Le « film-séquence », une pratique d’avant-garde à l’intersection du cinéma et de l’ethnographie
Le cinéma et l’anthropologie constituent deux champs qui ont longtemps évolué indépendamment l’un de l’autre. Néanmoins, l’ethnographie de terrain et le cinéma documentaire se développent non sans liens au tournant du xxe siècle. Un parti pris d’objectivité ou d’objectivation détermine leur articulation, qui s’exprime dans le cas du cinéma (et de la photographie) par l’élaboration d’un « style documentaire »1. La plupart des pratiques et des discours du cinéma ethnographique se fondent sur un principe d’observation, tendant à réduire, voire à effacer toute instance d’énonciation. Pourtant, la multiplicité des points de vue, l’interaction entre le filmeur et le filmé, tout comme l’hybridité des outils de l’enquête ethnographique représentent autant d’agencements énonciatifs qui orientent les contenus de représentation anthropologique. Nous entendons ici interroger le développement de nouvelles modalités de filmage qui se développent à la frontière du cinéma et de l’ethnographie de terrain, dans les années 1950 et 1960, tant en Europe qu’aux États-Unis, en faisant porter l’accent sur la dimension formelle de ces films.
En effet, le cinéma ethnographique, dès les années 1950, s’élabore au travers de formes spécifiques et expérimentales, dont la particularité repose selon nous sur la pratique du « film-séquence » – qu’il faut distinguer du « plan-séquence », théorisé par Bazin à la même époque2. Peter Loizos en propose la définition suivante :
L’enjeu principal […] du tournage de films anthropologiques repose sur l’argument selon lequel, dans toute culture, la plus grande partie de ce qui se produit implique des « événements » structurés culturellement [culturally structured « events »] qui peuvent être identifiés et filmés comme des unités. […] Il semblerait en effet que la vie de la plupart des personnes est composée de séquences d’activités structurées [sequences of structured activities] – se lever, préparer un repas, se livrer à des activités de production, argumenter, régler des différends, se prêter à des rituels et à des cérémonies, relater des mythes –, et de nombreux films anthropologiques […] se concentrent de façon caractéristique sur les séquences de tels événements.3
La structure du film-séquence est indissociable des notions d’action, d’événement, d’interaction et d’environnement qui peuvent devenir performatifs – résonnant sur ce point avec la théorisation des events et des happenings dans le contexte du nouveau théâtre et du renouvellement des scènes artistiques. Les répercussions de l’action art sur les pratiques ethnographiques nous paraissent peu étudiées, alors que les théoriciens des néo-avant-gardes ont, semble-t-il, absorbé les apports de l’ethnographie : aussi Hal Foster peut-il théoriser dans les années 1990 un « tournant ethnographique » de l’art contemporain4. Quelques vingt ans plus tard, ce discours revient en force au sein des institutions spécialisées dans les arts primitifs5, ce qui leur permet de valoriser les cultures premières comme des démarches expérimentales, rejouant ainsi une stratégie d’appropriation qui était déjà très présente dans les avant-gardes historiques, mais sans remettre en cause leur propre fonctionnement et logique d’annexion, en tant qu’agents postcoloniaux – à la différence des avant-gardes qui critiquaient toute instance de légitimation et promouvaient le primitivisme comme puissance de déstabilisation de la culture dominante. En d’autres termes, repenser les liens irréductibles entre ethnographie et cinéma permet de reconsidérer la question du colonialisme.
Dans tous les cas, une tension se noue entre le travail de mise en forme du film et la théâtralité de l’événement filmé dans le cinéma ethnographique des années 1950-1960. La catégorie du « film-séquence », qui n’a guère été prise en compte dans l’histoire et la théorie du cinéma documentaire6, permet de comprendre comment l’événement et le film s’articulent, problématisant le modèle prescriptif de l’objectivité. Le mot-valise « avant-doc »7 permet de préciser leur relation en croisant pratiques d’avant-garde et pratiques documentaires, qui sont le plus souvent envisagées parallèlement et non conjointement. Ce concept est thématisé dans les années 2000 par Scott MacDonald, bien que les enjeux soulevés remontent aux années 1920 et aux avant-gardes historiques8. MacDonald évoque un tournant « expérimental » du film documentaire, qu’il relie au Film Study Center fondé par Robert Gardner en 1957 à l’Université de Harvard9. Nous articulerons cette hypothèse d’un tournant « expérimental »10 à la question du « film-séquence », formalisée dès les années 1970 par ses principaux protagonistes, à savoir John Marshall et Timothy Asch.
