Timothy Asch et la Cambridge Connection : le cinéma ethnographique américain des années 1950 et 1960
De la photographie artistique à l’anthropologie visuelle
En 1952, au moment où Jean Rouch et ses collègues à Paris posent les fondements du Comité international du film ethnographique et promeuvent les liens entre le cinéma et l’anthropologie1, Timothy Asch a 20 ans. Jeune diplômé, il a passé les deux derniers étés en Californie pour étudier la photographie et travailler comme apprenti chez trois des plus célèbres photographes américains du xxe siècle – Edward Weston, Ansel Adams et Minor White –, dans un programme qu’ils ont fondé à la California School of Art de San Francisco. À cette étape de sa vie, Asch est attiré par le medium photographique et aspire à devenir artiste. Son désir de réaliser des films ethnographiques est venu plus tard.
Cet article se concentre sur la période de formation de Asch durant les années 1950 et 1960, avant sa collaboration avec l’anthropologue Napoleon Chagnon sur le tournage de films au Venezuela, un corpus devenu très connu sous l’appellation générique des films Yanomami, qu’ils ont produits à Cambridge, dans le Massachussetts, entre 1968 et 1975. J’examine l’évolution de la carrière de Asch, photographe devenu réalisateur de films ethnographiques, à une époque où la relation entre le cinéma et l’ethnographie est encore dans sa phase préliminaire et où l’anthropologie en tant que discipline est toujours en quête de légitimité académique dans le contexte de l’après-Deuxième Guerre mondiale et de la guerre froide – un monde dans lequel la maîtrise du pouvoir conféré par la science et la technologie semble non seulement nécessaire, mais urgent, pour l’avenir de la paix dans le monde. Ainsi, c’est une époque où l’on considère que la valeur empirique du cinéma pour la science de l’anthropologie réside dans sa fonction de preuve en tant qu’outil d’observation, qui permet de documenter le comportement humain, tout particulièrement dans des sociétés qui maintiennent des modes de vie traditionnels que l’on considère comme en déclin. Asch voulait être un cinéaste dont le travail contribuerait à l’avancement de la science de l’anthropologie, ainsi qu’à une compréhension humanitaire de différents peuples et cultures.
Asch découvre la discipline de l’anthropologie lorsqu’il est à l’école secondaire. Un de ses camarades de classe à Putney School, un lycée privé dans le Vermont, est David Sapir, le fils du célèbre anthropologue américain, Edward Sapir. Asch évoque également un livre qu’il a lu, intitulé The Awakening Valley2 (1949), écrit par le photographe John Collier, Jr. et Aníbal Buitrón. Collier, qui a écrit par la suite Visual Anthropology : Photography as a Research Method (1967) avec son fils Malcolm Collier, a travaillé avec Roy Stryker et la Farm Security Administration sur le Federal Works Project, afin de documenter par des photographies la vie des Américains durant la Grande Dépression. Dirigeant son attention sur d’autres cultures, dans The Awakening Valley, Collier utilise la photographie comme source prédominante d’information, afin de documenter les changements dans la vie des indiens otavalos de l’Équateur. Son usage de la photographie comme méthode de recherche ethnographique impressionne beaucoup Asch, et son livre devient pour lui un modèle d’étude photographique d’une communauté indigène, telle qu’il veut en mener à l’avenir.
Durant l’été 1952, sur les conseils de Collier et ses collègues du Département d’anthropologie et de sociologie de Cornell University, Asch se rend sur l’île du Cap-Breton, au large des côtes de la Nouvelle-écosse, dans le nord-est du Canada. Il passe sept mois dans une communauté rurale agricole et de pêcheurs de Mabou Mines à faire de l’« anthropologie visuelle », en observant dans ses plus grands détails la vie quotidienne de la famille MacDonald, chez laquelle il habite, en participant aux tâches quotidiennes, comme la pêche et la traite des vaches, tout en documentant ce qu’il observe avec son appareil photographique3. Alors que Jean Rouch filme en Afrique, l’intérêt naissant de Asch pour la documentation visuelle d’autres cultures l’amène sur les côtes maritimes du Canada rural, un lieu où l’accent écossais des habitants est si fort qu’il a du mal à comprendre les gens, malgré le fait qu’ils parlent la même langue. Selon Asch, ce lieu lui paraît véritablement exotique et lointain4.
