Que reste-t-il des Gestes de l’Homme ?
Remarques sur l’histoire du cinéma ethnographique à travers une contribution de Luc de Heusch
Je remercie le Service des archives de l’Université libre de Bruxelles de m’avoir permis de consulter les archives des fonds Luc de Heusch et Henri Storck, ainsi que la Bibliothèque nationale de France de m’avoir facilité l’accès au fonds du Comité du film ethnographique.
Qu’il s’agisse de les enregistrer pour les conserver ou mieux les voir, les gestes de l’Homme ont toujours été au centre des préoccupations d’une anthropologie par l’image, depuis les expérimentations pré-cinématographiques de la fin du xixe siècle jusqu’à la constitution de l’anthropologie visuelle, en passant par toute une série d’initiatives relevant de la micro-analyse des interactions sociales, de l’étude du comportement non verbal ou du film ethnographique. Mais on sait moins que tel est également l’intitulé – « les gestes de l’Homme » – d’un ambitieux projet d’enquête filmée approuvé en septembre 1956 lors du ve Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques de Philadelphie.
Rédigé par le cinéaste Henri Storck et soumis par la section belge du Comité du film ethnographique, ce projet devait impliquer les pays membres du comité dans la réalisation de courts métrages et aboutir à un film-synthèse sur les gestes de l’Homme, appréhendés dans divers contextes sociaux et culturels. Ce projet s’est soldé, en 1958, par un unique film-pilote, Les Gestes du repas, réalisé par l’anthropologue et cinéaste belge Luc de Heusch.
Sans négliger la place particulière que ce film remarquable, récompensé au festival du court métrage de Tours, occupe dans la carrière de De Heusch, cet article s’attache avant tout à analyser ce moment particulier de l’histoire du film ethnographique et sa propension à l’internationalisation. Notre hypothèse est la suivante : initialement conçu pour renforcer la coopération internationale et la rendre effective à travers une réalisation collective, ce projet d’enquête anthropologique par le film témoigne paradoxalement du repli du Comité international du film ethnographique sur une entente franco-belge. Du point de vue de l’histoire institutionnelle et intellectuelle, ce qu’il reste des gestes de l’Homme est donc un rendez-vous manqué, annonciateur de la reprise en main des préoccupations théoriques et épistémologiques du cinéma ethnographique par l’anthropologie américaine qui va assurer, à la fin des années 1960, une mutation progressive en direction de l’anthropologie visuelle.
De Vienne à Chicago en passant par Philadelphie
L’évolution d’une discipline ne se résume certes pas à une succession de congrès internationaux. Mais les tendances s’y font et s’y défont au gré des résolutions adoptées. Ainsi, deux Congrès des sciences anthropologiques et ethnologiques ont marqué l’histoire du cinéma ethnographique puis de l’anthropologie visuelle : celui de Vienne, en 1952, qui s’est prononcé pour la création du Comité du film ethnographique, et celui de Chicago, en 1973, qui a promu l’anthropologie visuelle comme sous-discipline de l’anthropologie. De l’un à l’autre, la reconnaissance du film ethnographique a évolué vers une perspective de recherche élargie, attachée non plus seulement aux pratiques filmiques des ethnologues mais à l’analyse anthropologique des différentes manifestations visuelles de la culture.
Plusieurs congrès ont néanmoins accompagné cette évolution. Celui de Philadelphie, au cours duquel le projet d’enquête filmée sur les gestes de l’Homme a été approuvé, est important. Se tenant sur le sol américain en 1956, quatre ans après le congrès de Vienne, il offrait une occasion unique de consolider l’internationalisation du Comité du film ethnographique en l’ouvrant, notamment, aux initiatives états-uniennes.
Depuis son origine, le Comité du film ethnographique a en effet été marqué par l’influence de l’ethnologie française. Soucieux de le doter d’une existence légale après la résolution du congrès de Vienne, Jean Rouch, qui fut nommé secrétaire général, a été chargé de superviser la rédaction des statuts. Il s’est appuyé sur l’existence d’une association analogue, le Bureau du film d’ethnologie et de géographie humaine, « existant officieusement au Musée de l’Homme depuis 1947 et officiellement depuis mai 1952 »1, pour inscrire l’activité du Comité dans le périmètre institutionnel du Musée de l’Homme.
