Videoex 2018 : conjuguer les archives au présent
Le festival de films et vidéos dits « expérimentaux » de Zurich Videoex fêtait, lors de son édition 2018, ses vingt années d’existence. Fondé à la suite du festival zurichois ExperiMENTAL, dont la dernière édition a eu lieu en 1997, Videoex propose une sélection de films et vidéos contemporains, qui concourent en compétitions nationale et internationale, ainsi que des programmes thématiques et rétrospectifs, des installations, des performances de cinéma élargi et des ateliers chaque année depuis 19981. Si cet événement se caractérise d’un côté par l’intimité de son organisation et de son déroulement – le festival est toujours dirigé par Patrick Huber, qui le codirigeait avec Salome Pitschen à son origine, et qui non seulement présente des séances, mais lance aussi des projections tout au long du festival, aidé par sa petite équipe et des bénévoles – ainsi que par la modestie et la fragilité de ses financements (215 000 francs suisses2), il occupe d’un autre côté une place cruciale et précieuse dans le paysage artistique et cinématographique suisse. Avec le Lausanne Underground Film and Music Festival (LUFF), qui offre lui aussi un accès à des films expérimentaux en Suisse romande, situés majoritairement en marge du circuit commercial, Videoex est en effet actuellement l’un des seuls festivals helvétiques qui se spécialisent dans le cinéma expérimental.
L’importance des festivals de films comme plateformes de diffusion, permettant également des rencontres et des échanges entre des acteurs du « champ » internationaux (réalisateurs·trices, critiques, programmateurs·trices, etc.), et la construction d’un discours sur le cinéma, n’est plus à prouver3. C’est ce que reconnaissent et explorent plusieurs projets de recherches d’un côté et de l’autre du Rösti Graben, qui, au-delà de la question nationale d’un cinéma expérimental « suisse », interrogent la présence de films et vidéos associés à cette étiquette en Suisse via les festivals. Un projet de la Haute école d’art de Zurich (Zürcher Hochschule der Künste) mené par Fred Truniger et Rolf Wolfensberger en collaboration avec l’organisation pour la préservation du patrimoine audiovisuel Memoriav s’attache ainsi à numériser les archives film et papier d’ExperiMENTAL et de VIPER, un festival basé à Lucerne (1980-1999), puis à Bâle (2000-2006), en vue de futures recherches4, tandis qu’à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), un projet dirigé par François Bovier explore les archives du festival VideoArt de Locarno (1980-2000)5. Bientôt enrichie des contributions émanant de ces projets, l’histoire du cinéma expérimental, de la vidéo et du « film d’artiste » en Suisse gagnera ainsi en clarté.
Hors des hautes écoles, le festival zurichois a lui-même manifesté un désir d’écrire sa propre histoire lors de sa dernière édition anniversaire. Pour célébrer ses vingt années d’existence, une boîte grise (grey box) a été aménagée dans l’espace d’art Walcheturm (Kunstraum Walcheturm), où se déroule le festival, dans le quatrième arrondissement de Zurich. Assise sur une structure en bois éphémère, dans un espace semi-ouvert, la festivalière pouvait regarder une compilation de films récompensés dans la compétition suisse à travers les années, projetée en boucle. À côté étaient affichés les catalogues des éditions successives du festival, dont on pouvait apprécier l’évolution du graphisme jouant souvent avec la matérialité du film et de la vidéo.
Dans le catalogue du festival, le texte de présentation de cette installation à l’ambition rétrospective invitait ses spectateurs·trices à « faire un voyage nostalgique à travers le temps, de 1998 à 2017 »6. L’embarquement pour ce voyage dans le passé est ainsi coloré par cette forme de « regard nostalgique » envers les précédentes éditions d’un festival que la spectatrice de 2018 n’a pas nécessairement fréquenté. L’ancienne festivalière pourrait se souvenir avec émotion de films découverts ou d’interactions durant le festival, tandis que la novice regretterait d’avoir manqué telle rétrospective ou première projection de tel film désormais reconnu. Ce rapport nostalgique au passé tend toutefois à sublimer ce dernier, à ne pas en reconnaître les contradictions, bref à ne pas ou peu engager le passé – considéré comme révolu – dans le présent, alors que c’est plutôt un chantier d’interrogations qu’il faudrait, selon moi, ouvrir.