Un certain « formalisme » est à l’œuvre dans les pratiques du cinéma ethnographique d’après-guerre : les procédés de composition et les inventions formelles du cinéma ethnographique se démarquent de l’ethos de l’observation participante11 ou de la problématique des différences culturelles – l’autre « primitif », suivant la logique de l’allochronisme qui a été déconstruite par Johannes Fabian dans les années 198012. La question de l’ailleurs ne se pose pas qu’en termes géographiques ou d’anthropologie culturelle, mais aussi en termes filmiques ; en l’occurrence : une autre forme cinématographique pour une autre pratique d’expérimentation et de recherche. Le documentaire ethnographique des années 1950 se distingue selon nous tant de l’évolutionnisme scientifique que du primitivisme des avant-gardes historiques13. La réflexivité et les interactions réciproques de chaque pratique – le cinéma documentaire, l’ethnographie et l’anthropologie visuelle14 – produisent in fine une nouvelle praxis filmique, indiscernablement hybride, qui participe de l’anthropologie partagée et des « néo-avant-gardes » artistiques et filmiques. Nous en voulons pour preuve les prises de position de Jean-Luc Godard15 ou de Jacques Rivette16 qui construisent Jean Rouch en inventeur d’un nouveau cinéma et en précurseur de la Nouvelle Vague : l’auto-ethnographie et l’ethno-fiction deviennent des genres à part entière, pratiqués tant dans la métropole que dans les colonies. Rappelons également le projet de film moins connu de Robert Gardner, cinéaste-ethnographe, et de Sidney Peterson, cinéaste néo-avant-gardiste, qui tentent de réaliser une fiction documentaire avec les indiens Kwakiutl17. Le cinéma ethnographique, du moins tel que le conçoit Gardner, est d’avant-garde (ses premiers documentaires sont d’ailleurs des portraits d’artistes – dont l’intention est résolument artistique18).
En Europe, le cinéma ethnographique s’institutionnalise dès le début des années 1950, autour de la création de comités du film ethnographique, tant sur un plan national qu’international. La situation est différente des deux côtés de l’Atlantique : les organismes américains sont rattachés aux arts visuels (en particulier, le Film Study Center, initialement associé au Peabody Museum d’archéologie et d’ethnologie à sa fondation en 1957, et qui est incorporé dès 1964 au Carpenter Center for the Visual Arts) ; les comités européens se développent quant à eux en étroite interaction avec des institutions anthropologiques et scientifiques. Ainsi, le célèbre Comité du film ethnographique est fondé au Musée de l’Homme à Paris en 1952, notamment par André Leroi-Gourhan, et animé dès 1953 par Jean Rouch avec la collaboration d’anthropologues tels que Claude Lévi-Strauss, Edgar Morin, Roger Caillois et de cinéastes tels que Alain Resnais ou Marc Allégret19. Même si la visée du Comité du film ethnographique est scientifique et épistémologique, la dimension formelle et expérimentale ne joue pas moins un rôle important dans leurs productions filmiques.
Dans son texte inaugural de 1948, intitulé « Cinéma et sciences humaines : le film ethnographique existe-t-il ? », Leroi-Gourhan distingue trois types de « films considérés comme ethnographiques » :
Le film de recherches, qui n’est qu’un moyen d’enregistrement scientifique parmi les autres.Le film documentaire public ou « film d’exotisme », qui est une forme du film de voyage.Et […] le film de milieu, tourné sans intention scientifique, mais qui prend une valeur ethnologique par exportation, comme une intrigue sentimentale en milieu chinois ou un bon film de gangsters new-yorkais deviennent peintures de mœurs curieuses lorsqu’on change de continent.20
Leroi-Gourhan répond donc positivement à la question rhétorique de l’existence du film ethnographique. Par la suite, les différents comités nationaux du film ethnographique vont s’engager dans cette direction en produisant et diffusant des films de recherches, conformément à la définition qui a eu le plus de retombées dans l’histoire du cinéma ethnographique jusqu’à présent. Précisant sa pensée, Leroi-Gourhan distingue dans son article deux modalités de tournage de films de recherche : les notes cinématographiques et le film organisé.
