Les Statues meurent aussi (Chris Marker et Alain Resnais, 1953) – mais leur mort n’est pas le dernier mot
Une première version de cet article a été publiée en anglais : « Statues Also Die – But Their Death is not the Final Word », Image and Narrative , vol. 11, n o 1, 2010, pp. 29-46. L’auteur propose ici sa propre traduction de ce texte inédit en français, en remerciant Christine Schurmans et les éditeurs de ce présent volume pour leurs corrections.
À l’instar de personnalités comme Césaire, Sartre ou Howlett, Chris Marker cultivait en 1953 l’espoir que les artefacts africains puissent sortir du cadre strict du musée. Dans le film Les Statues meurent aussi (1950-1953), Marker, en tant que réalisateur et scénariste, accompagné par Resnais comme coréalisateur, Ghislain Cloquet comme opérateur, Guy Bernard comme compositeur et Jean Négroni comme narrateur, s’est donné pour mission de contester le regard dominant sur les objets africains. Quel regard Les Statues meurent aussi porte-t-il sur l’art africain ?
Muséologisation, ethnologisation, esthétisation
Le Musée nous donne mauvaise conscience, une conscience de voleurs. On a parfois l’impression que ces œuvres n’ont pas été faites pour finir entre ces murs austères, pour le plaisir des promeneurs du dimanche, des enfants qui ne sont pas à l’école l’après-midi ou des intellectuels du lundi.
Nous sentons vaguement, écrit Merleau-Ponty, qu’il y a déperdition et que ce recueillement de vieilles filles, ce silence de nécropole, ce respect de pygmées n’est pas le milieu vrai de l’art, que tant d’efforts, tant de joies et de peines, tant de colères, tant de travaux n’étaient pas destinés à refléter un jour la lumière triste du musée du Louvre…1
Il s’agissait d’un film sur l’art nègre, affirme Resnais, commandé par l’association Présence Africaine. […] Et puis, première réflexion qui s’inscrit absolument naturellement sur notre page blanche […] : pourquoi l’art nègre est-il relégué au musée de l’Homme ? […] Pour l’art assyrien comme pour l’art grec, le Louvre. Pourquoi ?2
Cette question, qui donne à penser, que Resnais formule dans un entretien avec René Vautier, implique une question préliminaire : pourquoi même dans un musée ? Le musée en tant qu’institution publique à l’époque moderne constitue un symbole important témoignant de l’évolution historique. Mettre nos artefacts à distance, derrière des vitrines dans des bâtiments consacrés à cet effet et transformés en biens culturels, rend notre passé tangible et visible en tant qu’histoire. « Les civilisations laissent derrière elles leurs traces mutilées comme les cailloux du Petit Poucet. » [Image d’un buste décapité.] (Extrait de la voix over des Statues meurent aussi3 – désormais « vo » — prononcé par Jean Négroni, le narrateur). Se référer à ces traces rend l’évolution concrète. Quand les statues meurent, elles sont déposées dans des sanctuaires que l’on appelle musées.
Quand les hommes meurent, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. […] Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu. [Images de têtes sans bustes détournant le regard]. Et quand nous aurons disparu, nos objets iront là où nous envoyons ceux des Nègres : au musée. [Images de têtes sans buste dévisageant le spectateur.] […] Et puis ils meurent à leur tour. Classés, étiquetés, conservés dans la glace des vitrines et des collections, ils entrent dans l’histoire de l’art. (vo)
Ces objets, n’étaient-ils pas déjà morts ? Et, après tout, sont-ils artistiques ? L’ardeur à exposer des objets non-occidentaux, en particulier au tournant du xxe siècle, nourrit la même Weltanschauung moderniste que celle effectuée par le musée en tant que tel : construire une forme de primitivisme à laquelle la civilisation occidentale peut se référer comme à une image du passé occidental qui perdure dans le présent. Considérer le lointain comme du passé renforce l’idée d’un Occident développé. Cette notion de « connaissance du temps »4 constitue, selon Volney5, un point d’Archimède à partir duquel évolue le présent qui serait sinon dénué d’espoir. « La violence irruptive du temps »6 transforme le « reste de l’Ouest » en reliques de notre propre passé. L’Afrique est devenue notre musée. Ce sanctuaire du prémodernisme constituait aussi « une réponse nostalgique à la perte d’une histoire commune »7. Le xixe siècle est à la recherche du temps perdu et trouve dans ce « temps perdu » une satisfaction, une libération et l’accomplissement même de son projet. « Les navigateurs modernes n’ont pour objet, en décrivant les mœurs des peuples nouveaux, que de compléter l’histoire de l’homme »8. Les musées domestiquent le temps. « L’évolution, la conquête et la différence deviennent les signes d’une destinée théologique, biologique et anthropologique, et assignent aux choses et aux êtres leur créneau naturel et leur mission sociale »9. L’évolutionnisme unilatéral du xixe siècle – un modèle qui considérait la civilisation occidentale comme son point culminant – a généré dans la première moitié du xxe siècle l’idée selon laquelle les civilisations traditionnelles (considérées comme notre passé et ne pouvant s’émanciper de leur stade primitif) étaient statiques et sans histoire10. L’Afrique est devenue notre musée éternel.