Le ive Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, tenu à Vienne en septembre 1952, a décidé de confier à la France son Comité du film ethnographique.En conséquence, un comité français a été créé, le mardi 23 décembre 1952, par une assemblée générale qui en a fixé les statuts et le règlement intérieur.Le Conseil de ce comité, présidé par le Dr. H. V. Vallois, directeur du Musée de l’Homme, groupe des personnalités des universités, de la cinématographie et de l’ethnologie française.Le but du Comité est de collationner, conserver, échanger les films d’intérêt ethnologique existant déjà et de promouvoir la réalisation de vrais films ethnographiques.Son programme consiste à :– réunir cinéastes et ethnographes– former des ethnographes-réalisateurs de films– organiser des projections d’études et d’information– diffuser les films ethnographiques.2
Après deux années consacrées à des projections régulières au Musée de l’Homme, l’activité du Comité du film ethnographique s’est progressivement étendue. Rouch a donné une première conférence le 27 avril 1955 dans le but « de définir certaines tendances du film ethnographique »3. Un Catalogue des films ethnographiques français4 a été publié le mois suivant et la Première semaine du film ethnographique s’est déroulée du 9 au 13 mai 1955.
Parallèlement à l’activité du comité français, plusieurs autres comités ont été créés en Belgique, en Italie, en Suisse, au Pays-Bas, en Grande-Bretagne et au Canada5. Ces comités nationaux se sont réunis au Musée de l’Homme lors de la Première semaine du film ethnographique, puis une deuxième fois dans le cadre du Festival international du film de Locarno qui a accueilli, en juillet 1955, une programmation de films ethnographiques. Leur coordination a donné consistance au projet de transformation du Comité du film ethnographique (CFE) en un Comité international du film ethnographique (CIFE).
En septembre 1956, lors du ve Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques de Philadelphie, l’un des enjeux a été d’adopter une résolution en faveur de la création du CIFE et de convaincre les Américains de participer à son organisation. À l’exception de l’Italie et de la Suisse, les comités nationaux ont envoyé leurs représentants6 et quatre institutions américaines ont participé aux échanges : la Fondation Flaherty (Frances Flaherty)7, le Peabody Museum (John Otis Brew, Robert Gardner et John Marshall), l’Université de Los Angeles (Walter Goldschmidt) et l’Université d’Oklahoma (Stephan de Borhegyi). Organisées en marge des séances de projection, plusieurs réunions ont permis de jeter les bases d’une telle organisation internationale. Un bureau provisoire du CIFE a été élaboré le 8 septembre au soir8. Enfin, trois objectifs ont été fixés au CIFE : catalogage, production, distribution. Une résolution internationale a été adoptée en ce sens.
Un Comité international du film ethnographique a été constitué pendant la ve session du Congrès des sciences anthropologiques et ethnologiques. Ce Comité comporte des membres des Comités nationaux du film ethnographique existants et en création.Ce Comité souhaite que l’UNESCO permette par une aide matérielle appropriée d’assurer un secrétariat international permanent.9
Le comité français a été la matrice de ce projet d’internationalisation. Rédigés au Musée de l’Homme le 10 juillet 1957, les statuts du CIFE ont été envoyés aux comités nationaux existants ou en création, ainsi qu’au Peabody Museum, à la Fondation Flaherty et à la Fédération internationale des archives du film (FIAF) sur laquelle le CIFE espérait s’appuyer pour créer, avec la complicité d’Henri Langlois, une cinémathèque internationale de films ethnographiques à Paris. Quant au projet d’enquête filmée soumis par le comité belge, il devait permettre de rendre effective l’internationalisation du CIFE à travers une réalisation concrète.
Un projet franco-belge
On ne sait que peu de choses des raisons personnelles qui ont poussé Henri Storck à rédiger l’avant-projet d’enquête internationale sur les gestes de l’Homme soumis par le comité belge à Philadelphie en 1956. Cinéaste reconnu pour son implication dans les avant-gardes, sa collaboration avec Joris Ivens et sa défense d’un cinéma indépendant, Storck10 avait certes eu une première expérience du cinéma ethnographique en s’impliquant dans le montage du film de la mission Lavachery-Métraux sur l’île de Pâques en 1934-193511 et développé un goût prononcé pour l’enquête sociologique. Mais sans doute est-ce sa proximité avec Luc de Heusch, époux de sa jeune fille Marie et défenseur du cinéma ethnographique aux côtés de Rouch, qui l’a convaincu de s’engager dans ce projet.
Coordinateur depuis 1947 de l’Association internationale des documentaristes (AID) et membre du comité britannique de soutien à la Fondation Robert Flaherty, Storck jouissait d’une notoriété internationale l’autorisant à soumettre un projet de cette envergure. Il appartenait à cette génération de précurseurs du cinéma documentaire sur laquelle reposait la légitimité du cinéma ethnographique, en référence notamment à l’œuvre de Flaherty que Storck admirait et qu’il avait personnellement invité en 1949 lors de la première édition du festival international du cinéma expérimental de Knokke-le-Zoute.