À la fin de 1952, Asch est enrôlé dans l’armée américaine. C’est le début de l’époque de la guerre froide et les États-Unis sont engagés dans la guerre de Corée. Au lieu d’être envoyé sur la Péninsule coréenne, Asch travaille comme photographe au Japon pour la publication de l’armée, The Stars and Stripes. Durant les deux prochaines années au Japon, Asch continue à utiliser son appareil photographique pour documenter la culture locale. Au Japon, il choisit de porter son attention sur une communauté de pêcheurs près de Tokyo, sans doute à cause du temps qu’il a passé dans une communauté de pêcheurs sur l’île du Cap-Breton5.
Lorsque Asch rentre du Japon deux ans plus tard, il s’inscrit en Bachelor à Columbia University. Il choisit de se spécialiser en anthropologie et rencontre l’anthropologue Margaret Mead. Asch est impressionné par l’usage régulier qu’elle et son mari Gregory Bateson font de la photographie et du cinéma dans leur étude du mouvement et de la communication non verbale à Bali6. Après sa première rencontre avec Mead, Asch est si intimidé par sa présence imposante, qu’il n’est pas retourné la voir pendant un an et demi7. Cependant, il trouve en elle un mentor pour l’ensemble de sa carrière, car elle est une des seules anthropologues américaines qui, à cette époque, s’intéressent sérieusement à l’usage du cinéma dans la recherche anthropologique. Lorsque le réalisateur Robert Gardner, qui est devenu récemment directeur du nouveau Film Study Center à Harvard, contacte Mead afin de trouver quelqu’un qui pourrait travailler avec John Marshall sur le montage de sa documentation filmique des chasseurs-cueilleurs !Kung San (ou Ju/Hoansi, comme ils s’appellent eux-mêmes) qui habitent en plein désert du Kalahari dans le Sud-Ouest africain, Mead conseille Asch et Gardner l’engage.
Selon Asch : « À vrai dire, la raison pour laquelle ils voulaient m’engager, c’est qu’ils avaient besoin d’un raté ; ils ne voulaient pas un monteur qui s’emparerait de leur film. Ils cherchaient quelqu’un qui pouvait faire tout le sale boulot et apprendre. C’est ainsi que j’ai été engagé et que j’ai fait mon apprentissage. »8
Les années à Cambridge : le Harvard Film Study Center (1959-1976)
Le déménagement de Asch à Cambridge, dans le Massachusetts, en 1959 représente un tournant dans sa carrière. Comme le spécialiste du cinéma David James le suggère, une ville ou un endroit particulier peut jouer un rôle déterminant dans le développement d’une forme cinématographique9. En appliquant cette idée au cinéma ethnographique, nous constatons que Paris, dans les années 1950 et 1960, joue un rôle crucial dans le développement du cinéma ethnographique en Europe, pour une part grâce à des individus comme Jean Rouch et à son intérêt pour le lien entre le cinéma et l’anthropologie, et de l’autre grâce à des structures institutionnelles telles que l’UNESCO10. Le spécialiste du cinéma Scott MacDonald suggère que Cambridge, dans le Massachusetts, joue un rôle similaire durant cette même période aux États-Unis11. Lorsque Asch y réside, Cambridge – et Boston au sens plus large – est un centre florissant pour le cinéma documentaire en général, et pour le cinéma ethnographique en particulier. Les innovations dans le cinéma ethnographique débutent avec le film The Hunters de John Marshall et la fondation du Film Study Center au Peabody Museum of Archaeology de Harvard en 1957, puis avec le film ethnographique Dead Birds (1963) de Robert Gardner, tourné en Nouvelle Guinée. On compte parmi d’autres innovations importantes qui émergent à Boston le travail pionnier de Fred Wiseman dans le cinéma d’observation, dont le premier film, Titicut Folies (1967), sur une prison pour malades mentaux dans le Massachusetts a été tourné par John Marshall et, dans une moindre mesure, par Asch. Mentionnons encore le documentaire d’observation galvanisant de Richard Leacock, Primary (1960), sur les primaires de la campagne électorale des Démocrates du Wisconsin, opposant John F. Kennedy et Hubert H. Humphrey, qui est produit par Drew Associates. L’expérimentation de Leacock à MIT est également importante, celui-ci développant un équipement de son synchrone de plus en plus léger et de moins en moins cher, qui facilite la naissance du cinéma-vérité12. Malgré le travail pionnier de Mead et de Bateson à Bali et en Nouvelle Guinée, ce sont surtout les réalisateurs ethnographiques basés à Cambridge, plutôt qu’à New York, qui ont pris le devant non seulement dans la production de films ethnographiques, mais aussi dans l’institutionnalisation et la professionnalisation du cinéma ethnographique comme projet académique et scientifique13.