Revenons à présent sur la question principale qui a stimulé les deux réalisateurs dans leur création : « pourquoi l’art nègre est-il relégué au musée de l’Homme ? […] Pour l’art assyrien comme pour l’art grec, le Louvre. Pourquoi ? » Cette question est déjà posée dans le Bulletin de la vie artistique en 1920 : les arts lointains iront-ils au Louvre ?11 La muséification occidentale d’objets exotiques de nos « ancêtres contemporains »12 n’a pas pris place à cette époque dans un musée d’art comme celui du Louvre, mais dans des musées ethnographiques comme le Musée de l’Homme qui dépendait du Musée national d’histoire naturelle. Mudimbe l’explique en ces termes : « [Les objets africains] semblent constituer des vestiges des […] origines absolues »13. Le musée ethnographique répond à une orientation historique, approfondissant le besoin de mémoire d’une civilisation européenne archaïque et, par conséquent, exposant les « raisons du décodage des objets exotiques et primitifs comme signes symboliques et contemporains d’une antiquité occidentale »14. L’ethnologisation des artefacts s’inscrit à nouveau dans une politique de mise à distance : c’est-à-dire dans une catégorisation de l’altérité qui permet de définir notre identité. Alors que la muséologisation peut être décrite comme une prise de position occidentale, qui considère l’altérité dans le temps comme histoire, l’ethnologisation la considère dans l’espace comme distance15. L’association des termes « ethnographique » et « musée » qui permet d’assimiler des artefacts africains encore liés à des personnes vivantes, manifeste un mouvement de relégation dans le passé de ce qui est lointain. L’imagerie produite par la muséologisation et l’ethnologisation s’approprie l’autre comme quelque chose de primitif, barbare ou exotique. « L’art nègre : nous le regardons comme s’il trouvait sa raison d’être dans le plaisir qu’il nous donne. Les intentions du nègre qui le crée, les émotions du nègre qui le regarde, cela nous échappe. » (vo).
Parallèlement à ce processus d’aliénation par l’ethnologisation – mais un demi-siècle après la réalisation du film –, les artefacts ont été reclassés par le musée sous le dénominateur commun minimal d’« art », « une notion contredite par leurs origines »16. Indépendamment de la question de savoir si l’attribution de qualités esthétiques à des objets manufacturés (africains) implique que ceux-ci soient considérés comme artistiques17, nous ne pouvons que constater l’appropriation de ces artefacts en tant qu’art dans des musées comme le Quai Branly. On pourrait donc poser encore une autre question par rapport à cette analyse : pourquoi au Quai Branly ? Que signifie cette nouvelle appréhension d’un passé perdu ? Par cette reconnaissance de qualités esthétiques (projetées) attribuées aux objets africains, ceux-ci sont dégradés du statut de cultuel à celui de culturel. L’esthétisation les enterre à nouveau, et ce, pas même en Afrique – la fausse tentative de réparer « l’assassinat » par l’ethnologisation consommant définitivement leur enterrement (cf. les déclarations d’Aminata Traoré concernant le Quai Branly sur internet). « S’attacher à la seule forme, c’est considérer uniquement l’écorce, or celle-ci meurt dès qu’elle est séparée de la sève qui la fait vivre »18. La « promotion » des objets « primitifs » au rang d’art – à une époque où le primitivisme comme tendance artistique est pleinement reconnu – ne signifie pas une révolution dans l’histoire de l’art si l’on prend en considération le fait que cette science est avant tout concernée par sa propre culture et son espace historique19. L’histoire de l’art se présente elle-même comme une technique capable d’analyser et de valoriser ces objets en les inscrivant dans une tradition artistique, se rapportant à des productions non occidentales suivant une logique analogique20, qui permet d’assimiler différentes esthétiques au sein de sa propre histoire. Attaché à l’ethnologisation du musée, ce mouvement d’esthétisation intègre les objets à sa propre grille d’analyse.
Les spectateurs peuvent désormais apprécier les propriétés formelles de ces objets, être attentifs à leurs textures et leurs formes […] et même voir comment ils préfigurent et correspondent à des exemples de la sculpture et du design européens modernistes. Mais sont-ils pour autant rendus vivants ?21
Ce que Malraux a décrit dans Les Voix du silence comme un processus d’annexion moderne d’œuvres de toutes les époques et de toutes les civilisations par le monde de l’art (le musée imaginaire), afin de leur donner le statut d’œuvres, est contesté davantage encore dans Les Statues meurent aussi, comme constituant une forme d’ethnocentrisme, voire un ethnocide. Selon Marker – dont le film n’a été distribué que deux ans après Les Voix du silence de Malraux – cette annexion par la scène artistique ne correspond pas, comme le considère Malraux, à une résurrection dans l’espace du musée mais à une récupération mortifère22.
Pour traiter les questions qui les ont amenés à réaliser cette œuvre, les auteurs ne se sont pas contentés de tourner à l’intérieur du musée, mais ont trouvé à l’extérieur de celui-ci l’expression extrême du regard ethnologisant et esthétisant caractéristique du musée. Ce regard « dé-cultuant » est illustré par Marker à travers sa description de l’art touristique, défini par Jules-Rosette comme « un art produit localement en vue de sa consommation par des étrangers »23. Alors que les images nous montrent un homme blanc enseignant aux Africains la manière de produire leurs propres objets avec de nouveaux outils, la voix over explique :
[…] l’art nègre devient une langue morte. Et ce qui naît sur ses pas, c’est le jargon de la décadence. à ses exigences religieuses succèdent des exigences commerciales. Et puisque le Blanc est acheteur, puisque la demande excède l’offre, puisqu’il faut aller vite, l’art nègre devient l’artisanat indigène. On fabrique par milliers ces répliques de plus en plus dégradées des belles figures inventées par la sculpture africaine. Ici l’outillage vulgarise, la technique appauvrit. Au pays où toutes les formes signifiaient, où la grâce d’une courbe était une déclaration d’amour au monde, s’acclimate un art de bazar. (vo)
Alors que le primitivisme abstrait était à la mode en Europe, les colonisateurs ont non seulement dégradé l’art traditionnel en bibelots et en art aéroportuaire, mais ont aussi enseigné aux colonisés l’art représentatif et l’art du portrait. « Incapable désormais d’exprimer l’essentiel, le sculpteur se rattrape sur la ressemblance. Nous lui avons appris à ne pas sculpter plus loin que le bout de son nez » (vo). L’art touristique se situe ainsi dans la directe continuité des expositions occidentales qui, selon Benjamin, « idéalisent la valeur d’échange des marchandises, [créant] un cadre où la valeur d’usage passe au second plan »24. Mudimbe peut ainsi conclure : « L’art touristique africain et ses contradictions […] ne sont qu’une conséquence ad vallem du processus qui classait […] les objets africains dans la grille de la pensée et de l’imaginaire occidentaux, où l’altérité constitue une catégorie négative du Même »25.
