentaire du concept de lutte des classes. Or, et ceci est capital, l’analyse formulée par Antonio n’a rien d’instinctif ; elle découle directement de son expérience concrète de l’espace public parisien. Du reste, son commentaire est imprégné d’un certain sentiment de supériorité face aux « gens » (ceux qui « vont au boulot tous les matins ») car, contrairement à eux, les vendeurs de rue sont tout à fait conscients de leur état d’aliénation dans la société actuelle.

Il devient alors évident que c’est à travers les motifs du travail, du logement et, de manière plus générale, de l’argent que les personnages principaux du film s’identifient comme membres d’une même classe et développent des interactions entre eux. C’est d’ailleurs autour d’un malentendu lié à une question d’argent que démarre l’histoire entre Jallel et Nassera (Aure Atika), à savoir l’une des deux histoires romantiques qui structurent le récit du film. Le lendemain de leur rencontre, Nassera invite Jallel chez elle et lui raconte sa vie à Paris : « Après, c’était les foyers, la rue, la galère […] C’est pour ça que quand je t’ai vu, ça m’a fait quelque chose. Je comprends toi et ta galère. Je sais ce que tu vis, les foyers… » [28ème minute]. Même si le premier sujet de discussion lors de leur rencontre au café portait sur leurs origines maghrébines respectives – le père de Nassera est tunisien alors que Jallel se présente comme étant algérien –, c’est encore une fois leur situation matérielle et leur statut social commun qui permet le rapprochement entre ces deux personnages, l’expression d’une compassion réciproque, et enfin l’attirance. Ces mêmes dynamiques seront à l’œuvre dans le couple que Jallel forme avec le deuxième personnage féminin important du film, Lucie (Élodie Bouchez), parisienne d’une vingtaine d’années, dont les manières et le langage défient ostensiblement les normes sociales qui encadrent le comportement acceptable. Jallel la rencontre lors de son bref séjour à une clinique psychiatrique, où il forme de nouveau une bande d’amis avec une poignée de personnages marginaux – Philippe, André, Benoît –, d’ailleurs tous des blancs.

Le motif du travail se trouve à l’épicentre dans la seconde partie du film, rythmée par le retour périodique des plans de Jallel et Lucie, filmés à la main, en train de vendre des fleurs dans la rue, le métro et les cafés. Dans une séquence courte mais mémorable, Jallel est assis sur le trottoir et écoute un autre immigré lui raconter son arrivée en France et ses débuts dans le commerce illicite. Un peu plus loin, lors des retrouvailles entre Franck et Jallel, les deux hommes discutent exclusivement de leurs emplois respectifs, le premier ayant trouvé un poste de veilleur de nuit dans un hôtel. C’est d’ailleurs à la réception de cet hôtel que Jallel le trouve endormi, quelques minutes plus tard. À l’arrivée de son ami, Franck se réveille avec un sourire au visage : « J’étais en train de rêver qu’il n’y avait plus de travail sur Terre et qu’on était tous payés. Que des chômeurs ! » [102ème minute]. On reconnaît ici une version idéalisée de la revendication d’un revenu universel de base, dans une réplique qui fait d’ailleurs écho au slogan de l’affiche au début du film.

Les conditions matérielles de l’existence constituent donc le fil qui relie thématiquement les différentes scènes du film ainsi que la base commune qui permet le regroupement des personnages principaux. À l’intérieur de leur micro-société, des rituels (comme la partie de pétanque et la fête qui s’ensuit) et une série d’actes de solidarité (Franck passe à Jallel sa carte de sécurité sociale pour que ce dernier puisse aller à l’hôpital, Paul lui donne son permis de conduire et Antonio lui offre le prix qu’il vient de gagner au tournoi de pétanque) illustrent de manière particulièrement tendre la consolidation progressive d’une conscience collective. En même temps, La Faute à Voltaire témoigne aussi, de manière plus spécifique, des conditions de vie de la population franco-maghrébine en France dans les années 2000 et du racisme ordinaire auquel elle est confrontée : en ce sens, les origines maghrébines de Jallel ainsi que d’autres personnages importants du récit, tel Nassera, Leila (Virginie Darmon) et Nono, jouent ici un rôle déterminant. En outre, par le choix des figurants qui peuplent les plans dans le foyer ou ceux qui montrent les travailleurs clandestins dans l’espace public, le film semble insister sur l’articulation entre les inégalités matérielles qui structurent la société française et l’expérience migratoire 9. Il est à cet égard significatif de repérer les tentatives subtiles d’historicisation portées par certaines séquences, resserrant la focale sur les spécificités françaises des phénomènes sociopolitiques abordés : on songe notamment à la scène du mariage dans la mairie où Nono et Franck consultent le livre des soldats morts durant les conflits militaires et coloniaux auxquels a participé la France durant le XXe siècle. Le choix de la mairie du 11ème arrondissement, devant l’arrêt « Voltaire » de la ligne 9 du métro, n’est pas anodin. Le nom de la station, visible à l’écran au moment de l’arrivée des personnages, ne renvoie pas seulement au titre du film et à son évocation ironique des grands symboles de la tradition républicaine française ; il permet aussi des associations avec le massacre des manifestants algériens le 17 octobre 1961 devant la station Charonne, à un arrêt de distance sur la même ligne du métro 10. Ainsi, le discours du film articule habilement les questions de classe et de race : conformément à une conception matérialiste de la conscience 11, le racisme est présenté non pas comme l’idéologie de certains groupes extrémistes, mais comme un phénomène structurel de la société française, produit des stratifications économiques et des ségrégations basées sur des inégalités matérielles 12.

Chacun à sa classe

De tous les longs métrages réalisés par Kechiche, La Graine et le mulet est celui dont la structure et les enjeux narratifs s’appuient le plus ouvertement sur la question de l’appartenance ethnique. Le héros principal, Slimane (Habib Boufares), représentant de ladite « première génération » de l’immigration maghrébine en France, est le pilier autour duquel gravite un ensemble de personnages, membres de sa première (l’ex-femme, les enfants et leurs époux/épouses) et de sa seconde famille (sa nouvelle compagne et la fille de cette dernière). Imposant un ton naturaliste, le récit se présente comme la chronique de la vie ordinaire au sein de la communauté maghrébine de Sète ; il ne franchit les frontières invisibles de cette communauté que pour mieux polariser la distinction ethnique dans trois séquences qui s’enchaînent l’une après l’autre au milieu du film, montrant Slimane et Rym (Hafsia Herzi) obligés de justifier la décision du premier d’ouvrir un restaurant, devant les autorités bancaires, municipales puis douanières, chacune étant incarnée par des personnages blancs aux cheveux et aux yeux clairs. Ces derniers se prononcent du haut de la certitude de leur pouvoir statutaire, avec un mépris et un paternalisme qui finissent par transformer les citoyens-requérants en accusés. La dénonciation des réflexes xénophobes des institutions locales constitue clairement un des enjeux principaux de ces séquences, comme le révèle l’insistance avec laquelle la responsable-douane rappelle à Slimane et à Rym que « la législation française est très stricte », que « c’est comme ça que ça se passe en France » ou encore que « les règles d’hygiène sont très strictes, en France en tous les cas » [67ème minute] 13.