Ainsi, à contre-courant de cette invitation à un regard nostalgique, j’aimerais revenir ici sur une séance performative et un film présentés lors de l’édition 2018 de Videoex. La force de ceux-ci réside à mon sens dans la mise en œuvre d’une relation au passé et, en particulier, aux archives, non seulement créative et audacieuse, mais aussi qui active des potentialités dans le présent.
Quoique très différents dans leurs sujets, leurs matières et leurs choix formels, ces deux séances (un collage performé et un film de long métrage) se rejoignent notamment dans leur mobilisation des archives – comprises au sens large – pour aujourd’hui et à l’avenir. Ce qui se joue n’est pas une négation ou un nivellement de l’histoire, mais la mise en avant des potentialités contemporaines, politiques, des archives convoquées (des événements, des films, des performances passés). Les archives, ou le « passé », n’y sont pas considérés comme des objets, des images, des affects clos sur eux-mêmes et révolus. Dans ces œuvres, leur puissance se prolonge au contraire dans le présent, et engage à l’analyse, à la contestation, au dialogue… Autrement dit, leur mobilisation invite à questionner leur présence contemporaine ; les archives y sont « vivantes »7.
Les archives remontées, les archives rejouées
Une séance spéciale du festival faisait écho à un autre anniversaire, largement commémoré en 2018 : celui des événements de Mai 1968 en France, et plus largement des soulèvements sociaux internationaux lors de, ou autour de, l’année 19688. Caspar Stracke, cinéaste et curateur d’origine allemande ayant longtemps vécu à New York, professeur à l’université des arts d’Helsinki, et par ailleurs membre du jury de la compétition internationale, proposait un programme sous forme de collage de films et d’extraits de films anciens et contemporains, partant d’un événement de 1968 lié au cinéma d’avant-garde. Intitulée « Ce que vous imaginiez que c’était » (« What You Imagined It To Be »), la séance s’articulait autour de l’idée du remake et du décalage temporel, à plusieurs niveaux : d’une part, des scènes historiques étaient rejouées, et des objets mis en scène qui faisaient directement écho à l’événement de 1968 ; d’autre part, certains films étaient à proprement parler des remakes d’autres films ; et enfin, plus généralement, la séance, par son mélange d’œuvres anciennes et contemporaines, amenait à interroger la persistance et la pertinence des formes de protestation politique jusqu’à aujourd’hui.
Des extraits du métrage tourné par Claudia von Alemann et Reinhold E. Thiel pour la télévision de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (Westdeutscher Rundfunk Köln), qui documente de première main les perturbations survenues lors de la quatrième édition du festival de films expérimentaux de Knokke-le-Zoute EXPRMNTL au tournant de 19689, ouvraient la séance, montés avec des archives télévisuelles belges concernant le même événement10. Lors de cette édition de l’unique festival international spécialisé dans l’expérimental de cette ampleur à cette époque, outre une série de performances inattendues, des protestations, menées par un groupe d’étudiants en cinéma allemands avaient éclaté semant le trouble dans le déroulement de séances et du festival plus largement. La série d’actions avait alors culminé avec la présentation d’un large panneau dans le hall du casino dans lequel se déroulait le festival, orné d’une dénonciation écrite de l’« agression impérialiste américaine et l’agression cinéimpérialiste [sic] ouverte et underground », associant la montée de l’implication américaine au Viet Nâm à une soi-disant domination américaine dans le cinéma expérimental, et au manque d’engagement des films du festival11. Arrêtés dans leur démonstration par le directeur du casino, les étudiants, parmi lesquels se trouvaient notamment Harun Farocki et Holger Meins, récupèrent ensuite leur texte abîmé pour le brandir à nouveau, collé sur une banderole blanche, lors d’une performance impromptue et ironique orchestrée par l’artiste Jean-Jacques Lebel, visant à élire « Miss expérimentation », avant d’être à nouveau arrêtés, cette fois par l’intervention de la police12.