Notes cinématographiques : Ces bouts tournés au jour le jour, sans plan déterminé, rendent d’éminents services et l’on commence à utiliser la caméra comme un bloc-notes. […]Film organisé : Un film de recherches doit être fait comme un film commercial. Il exige un « métier » cinématographique suffisant. Le scénario est fourni par l’action déjà connue et répétée, un découpage minutieux des séquences et des images est indispensable, les angles, les panoramiques, les plans sont étudiés et préparés selon la plus rigoureuse technique.21
Un certain nombre de protocoles de tournage ont été établis sur la base du film de recherche, qui visent à une rigueur scientifique et à une objectivité dans la représentation, non seulement en France mais aussi et surtout en Allemagne22. Un tel idéal « scientifique » oriente également le tournage de films par des anthropologues américains dès les années 1930 (nous pensons ici en particulier aux films de Margaret Mead et Gregory Bateson, d’abord tournés à Bali puis en Nouvelle-Guinée, culminant dans les années 1950 avec la série « Character Formation in Different Cultures »). Comme Margaret Mead l’explicitera par la suite23, les principaux protocoles de tournage, garants de l’objectivité de la documentation ethnographique, consistent en une caméra installée sur un trépied, en des plans larges et fixes, sans mouvements de caméra. L’idéal est celui d’une bonne lisibilité de l’image, conformément aux préceptes d’une absence de réflexivité du sujet filmant, celui-ci devant s’effacer. Ces règles formelles sont pourtant rapidement transgressées, tant au sein du Comité du film ethnographique français que par Gregory Bateson lui-même qui assure le tournage des filmés écrits et commentés par Margaret Mead24. La notion de « caméra participante », théorisée par Luc de Heusch25, et que Rouch décline et prolonge à travers la métaphore de la « ciné-transe »26, thématise cette transgression formelle et heuristique. Rouch pourra ainsi polémiquement affirmer en 1968 :
Quand les cinéastes font des films ethnographiques, ce sont peut-être des films, mais ils ne sont pas ethnographiques, mais quand les ethnographes font des films, ils sont peut-être ethnographiques, mais ce ne sont pas des films. […] il semble que l’on puisse dire qu’un film est ethnographique quand il allie la rigueur de l’enquête scientifique, à l’art de l’exposé cinématographique.27
Cet « art de l’exposé cinématographique » renvoie à la construction et à l’organisation narrative du film ethnographique. En ce sens, il n’est pas possible de rigoureusement séparer la dimension épistémologique de la dimension artistique et formelle, voire performative, du cinéma ethnographique. Par-là, Rouch élargit considérablement le champ de l’ethnographie, qui ne peut plus être réduit à une simple enquête de terrain, ni à une restitution objective des événements.
Le distinguo opéré par Leroi-Gourhan entre deux types de films de recherches, les notes cinématographiques et le film organisé, connaîtra une fortune inattendue. En effet, nous pouvons appliquer cette typologie au cinéma de John Marshall, qui évoluera d’une structure à l’autre. The Hunters (1957), monté avec l’aide de Robert Gardner, constitue un film organisé ou de synthèse très structuré narrativement, que John Marshall a tourné dans le désert du Kalahari dès le début des années 1950, lors d’expéditions organisées par sa famille. John Marshall, qui n’est guère satisfait du résultat, réalise de nouvelles séquences en 1957-1958, centrées sur des interactions sociales ou des rituels, qui deviennent à proprement parler des « notes cinématographiques », pour reprendre les propos de Leroi-Gourhan. L’expérience du « film organisé » s’avère décevante : l’unité créée ne correspond pas à la réalité ; faire récit revient à déformer les situations d’interaction filmées (le film raconte la traque et la mise à mort d’une girafe, sur plusieurs expéditions, présentées comme une seule et même traque, sans ellipse). L’aîné Marshall rejette radicalement ce film qu’il a pourtant « produit », et qu’il recommandait de centrer autour de la documentation de techniques, de comportements, de gestes, de savoir-faire. John Marshall développera dès lors une forme cinématographique expérimentale, qui récuse toute prétention à la synthèse et à la connaissance scientifique.
John Marshall et Timothy Asch, ce dernier ayant collaboré avec l’ethnologue Napoleon Chagnon sur une série de films centrés sur les Yanomamis en Amazonie, décrivent leur pratique filmique en recourant à la catégorie du « film-séquence » (ou film sequences28), que nous pouvons rapporter – sans néanmoins les confondre – à la prise de « notes cinématographiques ». Marshall reviendra par la suite sur cette pratique du film-séquence à travers la notion de « film-événement »29 (pour l’une des rares occurrences en français de ce terme, voir la traduction d’un article de Paul Henley dans la revue L’Homme30). Pour notre part, nous préférons maintenir la référence « technique » à la séquence (le lien entre ces deux notions est par ailleurs avéré par Marshall lui-même : « Les événements [events] correspondent aux séquences [sequences] dans le film, et ce concept est utile lors de la réalisation de films [in filmmaking] »31). Le film-séquence désigne donc la réduction du film à l’unité narrative d’un événement, se déroulant sur une durée continue et ne formant qu’une seule et même séquence. Afin d’éviter toute équivoque, il faut souligner que le film-séquence ne se réduit pas à un plan unique. Pour expliciter la logique de cette structure, citons un texte collectif de Timothy Asch, John Marshall et Peter Spier qui commentent cette pratique :