Ainsi, dès ses débuts à Cambridge en 1959 et pendant les dix-sept prochaines années, Asch a perfectionné sa technique comme monteur de films et comme réalisateur ethnographique, d’abord par sa collaboration sur la recherche et le montage des films de Marshall, puis par ses études post-graduées en Études africaines et en Anthropologie à Boston University et à Harvard, enfin par le tournage et le montage de ses propres films sur l’île du Cap-Breton, en Ouganda et en Afghanistan, mais aussi comme monteur de films pour un projet d’éducation basé à Cambridge, intitulé « Man : A Course of Study » (ou MACOS). Toutes ces activités ont préparé Asch au travail cinématographique majeur de sa carrière, sa collaboration avec Chagnon sur les films Yanomami entre 1968 et 1975.
Selon les souvenirs de l’anthropologue Peter Loizos, lorsqu’il rencontre Asch pour la première fois à Harvard en automne 1960, c’est un jeune homme plutôt frustré, de 28 ans, récemment marié, avec un nouveau bébé – frustré, car il est ambitieux et impatient de réaliser ses propres films, des films qui contribueront au savoir et à l’enseignement anthropologique. Selon l’observation que Loizos fait de Asch : « On remarquait qu’il ne plaçait pas son ambition dans les arts, comme le projet de faire des images pour des images – suivant une esthétique sociale qu’il aurait pu hériter d’Adams ou de Weston –, mais dans la documentation, se mettant au service des sciences sociales. »14 L’apprentissage de Asch auprès de Marshall au Film Study Center pose non seulement les fondements de ce qu’il fera durant toute sa carrière, mais suscite aussi en lui le désir de fusionner le cinéma et l’anthropologie dans un milieu académique.
Retour sur l’île du Cap-Breton : le tournage de One Day of Many (1960)
Après avoir passé une année au Film Study Center à Harvard à travailler avec John Marshall sur sa documentation filmique des Ju/Hoansi, Asch nourrit le désir de tourner son propre film ethnographique. Durant l’été 1960, il retourne sur l’île du Cap-Breton avec sa femme Patsy, bien décidé à tourner un film. Le Film Study Center lui a prêté une vieille Bell & Howell, une caméra de combat vintage de la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que de la pellicule noir et blanc. Le matériau tourné devient la base d’un court métrage de Asch, intitulé One Day of Many. C’est le premier film ethnographique qu’il réalise.
Basé sur ses propres recherches et ses contacts lors de son séjour chez la famille MacDonald huit années plus tôt, ce film est la « chronique d’un été » de Asch. Tout comme ses premières photographies, le film documente les activités quotidiennes et la vie de la famille MacDonald : leurs soins des animaux de la ferme, le travail dans les champs, la fabrication du pain, ainsi que le début et la fin de leurs journées. Le matériau filmique montre non seulement la routine fastidieuse des activités quotidiennes nécessaires à la subsistance de la famille MacDonald, mais il capte aussi l’intimité et les relations interpersonnelles des membres de la famille, entretenant une très grande proximité, que l’on retrouve également dans les photos de Asch. Dès le début de sa fascination pour l’image en mouvement et sa transformation en cinéaste ethnographique, la vision cinématographique de Asch a été formée par son apprentissage de la photographie.