C’est la forme de cette banderole, un tissu blanc tendu entre des bâtons de bois, qui était remobilisée lors du programme assemblé par Caspar Stracke. Elle devenait là l’écran de projection, le support du programme, amenant à réinterroger, dans le contexte d’un autre festival cinquante ans plus tard, les liens entre cinéma expérimental et politique. La présence active de cet objet « manifestaire » comme support de projection des extraits de films assemblés dans la séance, datant de différentes époques, de la radicalité formelle du fameux Rohfilm de Birgit et Wilhelm Hein (RFA, 1968) à des images des émeutes de 2016 à Athènes (tournées par la journaliste Kini Matini), et la même année à Paris (tournées par le journaliste Jaime Alekos), invitait à une lecture plus stratifiée que linéaire de l’histoire, en même temps qu’elle empêchait la fétichisation du « moment 1968 », faisait ainsi écho à la réflexion de la chercheuse Katja Müller-Helle sur l’héritage des objets transgressifs :
L’examen de la manière dont les objets des années 1960 et 70 peuvent avoir simultanément plusieurs formes de présence rend superflues les descriptions d’une continuité historique téléologique, et balaie l’idée de 1968 comme un sommet utopique suivi d’une défaite du cours de l’histoire. Il peut également servir à contrecarrer les attitudes nostalgiques.13
Coprésence de l’image de la banderole brandie à Knokke-le-Zoute et de la banderole de 2018, mais aussi coprésence dans le programme de films de la fin des années 1960 et de leurs remakes : gestes similaires, dont l’amplitude se construit dans la répétition, dans des contextes différents. Ainsi, « Ce que vous imaginiez que c’était » donnait à voir à la fois des extraits du film Farbtest, Die rote Fahne (RFA, 1968), réalisé par Gerd Conradt – l’un des participants aux protestations de Knokke-le-Zoute susmentionnées – durant ses études à l’Académie allemande du film et de la télévision de Berlin (Deutsche Film – und Fernsehakademie Berlin), et Farbstest, Die Rote Fahne II (Suède, 2002) un remake réalisé par l’artiste Felix Gmelin, dont le père apparaissait dans le premier film14. Dans le film, muet, de Conradt, une dizaine de jeunes personnes se relaient en courant pour brandir un imposant drapeau rouge dans les rues de Berlin-Ouest, jusqu’à entrer dans la mairie de Schöneberg, à l’une des fenêtres de laquelle le drapeau est à nouveau agité. Dans le film de Gmelin, qui juxtapose les images de 1968 à celles qu’il a lui-même tournées avec ses étudiants à Stockholm15, la même course-relai avec ce symbole des mouvements révolutionnaires se termine à la mairie de Stockholm, sans que le drapeau ne soit agité depuis l’intérieur du bâtiment. L’absence de geste final culminant dans les images de 2002 suggère peut-être une répression, mais il n’en reste pas moins que la reconstitution de la course au drapeau, avec de jeunes étudiants, réactive ce symbole et une énergie révolutionnaires.
À un degré encore supérieur de remake, le programme contenait une scène du film de Jill Godmilow What Farocki Taught (États-Unis, 1998), nouvelle version de Nicht löschbares Feuer (Feu inextinguible, 1969) de Harun Farocki (film pour lequel Gerd Conradt a été le caméraman), qu’elle avait tournée, en anglais et en couleurs, pour faire connaître ce dernier film aux États-Unis16, et se terminait par cette même scène « refaite » par Stracke lui-même (And How Godmilow Expanded It, Finlande, 2015). La scène en question s’insère chez Godmilow à la suite du remake plan par plan du film de Farocki (certains plans du film allemand apparaissent en surimpression sur les images tournées à la fin des années 1990), un film d’une vingtaine de minutes aux accents brechtiens sur le napalm, ses effets et son utilisation au Viet Nam, et surtout sa production aux États-Unis. Godmilow occupe le cadre, debout devant une table, et répond aux questions d’une voix off, expliquant sa situation et la nécessité qu’elle a ressentie de faire un remake du film de Farocki. Lorsque des inserts noirs coupent les plans, la voix de Godmilow, devenue over, commente et étend son propre discours, dissertant sur son désir de « remplacer la ‹ pornographie du réel › du documentaire par de vraies analyses et de véritables provocations » et se réclamant d’une démarche léniniste d’agitprop. Dans le film de 2015, tourné comme celui de Godmilow en Kodachrome « parce que ça fait historique », comme le disent Godmilow puis à nouveau Stracke, l’artiste allemand rejoue cette scène en la modifiant, puis commente et analyse en voix over le film américain, dont de brefs extraits sont montés, et son propre geste de copie. Ce que suggère le discours de Stracke est alors, dans une démarche bien connue d’appropriation, de « dire au revoir à l’ego d’artiste », mais surtout de rejouer ces stratégies documentaires passées, comme celles de Farocki et de Godmilow, dont l’efficacité esthétique et politique est toujours, d’une manière ou d’une autre, prégnante.