Le film de reportage, qui est un film tourné selon la méthode du film-séquence, présente de larges unités continues de comportements [whole single units of behavior], que les anthropologues confirmés étudient. […] La réalisation de films-séquences de haute qualité ethnographique est un travail exigeant qui repose sur la collaboration étroite d’un anthropologue et d’un cinéaste.32
Les auteurs insistent sur la restitution filmique d’unités indivisibles du comportement des personnes filmées. Cette notion peut tout aussi bien recouper des rituels, des cérémonies (scarification, mariage, funérailles, initiation à l’âge adulte, etc.), que des activités quotidiennes, des gestes du travail ordinaire ou des interactions sociales. Au niveau de la caméra, le film-séquence implique de respecter l’unité d’un événement extrafilmique, les coupes et changements d’échelles de plans devant mettre en valeur son unicité – ce qui pose évidemment la question de savoir comment découper l’action sans rompre son unicité événementielle. L’événement étant par définition indivisible, le film doit se réduire à un noyau descriptif, voire narratif, unique. Le film-séquence ne correspond donc pas à l’unité plus circonscrite ou limitée du plan-séquence. Pour Bazin, le plan-séquence, exploitant la profondeur de champ par un « découpage » qui fait disparaître la notion de plan (ce sont ses propres termes), constitue une unité narrative répondant à un « parti pris de réalisme » – pour finalement se mouler sur la « robe sans couture de la réalité »33. Sans s’attarder sur les réseaux métaphoriques et l’ontologie de la présence pure des articles de Bazin, précisons simplement qu’il affirme ici une illusion de continuité, construite filmiquement par un effacement des coupes (pourtant bien présentes, les plans s’enchaînant le plus souvent à l’intérieur de l’unité de la séquence). Le découpage dans le plan-séquence ne porte pas sur les plans à proprement parler, mais sur l’articulation des actions à l’intérieur du plan (et entre eux) – qui devient dès lors une séquence, en investissant différents étagements et échelles de plans. Aussi une action peut-elle se dérouler à l’arrière-plan, tandis qu’une autre se développer parallèlement et simultanément à l’avant-plan ; autrement dit, des actions différentes se déroulent conjointement dans un seul et même plan-séquence. Or, à la différence de ces effets de continuité, c’est la notion de découpage qui disparaît dans le film-séquence au sens où monter l’événement ne produit pas des actions différentes ; l’action est effectivement découpée (des coupes franches intervenant), elle n’en perd pas pour autant son unité d’événement singulier [whole single units of behavior], que celui-ci soit documentaire, narratif ou dramatique. La construction du plan-séquence repose sur la profondeur de champ (c’est-à-dire une idée de la réalité, induisant une impression de réalité), tandis que celle du film-séquence repose sur l’unicité de l’action, appréhendée empiriquement, que celle-ci soit saisie en gros plan ou en plan rapproché chez Marshall, ou en plans larges chez Asch, pour renvoyer à leurs pratiques. En effet, chez Marshall, le gros plan constitue le trope privilégié de ses films-événements, en ce sens qu’il permet de se rapprocher immédiatement de l’action en la faisant apparaître sous un autre jour sans briser son unité. Selon notre hypothèse, le film-séquence, à la différence du plan-séquence, repose sur la participation de l’opérateur à l’action, celui-ci soulignant l’unité et la continuité d’un événement singulier, en s’y impliquant activement, par le biais de la caméra, jusqu’à constituer cette unité. Précisons un point important : le film-séquence porte sur l’unicité d’une action que la caméra constitue, mais celle-ci ne détermine pas pour autant l’identité de l’action, qui aurait été différente si elle n’avait pas été filmée (un rituel ou un geste ordinaire aurait bien eu lien, mais leur identité n’aurait pas été la même).
En 1993, John Marshall précise le caractère déterminant du film-séquence dans sa pratique :
J’ai essayé de filmer attentivement et dans leur intégralité des événements de l’intérieur, au lieu de m’en tenir à distance et d’en prendre quelques plans. J’ai essayé d’utiliser le langage des angles de vues et des distances de plans pour filmer les personnages depuis leur propre perspective. Je me considérais comme un participant-observateur avec ma caméra.J’ai nommé séquences [sequences] les films d’événements [films of events] que j’ai réalisés.34
Filmer des personnes de leur propre point de vue tout en participant soi-même à l’action, constitue un geste paradoxal, conformément à une logique de dédoublement : l’opérateur, c’est-à-dire l’homme à la caméra ou l’ethnographe outillé, se met dans la posture du personnage ou des personnes observées dans le film, tout en assumant le rôle d’embrayeur de l’action (« je est un autre », le jeu de l’ethnographe consistant à adopter une position où il est le même et l’autre, sans contradictions mais pas sans ambivalence conceptuelle, culturelle et politique). Pour restituer le point de vue des personnages filmés, Marshall utilise les potentialités formelles de la caméra : les cadrages, les échelles de plans, la mobilité de la caméra, participant à l’action et créant ainsi l’unicité de l’événement. à la différence de l’observation participative de Malinowski35 ou par la suite de l’étude des interactions sociales d’Erving Goffman36, Marshall souligne l’importance de la caméra comme instrument par lequel la participation se construit. L’équipe de tournage devient un agent déterminant de l’unicité de l’action : le film-séquence repose sur une « agentivité »37 appareillée ou outillée, le dispositif technique étant déterminant dans les interactions entre l’événement et sa restitution filmique (selon nous, l’anthropologie visuelle38 tend à minimiser cette dynamique interactionnelle).