Asch en Afrique : Dodoth Morning (1961)
La collaboration de Tim Asch avec John Marshall lui donne aussi l’opportunité de voyager en Afrique en 1961, lorsqu’il se rend dans la région du Karamaja au nord de l’Ouganda avec la sœur de Marshall, Elizabeth Marshall Thomas. Thomas a obtenu un contrat auprès du New Yorker pour écrire une série d’articles portant sur le peuple dodoth, une tribu nilotique qui vit d’élevage. Asch est engagé pour réaliser des photographies pour le livre Warrior Herdsmen15 (1965) que Thomas a publié plus tard. Dans ses remerciements, Thomas écrit les mots suivants à propos de Asch :
Notre dette envers Timothy Asch est évidente ; c’est lui qui a pris les belles photographies qui illustrent ce livre. Or, au-delà de cette contribution, j’aimerais aussi le remercier tout particulièrement pour sa coopération, pour la facilité avec laquelle il a appris très rapidement la langue [karamojong], ce qui nous a été très utile, ainsi que pour son aide dans la collecte des données.16
Le peuple dodoth est constitué d’éleveurs nomades, encore engagés dans des guerres tribales contre des groupes voisins. Asch photographie leurs cérémonies et leurs rituels, dont la plupart sont basés sur des groupes divisés par âge, ainsi que les activités quotidiennes des hommes, des femmes et des enfants. Par ce voyage en Afrique de l’Est, Asch découvre pour la première fois un endroit aussi différent de sa propre culture, et complètement distinct de ses expériences sur l’île du Cap-Breton et au Japon.
À la fin de ce séjour de trois mois en Ouganda – dès lors que son travail de photographe pour Thomas prend fin (il est indiqué dans son contrat qu’il ne doit PAS tourner de film) –, Asch a enfin l’opportunité de filmer ce qui deviendra son premier long métrage ethnographique, Dodoth Morning (d’une durée de 20 minutes). Asch prétend avoir tourné ce matériau filmique, en couleur, le jour où ils démontaient leur campement avant de partir, en tournant d’abord au lever du soleil, puis de nouveau vers 10h du matin. À ce moment-là, les Dodoth ont déjà l’habitude d’être visés par son appareil photographique et ne sont donc plus mal à l’aise lorsqu’il les filme dans leurs activités quotidiennes. Pour Asch, c’est un de ses meilleurs films : « C’est un film superbe […] c’était une ‹ journée dans la vie › […] et il montre un certain nombre d’événements, ainsi qu’une idée générale »17. Il exemplifie également ce que MacDonald appelle le style « pince-sans-rire ethnographique » de Asch, en se référant à une scène qui représente, en gros plan, la coutume des Dodoth de saigner le bétail et de récolter le sang dans une gourde pour le boire. Il s’agit là d’une activité quotidienne pour les Dodoths, qui est loin de l’ordinaire pour le spectateur occidental n’étant pas habitué à la vue du sang d’animal, et encore moins à sa consommation par l’homme. Selon MacDonald, « la narration pince-sans-rire de Asch dans Dodoth Morning, son travail de chercheur détaché, impassible et mature, qui présente simplement les faits, produisent le même effet que les juxtapositions que l’on retrouve dans les films surréalistes, qui sont censés surprendre le spectateur : le moment où un œil est coupé au début du film Un chien andalou (1929) de Luis Buñuel et de Salvador Dali en demeure l’exemple le plus fameux »18.
L’important dans l’expérience de Asch en Afrique, c’est qu’il sait qu’il veut réaliser des films ethnographiques et, bien que le contrat avec Elizabeth Thomas le lui empêchât, il a réussi à prendre avec lui une caméra et de la pellicule, et finalement à tourner et monter son premier film ethnographique.