La tentative de Marker de réhabiliter « l’art africain »
Déjà le Blanc projetait sur le Noir ses propres démons, pour se purifier. (vo)
Les Statues meurent aussi présente sous une lumière critique le regard occidental ethno- et historiocentrique. Le film envisage la dépossession et les transformations des artefacts africains comme un modèle heuristique, afin de cerner les dynamiques majeures du regard colonial. Cela se manifeste dès le début dans la façon dont le film représente le musée. Les premières vitrines que voit le spectateur après s’être identifié à la position du visiteur du musée exposent des objets quotidiens tels un couteau, un timbre ou un parapluie cassé. Ce détachement, qui renvoie à la Neue Sachlichkeit, est relié aux configurations surréalistes au centre des expositions surréalistes des années 1930. Dans Les Statues meurent aussi, cette catégorisation surréaliste et arbitraire est soulignée par des cartons présentant les objets derrière les vitrines, comme par exemple « art utilitaire » et « d’origine inconnue ». Cette composition ironique fonctionne comme un miroir qui déconstruit notre façon subjective d’attribuer un sens à l’altérité – dans ce cas, des objets africains –, lorsqu’elle s’applique au Soi.
Cet effet de miroitement indique la stratégie cinématographique de Marker, qui est de l’ordre de l’implication plutôt que de la communication26. La prise de conscience, qui est le but de la stratégie de l’implication, se poursuit dans le plan qui suit celui des vitrines. Dès lors, en se plaçant du point de vue d’une statue africaine, nous apercevons des regards voyeuristes qui se caractérisent par la curiosité, le mépris et l’appréciation. C’est en attribuant un point de vue à une statue africaine dans une vitrine, qu’on lui assigne une subjectivité, qui se développe par un faux raccord sur le regard vif d’une femme noire qui visite le musée et se confronte à la statue africaine. « L’affirmation selon laquelle les statues meurent lorsqu’elles sont enfouies dans des musées et non plus considérées comme faisant partie d’une culture vivante, est renversée de manière astucieuse. »27
Le regard du spectateur est encore davantage transformé en devenant un voyageur qui se rend dans « ce pays de la mort où l’on va en perdant la mémoire » (vo). Lorsque le voyageur-spectateur quitte les sanctuaires européens des statues africaines retranchées de leur contexte cultuel et assimilées par la muséologisation, il se confronte d’abord à différentes cartes de l’Afrique. La variété des cartes représentant chacune à sa manière le même continent ne montre pas seulement la relativité de toute représentation et donc leur historicité (il en va de même pour le film). Elle restitue aussi à l’Afrique ce dont elle a été privée, à savoir l’Histoire. Afin de contrer l’idée selon laquelle, pour Hegel par exemple, l’Afrique est un continent sans histoire28, Les Statues meurent aussi donne un aperçu graphique de l’évolution de l’Afrique en montrant les modifications de sa forme sur la carte durant les xie, xiie, xve et xviie siècles. Tout cela est rattaché à une carte représentant l’Afrique comme « le fœtus du monde » (vo) ou « le nombril du monde », comme le dit Sartre29 : l’origine de l’homo sapiens et l’archè de la culture qui constitue un « terrain d’entente » pour l’humanisme auquel Marker se réfère à la fin du film. Marker n’est pas seul dans cette quête d’un « terrain d’entente », qui a donné naissance à plusieurs études controversées sur la source africaine de la culture universelle30. Ces recherches, à l’instar par exemple de celles d’un Cheikh Anta Diop, ne contredisent pas seulement les représentations occidentales selon lesquelles l’Afrique serait privée d’histoire, de raison et de valeurs, mais tentent d’offrir aussi la commensurabilité nécessaire qui permet à Marker d’affirmer un principe de similitude et d’égalité à la fin du film.