Néanmoins, à l’image de deux films précédents de Kechiche, la réflexion sur le racisme se développe de nouveau sur fond d’une approche matérialiste des rapports de force dans la société alors que les conditions de vie de la communauté maghrébine de Sète sont exposées via l’inscription de ses membres au sein de la classe prolétaire locale. La Graine et le mulet s’amorce sur deux séquences qui introduisent les personnages de Madjid (Sami Zitouni) et de son père, Slimane, montrés dans le lieu de leur travail, au milieu de ce qui paraît être une journée ordinaire. Le premier gagne sa vie comme guide dans les bateaux touristiques qui font le tour des ports de pêche et de commerce, tandis que le second est engagé dans les chantiers navals. Ainsi, l’ouverture du film donne à voir les issues professionnelles possibles pour les prolétaires d’une ville portuaire, en offrant parallèlement un commentaire acerbe sur les conditions de leur emploi. En s’adressant aux touristes sur le bateau, Madjid enchaîne les remarques ironiques sur la pénurie de travail dans la région : « Il y a encore quelques années, il y avait un monsieur qui criait les espèces de poisson qu’il voulait vendre et le prix qu’il en voulait. Mais maintenant, tout ça c’est fini. Tout a été informatisé », avant d’ajouter qu’« avant, on avait des fours en France, mais apparemment on a perdu les allumettes ; à moins que ce soit un problème de main-d’œuvre » [2ème minute]. De son côté, Slimane se fait d’abord admonester par son patron devant ses collègues, avant de recevoir un ultimatum le forçant d’accepter de passer à temps partiel avec des horaires flexibles. La séquence de l’altercation dans le bureau du patron est composée exclusivement de (très) gros plans filmés à la main. Si le tremblement de l’image véhicule la tension entre les deux hommes, le régime visuel instauré par le champ-contrechamp traduit l’antagonisme inconciliable entre deux milieux sociaux qui, faute de pouvoir communiquer, entrent en conflit. Cette séquence qui annonce, aux niveaux thématique et stylistique, l’affrontement de Slimane avec les institutions au milieu du film, met à nu l’hypocrisie et l’inhumanité d’un système politico-économique vraisemblablement plus soucieux de punir les pauvres que de les secourir 14. Relégué hors récit, le licenciement de Slimane et son passage au chômage sont signifiés par une ellipse 15.

Un regard analytique plus distant sur la structure globale du film est nécessaire afin de mieux apprécier la place centrale qu’occupe le concept de classe dans l’élaboration de son discours politique. La représentation du conflit entre deux groupes sociaux distincts, définis et identifiés par leurs situations matérielle et statutaire, se situe à des points nodaux dans la progression aristotélicienne du récit : le début (Slimane face à son patron), le milieu (Slimane et Rym à la banque, la mairie et la douane) et la fin (les représentants des autorités et de la bourgeoisie locales invités au restaurant de Slimane). Ces moments de confrontation sont reliés entre eux par une série de séquences qui se concentrent sur les relations internes à la classe ouvrière ; ses membres sont soudés par leur expérience commune de l’injustice sociale, de l’exploitation de leur main-d’œuvre et de la précarité matérielle. Ainsi, en rentrant chez lui sur sa mobylette après la confrontation avec son patron, Slimane croise Mario (Bruno Lochet) et Henri (Henri Rodriguez), deux pêcheurs en train de décharger les poissons récoltés dans la journée. Les trois hommes partagent leurs problèmes professionnels – Mario et Henri se sont vus imposer la veille deux milles euros d’amende et une semaine d’arrêt de travail – et leurs commentaires révèlent non seulement leur conscience de classe, mais surtout leur conviction qu’ils sont en train de subir une offensive bien calculée de la part du patronat : « Ils ne veulent plus de nous, de toute façon. Si c’est pas toi qui dégage de toi-même, c’est eux qui vont te virer. Jusqu’à tant que tu sois dégoûté » [9ème minute].

Quelques minutes plus tard, Mario et Henri sont invités dans la mai­son de l’ex-femme de Slimane, Souad (Bouraouïa Marzouk), pour un repas de famille en présence des enfants et des petits-enfants de ce dernier ; les invités partagent alors une discussion sur la difficulté de faire face au coût de la vie à la hausse et, surtout, aux frais relatifs à la vie parentale. Les deux séquences évoquées ci-dessus sont représentatives d’une stratégie dramatique que nous pouvons également repérer dans La Faute à Voltaire et L’Esquive, à savoir la formation d’un collectif de personnages d’ethnicités différentes, réunis par leur appartenance à la même classe sociale, au sein duquel s’inscrit le héros principal 16 ; le destin individuel de ce dernier exemplifie le sort collectif de sa classe.

Qui plus est, ces scènes dialoguées servent à attester que les personnages partagent non seulement une conscience de classe élevée mais également une appréhension claire de l’importance de la solidarité comme tactique de survie et de contre-attaque dans la lutte des classes ; rappelons à cet égard que lors de leur rencontre au début du film, Mario et Henri renseignent Slimane sur une offre de travail (« le patron est honnête, t’as pas de soucis à te faire » [10ème minute]) et lui offrent des poissons. Dans la séquence suivante, Slimane se rend chez sa fille, Karima (Farida Benkhetache) ; cette dernière, en écoutant son père et son mari déplorer les conditions d’emploi sur le chantier, les invite à imiter l’exemple des ouvriers dans la conserverie où elle-même travaille et à lutter pour transformer la situation actuelle. S’ensuit le monologue le plus explicitement imprégné d’un ouvriérisme militant dans le cinéma de Kechiche :