Dès que le projet d’enquête internationale sur les gestes de l’Homme a été approuvé au congrès de Philadelphie, Henri Storck s’est attaché à le mettre en œuvre. N’ayant jamais eu l’intention de réaliser l’un des films de ce projet, il a agi en tant que producteur-délégué et directeur artistique, coordinateur d’une enquête par le film qui devait s’appuyer dans chaque pays sur la collaboration entre une équipe locale de cinéastes et des anthropologues.
Les étapes de notre travail peuvent être schématisées de la façon suivante :– réalisation en Belgique et au Congo-belge d’un film-pilote– un film de même type sera réalisé en d’autres parties du monde primitif ou civilisé, sous le contrôle scientifique d’un ethnographe ou d’un sociologue, avec une équipe cinématographique nationale– chaque organisme producteur resterait propriétaire du film qu’il a fait réaliser, mais il s’engagerait à envoyer au comité belge du film ethnographique un contre-type négatif de son film. Le comité belge étudiera ces documents, avec l’aide de chercheurs étrangers et constituera au moyen de ces archives originales un film-synthèse.Ce film constituera sans doute une extraordinaire fresque de l’humanité, la première tentative systématique pour fixer « l’écriture » du geste.12
Plusieurs versions existent de ce projet d’enquête internationale13. S’il a un temps bénéficié du soutien de réalisateurs prestigieux – Roberto Rossellini et John Grierson ont été contactés par Storck –, aucun anthropologue, sinon Luc de Heusch pour le film-pilote qu’il a lui-même réalisé, ne semble s’être sérieusement impliqué dans son élaboration scientifique. Le projet a été conçu cinématographiquement mais il a souffert, à l’évidence, d’un manque de maîtrise des enjeux anthropologiques, qui n’ont pas été mobilisés au-delà de la dimension allégorique des gestes et de l’analogie formelle postulée entre écriture filmique et langage corporel.
Storck a consacré l’essentiel de son énergie à produire ce projet. Il a créé en Belgique un Centre d’enquêtes internationales par le film14 qui devait devenir l’organisme de production international du CIFE. Le film-pilote a ainsi pu être financé par le Ministère de l’instruction publique. Mais les fonds publics belges n’avaient pas vocation à financer des films qui devaient être réalisés par les autres pays membres du CIFE. L’ambition internationale de cette enquête s’est donc heurtée à d’importantes difficultés économiques, auxquelles se sont ajoutées d’insolubles complications juridiques concernant le montage du film-synthèse15.
Pour toutes ces raisons, le projet s’est réduit à une initiative franco-belge dont les autres comités nationaux se sont désintéressés, à l’exception du comité français qui a été consulté à chaque étape pour valider son évolution. Le projet s’est finalement resserré sur un seul thème – « les gestes du repas » – lorsque la réalisation du film-pilote a été confiée à l’anthropologue et cinéaste belge Luc de Heusch. Storck s’est désengagé du projet d’enquête sur les gestes de l’Homme à l’été 1957 pour se consacrer, en tant que producteur-délégué, à un autre projet d’envergure : Les Seigneurs de la forêt (1958)16.
Un film COBRA
Le projet d’enquête filmée sur les gestes de l’Homme est inséparable du contexte d’internationalisation du CIFE. Mais il doit également être réinscrit dans la carrière de Luc de Heusch. Gendre de Storck auprès duquel il s’est formé au cinéma17, De Heusch a été consulté en amont du projet d’enquête internationale, avant même que celui-ci ne soit présenté au congrès de Philadelphie. Et tout laisse à penser qu’il en a été la cheville ouvrière, sinon qu’il a pu en être à l’initiative avec la complicité de Storck et le consentement de Rouch. De retour du congrès de Philadelphie, auquel ni Storck ni De Heusch n’ont assisté, Rouch s’est empressé de lui adresser une lettre datée du 28 septembre 1956, avec copie à Storck. Ce courrier traduit la complicité et l’amitié des trois hommes.
J’écris par le même courrier à l’abominable beau-père pour le couvrir de patronages. Y’a du pain sur la planche puisqu’avec une perfidie sans pareille le jeune Comité International s’est déchargé sur le comité belge de ce projet international, c’est-à-dire sur les épaules de lutteur du petit Luc. À toi donc d’entrer dans l’arène à la tête de ta quadrille.Pour le Comité international, un bureau très provisoire avec beaucoup de places vides a été ébauché. Il faut que nous en reparlions. L’idée est d’avoir beaucoup de présidents et vice-présidents honorables mais un peu séniles et un secrétaire général un peu moins honorable mais actif. Autrement dit réunir des gars comme toi et moi.18
De dix ans le cadet de Rouch, De Heusch a signé ses premiers films et ses premiers textes poétiques et ethnographiques sous le pseudonyme de Zangrie. Ami de Jean Raine et de Pierre Alechinsky, il a participé à l’activité du groupe COBRA19 depuis sa création en 1948, tout en poursuivant des études d’ethnologie qui l’ont mené de l’Université libre de Bruxelles au Musée de l’Homme.