Le carnet de route ne s’arrête pas aux cartes du Continent. Le spectateur est conduit à travers l’implacable désert africain toujours vierge et au cœur des ténèbres de la jungle. Cependant, cette confirmation de l’imagerie européenne n’est établie que pour affirmer son opposé : la révélation de la civilisation africaine. « Et pourtant, lorsqu’au-delà des déserts et des forêts, il croyait aborder au royaume de Satan, le voyageur découvrait des nations, des palais » (vo). Même si le geste est tardif et fictif, c’est à partir de ce moment que la vitalité des statues africaines est rétablie. Une renaissance se produit grâce à l’utilisation intelligente du texte et des images. « Le film ressuscite par magie l’art africain, utilisant un répertoire fluide de zooms, de panoramiques et de coupes sèches pour montrer des objets libérés du tombeau muséal et chargés de vie et de mouvement »31. L’utilisation du dispositif cinématographique trouve toute sa pertinence dans sa capacité à présenter les « décombres » de la culture africaine comme la partie d’un ensemble duquel ces artefacts ont été extraits, et à inscrire cet ensemble dans une narration, un temps, une histoire. Le montage relie des statues isolées, conférant ainsi aux objets statiques une force narrative dynamique. Les travellings entre deux statues de sphinx évoquent des palais et des nations ; les nations sont glorifiées par des images symétriques suggérant l’harmonie ; une icône d’oiseau évoque la liberté ; des cadeaux suggèrent la générosité, des soldats statiques la souveraineté ; une princesse scarifiée la beauté ; et un ensemble de musiciens suggère l’art. La solidarité et l’unité sont également évoquées.
À travers ces images, Marker ne montre pas des palais ruinés par la conquête ni des nations asservies par le colonialisme, mais choisit l’imaginaire pour ranimer ce qui a été spolié. Sa réanimation ne met pas en perspective la mutilation opérée par les musées. Par contre, il réanime – cinématographiquement – une mémoire négligée et inconnue, sachant bien qu’il ne peut plus replacer les statues dans leur contexte naturel. Les travellings entre deux statues de sphinx, par exemple, n’évoquent pas le déclin de la civilisation égyptienne. Au contraire, cette analogie entre l’art africain et la culture égyptienne qu’évoque cette scène se réfère à la thèse de Cheikh Anta Diop, selon laquelle l’Egypte ancienne avait été une culture négro-africaine. Diop a présenté sa thèse à l’Université de Paris, à la même époque que Les Statues meurent aussi. Parallèlement à la censure du film, sa thèse fut rejetée. Cependant, en 1954, la thèse fut publiée sous le titre Nations nègres et culture. Présence Africaine, le commanditaire des Statues meurent aussi, a publié plusieurs de ses livres par la suite.
Vu que le cinéma n’est pas capable de restituer un regard originel sur les artefacts africains, certains ont prétendu que le film se faisait le complice de ce qu’il dénonçait. En effet, le film ne rend pas les artefacts visibles à travers leur ontologie propre, mais ils demeurent muets.
On pourrait soutenir, écrit Amy König, que dans le film de Resnais, nous ne voyons pas du tout ces objets, ni ces gens : nous voyons un calice et non une tasse, le souvenir et non la prière, le portrait et non la mort. […] Reconnaître l’invisibilité de la statue à nos yeux peut nous conduire à mieux accepter notre regard. Mais malheureusement, ce geste n’insuffle pas de vie à la statue, pas davantage que si elle était considérée comme un bibelot […].32
Nora Alter se rallie au point de vue de König. Elle affirme que « le cinéma, de par sa nature, participe au processus de momification ou de transformation du quotidien en culture, en documentant et en enregistrant les événements, les personnes, les objets, le passé et le présent et en les figeant dans une vraisemblance audiovisuelle à deux dimensions »33. Elle évoque une similitude entre le processus de muséification et celui de mortification au cinéma, quand bien même le cinéma tenterait-il d’insuffler la vie aux objets inanimés. « Peut-être ne devrait-on même pas voir ce film ? », se demande König. Le film répond par la négative, et Alter affirme : « Les films de Marker parviennent très bien à attirer l’attention sur leur propre construction, et encouragent ainsi une remise en question autoréflexive de ce qui se passe quand la vie devient celluloïd. »34 König renchérit : « La protestation […] ne devrait pas volontairement prendre la forme d’un désengagement perceptif du monde. […] De même que le masque funèbre, le film n’est pas un écran derrière lequel on peut se cacher, mais un objet qui rend visible la proximité de la mort, notre complicité et notre rapport avec elle. »35
Selon ma lecture des Statues meurent aussi, l’objectif du film n’est pas d’évoquer l’expérience originelle des artefacts africains. Je ne partage donc pas le point de vue de Porcille, qui considère que l’intention des cinéastes était de « replacer les éléments dans leur contexte naturel »36. Même si leur intention avait été de retirer les statues du musée, ils les considéraient comme déracinées, celles-ci pouvant être ranimées mais en aucun cas restituées à leur contexte naturel. Leur retrait du musée consiste donc à les replacer dans l’ordre imaginaire du cinéma ou à les métamorphoser en d’autres formes d’art (cf. infra). Dans la même lignée de pensée que Porcille, Zarader oppose Marker à Malraux, suggérant que Les Statues meurent aussi se nourrit d’une nostalgie pour un regard vivant sur les objets dans leur contexte naturel, alors que Malraux conteste dans son musée imaginaire la possibilité de ressusciter ce regard37. Au contraire, il me semble qu’un regard transformé sur « l’art » africain et son pouvoir d’adaptation en fonction de contextes post- et néocoloniaux changeants (cf. infra) sont anticipés et mis en pratique dans Les Statues meurent aussi, par sa ré-imagination et réinvention de l’art africain. Les Statues meurent aussi est étonnamment proche du terme reprendre, défini par Mudimbe38 comme une image de l’activité contemporaine de l’art africain, qui « reprend une tradition interrompue, non par désir de pureté […] mais d’une manière qui reflète les conditions d’aujourd’hui »39. Le film ne se contente pas d’essayer vainement de reproduire un sens traditionnel, mais tente de projeter l’art africain dans le futur. Contrairement à ce qu’affirme Zarader, Les Statues meurent aussi ne se satisfait pas d’une empathie. Ce qui veut dire que Marker est plus proche de Malraux, qui pense que le rejet de l’empathie fonde la possibilité de la métamorphose, et de Benjamin, qui pense que le refus de l’empathie fonde la possibilité de la rédemption. Dans la dernière partie de cette contribution, nous verrons que Les Statues meurent aussi attribue à la métamorphose de l’art africain une possibilité de rédemption.