Du jour au lendemain, on s’est organisé tous au réfectoire, on a fait des pancartes, on a fait grève, on a arrêté de bosser… Là, quand ils ont vu que la chaîne ne continuait plus à tourner et qu’ils avaient besoin de nous, ils sont tous venus en renfort, ils ont pris des gants pour nous parler… Nous, on était là d’un côté… Je te jure, on aurait pas lâché l’affaire, jusqu’au bout. On a dit même « si on doit mettre le feu, eh ben, on fout le feu ». […] On a eu nos primes. Ben, ouais, parce qu’ils ont eu peur. Parce qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent. […] Il grattent sur le dos des gens qui gagnent déjà une misère. Là, ils sont forts. Et puis eux, ils s’en mettent de plus en plus dans les poches. [17ème minute]

Le conflit social est amené à son paroxysme dans la séquence finale, construite explicitement autour de la binarité riches-pauvres : par le biais d’un montage alterné chargé d’ironie, on suit Souad qui distribue du couscous aux sans-abri de la ville, alors que les bourgeois attendent en vain d’être servis au restaurant ; sous l’emprise de leur colère et de leur impatience grandissant, les masques sociaux tombent un à un et le vrai visage, xénophobe et méprisant, de la classe dirigeante apparaît au grand jour. Le projet de Slimane de devenir propriétaire d’un restaurant semble condamné à l’échec, ce qui ne devrait pas surprendre le spectateur averti du positionnement politique des films de Kechiche ; le succès d’un tel projet aurait permis au héros de changer de classe, du moins suivant l’orthodoxie marxiste 17, exploit invraisemblable au sein d’une œuvre filmique qui érige la rigidité des barrières sociales en tant que thématique centrale (Fig.3).

Appareils idéologiques et prisons culturelles

Cette thématique se trouve de nouveau à l’épicentre dans La Vie d’Adèle dont le récit s’inspire, de manière plus explicite que celui de L’Esquive, de la fable marivaudienne du Jeu de l’amour et du hasard (1730), transposant à l’ère contemporaine la problématique du conditionnement par le milieu social, ce dernier s’infiltrant même dans la sphère la plus intime de l’existence de l’individu : sa vie émotionnelle. Certes, le film cite ouvertement une autre œuvre de Marivaux, La Vie de Marianne (1731–1742), dont la référence et les thèmes – tels la prédestination de la rencontre amoureuse – structurent l’histoire romantique entre Adèle (Adèle Exarchopoulos) et Emma (Léa Seydoux). Or, cette dernière sert également de véhicule à l’édification du discours politique du film, développant l’idée que l’amour est en réalité incapable de transcender la différence de classe séparant les partenaires potentiels, contrairement à ce qu’ont pu prétendre maints autres récits romantiques dans la littérature et le cinéma. C’est en outre ce revirement en matière d’engagement politique – de la dénonciation de l’homophobie à celle d’une réalité sociale hostile à la mixité entre classes – opéré par Kechiche et ses collaborateurs lors de l’adaptation de la bande dessinée de Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude 18, qui se trouve à l’origine d’une partie des critiques adressées au film.

De fait, dans La Vie d’Adèle, l’homosexualité des deux protago­­nistes demeure un élément narratif secondaire dont la fonction rhétorique la plus explicite n’est autre que de souligner la différence de classe entre leurs familles, dans deux scènes de repas au milieu du film. Alors que la nature de leur relation est ouvertement avouée et même exhibée devant les parents d’Emma, une telle attitude est exclue chez Adèle 19. La représentation de l’écart séparant les deux milieux sociaux au niveau des mœurs peut sembler, à juste titre, schématique. Cependant, le propos du film est ici plus complexe qu’il n’y paraît à première vue, et les cibles de sa critique, voire de son sarcasme, sont multiples. Parmi elles, l’enfermement idéologique auquel est condamné tout être humain dans une société organisée sur la base d’une division stricte entre classes, isolées les unes des autres. Si les parents d’Adèle, représentants typiques de la classe populaire lilloise, peinent à concevoir la viabilité d’une carrière artistique et n’imaginent même pas que leur fille pourrait être amoureuse d’Emma, les parents de cette dernière, membres de la bourgeoisie locale, ne montrent quant à eux qu’une ouverture d’esprit partielle, acceptant l’homosexualité d’Emma tout en méprisant les choix de vie d’Adèle, son ambition de devenir institutrice et son sentiment d’insécurité professionnelle-financière. Soumises, plus ou moins inconsciemment, aux valeurs idéologiques caractéristiques de leur habitus familial, les deux femmes sont dès lors prédestinées à emprunter des chemins de vie différents, leur relation de couple étant d’avance et de facto vouée à l’échec 20. De cette manière, le thème de la prédestination, emprunté à Marivaux, se trouve ici déplacé – de la rencontre à la rupture amoureuse – et re-politisé, l’éloignement définitif des deux femmes étant attribué non pas à un destin d’ordre métaphysique, mais à une réalité sociale bien concrète.

Contrairement aux films précédents du cinéaste, la question des conditions matérielles de l’existence semble ici reléguée au second plan 21 ; la distinction entre les différentes classes se manifeste plutôt par le fossé qui sépare les deux protagonistes (et leurs entourages respectifs) au niveau de leurs imaginaires socioculturels et de leur manière de concevoir le monde et les rapports humains. Dans cette optique, l’instrumentalisation de la culture dans la lutte des classes s’impose comme un motif narratif central dans La Vie d’Adèle ; il s’agit bien sûr de la « grande culture », noble et élitiste – que ce soit en peinture (Klimt, Schiele), en philosophie (Sartre) ou en cinéma (Pabst) – dont la facilité d’accès n’est pas la même pour toutes et pour tous. Adèle avoue plusieurs fois son ignorance face aux noms de peintres qu’Emma et ses ami.e.s citent devant elle de manière pédante et il n’est certainement pas fortuit qu’elle déclare ouvertement – d’aucuns diraient naïvement – son amour pour le cinéma américain (certes, celui des auteurs renommés, tels Scorsese et Kubrick) à sa future compagne lors de leur première conversation (Fig.4). Son seul contact avec la culture classique avant sa rencontre avec Emma semble être l’œuvre de Marivaux, cette dernière étant enseignée à l’école publique.

