La leçon des Maîtres fous (Jean Rouch, 1957)
Jean Rouch est sans doute l’anthropologue-cinéaste le plus connu au monde et la « Rouchmania » ne s’est pas éteinte avec la disparition du maître, bien au contraire. En témoigne le nombre de commémorations, hommages et rétrospectives qui, partout dans le monde, ont marqué le centenaire de sa naissance, en 2017. Pourtant, ces manifestations sont restées quelque peu confinées au cercle des connaisseurs et des milieux spécialisés comme les universités, les écoles de cinéma, les musées et les cinémathèques. Rien qu’en France, la société civile des auteurs multimedia (Scam), la Bibliothèque nationale, la Cinémathèque, le Musée de l’Homme, le Musée du quai Branly ont programmé des rétrospectives et des conférences ; mais cette effervescence peine à percer la cloche de verre qui protège la télévision des œuvres réputées difficiles d’accès, dérangeantes ou inclassables. Ciné+ Classique a tout de même programmé quatre films de Rouch et un documentaire qui lui est consacré et Arte, la chaîne culturelle européenne, a coproduit et programmé, en 2017, le documentaire de Laurent Védrine et Laurent Pellé, Jean Rouch, cinéaste aventurier, sans pour autant ressortir les films de Rouch eux-mêmes. Rien sur les autres chaînes ! Rouch fut pourtant un moment, selon le mot de Jacques Rivette, le « moteur du cinéma français »1.
Dans cet article, j’essaierai d’expliquer contextuellement, à partir du film Les Maîtres fous, les raisons qui ont permis à Jean Rouch de bousculer les conventions de genres et de jouer le passe-muraille entre science et art, entre écriture et cinéma, entre documentaire et fiction. Tout le monde connaît, dans le milieu du cinéma ethnographique, l’accident tragique qui a poussé ce jeune ingénieur travaillant à la construction de routes au Niger en 1942 à s’intéresser à l’interprétation donnée à la mort de dix ouvriers frappés par la foudre sur l’un des chantiers2. Les rituels de réparation firent appel à la possession, c’est-à-dire à la prise du corps d’un être humain (une femme ou un homme) par un génie, en l’occurrence mécontent. à partir de cet événement fondateur, Rouch n’a cessé de tourner – sans mauvais jeu de mots – autour des cultes de possession, abandonnant rapidement les travaux publics pour le cinéma et l’ethnographie. Mais cette curiosité ethnographique, tout ingénieur ne l’aurait pas manifestée ; et seuls certains éléments biographiques ainsi que le contexte culturel de l’époque peuvent l’expliquer.
Les cultes de possession comptent parmi les institutions les plus difficiles à décrire, car ils se situent à l’intersection de domaines que la pensée et les traditions scientifiques occidentales ont l’habitude de distinguer : le politique, le religieux, le thérapeutique et l’esthétique. Il s’ensuit que la plupart des mots sont minés dans la mesure où ils se réfèrent presque toujours à un seul de ces domaines particuliers. Sans doute les interprétations en termes de catharsis, de thérapie, de parodie politique, d’anticolonialisme violentent-elles l’intégralité du rituel ; mais celui-ci, tel qu’il est filmé, violente aussi le spectateur, qu’il soit initié ou non, et suscite dès lors le tourniquet des interprétations. Dans la mesure (ou la démesure) où il demeure relativement obscur, il est normal que le film Les Maîtres fous fonctionne comme un test projectif, le spectateur apportant la touche finale à l’interprétation du film selon sa formation, ses centres d’intérêt et ses penchants personnels. Jean-Pierre Olivier de Sardan eut le mérite de formuler deux mises au point importantes, l’une sur la surinterprétation politique, l’autre sur la surinterprétation thérapeutique des faits de possession3. S’agissant du culte rendu aux génies holey4 qui interviennent dans le film, la notion très ancienne de catharsis vient presque immédiatement à l’esprit, mais elle est elle-même polysémique et difficile à définir avec rigueur. Les conceptions pionnières d’Aristote sur les pouvoirs de la tragédie et sa définition de la catharsis comme mécanisme purificatoire grâce à l’expression de sentiments de la part des acteurs et des spectateurs, eurent une influence considérable sur l’étude des cultes de possession, sans que son usage ne soit pour autant complètement élucidé. Aristote lui-même oscillait d’ailleurs déjà entre l’esthétique, le politique et le médical, ce qui incite à penser que le cloisonnement en champs bien distincts bloque quelque peu l’analyse. Selon Leon Golden5, spécialiste d’Aristote, il existe de sérieuses contradictions entre le traitement de la catharsis dans Le Politique, où Aristote adopte le point de vue du gouvernant, et dans La Poétique, où il s’intéresse plutôt à l’esthétique. Dans La Poétique, la notion de catharsis signifie « clarification intellectuelle »6, ce qui est tout de même assez différent d’une purgation. C’est le philologue et rabbin allemand Jacob Bernays7 qui fut responsable du succès d’une interprétation de la catharsis comme plaisir lié à la libération des émotions, soulignant ainsi ses vertus thérapeutiques.