En tension aigue avec les images qui construisent les « palais et les nations » par la suggestion cinématographique, Marker évoque à travers la voix over la destruction coloniale de ces palais et de ces nations – et de l’art africain.
Ces grands empires sont les royaumes les plus morts de l’Histoire. Contemporains de Saint Louis, de Jeanne d’Arc, ils nous sont plus inconnus que Sumer et Babylone. Au siècle dernier, les flammes des conquérants ont fait de tout ce passé une énigme absolue. Noir sur noir, combat de nègres dans la nuit des temps, le naufrage nous a laissé seulement ces belles épaves striées que nous interrogeons. (vo)
Alors tout cet appareil de protection qui donnait son sens et sa force à l’art nègre se désagrège et disparaît. C’est le Blanc qui, à présent, assume le rôle des ancêtres. La véritable statue de protection, d’exorcisme et de fécondité, désormais, c’est sa silhouette. Tout se ligue contre l’art nègre. Prise dans une pince entre l’Islam ennemi des images et la Chrétienté briseuse d’idoles, la culture africaine s’effondre. […] Les pouvoirs temporels pratiquent la même austérité. Tout ce qui était prétexte à œuvre d’art est remplacé […]. (vo)
Mais Marker ne se satisfait pas de commémorer la mort, puisque les épaves de la tradition cultuelle constituent autant de signes qui confirment l’évangélisation et le progrès que le colonialisme aurait apporté au monde en voie de développement. Le musée est un signe du succès de la mission civilisatrice. La mort réaffirme la position coloniale de mise à distance. Cette position néglige les nouvelles manifestations de l’art africain et leurs potentialités d’interaction ou de déconstruction. Après nous avoir montré notre familiarité avec les figures africaines, Marker déclare : « Mais cette fraternité dans la mort ne nous suffit pas. C’est beaucoup plus près que nous allons trouver le véritable art nègre, celui qui déconcerte » (vo). Il s’agit d’un art qui bouleverse et confond. Quel art ? Marker ne propose pas au spectateur une explication didactique de l’art africain selon des catégories ethnographiques ou des caractéristiques esthétiques, mais il met en lumière (1) son statut ontologique et (2) son pouvoir politique de résistance contre le racisme et le colonialisme.
Qu’est-ce que l’art africain en dehors des musées ?
L’âme nègre doit sortir des musées. (Howlett)40
La poésie nègre est évangélique, elle annonce la bonne nouvelle : la négritude est retrouvée. (Sartre)41
Les musées ethnographiques se sont appropriés les artefacts africains, afin de les assimiler par un jeu d’altérité et de ressemblance, de sorte qu’ils nous parlent comme s’il s’agissait de notre histoire contemporaine. Le musée d’art leur attribue des qualités esthétiques de sorte qu’ils nous parlent comme des œuvres d’art. Marker, quant à lui, leur attribue (sur le plan du contenu et non de la forme) une « différence » qui ne se laisse pas réduire à un regard occidental. En s’opposant vraisemblablement à l’ethnocentrisme épistémologique et à l’eurocentrisme culturel, qui attribuent un sens à toute chose à partir de leurs propres conceptions, Marker attribue à ces objets une altérité, en dépit de la reconnaissance de la forme : ils nous regardent, mais leurs yeux sont vides.
[C]es images nous ignorent, […] elles sont d’un autre monde, […] nous n’avons rien à faire dans ces conciliabules d’ancêtres qui ne sont pas les nôtres. Nous voulons y voir de la souffrance, de la sérénité, de l’humour, quand nous n’en savons rien. Colonisateurs du monde, nous voulons que tout nous parle : les bêtes, les morts, les statues. Et ces statues-là sont muettes. Elles ont des bouches et ne parlent pas. Elles ont des yeux et ne nous voient pas. (vo)
Néanmoins, Marker leur attribue un sens, inspiré par Madeleine Rousseau (laquelle fut à son tour inspirée par Placide Tempels), qui figure parmi d’autres critiques d’art africain dans le générique du film. Sa conception de l’art africain s’accompagne d’une conception sartrienne de l’humain42. En fait, Marker déclare qu’en dehors du musée, l’art africain « est le signe d’une unité perdue où l’art était le garant d’un accord entre le monde et l’homme » (vo). Les significations attribuées aux artefacts africains dans Les Statues meurent aussi peuvent être considérées comme des manifestations de l’héritage du mouvement de la négritude, tel qu’il a été développé par Césaire, Senghor et Damas, et promu en France par Sartre et Présence Africaine – le commanditaire du film. Selon l’interprétation que Sartre donne de l’idée exprimée par ce mouvement, la fonction ultime de l’art nègre est de manifester l’âme noire43. La négritude est définie par Senghor comme « l’ensemble des valeurs culturelles de l’Afrique noire »44. Puisqu’elles célèbrent la présence dans la réalité et résistent au désenchantement, ses manifestations représentent « l’être » : « L’être est noir », déclare Sartre45. La conception africaine de « l’art » – qui, à suivre Les Statues meurent aussi, fait partie intégrante de la réalité et de la vie quotidienne – se distingue d’une conception occidentale courante de l’art, qui le place en dehors de la vie quotidienne. Alors que la « valeur de l’œuvre d’art [occidentale] réside dans sa capacité à solliciter un regard différent de la part de ses spectateurs »46, renforcée par une distinction spatiale que procure par exemple le musée, l’« art » africain n’est pas séparé du monde. Si la séparation « permet [à l’art occidental] d’exister en tant qu’objet d’une perception attentive »47, l’art africain s’inscrit dans une cosmologie de l’unité. Plus radicalement, Lupton affirme que « le film suggère que la révérence occidentale pour l’art en tant que sphère séparée de la vie quotidienne est un réflexe visant à dissimuler le fait et les conséquences de la mort [des statues] »48.