Loin d’être un élément de détail dans le récit, ce point – rarement commenté par la critique – offre une des clés de lecture de l’ensemble du film. Plus qu’une valorisation facile et simpliste d’une certaine culture populaire face à l’élitisme bourgeois, le discours du film se concentre sur les effets néfastes de l’incommunicabilité entre les deux milieux sociaux et s’attache à souligner l’importance du geste de la transmission culturelle comme un des antidotes possibles à l’aliénation individuelle et collective 22. Il faudrait revoir à la lumière de ce constat non seulement le désir du personnage principal de devenir institutrice (tourné en dérision par Emma et sa famille), mais aussi les nombreuses séquences en classe qui parsèment le récit – au fil desquelles Adèle passe de la position d’élève à celle d’enseignante – et, surtout, les moments où la fonction du professeur dans le processus de transmission est frontalement thématisée dans les dialogues. Ainsi, au début de leur brève relation, Thomas (Jérémie Laheurte) explique à Adèle que le seul livre qu’il a réussi à lire et à comprendre, c’est Les Liaisons dangereuses (1782) de Laclos, et ce grâce uniquement à l’aide de son enseignant : « Je pense que si je l’avais lu tout seul, je serais passé à côté de tous les trucs du livre, tu vois ? […] Il expliquait, on voyait les chapitres, on détaillait les lettres, on analysait les trucs » [16ème minute]. De même, lors de leur première rencontre au bar, Adèle répond à Emma qui l’interroge sur ses matières préférées à l’école : « Ça dépend du prof, en fait. Si le prof m’inspire, tout me plaît… enfin, tout peut m’intéresser » [51ère minute]. Plus tard, quand les parents d’Emma lui demandent ce qu’elle voudrait faire dans la vie, elle s’explique : « J’aimerais bien être instit’, en fait. […] Ce n’est pas que j’ai aimé le système scolaire mais je sais que ma scolarité, ça a beaucoup compté pour moi et ça m’a fait beaucoup de choses. Ça m’a permis de mûrir à des choses que mes parents m’avaient pas montrées, par exemple, ou des amis à moi. Et donc, du coup, j’aimerais bien transmettre » [90ème minute]. La bourgeoisie sera finalement dénoncée dans le film non pas pour ses références culturelles – que Kechiche lui-même d’ailleurs revendique pour son compte dans toute sa filmographie – mais pour son dédain pour l’aspiration d’une jeune fille d’enseigner et, de manière plus générale, son mépris pour la transmission de la culture et du savoir, attitude en outre profondément politique car visant à conserver le statut quo actuel, les inégalités structurelles qui fonctionnent en sa faveur et son sens d’une supériorité intellectuelle.

Cependant, le savoir n’est pas présenté ici comme une panacée en soi, mais se trouve constamment articulé à l’instauration des relations de pouvoir entre les personnages. Dans son premier rendez-vous avec Thomas au début du film, Adèle semble tirer un certain plaisir en dominant intellectuellement le jeune homme, en jugeant par exemple son goût littéraire (« Je sais pas, celui-là [La Vie de Marianne], je ne peux même pas comprendre comment on peut ne pas aimer ») ou en le traitant avec condescendance (« T’as déjà lu un livre que t’as aimé ? T’as fini un livre et t’étais content de l’avoir lu ? », [15ème minute]). Les raisons de la désaffection soudaine d’Adèle vis-à-vis de Thomas ne sont pas explicitées dans le récit, mais on peut légitimement supposer qu’elles sont en partie liées à la distance qui les sépare au niveau culturel-intellectuel (du moins telle que la jeune femme la perçoit), présageant en quelque sorte l’issue de la relation (à venir) entre Adèle et Emma. Dans cette dernière, l’héroïne occupera à son tour le rôle de l’intellectuellement dominée au sein du couple, étant ainsi condamnée – le film semble nous dire – à être finalement abandonnée. Vue sous cet angle, la fameuse réplique d’Adèle à son ami Valentin (Sandor Funtek) – « Il me manque un truc » [25ème minute] – alors qu’elle-même essaie de comprendre son incapacité à tomber amoureuse de Thomas, pourrait être plausiblement interprétée comme renvoyant à un certain manque d’enthousiasme, voire d’admiration, pour un homme qu’elle estime tout compte fait comme « inférieur » (alternative aux lectures courantes qui voient dans cette réplique un premier pas vers la prise de conscience de la part d’Adèle de son homosexualité). De la sorte, la narration déploierait un jeu de correspondances, puisque ce qui « manque » à Adèle dans sa relation avec Thomas, « manquera » ensuite à Emma dans sa vie de couple avec Adèle.

Il est néanmoins clair que ni Emma ni Adèle n’appréhendent leurs relations et leur vie émotionnelle en termes de pouvoir ou de classes. Contrairement aux personnages de La Faute à Voltaire qui se trouvent brutalement confrontés à leur statut social par la précarité des conditions matérielles de leur existence, les jeunes protagonistes de La Vie d’Adèle mènent leur vie dans la méconnaissance des déterminations sociales qui influent sur leurs choix, en d’autres termes dans la méconnaissance de leur propre idéologie 23. Or, même si le film n’interroge pas – ou en tout cas moins directement qu’ailleurs dans la filmographie de Kechiche – les classes sociales en termes de ressources matérielles et de déterminismes économiques, il adopte toutefois une perspective résolument marxiste dans la représentation du poids qu’exerce le milieu social dans la formation idéologique de l’individu, généralement à l’insu de ce dernier, mettant ainsi en lumière la déliaison entre idéologie (dont l’adhésion à celle-ci est souvent inconsciente 24) et conscience de classe (qui n’est pas un présupposé, mais une conscience acquise à travers une lutte permanente). Selon Pierre Macherey, un des enseignements que Louis Althusser tire des écrits de Marx est que « la société marche à la méconnaissance comme Freud enseigne que l’individu marche aussi à la méconnaissance, c’est-à-dire à l’idéologie, qui le sépare nécessairement de lui-même » 25. Cette citation, qui propose une articulation élémentaire entre le marxisme et la psychanalyse, semble particulièrement apte à éclairer la naturalisation des rôles qu’Emma et Adèle adoptent, sans jamais les questionner, au sein de leur couple, reflétant inconsciemment (et via une dépendance psychologique-émotionnelle inégale) le rapport de forces entre leurs milieux d’origine respectifs dans la société. Il suffit de voir à cet égard les séquences – d’une logique purement itérative – montrant Adèle faire la cuisine ou la vaisselle, alors que sa compagne négocie au téléphone sa prochaine exposition ou feuillette des magazines d’art allongée sur le lit.

Les fondements marxistes du discours du film se révèlent au grand jour vers la fin de la première heure du récit, lors de la deuxième rencontre entre les deux protagonistes, dans un parc de Lille en milieu de journée. Assumant dès le départ un rôle de mentor intellectuel, Emma disserte sur l’existentialisme sartrien tout en dessinant le portrait de son amie sur son cahier : « Sartre a fait une petite révolution intellectuelle qui a eu comme mérite de libérer toute une génération. Faire qu’on peut décider soi-même de sa vie, sans aucun principe supérieur. Moi, j’étais hyper-Sartre dans mes années de lycée. Ça me faisait du bien. Surtout dans l’affirmation de ma liberté et de mes propres valeurs » [58ème minute].