Le point d’orgue de la séance exprimait encore plus clairement sa trajectoire : une banderole était brandie par deux membres du jury international du festival, recrutés par Stracke, sur laquelle on pouvait lire cette phrase (en anglais), tirée de l’ouvrage L’Insurrection qui vient de l’auteur collectif anonyme français comité invisible : « Le passé nous a donné beaucoup trop de mauvaises réponses pour que nous ne sachions désormais que c’étaient les questions elles-mêmes qui étaient mauvaises »17. Et effectivement, loin d’inviter à mythifier 1968, ou à pleurer le supposé « échec » de ses révolutions, le programme de Stracke faisait émerger avec force l’imaginaire commun et les écarts entre les gestes contestataires d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, ouvrant aux interrogations actuelles « l’héritage 68 ».
Les archives remises en circulation, les archives vivantes
Le format plus « classique » de la seconde séance de ma sélection, un film de long métrage présenté hors compétition et brièvement introduit par Huber, n’en était pas moins riche dans son rapport au passé et aux archives. D’une intelligence et d’une élégance rares, le film Spell Reel (littéralement « bobine sortilège », France / Portugal, 2017), « assemblé » par l’artiste et réalisatrice portugaise Filipa César, constitue l’un des résultats d’un projet collectif de recherche artistique et de médiation de plusieurs années18.
Depuis dix ans, le travail de César se concentre sur le passé colonial de la Guinée-Bissau, sous le joug du Portugal jusqu’en 1973, et son présent post-colonial, ainsi que sur l’histoire du cinéma guinéen, dont la naissance est intimement liée à la lutte pour l’indépendance. Sur les conseils de Chris Marker, l’artiste rencontre notamment les réalisateurs Sana Na N’Hada et Flora Gomes à Bissau en 2011, qui lui montrent les bobines des films qu’ils ont tournés, avec José Bolama Cobumba et Josefina Crato, pour documenter et soutenir la guerre d’Indépendance menée par le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) entre 1963 et 1974, puis la constitution d’une nation indépendante. Amílcar Cabral, fondateur et leader du parti, les avait envoyés se former en 1967 à l’Institut cubain d’art et d’industrie cinématographiques de la Havane (Instituto Cubano de Arte e Industria Cinematográficos). Ces films, ainsi que des rushes non montés et des bandes sonores (tout comme une collection de copies de films), sont alors, en 2011, dans un état de détérioration avancé à l’Institut du cinéma de Bissau. Après un refus de la Cinémathèque portugaise de prendre en charge ces métrages dont le lot est considéré comme « non pertinent »19, César, N’Hada et Gomes collaborent avec l’Institut pour le cinéma et l’art vidéo Arsenal, à Berlin, pour numériser les films qui ne sont pas complètement détruits, dans l’état dans lequel ils se trouvent, sans tentative de « restauration ». César, que je me permets de citer longuement, motive ce choix :
La numérisation de l’archive a constitué un processus de documentation de notre passage à travers ce matériau audiovisuel – un transfert moléculaire daté. Nous n’avons pas essayé de restaurer le matériau vers un hypothétique état originel. Aucun de ces termes – retrouver, restaurer, préserver – ne s’applique à Luta ca caba inda [le nom du projet, emprunté à l’un des films inachevés du corpus, qui en créole signifie « La lutte n’est pas finie »], qui concerne les matériaux filmiques comme agents contemporains. […] Le champignon, le syndrome du vinaigre, les rayures, la poussière, l’absence laissée par l’émulsion endommagée sur les bobines de celluloïd font partie de l’agrégation de matière qui produit une image – » la maladie est l’évidence de la relation » [Donna Haraway]. Ce ne sont pas des représentations du passé, uniquement des enjeux et des matériaux du présent [matters of the present]. Nous avons arrêté de l’appeler « archive » ; à la place, milieu collectif, assemblage d’éclats d’obus. S’occuper des plaies du colonialisme implique de s’attaquer à toute la violence qui les traverse ; d’embrasser les conflits liés à une permanente « décolonisation de la pensée » comme une condition et une tâche jamais accomplies.20