Il ne sert pas à grand-chose de l’appeler objet religieux dans un monde où tout est religion, ni objet d’art dans un monde où tout est art. L’art ici commence à la cuillère et finit à la statue. Et c’est le même art. […] Dès lors tout objet est sacré parce que toute création est sacrée. Elle rappelle la création du monde, et la continue. […] Ce monde est celui de la rigueur. Chaque chose y a sa place. […] On s’aperçoit que cette création n’a pas de limites, que tout communique […]. […] Ici l’Homme n’est jamais séparé du monde, la même force y nourrit toutes les fibres, ces fibres parmi lesquelles le premier homme sacrilège, en soulevant les jupes de la terre, découvrit la mort. (vo)
L’âme nègre évoque l’invisibilité tout en étant en contact avec la réalité. Les deux ne s’excluent pas mutuellement : « La statue nègre n’est pas le Dieu : elle est la prière » (vo). Le masque prend aussi en tant qu’objet un rôle important dans ces jeux sémantiques. Dans sa transparence, le masque se réfère à l’invisible et se bat contre la mort. « [Ces masques] dévoilent ce [que la mort] veut cacher » (vo). Les statues et les masques africains sont ainsi en relation avec la mort : « ils tiennent la mort à distance en la rapprochant »49. Ce ne sont pas des symboles de la mort, mais bien sa célébration comme les racines de la vie. « Ces racines fleurissent » (vo). La mort prospère. Les statues et les masques ne sont pas la mémoire de ce qui était autrefois vivant, mais ils sont en interaction avec la vie. La relation que l’art africain entretient avec la mort est une forme de négociation, ce qui contredit l’affirmation de Porcille selon laquelle l’art africain est incapable d’abstraction50.
Gardiens de tombeaux, sentinelles des morts, chiens de garde de l’invisible, ces statues d’ancêtres ne forment pas un cimetière. Nous mettons des pierres sur nos morts pour les empêcher de sortir, le Nègre les conserve près de lui, pour les honorer et profiter de leur puissance […]. […] Ils sont les racines du vivant. Et leur visage éternel prend parfois forme de racine. […] Ces masques luttent contre la mort. […] Car la familiarité des morts mène à apprivoiser la mort, à la gouverner par le moyen des envoûtements, à la transmettre, à la charmer […]. […] Elle est libre maintenant, elle rôde, elle va tourmenter les vivants jusqu’à ce qu’on la recueille dans son ancienne apparence. C’est à elle que s’adresse le sang du sacrifice et c’est elle que l’on fixe dans ses métamorphoses légendaires, pour l’apaiser, jusqu’à en faire ces visages victorieux qui réparent le tissu du monde. (vo)
Résistance politique
C’est par sa capacité de résistance à l’appropriation au sein du Même et par sa participation à l’histoire, que la mort n’a pas le dernier mot sur l’art africain. C’est par leur relation à la mort, s’opposant au destin par leur création et témoignant de la lutte éternelle des êtres humains contre l’Apparence et le Temps, que les manifestations africaines de l’âme noire peuvent devenir subversives. C’est par leur particularité et leur différence que les statues se métamorphosent, tout en participant à l’universel sans s’en extraire.
Quelque fois on dit : non. Cela c’est l’artiste noir qui le dit. Alors une nouvelle forme apparaît : l’art de combat. Art de transition pour une période de transition. Art du présent, entre une grandeur perdue et une autre à conquérir. Art du provisoire, dont l’ambition n’est pas de durer mais de témoigner. […] [Le racisme] conduit l’artiste nègre à une nouvelle métamorphose, et sur le ring ou dans son orchestre, son rôle consiste à rendre les coups que reçoit son frère dans la rue. (vo)
La juxtaposition d’images d’art (que Marker redécouvre dans les mouvements d’un athlète noir ou dans les rythmes d’un batteur de jazz) et d’images d’exploitation coloniale violente (et d’instrumentalisation du corps africain), montre avec force le combat de l’art contre le destin, la résistance contre la mutilation de la culture. La juxtaposition opérée par le montage est dépassée lorsque la persistance de l’art est montrée au sein des images d’exploitation, à travers une seule prise de vues. L’opposition culmine dans la déconstruction des images d’archives utilisées dans Les Statues meurent aussi, représentant l’esclavage et visant à glorifier les conquêtes coloniales et la fierté occidentale. La voix over manifeste la dignité des Noirs qui figurent dans ces images qui, elles, voulaient précisément la nier. La contradiction au sein d’une même image appelle la reconnaissance de l’égalité, qui est préfigurée dans l’insurrection ouvrière à laquelle les Noirs ont pris part.