Asch, le film ethnographique, et la valeur des « séquences-événements » [activity sequences]
L’anthropologue Alexander Moore affirme que le « matériau filmique des séquences-événements, ainsi que les films qu’elles constituent, ont une grande importance théorique pour l’anthropologie comme science »19. De plus, pour Moore, Asch est un des innovateurs les plus importants de ce genre de film ethnographique. Moore base son argumentation sur les prémisses selon lesquelles « l’explication de la culture se trouve dans l’activité humaine elle-même »20. Asch développe son intérêt pour les films-séquences [sequence films] d’activités humaines spécifiques précisément en opposition aux longs métrages narratifs, tels que The Hunters. L’expérience acquise par Asch en travaillant sur le film de Marshall – ainsi que sur le matériau filmique de Robert Gardner pour Dead Birds, que Asch a transcrit et a aidé à annoter – est cruciale pour le développement de son propre engagement dans la réalisation de courts films-séquences. Comme Asch s’en souvient plus tard : « Marshall avait 500 000 pieds [150 000 mètres] de pellicule et ne pouvait pas réaliser un deuxième film narratif dramatique [à l’instar de The Hunters]. […] après avoir regardé le matériau filmique de Marshall, je me suis dit […] que l’on avait là ces séquences naturelles et que l’on pouvait en faire un film de recherche […] ce qui n’empêchait pas pour autant de réaliser un film narratif plus thématique »21.
Bien que Asch eût d’abord appris de Mead et de Bateson la valeur des séquences d’images pour l’analyse culturelle – par leur usage de la photographie et du film à Bali22 –, c’est à Marshall qu’il attribue l’origine du terme « film-séquence »23. Son travail avec Marshall sur le montage d’une série de courts films-séquences qui documentent une expérience, un événement ou une activité particulière, tel que A Joking Relationship (1962), représentant l’interaction entre une jeune femme Ju/Hoansi nommée N !ai et son oncle, est fondamental pour sa compréhension de la construction d’un film-séquence. Asch utilise un modèle similaire de film-séquence dans la réalisation du film Yanomamö A Man and His Wife Weave a Hammock (1974). De la même manière, ses courts métrages sur les Yanomami A Father Washes His Children (1974) et Weeding a Garden (1974) rappellent les activités quotidiennes et les situations d’intimité que Marshall présente dans ses films Men Bathing (1973) et A Group of Women (1961)24.
Outre son travail avec Marshall sur les films Ju/Hoansi, avant d’aller au Venezuela en 1968, Asch a perfectionné davantage sa technique de montage des films-séquences sur un autre projet. Il produit une série de courts films-séquences représentant diverses activités des esquimaux Netsilik (des Inuits), filmée par le réalisateur ethnographique Asen Balicki, pour enseigner l’anthropologie dans un cursus d’école élémentaire, intitulé « Man : A Course of Study » (MACOS).
Le Projet MACOS : 1966
Le 4 octobre 1957, de nombreuses personnes aux États-Unis sont choquées d’apprendre que l’Union Soviétique les a battus dans la course au lancement d’un satellite capable de tourner autour de la Terre. Cet événement est pertinent vis-à-vis des relations entre cinéma et anthropologie aux États-Unis, en ce sens qu’en 1963, des financements provenant de la Ford Foundation et de la National Science Foundation sont accordés aux anthropologues et aux psychologues pour le développement d’un cursus d’école élémentaire, utilisant le film ethnographique pour enseigner aux enfants des concepts et des principes fondamentaux de la science, tels que la méthode comparative et ce qu’est la « nature humaine ». Ce cursus est innovant par son usage du film pour transmettre visuellement de nouvelles informations aux enfants. Le projet implique la création d’un cursus anthropologique sur plusieurs années, introduisant les étudiants, par le film, aux comparaisons entre les cultures et les espèces25.
En 1966, lorsque Jerome Bruner, un psychologue du développement à Harvard, prend la direction du projet MACOS, il propose à Asch un poste à plein-temps pour diriger la partie du cursus dédiée à la production de films. Les deux années suivantes, Asch produit une série de courts métrages pour MACOS, en utilisant de nouveau pour ces films le modèle de la séquence. Fasciné par L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), un film français énigmatique qui était à la mode à cette époque, Bruner se réfère à ces courts métrages sous le nom de « bandes-annonces pour Marienbad » [Marienbad teasers]26. Ces films ont pour but d’élaborer des hypothèses – c’est-à-dire de faire naître des questions chez les étudiants – concernant l’objectif et le sens des activités observées, le lien que ces activités ont avec l’environnement, etc.
