Rencontre avec Germinal Roaux à propos de son film Fortuna
Photographe de formation1, Germinal Roaux sort son premier long métrage de fiction, Left Foot Right Foot, en 2013 (CH/F). Le film évoque la transition entre l’adolescence et l’âge adulte, et a été primé dans plusieurs festivals internationaux2. En février 2018, fort de ce premier succès en festival, c’est à la 70e édition de la Berlinale que le réalisateur présente en exclusivité son deuxième long métrage, Fortuna (CH/B/ETH), qui y remportera deux prix3.
La fiction se concentre sur Fortuna, une jeune Éthiopienne de 14 ans (Kidist Siyum Beza), qui, après un naufrage en Méditerranée, est recueillie par une communauté de chanoines à l’Hospice du Simplon. Dans ce second film, il est aussi question d’un douloureux passage, obligé et prématuré, dans la vie adulte. Mais cette thématique se trouve ici compliquée par la question de la migration, sujet parmi les plus graves du moment. La jeune fille se retrouve ainsi esseulée dans un pays et une culture qui lui sont totalement inconnus et, comble de son infortune, elle est enceinte d’un homme adulte dont elle est amoureuse, mais qui n’assume pas les conséquences de leurs rapports.
Pour filmer cette fiction, Germinal Roaux recourt à nouveau au noir et blanc4. Comme il l’a expliqué dans l’émission radiophonique Vertigo, ce choix esthétique « invite le spectateur à venir compléter quelque chose qui manque »5 – une remarque à comprendre au-delà du cadre strictement visuel. En effet, s’agissant du contenu, le réalisateur préfère laisser libre cours à l’interprétation du spectateur, voire même déjouer ses attentes, plutôt que de l’emmener dans un récit fermé. Un dialogue du film illustre bien comment Roaux fait fi des conventions : alors que la grossesse de Fortuna est connue des éducateurs et des chanoines, l’heure est à la discussion au sein de l’hospice. Dans un long face à face d’environ six minutes, le prieur (Bruno Ganz) évoque cette situation délicate avec l’éducateur en charge de la jeune fille. La scène s’ouvre sur un plan moyen présentant les deux hommes dans une pièce dépouillée de l’hospice. (fig. 1). La suite du dialogue est filmée par une alternance de champs/contre-champs dont l’échelle de plans se rapproche des personnages au fur et à mesure de la discussion, partant de plans taille pour aboutir à des gros plans sur le visage des interlocuteurs au moment où leurs propos sont les plus percutants.
Au cours de cette conversation, l’éducateur fait part au religieux de son opinion et de celle de ses collègues. Ils préconisent l’avortement pour Fortuna, qu’ils n’estiment pas en mesure d’élever un enfant dans ces circonstances (son âge, son statut d’immigrée, son dénuement). Le chanoine réfute leur choix, une position que l’éducateur interprète comme une conséquence des convictions religieuses du prieur. Mais le vieux moine, même s’il ne nie pas pour autant l’influence de sa foi, s’en prend à la certitude avec laquelle les éducateurs pensent faire le bien pour Fortuna. Le vieil homme tente de se mettre à la place de Fortuna, en arguant qu’elle a ses raisons de garder son enfant et en précisant que personne ne peut décider pour elle (fig. 2). L’éducateur rappelle alors la dure réalité de la situation de la jeune fille, qui est totalement démunie (fig. 3). Ce à quoi le chanoine rétorque, en renversant le point de vue de l’éducateur avec une justesse et une perspicacité remarquables : « C’est peut-être justement pour tout ça qu’elle a besoin de cet enfant, parce qu’elle n’a plus rien. » (fig. 4) Pour filmer cette réplique fondamentale, Germinal Roaux rompt la règle des 180 degrés (cette rupture est visible entre la fig. 2 et la fig. 4). Une rupture formelle qui a pour effet d’accentuer l’importance des propos du religieux, mais aussi d’illustrer l’opposition morale entre les deux hommes. Finalement, le religieux conclut son raisonnement en affirmant : « […] J’ai réalisé que parfois notre vision de ce qui est bon ou juste ne l’est pas forcément pour l’autre. » Les réparties du chanoine sont un contre-pied imparable des attendus. Plus précisément, le débat entre les deux hommes – prononcé d’un ton très respectueux malgré les divergences d’opinions des deux protagonistes – se tient bien au-delà des clichés sur un catholicisme vieillot, inactuel et qui sacralise toute vie dès la conception. Au-delà de la doctrine et du dogme catholiques, et bien que son avis, au final, protège la vie de cet enfant, l’homme d’église refuse que l’on choisisse à la place et contre le vœu de l’adolescente. En argumentant que ce nouveau-né apporterait à Fortuna de quoi se construire, le chanoine pointe sous les bons sentiments de l’éducateur les limites de l’universalisme ethnocentrique. Cet éducateur européen agit conformément aux bonnes pratiques des sciences sociales occidentales, son point de vue est respectable, sauf qu’ici, en ce cas exceptionnel, vu la radicalité du dénuement de Fortuna, les grilles d’analyse et les protocoles de décision ordinaires constituent une mainmise inacceptable sur le destin de la jeune fille.