[R]ien ne nous empêcherait d’être ensemble les héritiers de deux passés, si cette égalité se retrouvait dans le présent. Du moins est-elle préfigurée par la seule égalité qu’on ne dispute à personne : celle de la répression. (vo)
Face à la répression, la lutte raciale devient une lutte de classe. La volonté de saisir le monde qui a donné naissance à l’art africain se voit à présent transformée en une capacité de s’approprier les moyens de production dans les usines. « C’est toujours contre la mort qu’on se bat » (vo). Les Statues meurent aussi montre les ressemblances entre le progrès industriel et l’activité rituelle africaine. Marker ne dénonce pas la modernisation de l’Afrique comme le prétend Jean d’Yvoire51, mais voit dans l’Afrique des moyens possibles de lutte contre l’aliénation puisqu’elle se produit à partir d’une identité africaine. Il ne s’agit pas de la mort d’une civilisation, comme le prétend Porcille52, mais plutôt d’une civilisation en évolution. L’appropriation de l’image par un photographe noir, et donc le droit à sa propre vision du monde, est considérée comme un héritage du sorcier qui capte des images avec son miroir et dont l’action contredit l’aliénation des représentations qui leur sont imposées.
Dénouement
Mais si leur histoire est une énigme, leurs formes ne nous sont pas étrangères. Après les frises, les monstres, les Atrides casqués du Bénin, tous les vêtements de la Grèce sur un peuple d’insectes, voici ces Apollons d’Ifé qui nous tiennent eux aussi un langage familier. Et c’est à juste titre que le Noir y puise l’orgueil d’une civilisation aussi vieille que la nôtre. Nos ancêtres se regardaient en face, sans baisser leurs yeux vides. […] Il n’y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la nôtre. Les visages de l’art nègre sont tombés du même visage humain, comme la peau du serpent. Au-delà de leurs formes mortes, nous reconnaissons cette promesse commune à toutes les grandes cultures, d’un homme victorieux du monde. Et Blancs ou Noirs, notre avenir est fait de cette promesse. (vo)
La lutte commune contre le destin, qui n’est liée à aucune culture particulière, et le « terrain commun » de l’histoire s’unissent dans le thème de l’art africain, qui constituait la commande originale de Présence Africaine et qu’évoquait la question rhétorique posée par Resnais et Marker : « Y aurait-il un art fait par les populations primitives et un autre art fait par les populations évoluées, deux arts avec une essence totalement différente ? »53 La ressemblance de forme entre les sculptures et les masques africains et l’être humain fonctionne comme métaphore d’un socle universel commun à toutes les cultures et toutes les fratries. L’universalité en tant que reconnaissance des particularités confère à la question des statues africaines une résonance à l’échelle humaine. Le dénouement constitue le moment le plus anticolonial du film, en ce sens que le déni de la rupture entre deux civilisations signifie le rejet du fondement de la légitimation coloniale.
Madeleine Rousseau écrit que « la rencontre vraie avec l’Afrique c’est à travers les formes d’abord qu’elle se fit »54. On pourrait suggérer que la ressemblance entre les formes sur laquelle Les Statues meurent aussi se conclut, et qui suggère une rencontre entre l’Europe et l’Afrique, constitue une autre projection de la similitude sur la différence et une appropriation de l’altérité. Cela signifierait que la « promesse » de l’art africain s’inscrit dans la grille des conceptions occidentales. Cependant, cette position confond l’artefact et sa forme. La reconnaissance visuelle d’une forme par Marker ne désigne qu’une ressemblance – quelle que soit la différence culturelle de sa genèse. Cette reconnaissance des particularités est seule garante d’une possible universalité.
Par-delà l’altérité et le centre
J’ai regardé le film et je dois dire que je ne me suis même pas demandé si le film avait été fait en 1952. Pour moi, c’est un film d’actualité. C’est un film que je dirais d’avant-garde, c’est-à-dire, qui se projette dans le temps. […] Moi je ne le connaissais pas avant, mais ça m’a fait un énorme plaisir, parce qu’au moins, ça m’a effacé une image du cinéma africain fait par les Européens.55
Marker s’oppose à la conception occidentale des objets traditionnels, et substitue son altérité par une autre dans la première partie du film : il les voit comme la manifestation d’une conception de l’art qui diffère de la nôtre. Leur ontologie différente implique que leur déplacement dans le musée ne les a pas rapprochés de nous mais les a paradoxalement éloignés, en les privant de leur essence. Ils sont « dépouillés de leurs fonctions spirituelles en étant désignés comme ‹ spirituels › », précise König56. Le « regard vivant » porté sur eux, qui a disparu, est en effet celui de la société dans laquelle l’objet avait sa place. Malgré ces différences de conception, ces manifestations sont présentées dans la dernière partie du film comme identifiables aux nôtres. La similarité dans la forme est symbolisée par celle du visage humain, portant en elle un appel moral. Cette évolution du film, qui part du postulat d’une différence qui ne peut être ni récupérée ni assimilée, se déplaçant vers un discours de similitude et d’égalité dans lequel l’acceptation est formulée comme un destin commun57, coïncide remarquablement avec l’évolution de la pensée africaine, du mouvement de la négritude dans les années 1930 (soulignant cette même différence antithétique) aux mouvements menés par des figures comme Cheick Anta Diop (affirmant un processus commun d’où la culture occidentale a surgi et qui confirme cette ressemblance).