Considérant avec Rouch que l’expérience ethnographique pouvait s’inscrire dans le prolongement du discours surréaliste20, De Heusch est parti pour une première mission de terrain chez les Boyo en 1949, puis pour une deuxième de 1952 à 1954 avec sa jeune épouse Marie Storck chez les Tetela-Hamba21. Durant ces premières années d’activité, il a réalisé trois films : Perséphone, en 1951, un essai poétique et expérimental, seul film COBRA, et deux moyens métrages de terrain au cours de sa deuxième mission en Afrique centrale, Fête chez les Hamba et Ruanda en 1954. Aucun de ces trois films ne lui a toutefois donné satisfaction. De retour en Belgique, la réalisation du film-pilote22 devait lui permettre de déployer son talent cinématographique selon les standards professionnels du 35mm auquel il aspirait.
De Heusch a coécrit le scénario avec Jacques Delcorde et tourné avec une équipe de professionnels, en collaboration avec une troupe de théâtre amateur à laquelle il a consacré un film en 1961 : Les Amis du plaisir. Si les anciens du groupe COBRA se sont peu impliqués dans Les Gestes du repas23, ce film s’inscrit cependant bien dans ce mouvement. Il se caractérise par une ironie mordante, qui est la signature personnelle de Luc de Heusch, et par une ambiguïté constitutive entre fiction et non-fiction, surréalisme et socio-ethnographie.
La référence à Jean Vigo est explicite24. Mais l’influence de Pierre Mabille, médecin et anthropologue surréaliste auquel De Heusch vouait une grande admiration, est tout aussi importante. « Ce film est un miroir », écrit-il, « c’est en cela qu’il [satisfait] aux recommandations du Comité international du film ethnographique qui en prit l’initiative ». Sous sa plume, le miroir ne peut qu’être celui du merveilleux, conformément au titre d’un livre de Mabille qui a été pour lui une révélation25. À travers la monstration des gestes du repas et l’orchestration de leur infinie variation, De Heusch s’est attaché à rendre l’ordinaire merveilleux. Il l’a enchanté pour en renouveler la compréhension et en révéler le caractère incongru ou surprenant, réalisant ainsi un portrait organique et critique de la société belge à travers différents moments de la journée et de l’année, différents âges de la vie, différents milieux sociaux.
Plusieurs scènes de ce film sont inoubliables : le repas de première communion, le steak-frites commandé « comme d’habitude » par Christian Dotremont sur un air de Dario Moreno, le rire à gorge déployée d’une femme étouffé par un contre-point silencieux. Les conventions sociales du repas y sont le plus souvent questionnées par des jeux de relations instituées par la caméra ou le montage qui mettent en crise tout conformisme. Ainsi, une mère réprimande son enfant qui ne se comporte pas convenablement à table pendant le repas de communion, tandis qu’elle n’adresse aucun reproche à un homme assis à ses côtés qui l’indispose en mangeant bruyamment sa soupe. On pourrait certes reprocher à ce film, qui lie organiquement différentes situations, d’hésiter à conclure : la mise en perspective finale du réveillon des riches et du réveillon des pauvres souligne les inégalités sociales sans jamais les subvertir à la manière de Jean Vigo dans À propos de Nice (1930). Mais ce film est conforme à la personnalité de son auteur : intelligent et poliment engagé, maîtrisé et drolatique. Anne Philippe écrit à son sujet que « c’est la première fois [qu’elle voit] un film ethnographique drôle »26. On ne peut que lui donner raison.
La principale originalité de ce film réside cependant dans sa conjugaison de la fiction et de la non-fiction. « Un découpage prémédité confère au film le style de la fiction sans pour autant sacrifier la vérité du document. Il nous paraît que cette formule délicate à manier peut ouvrir une voie féconde dans le domaine du court-métrage », écrit De Heusch27. Sans revenir sur la précision du découpage, il est certain que l’exécution des travellings – dans la séquence du restaurant qui introduit Dotremont ou dans celle du repas de communion sur les visages puis les assiettes – signale la minutie avec laquelle cette double approche cinématographique et anthropologique a été orchestrée. Cette mise en scène rigoureuse est astucieusement contrebalancée par quelques plans pris sur le vif – la séquence inaugurale tournée au marché puis celle qui conclut le film – qui renforcent le pacte d’une lecture documentarisante et entretiennent le trouble entre réel et imaginaire, fiction et description socio-ethnographique.