Marshall, dans sa série de films sur les Ju/’hoansi, a recours à des plans relativement courts et mobilise très souvent le gros plan, qui abolit la profondeur de champ. Il faut donc distinguer unité narrative (ou dramatique) et unité d’action : le film-séquence construit formellement l’action dans son unicité, à la différence du plan-séquence qui inscrit différentes actions dans une unité narrative. Tout ce que l’on voit, dans un film-événement, contribue intégralement et exclusivement à l’unité de l’événement : Marshall s’inscrit dans une forme de « nouveau théâtre » proche du mode performatif, où l’action construit à la fois le cadre interactionnel et le cadre filmique (et non plus le schème narratif, selon les règles du théâtre traditionnel). Précisons notre propos : Marshall ne cherche pas à produire des événements ou des events (dans le sens de Fluxus) en les filmant ; au contraire, il s’attache à filmer des actions en y participant sans briser la continuité de l’action39.
Prenons les quatre films suivants, qui construisent tous une unité d’action manifeste : A Group of Women (1961), des femmes qui se reposent à l’ombre d’arbres ; A Joking Relationship (1962), une scène de séduction entre une jeune fille et son oncle ; N/um Tchai : The Ceremonial Dance of the !Kung Bushmen (1969), une cérémonie de possession et de guérison ; et An Argument about a Mariage (1969), l’opposition entre deux clans autour d’une femme et son enfant, né pendant sa captivité chez des fermiers boers. Nous pouvons distinguer parmi ces quatre films A Joking Relationship et An Argument about a Mariage qui mettent en jeu une dynamique participative, en ce sens que la caméra construit l’identité de l’action (nous pensons ici aux nombreuses adresses à la caméra et à l’interpellation de Marshall par les acteurs). Dans A Joking Relationship, l’événement, directement filmé, repose sur un espace de jeu entre la jeune fille, l’oncle et John Marshall derrière la caméra : la scène de séduction entre les protagonistes (la jeune fille et son oncle) est médiatisée par le biais de la caméra, celle-ci devenant un protagoniste à part entière. La jeune fille et l’oncle, qui reviennent comme des personnages récurrents dans l’ensemble des films de Marshall tournés dans le désert du Kalahari, s’adressent explicitement à la caméra, interpellant l’opérateur et l’impliquant lui aussi dans la scène de séduction. En revanche, dans An Argument about a Mariage, l’événement est produit hors-champ par l’intervention directe et attestée dans le film lui-même de la famille Marshall en vue de la libération de Ju/’hoansi enlevés par des fermiers blancs et contraints au travail forcé. Le film, après une partie introductive et explicative, en expose l’une des conséquences : Baou a eu un enfant lors de sa captivité, alors qu’elle était déjà mariée ; le film-séquence à proprement parler porte sur la querelle entre les deux clans à propos de cette relation illégitime. Le film fait ici événement, en donnant à l’unité de l’action une identité propre : sa préparation et sa conception reposent sur la libération effective des captifs (l’opérateur capte à travers la forme du film-séquence une scène qui n’aurait pas eu lieu sans l’action de la famille Marshall).
Le mode de tournage de John Marshall est singulier : les gros plans, découpant les corps, isolant des détails, épousant les mouvements des personnages, créent une sensation de forte proximité, sans le risque de voyeurisme que peut induire un zoom. Cet effet est particulièrement accentué dans A Group of Women, Marshall morcelant le corps des femmes et enfants (mains, seins, épaule, ventre, visage) jusqu’à rendre difficile toute reconnaissance des sujets filmés. Les mouches sur les corps allongés deviennent encore plus saillantes que ceux-ci, inversant le rapport fond/motif. Le point de vue de la caméra est à hauteur des sujets filmés, ou plus précisément en très léger surplomb, réduisant au maximum la distance qui pourrait différencier l’opérateur du groupe de femmes. Extrayons arbitrairement une séquence de cinq plans, d’une durée de deux minutes, à l’intérieur de la continuité de l’événement. Cet extrait (un nourrisson à qui sa mère refuse le sein) est indissociable d’une unité d’action plus large. La proximité de la caméra relègue au second plan le dialogue entre les femmes, pourtant traduit par des sous-titres. Notre attention est portée sur des détails qui saturent l’écran : le creux d’une épaule, la coiffure de la femme, un mouvement de bras, des mouches, le téton hors d’atteinte du bébé, les gestes de la fillette. La seconde partie de N/um Tchai : The Ceremonial Dance of the !Kung Bushmen, comme souvent dans les films-séquences de Marshall, constitue la séquence à proprement parler, suite à une introduction explicative et pédagogique (Marshall recourant ici à la voix over et à des arrêts sur image pour présenter les sujets filmés et situer leurs actions ou interactions, comme Asch le fait très régulièrement). La première partie relève d’une captation assez classique, maintenant une distance qui permet de situer la cérémonie de guérison dans son contexte global. Dans la seconde partie, le travail de mise en forme est exacerbé, ne passant plus par l’omniprésence du gros plan mais par des jeux d’abstraction réduisant parfois les personnages à de simples silhouettes qui se détachent du paysage à la tombée de la nuit, ainsi que par le brouillage du plan, des corps, fragmentés et morcelés, apparaissant à l’avant-plan et masquant les autres participants à l’arrière-plan.