Ce mouvement est plus spécifiquement présent dans le destin que le film assigne à l’art africain. La première partie évoque la dégradation du cultuel au culturel et finalement la « mort » des statues africaines dans le musée, dont la seule fonction est de « rester témoin d’un passé ‹ primitif › »58. Les raisons de la muséologisation sont donc essentiellement réflexives : elles répondent à une autodéfinition. En ce sens, les artefacts africains n’étaient pas dans les marges, mais essentiels au centre59. Pour Mudimbe, cette affirmation de l’altérité constitue la part négative d’une dialectique : l’appropriation par le musée convertit l’altérité en identité et en un imaginaire occidental. C’est pourquoi Les Statues meurent aussi tente dans la première partie du film d’affirmer et de reconnaître la valeur des objets africains hors du musée ou de l’imaginaire occidental. On pourrait adresser au film le reproche exprimé notamment par Geurmann60 : Les Statues meurent aussi ne fait que renverser la hiérarchie normative coloniale par son estime simpliste envers les objets africains et par une caricature du « bon Noir versus le mauvais Blanc ». En inversant les valeurs coloniales, le film les reproduirait sans les mettre en cause. Cependant, la promesse d’égalité revendiquée vers la fin du film nous rapporte une fois de plus à sa dynamique interne qui évolue de la reconnaissance de l’art noir et des valeurs africaines à un humanisme plus large. Dans l’héritage du mouvement de la négritude – et non, comme le prétend Alter, « en opposition flagrante avec l’appel populaire à la négritude »61 – Les Statues meurent aussi revalorise ce qui a été nié, afin de revendiquer sa place dans l’universel. En gardant à l’esprit que Marker conçoit la mort d’un objet comme la disparition du « regard vivant qui se posait sur lui » (vo), sa restauration cinématographique ultimement positive par le biais d’un regard porté (et irrévocablement transformé, renouvelé) sur les artefacts, doit être comprise comme une phase nécessaire de reconnaissance sans laquelle il n’y aurait après tout pas de critique valable. De plus, affirmer qu’une telle réévaluation constitue simplement un renversement de la hiérarchie occidentale et reste pour cette raison tributaire du paradigme occidental reproduit en fin de compte l’opposition dualiste de l’altérité et de l’identité, et ainsi n’échappe pas au paradigme critiqué.
Outre cette importante revalorisation, Les Statues meurent aussi évoque dans sa dernière partie un tournant qui procure au film une dialectique totalement différente de celle d’un récit récupérateur, qui serait ensuite rectifié. La dialectique est celle de la libération, qui va « du silence à la promesse »62, où la mort a une fonction constitutive. L’art – et précisément celui qui est en relation avec la mort et qui lui résiste – se transforme, comme le montre le film. L’idée de l’art africain propagée par Les Statues meurent aussi est aussi celle de la transformation, mais une transformation par laquelle l’art émerge de ses débris pour se manifester à travers des formes déconstructives. Les Statues meurent aussi va donc plus loin que ne le suggère la description du film par Lupton, selon laquelle le film donne une « vision de l’impact culturel destructeur du colonialisme et des conséquences de l’imposition d’un regard impérial blanc sur l’art et la culture africains »63. Les Statues meurent aussi répond plutôt à la conclusion d’Ulli Beier :
Il n’est plus possible de regarder l’art africain en n’y voyant qu’un processus continu et rapide de désintégration. Nous pouvons maintenant affirmer que l’art africain a répondu aux bouleversements sociaux et politiques qui ont eu lieu sur tout le Continent. L’artiste africain a refusé d’être fossilisé.64
Mudimbe complète cette réflexion : « Malgré sa violence, cette discontinuité ne signifie pas nécessairement la fin de l’art africain ; il semble plutôt que les anciens modèles sont largement en train d’être réadaptés »65.
Les Statues meurent aussi dépasse ainsi l’histoire statique selon laquelle toute transformation d’artefacts africains immuables est unilatéralement liée à l’intervention coloniale qui a dérobé ces objets et, ce faisant, les a immobilisés encore plus.
En 2008, Les Statues meurent aussi est présenté en ces termes :
Alain Resnais et Chris Marker dénoncent le colonialisme et l’ethnocentrisme de l’Occident à travers un essai sur l’art africain. Les créations authentiques liées à la spécificité des cultures panthéistes et magiques de ces régions, en particulier les statues et les masques, sont corrompues par le colonialisme qui les remplace, petit à petit, par une activité artistique de série et mercantile…66
Cependant, le film excède largement cette association d’exotisme et de pitié exprimée dans le programme du festival. Le film ne se termine pas sur un constat d’acculturation. La mort de l’artefact entraîne autre chose que la perte de l’aura67. La résurrection de l’art muséologisé va même plus loin que la métamorphose au sein du musée telle que théorisée par Malraux dans son musée imaginaire. Les Statues meurent aussi rejette ainsi l’idée monolithique selon laquelle l’art africain serait condamné par la mort de ses objets « primitifs » tout comme le discours allochronique du « déni de co-temporalité »68. Cette critique est toujours pertinente aujourd’hui : l’art africain est encore associé aux objets du musée ethnographique, par quoi les représentations qu’ils promeuvent sont situées en dehors du temps. Les Statues meurent aussi délaisse cette vision synchroniste de l’art, définie à un moment historique déterminé, pour considérer l’art comme changeant, dans l’espace comme dans le temps, celui-ci négociant à la fois l’espace et le temps. Ainsi, le film récuse la dichotomie entre le traditionnel et le moderne d’un côté, et entre le centre et la périphérie de l’autre. Le pouvoir de transformation qu’il attribue à l’art africain comprend le passé, se projette dans le futur et se présente comme universel. Le film rejette l’idée que l’art noir contemporain serait une déviation d’un art plus « authentique » et attribue – avec Spivak69 – un potentiel créatif à l’hybridité qui engendre de nouvelles significations et qui s’oppose à l’idée même de muséologisation70. La domestication et la destruction de l’art africain ne constituent pas un point final, mais un cadre négocié à son tour par l’art africain contemporain, qui tient la promesse formulée par Marker à la fin de son film.