Cette ambiguïté constitutive entre travail d’imagination et monstration du réel fait la richesse de cette proposition cinématographique. Il n’est donc pas surprenant que ce court métrage ait pu être présenté en 1958 comme « fiction » au festival du film belge d’Anvers et dans la série « documents » au festival international du court métrage de Tours. Étroitement lié aux préoccupations de son auteur, le succès d’estime de ce film-pilote, « réalisé à l’initiative du Comité belge du film ethnographique » comme rappelé dans le carton final, n’a pourtant pas bénéficié au projet du CIFE. Et ce qui devait constituer « le premier chapitre » de l’enquête internationale coordonnée par Storck sur les gestes de l’Homme en a été l’épilogue.
Ethnographie et… sociologie
C’est en Italie, à Stresa, sur les bords du lac majeur, que le CIFE a été renommé Comité international du film ethnographique et sociologique (CIFES). Ce changement d’intitulé a été suggéré par le comité italien avant d’être approuvé, le 12 septembre 1959, lors de l’assemblée générale extraordinaire du CIFE qui s’est tenue dans le cadre du ive Congrès mondial de sociologie. Le CIFES s’est ainsi trouvé placé sous le double patronage de l’Association internationale de sociologie et du Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques. Autre fait important : las de tant d’investissement personnel, De Heusch a démissionné à cette occasion de sa fonction de secrétaire général adjoint du CIFE (devenu CIFES). Il a été remplacé par l’Italien Tullio Seppilli. Absent à Stresa, Rouch s’est étonné de la démission de son ami. Il s’est empressé de lui écrire pour revenir sur cet épisode italien.
Germaine [Dieterlen] me dit que tu as démissionné de ce poste de secrétaire adjoint. J’en suis désolé parce que tu étais le seul à soutenir sur tes belles épaules le poids de cette organisation, soutenue il est vrai par la mère [Jacqueline] Veuve28. Il est un peu dommage de passer la main aux sociologues. En fait, je ne connais actuellement comme anthropologue cinéaste que toi, Robert Gardner et moi-même. Je crois qu’il est indispensable que nous restions les chevilles (actives ou non) du CIFE, sans cela n’importe quel con venu d’une université (un « white scholar » comme on dirait au Ghana), ou n’importe quel vermorel de la caméra se mettra à faire du film ethnographique ou sociologique. […]Il serait quand même dommage qu’au moment où grâce à tes efforts, à ceux de Veuve, à ceux de Gardner et aux miens (pendant les années précédentes) le CIFE risque d’avoir de véritables activités, de le quitter parce que nous n’avons pas le temps de nous en occuper, alors qu’en fait, c’est Gardner, toi et moi qui continuerons à faire les films du CIFE.29
Luc de Heusch a répondu à Rouch le 26 septembre 1959 :
J’ai beaucoup regretté que tu n’aies pu venir à Stresa pour enrayer l’offensive impérialiste de nos amis italiens. […]J’ai dû démissionner car je ne peux pas continuer à mener cette vie de fou, mais je suis prêt, si tu le désires, à rentrer dans le Conseil du CIFES, à condition que tu ne m’imposes aucune corvée lors de la prochaine assemblée générale de Paris, en 1960, où j’espère représenter le comité belge.Il faut bien reconnaître que les Italiens ont été fort actifs cette année.Après le congrès de Pérouse, j’ai réagi avec force contre les critiques qui avaient été élevées contre la gestion funambulesque du Comité International.J’ai tout fait pour redresser la vapeur. C’est à toi, maintenant à reprendre la machine en main.30
Et, en effet, Rouch n’a pas tardé à reprendre les choses en main. Un mois après Stresa, en octobre 1959, alors qu’ils étaient tous deux membres du jury de la première édition du Festival des peuples de Florence31, Rouch et Edgar Morin ont émis l’idée de réaliser ensemble un film en France. Ainsi est né le projet de Chronique d’un été (1961), qui n’est probablement pas sans lien avec l’évolution du CIFE en CIFES. Il a offert à Rouch une occasion de rester plus que jamais au centre du jeu, en traduisant l’évolution du Comité du film ethnographique en direction de la sociologie par une proposition cinématographique magistrale, un essai de « cinéma-vérité » qui a marqué l’histoire du cinéma.
De Heusch, qui a finalement intégré le nouveau conseil du CIFES, a également contribué par le biais du film à ce dialogue disciplinaire entre ethnologie et sociologie. Il l’avait même anticipé à sa manière avec Les Gestes du repas. Dans le rapport d’activité du comité français pour l’année 1960-1961, il est écrit qu’il a réalisé « un film ethno-sociographique pilote dans une petite communauté paysanne du pays d’Ath » : il s’agit du film Les Amis du plaisir (1961). De Heusch s’est par ailleurs vu confier par l’UNESCO une étude sur le cinéma et les sciences sociales publiée en 1962 sous le titre Panorama du film ethnographique et sociologique32, laquelle constitue d’après Émilie de Brigard la « première monographie du genre »33.