Avec une scène intense et grave, dans laquelle chaque mot est minutieusement choisi et énoncé par le personnage interprété par Bruno Ganz, Germinal Roaux complète définitivement son statut de photographe par celui de réalisateur, tant les qualités et la finesse d’écriture et de mise en scène du réalisateur sont convaincantes.
Saluant le succès berlinois de Fortuna et son bon accueil dans les salles romandes puis françaises, Décadrages propose une rencontre avec Germinal Roaux, qui rejoint le cercle restreint des cinéastes romands. L’artiste présente la réalisation comme un terrain inconnu où il n’existe aucune certitude. Une comparaison qui fait sens quand on sait qu’en plus d’avoir écrit et réalisé Fortuna, Roaux a aussi finement veillé à sa mise en cadre et à son montage.
Cet entretien évoque notamment le célèbre comédien suisse Bruno Ganz, dont Germinal Roaux se souvient avec beaucoup d’émotion et de respect, sur l’un de ses derniers tournages (l’acteur est décédé le 15 février dernier, à l’âge de 77 ans).
Fortuna est tourné en noir et blanc, avec un rythme très lent. Tu parlais toi-même de « film contemplatif » dans l’émission de radio Vertigo. En somme, le film est peu fidèle aux exigences, bien qu’implicites, du circuit commercial. Es-tu indifférent ou au contraire inquiet par rapport à cette réalité ?
Je ne suis pas indifférent à la réalité commerciale des films. Et en même temps, je suis persuadé qu’un beau film ne peut naître que d’une vérité, d’une sincérité, c’est-à-dire d’un engagement honnête de l’artiste. Par conséquent, je ne cherche pas à fabriquer un film uniquement dans la visée d’en faire un objet commercial. Je suis habité par tellement de questions fondamentales et existentielles. Pour moi, le cinéma, c’est comme une mission qui découle d’une espèce de devoir. Au fond, je m’inquiète de ces questions commerciales, mais elles ne me feront pas changer ma ligne. J’essaye de creuser un sillon en restant fidèle à mes convictions, en tentant d’aller à la rencontre de mes idées et de mes questionnements dans mon travail.
À ce propos, comment décrirais-tu ton rôle en tant qu’artiste dans le cas de Fortuna ?
Concernant Fortuna, mon engagement était très clair : on entendait parler depuis longtemps dans les médias de questions de migration, de milliers de morts en Méditerranée, et je me suis senti très impuissant face à cette situation. Ma compagne travaille avec des mineurs non accompagnés. De mon côté, en tant qu’artiste, je me suis demandé comment agir, comment essayer de nous re-sensibiliser à des questions profondes et humaines dans un monde où justement les médias ont tellement évoqué ces situations qu’ils nous y ont habitués. Je me suis demandé comment la poésie, le cinéma pouvaient nous raconter quelque chose, nous offrir un espace de réflexion pour nous reconnecter à ces questions essentielles. Il s’agissait également d’offrir cet espace au sein d’une offre de cinéma où le spectateur est souvent otage du scénario mais aussi de la vitesse, du rythme du montage. Le public est diverti, souvent mené et dirigé par un récit très construit, mais il y a très peu de moments pour qu’il se demande : « Mais qu’est-ce qu’on me raconte ? Qu’est-ce que cela dit ? Qu’est-ce que cela me fait ? Comment puis-je m’engager dans ce que je vois ? ». Voilà mon rapport au cinéma : j’essaie modestement d’ouvrir cette fenêtre, et ce miroir, qu’est le cinéma sur le monde, avec les outils qui sont les miens.
As-tu eu des contraintes pour faire ce film ?