La conscience aigüe des implications politiques de l’« archive » et de la « restauration », en lien avec le contenu politique des films numérisés, fait la force du film que César monte en 2017 : l’état présent de ces images et sons, leur décomposition, répond à l’héritage mémoriel ambigu de la lutte pour la décolonisation, au Portugal et en Guinée-Bissau. D’un côté, la Cinémathèque portugaise refuse de s’en charger, tandis qu’un jeune homme, dans Spell Reel, s’insurge au micro qui lui est tendu à Bissau :
L’Indépendance réelle a coûté du sang et des vies humaines. À l’école, nous n’étudions que les empires Songhai, égyptien et ghanéen, etc. Mais si vous demandez, « Qu’est-ce que le Guiledge ? », personne ne sait. Depuis la mort de Cabral, l’histoire n’existe plus. Nous devons connaître notre histoire pour pouvoir la raconter. Il est temps de connaître notre propre histoire, et pas seulement celle des autres.
Le choix de non restauration prend alors tout son sens vis-à-vis de la réalité politique contemporaine : la « vie » qui a désagrégé le matériau des archives est signe de l’histoire de celles-ci, de leur survivance compliquée par manque d’égards et de moyens – restaurer ce matériau consisterait en un geste hypocrite effaçant cette histoire.
Spell Reel a pour cœur les fragments numérisés des films tournés durant et après la guerre d’indépendance, mais sans jamais feindre un rapport immédiat à ces images et sons datant des années 1960 et 1970. Au contraire, le film se construit autour des réactions et des discussions suscitées par le visionnement des films projetés dans une série d’événements organisés en Guinée-Bissau, au Sénégal et en Allemagne par César, N’Hada, Gomes, le curateur allemand Tobias Hering, et tout un réseau de personnes impliquées dans ce projet tentaculaire, qui a aussi donné naissance à d’autres films, à deux ouvrages de documentation et d’analyse21, ainsi qu’à des expositions. Par des procédés formels très habiles, Spell Reel renvoie ainsi toujours aux « enjeux du présent » revendiqués par César, et ne devient jamais le documentaire historique qu’il aurait pu être compte tenu de son matériau de base22.
Hormis à une seule reprise, les images militantes numérisées n’occupent jamais l’entièreté de l’écran ; elles sont incrustées – écran dans l’écran – au sein de plans tournés par l’équipe du projet ou mises en dialogue avec des textes et des commentaires. C’est ainsi toujours la relation entre ces images et les gens qui les ont tournées, qui les regardent, leur matérialité et leur environnement que le film tisse. N’hada commente par exemple des images prises à Cuba en 1967 qui le montrent, lui et d’autres Guinéens, travaillant bénévolement aux champs pour « apprendre à être humble ». Puis, tandis que ces images continuent d’occuper la même partie du champ, des hommes coupent aujourd’hui à la machette des herbes hautes au bord d’une route. Quand les images de 1967 disparaissent, un commentaire écrit rappelle que « humble vient du mot humus », liant le travail de la terre cubain à celui de la Guinée-Bissau contemporaine, un travailleur expliquant ensuite qu’ils se sont organisés bénévolement pour améliorer la visibilité sur cette route propice aux accidents. Ailleurs, Luis Cabral, le premier président du pays indépendant, traverse en 1976 un pont à pied lors d’un voyage à travers le pays, filmé par N’hada et ses collègues, que N’hada et César traversent à nouveau en voiture, en revenant sur l’histoire de sa construction ; la chanteuse et activiste Miriam Makeba chante à Bissau lors de l’anniversaire des vingt ans de la création du PAIGC en 1976, tandis qu’à Dakar en 2014 un homme blanc en complet, regardant ces images, chuchote à son voisin et rigole, avant de lever la voix pour se plaindre de ne rien comprendre en l’absence d’un commentaire (qui a pourtant été livré plus tôt), et s’inquiéter de qui sont les hommes blancs sur les images ; enfin, un travelling sur des débris d’obus est accompagné d’un autre sur la mangrove, plongée dans la pénombre.