Rouch a donc pu compter sur l’investissement cinématographique, institutionnel et intellectuel de son ami belge. Il savait que la gestion « funambulesque » du CIFE – désormais CIFES – reposait principalement sur ses « épaules de lutteur », ainsi que sur la collaboration, plus fragile, avec le Film Study Center, dirigé par Robert Gardner au Peabody Museum. Si « l’offensive des Italiens », très actifs en cette période de la fin des années 195034, a été jugulée par l’entente franco-belge et par les propositions cinématographiques de Rouch et De Heusch, rien n’a pu enrayer celle de l’anthropologie américaine au cours des années 1960.
Adieu l’Amérique
Depuis sa création en 1957, le Film Study Center, « seul organisme de production universitaire américain spécialisé dans le film ethnographique »35, s’est construit parallèlement au CIFE. Il a fait office de comité américain, tout en menant une activité autonome au Peabody Museum of Archeology and Ethnology de Harvard. Présent avec Gardner au congrès de Philadelphie en 1956 puis à celui de Prague en 1957, John Marshall avait été contacté par De Heusch pour réaliser le court métrage américain de l’enquête internationale sur les gestes. Mais il avait poliment décliné cette offre par manque de temps et de moyens, le Film Study Center se consacrant, après le montage de The Hunters36, au lancement d’une série de courts métrages sur les !Kung du désert du Kalahari, comme il l’explique dans un courrier du 29 juillet 1957.
La meilleure façon de clarifier notre position par rapport à des projets tels que le film sur le repas consiste probablement à t’en dire un peu plus à propos du Film Study Center. Le Film Study Center est un département du Peabody Museum de l’Université de Harvard. Il a été mis en place pour deux raisons : développer une théorie et une méthode pour réaliser des films anthropologiques, et produire une série de films sur les Bochimans !Kung du Sud-Ouest africain. Ces deux aspects de notre travail sont articulés entre eux et interdépendants. En utilisant les matériaux filmiques sur les Bochimans, nous serons à mêmes de poursuivre nos investigations scientifiques et celles-ci nous aideront à compléter les films sur les Bochimans. Nous avons le projet de réaliser vingt films de différentes durées. Nos activités de production se limitent à la série des Bochimans, et ce pour les trois prochaines années. Il paraît peu probable que nous puissions tourner un film sur le repas en Amérique dans un futur proche.37
Le fait que le Film Study Center ait été pendant plusieurs années le représentant du CIFE puis du CIFES aux États-Unis a maintenu l’illusion d’une possible internationalisation des préoccupations liées au film ethnographique à l’initiative de l’ethnologie française. Mais les termes de la relation se sont progressivement inversés à mesure que les initiatives se sont multipliées aux États-Unis et que les liens avec les autres comités nationaux se sont distendus au début des années 1960. Quatre d’entre eux seulement étaient présents lors de « l’assemblée générale qui se tint à Florence le 8 février 1965 », écrit De Heusch38, précisant qu’« aucune assemblée générale ne s’était tenue depuis la réunion d’Athènes, en 1961 »39. La coordination et l’activité internationale du CIFES ont connu un délitement progressif, en raison sans doute de la difficulté exprimée par De Heusch à concilier ses initiatives personnelles avec ce travail institutionnel, mais aussi, à l’évidence, par manque de moyens financiers et humains.
L’année 1966 a marqué un tournant important dans les relations entre le CIFES et le Film Study Center. Participant en juillet 1966 à la table ronde organisée par l’UNESCO à Sidney sur les films ethnographiques dans le Pacifique, Colin Young se souvient « de Robert Gardner marmonnant que l’interprétation donnée par Jean Rouch de ‹ l’histoire du film ethnographique › était irrémédiablement franco-centrique, excluant quiconque n’était pas français à l’exception de Flaherty »40. Young a retenu de ces différends une leçon durable dont il n’a pas tardé à tirer les conséquences en promouvant, des États-Unis et en Grande-Bretagne, sa propre vision du film ethnographique sous l’intitulé de « cinéma d’observation » :
Le thème de la plupart des conférences auxquelles on participe, quel que soit le programme annoncé, est le pouvoir. Quelle est la méthodologie gagnante ? Les gens investissent dans leurs propres méthodes en excluant les autres.41
Quelques mois après la table-ronde de Sydney, lors de l’assemblée générale du CIFES qui s’est tenue à Florence à l’automne 1966 en marge du Festival des peuples, Gardner a présenté un projet qui préfigure la reprise en main par les Américains des enjeux liés à l’institutionnalisation du film ethnographique : le Program in Ethnographic Film (PIEF). Malgré les réserves exprimées par certains membres du Comité42, qui ont pu craindre que l’activité du PIEF recouvre les prérogatives du CIFES, l’assemblée générale a approuvé ce projet. « Robert Gardner fit entendre un argument décisif : le PIEF lui paraissait la meilleure plate-forme pour obtenir des fonds très importants des fondations américaines, grâce à son siège officiel aux États-Unis », écrit De Heusch43.