Revenons à la comparaison ou à la différenciation entre les démarches de John Marshall et de Tim Asch. Marshall entretient une relation de proximité avec les sujets filmés, par sa maîtrise de la langue, l’immersion dans le terrain et la relation d’amitié qu’il entretient avec plusieurs Ju/’hoansi (rappelons que la famille Marshall a été renommée par leurs amis, John Marshall ayant reçu le nom de l’oncle qui est le protagoniste de la plupart de ses films-séquences, ≠Toma). Ce n’est pas le cas de Tim Asch, ancien assistant de Mead en 1959 et co-monteur des films-séquences de Marshall tournés au Kalahari. Asch s’est associé la collaboration de l’anthropologue Napoleon Chagnon, grand connaisseur des Yanomami, pour réaliser sa série de films sur les sociétés indiennes du Brésil et du Venezuela, de 1968 à 1971, accumulant plus de cinquante heures de films 16mm en couleur. Asch recourt aux nouvelles potentialités offertes par la technologie du son synchrone40 (tandis que Marshall a recours à du son post-synchronisé qui est cependant pris sur le terrain). Son projet filmique est indissociable d’un projet pédagogique41 et épistémologique : Asch adhère à la pratique du film-séquence en vue d’intégrer ses courts métrages dans un vaste projet d’enseignement destiné aux universités américaines. Son approche s’inscrit dans une perspective plus objectivante que celle de Marshall, le zoom constituant le trope privilégié de sa pratique filmique. Il maintient ainsi une distance envers la scène filmée, le dé-zoom révélant le plus souvent la posture distante de l’homme à la caméra (tout en contextualisant l’espace dans lequel s’inscrivent les sujets filmés). Le rapport de force et de pouvoir entre l’observateur et l’observé est ainsi pour une part maintenu : d’ailleurs, les fréquentes apparitions de Asch lui-même à l’écran, parfois en compagnie de Chagnon, filmé par sa femme Patsy Asch ou par Chagnon, le représentent dans la position d’un observateur scientifique, au travail sur le terrain. La série des Yanomami, qui comportent une vingtaine de films et qui ont également fait l’objet de diffusion à la télévision, documente les différentes cérémonies et les activités quotidiennes de ces sociétés au fil des jours. Ces films, qui s’ouvrent souvent sur une carte géographique qui situe le terrain et une voix over qui présente le sujet de l’étude, mettent en scène les échanges et la rencontre entre l’anthropologue, le cinéaste et les indiens, celui-là explicitant l’usage de leurs techniques et de leurs coutumes.
Le film qui l’a rendu célèbre, The Ax Fight (1975), se démarque du reste de la série, en ceci qu’il met en abyme son propre fonctionnement et qu’il questionne la prétention à l’objectivité de la science ethnographique et de la caméra observante. Le film est composé de deux parties principales, la première présentant le métrage brut tourné précipitamment sur place par Tim Asch, et Craig Johnson au son. Un violent conflit entre les villageois et des invités a éclaté de façon inattendue au début du séjour sur le terrain de l’équipe de tournage. Asch et Johnson réagissent immédiatement en filmant et enregistrant les scènes d’altercation, la caméra changeant en cours de tournage de position, quittant le point de vue éloigné initial pour un point de vue frontal, plus rapproché, changeant radicalement la représentation de la scène. L’opérateur et le preneur de son ne comprennent visiblement pas les tenants et aboutissants de la scène, construisant leurs plans d’un point de vue tâtonnant, faisant progressivement le point de netteté en se concentrant sur une partie de l’action, zoomant et dé-zoomant en cherchant à déterminer le centre de focalisation le plus signifiant (sans jamais véritablement y parvenir). L’anthropologue Chagnon, qui occupe une position voisine de la caméra, propose une première interprétation de la scène, qui s’avère par la suite complètement erronée. Tim Asch aurait pu construire un film cohérent à partir des matériaux tournés et enregistrés, en se rapportant aux clefs d’interprétation fournies par les différents informateurs et synthétisées par Chagnon en un second temps. Il n’en est rien. Suivant un parti pris radical, Asch conserve cette première séquence de façon brute, sans la monter. Dans la seconde partie du film, il met en évidence la mésinterprétation de Chagnon, jetant le soupçon sur la position de savoir de l’anthropologue. Il analyse la séquence dans les détails, en procédant à des arrêts sur image et à des focalisations sur les acteurs et les actrices de la scène désignés par des flèches. Néanmoins, il ne s’écarte pas radicalement de l’explication de Chagnon et de l’effort de rationalisation ethnographique, en reproduisant des schémas de parenté explicitant les conflit sociaux et ethniques qui déterminent l’altercation. En un dernier temps, il propose un remontage de la scène, en excluant les éléments non signifiants et en linéarisant la séquence. Il met ainsi en crise, à travers un effet de réflexivité et de miroir critique, le fonctionnement même de sa série de films sur les Yanomami. Il évolue ainsi d’un projet pédagogique à une pédagogie du regard, qui déconstruit la prétention à l’objectivité et au bien-fondé du savoir scientifique, portant le soupçon sur la posture de l’observateur et la « bonne distance » de la caméra qui relaye son point de vue.