Forcément, les contraintes font partie du cinéma sitôt qu’on a un budget. J’ai des obsessions de cinéaste, des envies de dépasser ce qu’au final je mettrai dans le film. Je peux comparer cela avec du modelage : on a envie d’avoir beaucoup de terre à modeler pour essayer, pour tenter. Faire du cinéma, c’est aussi être capable de dépasser le scénario, de fabriquer cette matière cinéma pour ensuite la monter. C’est vraiment être dans un lieu, dans des lumières, filmer des visages, se laisser porter par ce que peut amener un comédien. Avec Kidist par exemple, je me suis beaucoup servi de ce qu’elle est dans la vraie vie. C’est une jeune fille très croyante, avec une grande foi chrétienne orthodoxe. Il fallait qu’elle puisse amener quelque chose qui lui appartienne, quelque chose qui la dépasse même. Par exemple, ce n’était pas mon rôle de venir lui dire comment prier. Ce qui m’intéresse au cinéma, c’est cette possibilité d’être dépassé par ce qu’on a mis en place au moment de l’écriture. Travailler avec les comédiens aboutit à de nouvelles idées. En tant que réalisateur, je peux être surpris par certaines choses, et les acteurs aussi peuvent être dépassés par leurs rôles.
Je crois qu’au fond on recherche la grâce. Et la grâce ne peut pas s’arracher de force, elle s’obtient avec du temps, de l’amour, de la relation humaine. Soit avec son équipe, avec l’atmosphère ambiante, avec les lieux qu’on a choisis. Pour moi, dans Fortuna, il y a des moments où Bruno Ganz dépasse ce que je pouvais imaginer, et pourtant il est fidèle à la virgule près au texte que j’ai écrit ; mais en le poussant, en refaisant, en cherchant, tout d’un coup il y a un moment où il atteint une vérité. Mais ce n’est pas vraiment explicable.
Les deux rôles principaux de ton film sont tenus par Bruno Ganz, acteur renommé à la carrière internationale, et Kidist Siyum Beza, une jeune Éthiopienne pour qui Fortuna constitue la deuxième expérience cinématographique. Comment s’est déroulée la direction de tes acteurs compte tenu de cette différence majeure au niveau de leurs parcours respectifs ?
Avec Bruno Ganz, il n’y a eu aucune improvisation, seulement de l’interprétation, la quête d’une vérité. Au niveau de la gestuelle aussi, tout était très calé, très minuté. Pour Kidist, j’ai travaillé autrement, sans lui donner le scénario. On avait établi une relation de confiance mutuelle, presque une relation fraternelle. J’ai eu la chance de disposer de trois semaines avant le tournage pour lui raconter l’histoire. Tous les jours, je lui racontais le film comme on raconte une histoire aux enfants. Le lendemain, je lui demandais de me redire ce qu’elle avait compris ; il y avait des choses sur lesquelles elle accrochait, d’autres moins, des choses qu’elle avait oubliées. Mais dans son interprétation, dans la façon qu’elle avait de me raconter cette histoire-là, avec sa force incroyable de s’approprier les histoires, de les vivre vraiment, tout à coup dans ce qu’elle retenait il y avait des petites perles à attraper. Elle amenait parfois une vérité aux événements que je n’aurais pas pu imaginer. Cette vérité émane de son être, de ses origines, de sa langue. Il y a eu beaucoup de rushes.
Au niveau technique, ta carrière de photographe influe-t-elle sur ta manière de filmer ? Par exemple, as-tu été l’opérateur de Fortuna ?
Je n’ai jamais été l’opérateur de mes films mais je fais beaucoup de photos de repérages donc je sais précisément où je veux aller. Et puis c’est une question que je me pose parce que, dans mon cas, c’est un peu particulier. En général, un chef opérateur sur un film, c’est le maître des images, il travaille souvent avec des réalisateurs qui n’ont pas de connaissances vraiment visuelles, donc c’est lui qui vient à partir d’un scénario faire des images sur le film. Avec moi, c’est différent car je sais où aller, j’ai des connaissances techniques sur l’image, sur les optiques qu’on utilise. Par chance, dans le cas de Fortuna, cela s’est plutôt bien passé avec un jeune chef opérateur belge, Colin Lévêque, qui avait fait seulement deux films avant celui-ci. Il était aussi rassuré de savoir qu’on allait faire le film ensemble, qu’on était derrière, etc. Comme il y a beaucoup de plans fixes, j’ai aussi cadré, refait parfois des cadres, en fonction de ce que je cherchais. Mais c’est une question que je me pose de savoir si, pour le prochain film, je fais le pas d’être chef opérateur, un peu comme ce que Cuarón a fait sur Roma.
Tu parlais de la voix de Bruno Ganz. A-t-elle été un critère déterminant dans ton choix ?