La création du PIEF a représenté une déflagration dont le CIFES ne s’est probablement jamais remis. Souffrant d’un déficit de moyens, le CIFES, malgré l’appui de l’UNESCO, ne pouvait rivaliser avec ce projet américain financé par la Wenner-Gren Foundation. En parallèle du PIEF, le travail de définition institutionnelle et intellectuelle du film au sein de l’anthropologie américaine s’est par ailleurs intensifié et déployé avec le soutien d’autres fondations : la Ford Foundation a financé l’Ethnographic Film Program coordonné à UCLA (University of California, Los Angeles) par Colin Young et Walter Goldsmith – un programme d’enseignement qui a révélé David MacDougall44 –, tandis que la Flaherty Foundation s’attachait à diffuser le « Flaherty way »45. Rouch et le CIFES ont certes été mis à l’honneur de ces différentes initiatives, mais l’inversion du rapport de force vis-à-vis de l’anthropologie américaine demeure un élément décisif pour comprendre la mutation du film ethnographique vers l’anthropologie visuelle.
Du film ethnographique à l’anthropologie visuelle
Ni Rouch ni De Heusch, ni aucun membre du CIFES n’a jamais parlé d’anthropologie visuelle au cours des années 1960. Sauf, peut-être, Robert Gardner, auquel est associée la seule occurrence du terme « anthropologie visuelle » dans le Panorama des films ethnographiques et sociologiques publié par de Heusch : « […] il voudrait constituer une anthropologie visuelle (visual anthropology) qui s’attache à montrer systématiquement tous les aspects d’une culture donnée »46. La création du PIEF va donner à Gardner les moyens de ses ambitions.
Coordonné par Gardner et Asen Balicki, qui présidait le comité canadien du CIFES, le PIEF a reformulé le projet du CIFES selon une perspective américaine, avec un financement pluriannuel de la Wenner-Gren Foundation et le soutien de l’American Anthropological Association, dont il a été un sous-comité. Le PIEF a fédéré la plupart des anthropologues américains préoccupés par le film (Irven Devore et Karl Heider font partie du comité exécutif tandis que Margaret Mead, Walter Goldschmidt, Colin Young, Sol Tax sont impliqués dans la réflexion), tout en assurant un remarquable travail de coordination. En 1968, un questionnaire a été envoyé à trois cent quarante personnalités américaines témoignant d’un intérêt pour le film ethnographique, afin d’identifier leurs attentes et de favoriser une meilleure définition de l’activité du PIEF. Une Newsletter, comprenant des compte-rendu et des articles, a été publiée à partir de 1970 par Carroll Williams et Jay Ruby, préfigurant la première revue académique consacrée à l’anthropologie visuelle (Visual Anthropology Review). Puis le siège administratif du PIEF a été déplacé du Film Study Center de Harvard à la Temple University, dès lors que Ruby en est devenu le secrétaire exécutif. C’est ainsi que la dynamique impulsée par le PIEF a donné naissance en 1972 à la Société pour l’anthropologie visuelle (Society of Visual Anthropology), dont l’objectif est de promouvoir un nouveau projet disciplinaire.
En réfléchissant aux intérêts du PIEF et aux tendances récentes de la recherche en anthropologie, il nous est apparu qu’il existait non seulement un intérêt croissant et profond pour le film ethnographique, mais également pour l’utilisation et l’étude des formes visuelles en général. Le terme « film ethnographique » est trop spécifique et limité pour couvrir l’ensemble de ces préoccupations. Il décourage tout effort de conceptualisation et de recherche nécessaire pour comprendre comment les films sont réalisés et employés. Le film ethnographique demeure un usage spécifique du film. Comprendre comment un film est fait, utilisé et approprié par différentes cultures, selon des fins et dans des contextes variables, est absolument nécessaire pour mieux analyser comment il est élaboré dans le contexte spécifique de la recherche anthropologique. Conçue sur le modèle de l’ethnographie de la parole ou de l’ethnographie de l’art, une ethnographie des films permettrait d’échapper au provincialisme visuel dans lequel nous nous enfermons actuellement.L’intérêt des anthropologues ne se limite par ailleurs pas au film. Il y a ceux qui s’intéressent à la peinture, à l’habitat, à la décoration, au vêtement, au comportement corporel, non verbal et non linguistique, à la télévision, à la danse, au théâtre et à une foule d’autres activités culturelles significatives qui ont recours à une grande variété de codes et de modalités visuels. Ces formes symboliques non verbales ou picturales sont modelées par la culture de la même manière que peuvent l’être la parole et le langage.Une « société pour l’anthropologie visuelle » pourrait réunir ceux d’entre nous dont l’intérêt pour l’étude de toutes les formes visuelles relève d’une perspective conceptuelle et méthodologique fidèle à l’ethnologie et à l’anthropologie. Chacun peut évoluer au sein de disciplines différentes – communication, sociologie, psychologie et histoire de l’art par exemple – mais tous doivent s’intéresser à ce que l’on peut appeler les dimensions culturelles de la communication visuelle et du comportement.