Documentary Educational Resources (DER) (1968)
En 1968, John Marshall et Asch fondent Documentary Educational Resources (DER), une compagnie de distribution de films à but non lucratif, dont l’objectif est de rendre les films ethnographiques accessibles aux universités, aux écoles et à d’autres institutions et individus intéressés. Avant l’existence de la vidéo VHS, des DVD et de la diffusion en streaming sur internet, DER joue un rôle fondamental dans le projet de Asch qui consiste à fusionner le cinéma et l’anthropologie, en rendant les films ethnographiques accessibles au public le plus large possible, tout particulièrement dans l’enseignement de l’anthropologie. Devant la difficulté d’acheter ou de louer des films, dans le contexte de l’enseignement dans les années 1960, l’innovation de Asch et de Marshall dans la distribution des films ethnographiques peut être considérée comme une étape importante dans l’institutionnalisation de l’anthropologie visuelle aux États-Unis, en cherchant à résoudre le problème crucial de la circulation des films.
Cinquante ans plus tard, DER existe toujours et représente actuellement une ressource majeure pour le cinéma ethnographique à l’usage des classes à travers différents formats, notamment le streaming sur internet. Marshall et Asch sont également des figures clés dans l’établissement des Human Studies Film Archives (HSFA), en 1975, à la Smithsonian Institution, une organisation qui est l’équivalent aux États-Unis du Comité international du film ethnographique27.
Les films Yanomami : 1968-1975
La réputation de Asch comme réalisateur ethnographique a été établie surtout par ses films des Indiens Yanomami du Venezuela, qu’il a réalisés entre 1968 et 1975. Durant cette période, il réalise et produit 39 films sur un vaste spectre de thématiques concernant la culture Yanomamö, allant de fêtes et de scènes d’échanges, de shamanisme et de religion, à la vie familiale et aux jeux d’enfants.
Bien que certains de ces films, comme The Ax Fight et Magical Death, illustrent des points théoriques sur la culture Yanomamö, qui ont été importants dans l’interprétation de la société Yanomamö élaborée par Chagnon, d’autres films, et tout particulièrement les courts films-séquences, comme on l’a déjà mentionné, portent la trace de l’expérience de Asch sur le projet MACOS et de sa précédente collaboration avec John Marshall.
« Un réalisateur au service de l’anthropologie »
Asch se considère d’abord et avant tout comme un réalisateur au service de l’anthropologie, plutôt que comme un réalisateur conçu à l’image d’un artiste – telle est la principale caractéristique de la démarche de Asch. Comme Peter Loizos le fait remarquer, cet objectif est évident très tôt28. Or, cette décision et ce but n’ont pas empêché les critiques de cinéma et les chercheurs de considérer ses films ethnographiques comme des créations artistiques. Bien plus, même – les spécialistes du cinéma soulignent que certains films de Asch, tel que The Ax Fight, constituent des chefs d’œuvre d’art cinématographique29.
Lorsque Asch quitte Cambridge en 1976, c’est en grande partie dû à la reconnaissance acquise pour son travail sur les films Yanomami. Cette année-là, il est invité en tant que Senior Research Fellow au Département d’anthropologie de l’Université nationale australienne (Australian National University/ANU). Durant ce séjour, au lieu de s’inscrire dans la tradition du groupe local de réalisateurs ethnographiques, tels que Ian Dunlop et David MacDougall, qui travaillent sur les groupes aborigènes en Australie, Asch préfère collaborer avec des anthropologues de cette université (ANU), à l’instar de Jim Fox, Ed Lewis et Linda O’Connor, dont les recherches se situent en Indonésie30. Lorsqu’il retourne aux États-Unis en 1982, c’est pour diriger le Center for Visual Anthropology à l’Université de Californie du Sud, où il est resté jusqu’à sa mort en 1994. À ce moment-là, non seulement sa réputation comme réalisateur ethnographique est déjà établie, mais il a aussi joué un rôle important dans l’institutionnalisation de l’anthropologie visuelle et du cinéma ethnographique dans les universités en Australie et aux États-Unis, ainsi que dans la théorisation du rôle du cinéma comme méthode de recherche ethnographique31.