On l’aura compris, Emma revendique ici le rôle qu’a joué dans l’acceptation de son homosexualité son ralliement à une philosophie de l’auto-détermination ; or, la plupart des commentateurs semblent être passés à côté de l’ironie noire du film envers ce personnage cultivé qui prêche la valeur de la liberté et se présente comme un sujet accordé à lui-même, en restant cependant complètement aveugle à la pesanteur idéologique qui ne manquera pas de détruire sa relation avec Adèle avant la fin du récit. Si La Vie d’Adèle s’attache à montrer les limites de la pensée de Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme (1945) 26, force est de constater qu’il le fait en employant une rhétorique extrêmement proche de celle développée par de nombreux penseurs marxistes qui, depuis les années 1940, attaquent avec véhémence l’existentialisme comme une philosophie bourgeoise et individualiste : de Jean Kanapa avec son essai de 1947 ironiquement intitulé L’Existentialisme n’est pas un humanisme 27, à Lukács et son Existentialisme ou Marxisme ? 28publié l’année suivante, jusqu’à Lucien Goldmann qui revient sur cette polémique dans plusieurs de ses textes de la deuxième moitié des années 1960 ; la citation suivante, tirée d’un entretien de ce dernier dans une revue yougoslave, pourrait très bien servir de synopsis du film de Kechiche :

Pour Sartre la conscience est un phénomène en dernière instance individuel, et le collectif ne saurait être que le résultat d’une somme, de contacts mutuels entre un certain nombre de consciences individuelles […]. Or il est évident qu’avant la con­science individuelle il y a toute l’histoire, la communauté, les ­parents, les ancêtres, la ville, le pays, la classe, dans lesquels l’individu est né et à l’intérieur desquels se développe sa conscience. 29

En se concentrant sur le versant culturel de la lutte des classes, La Vie d’Adèle ne fait en réalité qu’introduire une nouvelle étape dans le développement d’une problématique constante dans l’œuvre du cinéaste : l’impossibilité pour l’individu d’échapper à son conditionnement par le milieu social et son incapacité – qui est, en dernière instance, profondément politique – à avoir prise sur la réalité matérielle et émotionnelle de sa vie. Ce conditionnement se trouve à l’origine de tous les conflits dramatiques au cœur des films étudiés ici.

La politique du regard

Un parti pris paradoxal traverse notre démonstration. Nous avons examiné la manière dont trois films d’Abdellatif Kechiche intègrent la problématique des relations de classes sociales et nous nous sommes attardés sur un certain nombre de concepts marxistes qui pourraient informer l’analyse de leur construction narrative 30. Suivant un paradigme matérialiste traditionnel, nous avons essayé d’éclairer la façon dont les conditions matérielles et les structures idéologiques s’articulent aux subjectivités (c’est-à-dire les personnages, leur psychologie et leurs actions) dans les récits en question. Toutefois, pour une étude qui se donne comme objet des œuvres (audio)visuelles et revendique comme méthode l’analyse des représentations, la question du regard – ou, mieux encore, celle du sujet du regard – semble curieusement absente. En effet, dans notre réalité quotidienne, les classes sociales se constituent et se matérialisent aussi à travers des signifiants visuels 31, ces derniers étant par la suite manipulés et réorganisés – par exemple à travers l’instance énonciative d’un film, concrétisant ainsi son positionnement politique particulier.

Qui regarde donc dans les films de Kechiche ? La question paraît d’autant plus importante qu’elle s’est souvent trouvée au cœur des polémiques dominant ces dernières années la réception critique de l’œuvre du cinéaste franco-tunisien. Précisons néanmoins qu’en ce qui nous concerne ici, la réponse n’est pas à chercher à un niveau extra-filmique, dans l’illusion d’un auteur derrière la caméra dont l’idéologie et la conscience individuelle s’imposeraient de manière monolithique sur le contenu final. Notre interrogation se situe plutôt à l’intérieur de la construction filmique et porte sur le point de vue du narrateur – ou, pour reprendre un terme technique plus précis, du « méga-narrateur » 32, instance qui nous raconte l’histoire en l’offrant en même temps à nos yeux – sur les personnages, leurs aventures et leur milieu. En d’autres termes, afin de mieux cerner le discours politique des films de Kechiche, il faudrait compléter l’analyse de leur contenu, telle que nous l’avons proposée ici suivant l’approche d’une narratologie « thématique », avec une étude qui sera de son côté inscrite dans la perspective d’une narratologie formelle ou « modale » 33.

Une telle étude se pencherait, par exemple, sur le jeu des acteurs de manière détaillée, afin de mettre en évidence la performativité de la classe sociale entendue comme un spectacle qui se donne à voir (aux spectateurs et à leurs délégués au sein de la diégèse). Les films de Kechiche présentent un haut degré de réflexivité sur ce point : dans L’Esquive, la pièce de Marivaux que les jeunes écoliers répètent relate un jeu de travestissement entre aristocrates et valets (entraînant une intermittente transgression de classes, avant que l’ordre social se trouve à l’épilogue rétabli), alors que les acteurs amateurs dans le film débattent ouvertement de l’influence qu’exercent sur leur performance les costumes et les vêtements, à savoir des signifiants visuels de la classe sociale parmi les plus influents. Dans La Faute à Voltaire, Frank conseille Jallel sur sa manière de vendre les journaux et les fleurs dans la rue en lui rappelant qu’« il faut jouer aussi, hein ! » [12ème minute]. Enfin, dans La Graine et le mulet, bien avant la séquence finale de la danse du ventre, le film introduit la problématique de l’instrumentalisation – via sa spectacularisation – du corps prolétaire (mais aussi : jeune et féminin) dans la confrontation avec la classe bourgeoise qui tire les ficelles, déjà vers la fin de la première heure du récit quand Slimane et Rym arrivent à la banque pour présenter leur projet. En descendant de la mobylette, la jeune femme, enlevant son pantalon sportif, révèle la jupe courte qu’elle portait par dessous, comme une actrice qui met son costume avant de monter sur scène, ses gestes nerveux dénotant son malaise. En outre, le choix de ce costume nous informe sur la manière dont Rym (soit une jeune représentante de la classe populaire de Sète) perçoit et identifie la classe sociale qui s’oppose à la sienne, ses valeurs esthétiques et ses normes de respectabilité. Slimane s’endimanche également avant d’affronter les institutions ou pour présider la soirée spéciale dans son restaurant, mais son corps n’est pas exhibé devant les bourgeois ; la performance de Habib Boufares – les épaules constamment penchées vers le bas, sa voix grave et presque inintelligible, sa fatigue débordant le cadre – s’adresse surtout au spectateur du film, invitant sa sympathie pour un pater familias écrasé économiquement et socialement.