Robert Gardner, nous l’avons dit, collabore au montage de The Hunters. Il empruntera cependant, pour ses propres films, une voie déviante, éloignée tant du film-séquence que du « film organisé », rompant avec toute prétention à l’objectivité, et qui fera l’objet de critiques et de polémiques au sein de la communauté anthropologique américaine, en particulier de la part de cinéastes-ethnographes42. Il développe des films « ethnographiques » qui ne reposent pas sur l’étude de terrain et qui s’approchent de formes expérimentales, voire abstraites, de tournage, en accordant par ailleurs une importance fondamentale au son, utilisé de façon non réaliste ou redondante. S’il sacrifie encore dans Dead Birds (1964) à la voix over et à une structure narrative (centrée sur la violence de la société des indiens Dani), puis dans Rivers of Sand (1974) à la présence d’un personnage-narrateur (Omale Inda qui met en scène, interprète et « fabule » son propre rôle de victime au sein d’une société patriarcale au Sud de l’Éthiopie43), il s’en écartera singulièrement dans l’un de ses plus ambitieux projets conçu avec l’anthropologue Ákös Öster, spécialiste de la culture indienne44, Forest of Bliss (1985, avec une bande son réalisée en collaboration avec Ned Johnson45). Ce dernier film, centré sur les cérémonies funéraires à Bénarès, renonce non seulement à la voix over, au sous-titrage et au doublage des dialogues, mais également à toute tentative d’explicitation ou de commentaire. Les plans, qui se succèdent par coupe franche sans articulation explicite entre eux, ont une valeur descriptive tout en se constituant en une série d’impressions subjectives. Dotés d’une forte valeur symbolique, ils donnent prise à différents niveaux de lecture, voire sont indécidables : aux rituels hindous se superpose une imagerie chrétienne qui en problématise la signification. La pure contemplation, la pure perception, auxquelles nous invite le film, exacerbée par la bande-son qui se constitue en différents leitmotive, résiste en fin de compte à la tentation ethnocentrique : toute assignation univoque d’un sens (ou d’un signifié stable) aux plans est récusée. La métaphore du seuil, de la transition de la vie à la mort, de la mort à la renaissance, est l’élément central qui structure le film (marches d’escaliers, encens, cendres, bois pour les bûchers). Dans leur commentaire de Forest of Bliss, Gardner et Öster soulignent le rôle du hasard objectif et de la « chance » dans la réalisation de leur film. Ils prennent comme exemple privilégié la scène où un cerf-volant tombe précipitamment dans le fleuve, alors qu’au même moment un corps mort est mis à l’eau46. Ils décrivent ainsi une disponibilité propre à la caméra documentaire, qui permet de donner un sens à deux événements indépendants qui se répondent intimement.
En 1980, dans un entretien télévisé de l’émission produite et animée par Gardner, Screening Room, Rouch répond à la question rhétorique de savoir s’il se considère comme un cinéaste ou comme un anthropologue.
Les anthropologues me considèrent comme un cinéaste et les cinéastes comme un anthropologue. Mais étant Gémeaux de naissance, je peux sans difficulté me tenir en deux endroits en même temps.47
Cette gémellité entre cinéma et anthropologie, que Rouch partage avec Gardner, est selon nous constitutive du « film-séquence ». Nous pourrions d’ailleurs considérer toute une part de l’œuvre de Rouch à travers cette catégorie. Prenons comme exemple le film que Rouch lui-même a érigé en modèle, Tourou et Bitti : les tambours d’avant (1971). Citons longuement Rouch qui définit la ciné-transe en relation avec ce film tourné en plan-séquence, le cinéaste n’ayant plus qu’un chargeur à disposition :
Le 15 mars 1971, le pêcheur Sorko Daouda me demandait de venir filmer à Simiri, dans le Zarmaganda, une danse de possession au cours de laquelle on devait demander aux génies noirs de la brousse de protéger les futures récoltes contre les sauterelles.Malgré les efforts du prêtre zima Sido, père de Daouda, malgré l’emploi de tambours archaïques « tourou » et « bitti » aucune possession ne s’était produite depuis trois jours.J’allais à Simiri le quatrième jour avec Daouda et mon technicien du son Moussa Amidou. Après quelques heures sans aucune possession, alors que la nuit allait tomber, je décidai de tourner quelques plans sur cette musique très belle et bientôt menacée de disparition.Je commençai à filmer l’extérieur de la concession du prêtre zima, puis, en pénétrant dans le parc des chèvres à sacrifice, nous entrâmes dans l’arène de danse où dansaient, sans grande conviction, le vieux Sambou Albeydu. Tout en le suivant, je m’approchai de l’orchestre que je filmai en détail pour m’arrêter. Soudain les tambours cessèrent