Des effets de contrastes ou de correspondances sont ainsi créés entre le matériau audiovisuel numérisé et le métrage d’une réalité contemporaine, dont la finesse amène à une appréhension nuancée de la relation entre passé et présent. Et si les échos se construisent entre les gestes (par exemple, compter la nouvelle monnaie nationale et contrôler le film qui a capturé ce geste), entre les luttes et leurs figures (Miriam Makeba alors et Angela Davis aujourd’hui, considérant le mouvement des droits des réfugiés comme le plus important de notre époque), les conditions mêmes de visibilité de ces échos temporels sont constamment mises au jour dans le film.
La matérialité des films et des projections occupe en effet une place centrale dans Spell Reel, et ce dès son début, quand les bobines, parfois rongées par le syndrome du vinaigre, sont inspectées et scannées, dévoilant l’origine matérielle des images médiatisées dans le reste du film. À plusieurs reprises, la construction du dispositif des séances itinérantes se déploie attentivement dans des plans centrés sur la vie des objets : la toile de l’écran est tirée ; une masse de câbles s’étend, qui rappelle le tortillage organique des branches de la mangrove ; les chargeurs, les prises, les néons oscillent ; le beamer, visage béant, est allumé. Lorsque Flora Gomes explique sa position vulnérable en tant que filmeur sur le champ de bataille (« Et si l’ennemi avait à choisir entre tirer sur celui qui porte une arme ou celui qui porte une caméra, je suis presque certain qu’il tirerait sur celui qui porte la caméra. »), ou que N’hada présente le fonctionnement de la caméra Beaulieu R16 avec laquelle il tournait, « qui n’était pas silencieuse [même si] elle faisait moins de bruit que l’Arriflex 35mm », précisant que « si les Portugais étaient dans le coin, ils l’entendaient », le film démontre que les images n’existent jamais seules. Elles sont produites via des objets techniques, en relation avec des personnes qui les manipulent, des situations, et, si elles sont développées et préservées, ne peuvent être regardées ensuite que par la mobilisation d’un dispositif agençant humain et non-humain, nourri par une quantité importante d’électricité. C’est cet agencement qui permet le dialogue avec les images que met en scène Spell Reel.
Dans une série de plans au milieu du film, le beamer est tourné vers des arbres et des végétaux, les illuminant de ses images dans la nuit : « grain de celluloïd / converti en pixels / pixels transformés en lucioles », peut-on lire comme commentaire. Ce moment de grâce qui convoque l’image des lucioles, figures de l’innocence, de la résistance et de l’espoir dont Pasolini, dans un texte célèbre, avait déploré la « disparition » dans l’Italie des années 197023, rappelle à la mémoire les premiers vers d’un poème d’Aimé Césaire : « Ne pas désespérer des lucioles / je reconnais là la vertu. / les attendre les poursuivre / les guetter encore. »24 Si Spell Reel nous rappelle avec force que « la lutte n’est pas encore finie », il nous invite dans le même temps à ne pas désespérer des lucioles. Faisant écho à la lecture en créole du poème de Bertolt Brecht « Questions que pose un ouvrier qui lit » (1935) dans l’une des dernières séquences du film – poème qui interroge l’écriture de l’histoire du point de vue des « grands hommes », des dominants, et l’absence du peuple dans les grands récits –, le générique de fin est accompagné par la voix puissante de Miriam Makeba, chantant en 1976 à Bissau le devoir de se « rallier au PAIGC, au Prési’ Cabral », et la nécessité de la solidarité sociale.
Filons la métaphore, et espérons que le festival Videoex, précieux pourvoyeur de lucioles depuis plus de vingt ans, continue lui aussi de poursuivre, guetter, et partager ces petites lumières de tous les temps, aussi rares qu’essentielles.