Ne s’en tenant pas seulement au jeu des acteurs, une analyse formelle de la séquence finale de La Graine et le mulet devrait aussi prendre en considération la manière dont les angles de prise de vue et l’agencement des plans par le montage déterminent le positionnement spatial du narrateur dans l’univers du film (points de vue et points d’écoute) et, in extenso, son positionnement envers les déboires des personnages, voire – à un niveau plus macroscopique – envers le monde (niveau idéologique). Alors que Rym danse et s’offre en spectacle devant les yeux avides des bourgeois, la caméra passe tour à tour des deux côtés de la scène, portant un regard moqueur sur les visages des spectateurs dans le film tout en se montrant elle-même « fascinée » par le corps de l’actrice, l’observant à travers des cadrages serrés qui sont souvent sans points d’ancrage dans la diégèse (Fig.5). L’omniscience cognitive et perceptive est ici accentuée par l’emploi du montage alterné, nous ramenant périodiquement dans les rues de la ville où Slimane essaie en vain de rattraper les jeunes garçons qui lui ont volé sa mobylette. Ainsi, et malgré la mise en abyme de la fonction spectatorielle dans cette scène qui complexifie indéniablement le discours du film, une impression d’extériorité face au destin des héros prolétaires s’impose dans la narration, ces derniers se trouvant dès lors objectifiés par la structure énonciative du discours filmique.

Cette impression, qui prédomine d’ailleurs dans tous les films de Kechiche étudiés ici, est accentuée par l’architecture visuelle de ces derniers, malgré le fait que la trame narrative se situe, sans exception, du côté de personnages rattachés à la classe populaire. Les exemples ne manquent pas : au tout début de La Faute à Voltaire, lors de l’entretien de Jallel avec l’agent de la préfecture, le spectateur se trouve situé du côté de ce dernier, en position d’interrogateur, scrutant le visage de Sami Bouajila, en raison notamment d’une utilisation très particulière du champ-contrechamp qui parfois inclut l’amorce de l’agent dans le cadre (Fig.6) ; dans La Vie d’Adèle, au moment où l’héroïne pose pour un tableau d’Emma, la caméra s’identifie complètement au regard de l’artiste-bourgeoise, observant le corps nu d’Adèle, de la tête aux pieds 34. Situer le regard de l’instance d’énonciation est en effet fondamental pour l’analyse marxiste d’un corpus de films qui accorde une telle place aux clichés et aux stéréotypes : ce regard constitue le spectateur en sujet qui organise – ne serait-ce que par procuration – l’univers qui se déploie à l’écran, se positionnant face à ces catégories et ces normes. D’une part, les films que nous avons examinés visent à susciter un sentiment d’injustice au sein du public, leurs récits refusant à la fiction la possibilité de racheter les méfaits de la société française contemporaine. D’autre part, ces films ne remettent finalement pas en question les représentations dominantes des classes populaires ; observées de l’extérieur, ces dernières sont condamnées par la construction formelle des films à jouer le rôle de l’objet (et non pas du sujet) des récits en question. Il y a bien des énoncés idéologiques dans le cinéma de Kechiche, mais son énonciation n’est pas radicalement subversive.

1 Je tiens à remercier Mehdi Derfoufi pour les stimulants échanges qui ont inspiré ­certaines des hypothèses étudiées dans cet article.

2 Sur l’histoire de la représentation de la population franco-maghrébine dans le cinéma français de fiction, nous renvoyons le lecteur à la première partie du livre d’Emna Mrabet, Le Cinéma d’Abdellatif Kechiche. Prémisses et devenir (Paris, Archimbaud, 2016). À la suite du succès relatif quasi-simultané de Thé à la menthe (Abdelkrim Bahloul, Belgique/France/Algérie, 1984) et de Thé au harem d’Archimède (Mehdi Charef, France, 1985), plusieurs cinéastes d’origine maghrébine se fraient un chemin jusqu’aux salles commerciales. En plus de Charef et Bahloul, Rachid Bouchareb, Malik Chibane, Karim Dridi et Zaïda Ghorab-Volta, parmi d’autres, réalisent leur premier long métrage dans les années 1980 et 1990. C’est pourtant dans les années 2000 que la consécration arrive, notamment avec les triomphes de L’Esquive (Abdellatif Kechiche, France, 2004) et La Graine et le mulet (Abdellatif Kechiche, France, 2007) aux César et, surtout, avec celui d’Indigènes (Rachid Bouchareb, Algérie/France/Maroc/Belgique, 2006), récompensé au Festival de Cannes et aux César, avant d’arriver aux Oscars comme sélection officielle de la France pour la catégorie du meilleur film étranger.

3 À l’exemple de Kechiche, on peut ajouter celui de Rachid Bouchareb qui, après Indigènes, réalise son prochain film en Angleterre (London River, Grande Bretagne/France/Algérie, 2009), avant de passer ces dernières années de l’autre côté de ­l’Atlantique, collaborant avec des stars américaines, telles Sienna Miller (Just Like a Woman, Grande Bretagne/États-Unis/France, 2012) et Harvey Keitel (Two Men in Town, France/Belgique/Algérie/Etats-Unis, 2014) dans des productions anglophones.

4 Stéphane Delorme, « Kechiche/Grémillon », Cahiers du cinéma, nº 693, octobre 2013, p. 5. On peut y lire : « Il n’y a pas [chez Grémillon] de continent noir (la violence de la pulsion, la violence des classes, et ce sentiment général chez Kechiche de déception) mais un sentiment commun d’appartenance dans l’exal­tation ou la souffrance. C’est là que le lyrisme peut naître, lorsque le personnage a ­largué les amarres, qu’il n’est plus ni homme ni femme, ni amant ni ami, ni esclave ni maître, mais un être seul, balloté par les vents. C’est ce saut que le cinéma français a du mal à faire, ce saut dans le néant, hors des détermi­nations sociales ». Il est assez parlant d’ailleurs que le cinéaste du passé auquel Delorme confronte Kechiche est Jean Grémillon dont l’engagement politique conséquent est passé sous silence pour mieux promouvoir son portrait de grand poète « lyrique ».