Oui, elle a constitué un critère primordial, tout comme l’accent. J’ai toujours besoin d’attraper l’âme des acteurs. Dès le début du projet, je voulais Bruno Ganz, mais pas que pour l’acteur, aussi pour l’homme qu’il était, pour sa voix, pour son visage. Je ne désirais pas seulement un interprète, je voulais que Ganz devienne ce prêtre. Avant le tournage, j’ai donc enregistré toutes les interviews que j’ai trouvées dans lesquelles Bruno Ganz parle en français. Et dans ces entretiens, ce n’est pas l’acteur qui parle mais c’est l’homme, avec son accent suisse allemand, ses petites fautes de français. J’ai écouté ces interviews en boucle jusqu’à ce que cette voix, cette façon de parler, cette manière d’être m’imprègnent, et puis tous les dialogues je les ai récrits avec cette musique en tête. Et d’ailleurs à la lecture du scénario il a dit « Mais on ne dit pas cela ainsi en français ? » et je lui ai dit « non mais toi tu le dis comme cela ». Le résultat de cette démarche c’est que lorsque je voyais ce prêtre me parler, c’était à la fois Bruno Ganz et ce prêtre. Cette démarche se passe ensuite de direction d’acteur. Il suffit de capter et de faire refaire jusqu’à ce que cela sonne « vrai ».
Dans la deuxième partie du film, le prêtre prononce un monologue sur l’avortement. Kidist, mineure, est enceinte d’un homme qui a le double de son âge. Le personnage de Ganz propose que la jeune fille garde l’enfant, sous prétexte qu’il représente la seule chose qui lui appartient. As-tu eu une volonté de déplacer les attentes que les spectateurs peuvent cultiver sur un homme d’église par ce discours ?
En somme, le prêtre prétend qu’on ne peut pas décider pour l’autre. Que ce n’est ni à lui ni à un éducateur de choisir pour Fortuna. Quand on écrit un film, on brasse des histoires très personnelles. L’idée d’imposer notre propre vision du bien à autrui me travaille depuis longtemps. Je l’avais formulée dans des carnets : on pense faire le bien, on veut aider, on croit savoir ce dont l’autre a besoin mais en agissant ainsi on peut faire du mal. Ce qui m’intéressait, c’était de sortir de nos propres dogmes. J’avais envie qu’au départ le spectateur puisse comprendre le point de vue de l’éducateur, qui prône la raison en encourageant l’avortement. Et puis qu’ensuite il y ait la parole du prêtre, qui n’est pas une parole d’église mais plutôt de sage, de philosophe, quand il avance que c’est peut-être justement parce qu’elle n’a plus rien qu’elle a besoin de cet enfant et que ce n’est pas aux autres de choisir pour elle. Je souhaitais dérouter le spectateur à ce moment-là, en lui ouvrant plusieurs possibilités de réactions face à cette situation. Dans mon idéal de cinéma, c’est peut-être en basculant d’un côté à l’autre de la vérité qu’on s’humanise, qu’on grandit. Le cinéma, et l’art en général, peuvent servir en nous offrant un autre point de vue ou en ouvrant un champ qu’on n’aurait pas imaginé autrement.
La poésie est une notion qui revient souvent dans tes entretiens. La comprends-tu dans un sens technique, en référence à l’image, ou l’utilises-tu pour éviter le côté engagé, politique, qu’on pourrait octroyer au film vu son sujet ?
Mon usage de ce terme rejoint une fois de plus le chemin que j’essaie de prendre dans ma pratique de cinéaste. Même si le propos du film peut s’y prêter, je ne fais pas de politique, ce n’est pas mon but. Dans le dossier de presse, j’ai écrit un texte sur la Méditerranée, dans lequel j’évoque la poésie, qui vient du grec et qui signifie « faire ». Je parle aussi de Paul Valéry, qui a écrit un poème, où quelqu’un vient lui demander ce que veut dire la poésie, et où il répond : « ça veut pas dire, ça veut faire ». J’aime cette idée-là, j’aime chercher cet endroit d’où l’on peut raconter quelque chose qui dépasse le dire. L’art a cette vocation à faire, c’est une transformation. Ce sont de très grands mots, mais l’art peut être une espèce de reflet, de miroir de notre humanité, de comment on vit, de comment on organise notre existence.
Pour moi, la poésie, c’est ce chemin entre les lignes. C’est faire un film qui tente de dire l’indicible, qui essaie de montrer l’invisible. C’est sans doute une idée ambitieuse, mais ce qui m’intéresse, c’est de faire un cinéma qui offre la possibilité à chacun, avec son propre vécu, de réfléchir et de se questionner. Et peut-être de sortir grandi ou différent de cette expérience. Comme une peinture, en fait. J’aurais aimé être peintre. Un tableau, on entre dedans ou pas, mais il se passe des choses lorsqu’on le regarde. Il y a l’espace pour qu’on ait le temps aussi. Et dans mes films, j’essaie de créer de l’espace pour que le spectateur puisse s’immerger et se questionner.