de battre. J’étais prêt à stopper le tournage quand le violon reprit en solo (le violoniste avait « vu le génie »). Immédiatement, Sambou entra en crise et fut possédé par le génie Kure (« le boucher hausa », la « hyène »). Je continuai de filmer quand entra dans le champ la vieille Tusinye Wazi. Je lâchai Kure pour la suivre ; elle eut presqu’immédiatement une crise et fut possédée par le génie Hadyo. Toujours sans m’arrêter, je filmai la consultation des génies par les prêtres, la demande d’un sacrifice puis, en reculant, je terminai le tournage, qui n’avait pas été arrêté depuis le début, par une vue générale de la concession envahie déjà par la nuit.En revoyant ce film, il m’est apparu que le tournage même du film avait déclenché et accéléré la possession. Et je ne serais pas surpris d’apprendre des prêtres de Simiri, quand je leur projetterai prochainement ce film, que c’est ma « ciné-transe » qui a joué, ce soir-là, le rôle de catalyseur essentiel.48
Le film-séquence, tel que Rouch le pratique et le thématise ici, est fondamentalement performatif, en ce sens qu’il produit cela même qu’il entend filmer (la « ciné-transe » déclenchant littéralement la transe). Ce qui nous permet de confirmer le lien intrinsèque entre film-séquence et acte performatif : la caméra embraye l’action (autrement dit, « quand filmer, c’est faire »).
Cette articulation entre cinéma, anthropologie et performativité que développe Rouch et qui nous paraît opératoire dans le film-séquence ne doit pas cependant effacer les différences institutionnelles et culturelles qui caractérisent l’ethnographie française et l’anthropologie visuelle américaine (quand bien même Rouch aura-t-il enseigné régulièrement à Cambridge de 1980 à 1986). Le parcours de Rouch est intimement lié au programme du Comité du film ethnographique (il en est d’ailleurs le secrétaire général depuis sa fondation), essentiellement dépendant d’institutions académiques comme le Musée de l’Homme, les universités et le CNRS, tandis que Gardner a fondé et dirigé pendant presque cinquante ans le Film Study Center, un laboratoire d’expérimentation avec une orientation résolument artistique. Adossé au Musée de l’Homme, le comité français s’inscrit dans l’histoire du colonialisme : le film en ce sens est un « trophée », et non pas seulement une preuve scientifique – comme l’a bien souligné Michel Leiris à propos des masques « acquis » lors de l’expédition Dakar-Djibouti (1931-1933)49, organisée par Marcel Griaule qui a par ailleurs supervisé la thèse de Rouch.
La pratique du film-séquence permet donc de repenser le film ethnographique, mais aussi de reconsidérer les relations entre cinéma et anthropologie du point de vue du colonialisme. Le film-séquence redéfinit et déplace le « style documentaire », en direction d’un mode participatif qui peut parfois tendre au performatif. Précisons-le : Rouch, qui est le plus proche du mode performatif, n’entend pas pour autant faire de ses films des performances, au sens artistique du terme, même s’il atteste la dimension performative de sa caméra. Marshall est dans l’empathie avec les sujets qu’il filme, loin de toute notion de performance. Asch s’inscrit dans une autre perspective, plus pédagogique (le regard de l’observateur comptant autant que le sujet observé, suivant l’éthique d’une restitution fidèle). Gardner, tout comme par la suite Lucien Castaing-Taylor, avec Ilisa Barbash et Verena Paravel, s’inscrivent dans une démarche artistique, Taylor déclinant ses films en installations qui s’inscrivent dans l’économie de l’art contemporain. Tous participent pourtant au développement ou s’inscrivent dans la continuité du film-séquence.
Le cinéma ethnographique étant par définition un cinéma colonial, en particulier dans le contexte européen, la position du cinéaste et des sujets filmés est déterminée par des différences culturelles, des rapports de domination, ne serait-ce déjà qu’entre cultures première (ou primitive) et civilisée. Les mouvements de la décolonisation redistribuent les relations entre cinéma et ethnographie, en entendant rompre radicalement avec la logique de la colonisation. Le film-séquence, qui est avant tout américain (où la question de la colonisation se pose autrement qu’en Europe), excède selon nous les rapports entre colonisateurs et colonisés, observateurs et observés, sujets et objets, voyeurs et vus. C’est la raison pour laquelle l’unicité de l’action dans le film-séquence est primordiale, relativisant la relation duelle et subordonnée de l’agent et de l’objet, les interactions n’étant plus hiérarchiques ni déterminées par des rapports de pouvoir – d’où l’importance de la performativité par rapport à une redistribution des rôles, selon l’économie de l’échange et du don.