5 On devrait plutôt parler de « marxismes », tant fut plurielle et diversifiée l’appropriation des écrits de Marx tout au long du XXe siècle.

6 Précisons d’emblée que nous n’aborderons pas frontalement ici les relations historiques et épistémologiques complexes reliant une certaine orthodoxie marxiste à la question du postcolonialisme. Remarquons toutefois que l’alliance entre les « post-colonisés » et le mouvement ouvrier français (via les instances dirigeantes de ce dernier, à l’instar du PCF et de la CGT) n’allait pas de soi pour la majeure partie du XXe siècle. Le passage par les écrits des penseurs dits « néo-marxistes » (tels Alain Badiou ou Slavoj Žižek) nous paraît donc indispensable pour mieux analyser l’articulation entre classe et race dans le cinéma de Kechiche.

7 Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, GF-Flammarion, 2018 [1848].

8 George Lukács, Histoire et conscience de classe : essais de dialectique marxiste, Paris, Éditions de Minuit, 1965 [1923].

9 Parmi les philosophes développant l’idée que les immigrés constituent la base du nouveau prolétariat dans les pays occidentaux, renvoyons le lecteur à la réflexion d’Alain Badiou et à son concept de « prolétariat nomade » dans l’un de ses essais les plus récents : Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage !, Paris, Fayard, 2019.

10 Le film mobilise plus d’une fois la signification symbolique des stations de métro qui servent de décor au récit : rappelons que dans la séquence finale, Jallel est arrêté devant le métro « Nation », avant d’être conduit à l’aéroport pour le « vol spécial » qui l’expulsera hors de France.

11 « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968 [1846], p. 51.)

12 L’articulation entre classe et race sur la base d’une compréhension matérialiste des rapports sociaux est reprise dans L’Esquive, cette fois via les modèles du « film de banlieue » et du « cinéma beur ». Rappelons que selon l’analyse de Nacer Kettane, contemporaine à la généralisation du mot « beur » dans le champ cinématographique, ce terme lie deux espaces, le premier « géographique et culturel, le Maghreb », le second urbain et social, « celui de la banlieue et du prolétariat en France » (Nacer Kettane, Droit de réponse à la démocratie française, Paris, La Découverte, 1986, p. 31, nous soulignons). Il y a toutefois un troisième « espace », celui-ci générationnel, qui est régulièrement convoqué : la jeunesse des quartiers populaires, entité supra-individuelle au sein de laquelle s’inscrit la plupart des personnages principaux des films dits « beurs ». L’Esquive fait ouvertement appel à ces modèles ainsi qu’au savoir intertextuel des spectateurs pour situer socialement, dès les premières minutes du récit, les jeunes personnages qui se trouvent au centre de son histoire. Quelques minutes avant la fin du film, ces personnages se trouvent symboliquement réunis par le geste répressif des policiers, filmé dans toute sa brutalité, dévoilant ainsi les formes violentes que peuvent revêtir les rapports de classe dans la société française. Cet épisode permet ainsi le regroupement des jeunes, par-delà la violence qui caractérise leurs propres relations, sous le statut commun de victime de la violence physique « légitime » dont l’État détient le monopole (voir Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1992 [1917–1919]).

13 L’ébauche de projet que Slimane et Rym déposent précise que leur restaurant offrira comme « exclusivité de la maison » le couscous au poisson, à savoir un cas emblématique de ce qu’on a coutume de qualifier, dans les pays occidentaux, de spécialité « ethnique » ; on pourrait donc légitimement avancer que ces séquences – comme d’ailleurs l’ensemble du film, le couscous occupant une fonction-clé tout au long du récit – critiquent la logique discriminatoire qui sous-tend ce type d’étiquette dont la naturalisation ne fait que conforter le racisme ordinaire dans la société et la culture. En défendant leur projet face à la condescendance de la bancaire, Rym met en avant son appartenance ethnique : « On avait une autre idée, c’est que pendant le mois du Ramadan, on aurait voulu le transformer en un lieu chaleureux où vraiment toute notre communauté pourrait se rassembler pour partager ses idées, notre culture, pour manger, tout ça. Parce qu’il n’y a pas grand-chose pour elle dans cette ville » [61ère minute].

14 Après avoir avoué la motivation réelle derrière le changement de « planning » – « T’es plus rentable ! » –, le patron admet être personnellement au fait que Slimane a travaillé pendant trente-cinq ans alors qu’on ne lui reconnaît officiellement que seize ans de service : « Ce n’est pas notre faute si t’étais pas déclaré ! Nous, on a pris le chantier en 1990 » [8ème minute].

15 C’est d’ailleurs grâce aux indemnités de licenciement que Slimane met en branle son projet de restaurant-bateau.

16 Le caractère pluriethnique du groupe des personnages présents chez Souad dans la longue séquence du repas est souligné par la digression comique autour des tentatives malheureuses de Mario de parler en arabe.

17 Selon ce type d’approche, c’est le mode de production capitaliste, fondé sur la propriété privée, qui définit deux classes antagonistes : celle des propriétaires des moyens de production (capitalistes) et celle des prolétaires, obligés de vendre aux premiers leur force de travail.

18 Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude, Grenoble, Éditions Glénat, 2010.

19 Les deux femmes se voient donc obligées d’inventer une histoire selon laquelle Emma donnerait des cours de philosophie à Adèle. Du reste, eu égard aux priorités que se donne le film dans sa construction narrative-rhétorique, on comprend mieux la raison pour laquelle fut coupé lors du montage final le moment très violent de la découverte par les parents d’Adèle des rapports sexuels de leur fille avec Emma (scène présente dans la BD de Maroh et vraisemblablement tournée par Kechiche et son équipe).

20 Encore une fois chez Kechiche, c’est la vie des personnages (soit leur milieu social) qui détermine leur conscience, et non l’inverse, conformément à un aspect fondamental de la doxa marxiste.

21 Elle est pourtant abordée sur le plan visuel au niveau du décor, notamment par le contraste entre les maisons familiales d’Adèle et d’Emma.

22 Pour une analyse rattachant cet idéal d’une transmission culturelle qui dépasserait les divisions de classe à la mythologie de l’école républicaine, voir l’article de Selim Krichane dans le présent dossier (« La voix du Maître : l’école et l’enseignement dans les films d’Abdellatif Kechiche », pp. 111–133).