La citation ci-dessus est tirée d’un texte intitulé « Proposition pour la fondation d’une Société d’anthropologie visuelle » (A Proposal for the Founding of a Society for Visual Anthropology) publié par Sol Worth et Jay Ruby au printemps 1972 dans la Newsletter du PIEF47.
Prenant acte des limites du cinéma ethnographique et appliquant les outils de l’ethnographie au film – du film ethnographique à une ethnographie du cinéma –, ce texte se prononce de manière programmatique en faveur d’une approche disciplinaire élargie à l’analyse des différentes formes visuelles de la culture. Cette mutation vers l’anthropologie visuelle a été soutenue par le comité directeur du PIEF et par l’American Anthropological Association, avant d’être approuvée un an plus tard, dans un contexte international, lors du ixe Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques de Chicago en septembre 1973.
La « Résolution sur l’Anthropologie visuelle » (Resolution on Visual Anthropology) adoptée à Chicago en septembre 1973 scelle l’acte de naissance officielle de l’anthropologie visuelle comme « sous-discipline » de l’anthropologie48. S’inscrivant dans la continuité de l’activité de PIEF et soutenue par un retentissant plaidoyer de Margaret Mead, cette résolution internationale a été cosignée par l’Américain Paul Hockings et par Jean Rouch. Dans un document interne au comité français qui rend compte des décisions prises lors de ce congrès, Rouch apporte une précision qui donne la mesure de l’importance de cette résolution : « Ce programme international de grande envergure [est] placé sous l’autorité de l’anthropologue Margaret Mead en liaison avec le Comité international des films de l’Homme (ex-CIFES) ».
Le changement de dénomination du CIFES en CIFH (Comité international des films de l’Homme) « demeure profondément obscur à mes yeux ; c’était la fin du CIFES », écrit De Heusch49. Ainsi placé sous l’autorité de Margaret Mead, le CIFH, héritage du premier organisme international dédié au film ethnographique, finit par se réduire à sa plus simple expression : celle du comité français, axé autour de la personnalité de Rouch, tandis que l’anthropologie visuelle s’est déployée depuis les États-Unis vers la Grande-Bretagne et les pays scandinaves50, sans que les partenaires historiques du CIFES – les ethnologues français en particulier51 – ne prennent véritablement la mesure de cette reconfiguration internationale.
Les gestes de l’Homme
L’analyse du projet sur les gestes de l’Homme ne se réduit pourtant pas, comme annoncé en introduction, à un simple rendez-vous manqué ou à une histoire institutionnelle des rapports de force entre ethnologie française et anthropologie américaine52. Ce projet permet d’accéder à l’histoire d’une pensée en mouvement et de mieux apprécier la métamorphose progressive du cinéma ethnographique qui laisse place aux préoccupations de l’anthropologie visuelle. Il participe à un moment décisif durant lequel le film ethnographique, à travers ses multiples expressions, a constitué l’une des avant-gardes du cinéma, même si la politique des auteurs et la quête de la « belle œuvre » ont parfois nui au déploiement de ses vertus méthodologiques et heuristiques. Mais surtout, par son intitulé même, ce projet récapitule une puissante allégorie qui a traversé l’histoire de l’utilisation du film en anthropologie : le cinéma est un geste qui engage l’écriture du présent, encapsule la fuite du temps et favorise, par-delà la fluence du réel et la ruine du contemporain, l’analyse comparée des différentes formes corporelles de la culture dans l’espace et dans le temps. L’argument en faveur d’une ethnologie de l’urgence n’est pas si lointain. Il a été énoncé par tous pour justifier les usages du film en anthropologie : Mead, Rouch et même Gardner53. Mais chacun sait pourtant qu’il est insuffisant. Car la saisie cinématographique des gestes de l’Homme reste avant tout une manière d’écrire les formes sensibles du contemporain et de les figurer, non d’en transmettre, telle la « momie du changement »54, une mémoire inaltérée.