23 Si dans L’Esquive et dans La Graine et le mulet, c’est la violence policière et la violence des institutions respectivement qui agissent comme un catalyseur pour la prise de conscience (de classe) de la part des personnages principaux, dans La Vie d’Adèle, c’est la violence de la rupture amoureuse qui aurait dû avoir le même effet sur Adèle. S’il n’en est pas ainsi, c’est parce qu’on a vraisemblablement toujours du mal dans les sociétés occidentales du XXIe siècle à concevoir l’amour comme une affaire éminemment politique : la distinction entre la sphère de l’eros et la sphère du pouvoir – ramenée souvent à celle entre sphères privée et publique – fait intégralement partie de l’idéologie dominante. Pour une étude philosophique sur la généalogie de la distinction épistémologique entre amour et politique, voir Sarah Brunel, « Amour et ­politique », Esthétique et philosophie, vol. 56, nº 3, octobre 2000, pp. 463-470.

24 Ajoutons encore que, comme l’a noté Edward Palmer Thompson, historien anglais et marxiste, « [a]ucune idéologie n’est intégralement absorbée par ses adeptes ; elle se transforme dans la pratique de mille façons sous l’effet de l’action spontanée et de l’expérience » (E.P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, trad. G. Dauvé, M. Golaszewski et M. Thibault, Paris, Seuil, 2012 [1963], p. 518). Plus récemment, un autre philosophe marxiste, Slavoj Žižek, est revenu sur la manière dont l’idéologie imprègne les actions et les choix d’un individu sans que ce dernier en soit forcément conscient, dans son célèbre discours sur les « connus inconnus » (« the unknown knowns ») : « Des choses que nous connaissons mais que nous ignorons connaître – c’est ça l’idéologie. […] des croyances que, bien que nous n’admettrions jamais publiquement qu’elles sont les nôtres, nous les pratiquons. Elles s’incarnent dans nos connaissances, dans les matériaux que nous utilisons, etc. » (Slavoj Žižek, « Why Only an Atheist Cat Believe », conférence à Calvin College, 10 novembre 2006, disponible en ligne : www.youtube.com, notre traduction).

25 Pierre Macherey, « Verum est factum : les enjeux d’une philosophie de la praxis et le débat Althusser-Gramsci », dans Eustache Kouvelakis et Vincent Charbonnier (éd.), Sartre, Lukacs, Althusser, des marxistes en philosophie, Paris, PUF, 2005, p. 150.

26 Conférence du 29 octobre 1945, publié une année plus tard : Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946.

27 Jean Kanapa, L’Existentialisme n’est pas un humanisme, Paris, Éditions sociales, 1947. Ancien élève de Sartre, Kanapa fut par la suite un des membres dirigeants du Parti communiste français et directeur, à partir de 1948, de La Nouvelle critique.

28 Georg Lukács, Existentialisme ou Marxisme ?, trad. par E. Kelemen, Paris, Nagel, 1948.

29 Lucien Goldmann, « Structuralisme, marxisme, existentialisme », Praxis, 12 août 1966, reproduit dans L’Homme et la société, vol. 2, nº 1, 1966, p. 117. Il nous faut néanmoins préciser que la doxa d’une incompatibilité absolue entre le marxisme et l’existentialisme a été souvent remise en cause par d’autres intellectuels de gauche. Pour une collection d’études récentes se concentrant sur les traits distinctifs de la pensée sartrienne face aux différents théoriciens du marxisme de son époque, voir Eustache Kouvélakis et Vincent Charbonnier (éd.), Sartre, Lukacs, Althusser, des marxistes en philosophie, op. cit. Il est vrai que les rapports de Sartre avec le marxisme ont été variables au fil des années ; il devient un compagnon de route du PCF de 1952 à 1956 et préside l’Association France-URSS, alors qu’en 1957, dans son célèbre texte « Questions de méthode », il présente le marxisme comme l’« horizon philosophique indépassable de notre temps ». Ce même texte sera intégré trois ans plus tard dans Critique de la raison dialectique, tome I (Paris, Gallimard, 1960), ouvrage qui confirmera l’évolution de la pensée du philosophe en abordant directement la question de l’aliénation de la liberté individuelle par la société capitaliste.

30 Le choix de nos références, forcément partiel, a bien entendu orienté notre étude vers des aspects spécifiques du discours de ces films. Parmi d’autres penseurs dont les travaux nous semblent particulièrement pertinents dans le cadre d’une analyse politique du cinéma de Kechiche, citons Pierre Bourdieu (notamment dans La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970 et La Distin­ction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979) et Fredric Jameson (L’Inconscient politique, trad. N. Vieillescazes, Paris, Questions théoriques, 2012).

31 Rappelons que dans sa définition de la notion d’« idéologie », Althusser prend en considération les manifestations non-conceptuelles (et donc aussi visuelles) de cette ­dernière, permettant ainsi une meilleure appréhension de la fonction idéologique des œuvres filmiques : « Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée » (Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1966, p. 238). Sur l’importance du regard dans l’émergence de la classe sociale comme « objet » et dans la constitution de l’individu comme sujet-membre d’une classe particulière, voir aussi Marion Dalibert, Marco Dell’Omodarme et Sébastien Fevry (éd.), « Regards de classe », Poli. Politique de l’image, nº 14, 2018.

32 André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris, Nota Bene, 1999, p. 107.

33 La distinction entre « narratologie modale » et « narratologie thématique » est introduite par Gérard Genette dans Nouveau discours du récit (Paris, Seuil, 1983, p. 12). André Gaudreault et François Jost reprennent cette distinction quand ils écrivent sur la différence entre la « narratologie de l’expression » et la « narratologie du contenu » : « La première s’occupe d’abord et avant tout des formes d’expression par le biais desquelles l’on raconte : formes de la manifestation du narrateur, matières de l’expression mises en jeu par tel ou tel médium narratif (images, mots, sons, etc.), niveaux de narration, temporalité du récit, point de vue, entre autres. La seconde s’occupe plutôt de l’histoire racontée, des actions et rôles des personnages, des relations entre les “actants”, etc. » (André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, Paris, Nathan, 2004, p. 12). Notre article s’inscrit donc en grande partie dans la seconde approche.

34 À ces deux exemples d’objectification des héros issus des classes populaires, ajoutons le fait que les films de Kechiche n’offrent jamais l’accès à l’intériorité de ces personnages (via des stratégies énonciatives bien établies dans l’histoire du cinéma, telles la voix over homodiégétique, les images « mentales », etc.), avec une seule exception, le rêve érotique de la protagoniste au début de La Vie d’Adèle ; or, cette séquence n’a aucune incidence sur le discours que le film développe autour de la problématique des classes sociales, puisqu’Adèle ignore, à ce point du récit, l’identité d’Emma et ses origines.