1. La lecture esthétique
La biographie de Jean Rouch explique sans trop de difficultés pourquoi il était prédisposé à appréhender un rituel spectaculaire d’un point de vue esthétique. Il sut, en effet, immédiatement déceler le sublime au cœur d’un rituel jugé horrible, et il ne voulut écouter ni ses maîtres ni ses pairs qui, après la première projection du film Les Maîtres fous, lui enjoignirent de le détruire.
N’oublions pas qu’Aristote introduisit le terme de catharsis alors qu’il discutait de la création artistique, de sa finalité et de ses fonctions sociales et politiques. Il n’est donc guère étonnant que dans cette notion reprise par de nombreux auteurs, c’est la mise à distance par appréciation esthétique qui domine8. Eva Schaper résume l’héritage d’Aristote en identifiant chez lui deux significations différentes : l’une médicale, qu’on peut traduire par purgation, l’autre religieuse, qu’on peut traduire par purification9. Elle défend l’idée que le concept tel qu’il apparaît pour la première fois dans La Poétique n’est ni médical ni religieux mais esthétique et justifie cette position par le fait qu’Aristote emploie le terme dans un sens métaphorique, ce qui introduit immédiatement une distance esthétique. Or Jean Rouch était avant tout un poète et ses références intellectuelles étaient surtout littéraires. Hölderlin, Éluard, Aragon, Cocteau, Mallarmé comptaient parmi ses auteurs favoris. à la fin de sa vie, il avait donné tous ses livres, mais n’aurait cédé pour rien au monde les Fables de La Fontaine, Le Spleen de Paris de Baudelaire, Une saison en enfer de Rimbaud, ou Vol de nuit de Saint-Exupéry. Dans les nombreux écrits qu’il nous a laissés, les références littéraires l’emportent largement sur la littérature savante et même sur le cinéma. à la fin des années 1930, il s’était enthousiasmé pour l’aventure surréaliste dont il admirait la devise : « Gloire à ceux par qui le scandale arrive ! ». Certes, il choisit les Ponts et Chaussées plutôt qu’une discipline littéraire, mais c’est la beauté des ouvrages plus que la précision des calculs qui l’intéressait.
La guerre fut pour lui une leçon de scepticisme : formé, comme ingénieur, à édifier des ouvrages, il fut chargé de dynamiter les ponts français pour freiner l’avancement des Allemands. Il en conçut une méfiance radicale à l’égard du bon sens et du rationalisme des « adultes confirmés ». De retour aux Ponts et Chaussées pour terminer ses études, il trouva, dit-il, une échappatoire merveilleuse en fréquentant le Musée de l’Homme, où professaient deux ethnologues particulièrement inspirés : Marcel Griaule et Germaine Dieterlen. L’itinéraire de Jean Rouch présente d’ailleurs certains points communs avec celui d’un autre esthète, Michel Leiris, qui fut lui aussi l’élève de Marcel Griaule et qu’il côtoya au Musée de l’Homme10. S’ils se respectaient mutuellement, ils ne pouvaient vraiment devenir proches, car Rouch évoluait dans le sillage direct de Griaule, avec lequel Leiris s’était brouillé depuis la publication en 1934 de L’Afrique fantôme11, ce cruel journal intime qu’il avait tenu au jour le jour pendant l’expédition Dakar-Djibouti. Tous deux se sont taillé une place atypique entre l’art et les sciences de l’homme : Leiris avait un pied dans l’ethnographie et l’autre dans la littérature ; Jean Rouch un pied dans l’ethnographie et l’autre dans le cinéma. Seize ans les séparent – ce qui, dans la vie intellectuelle, n’est pas rien – mais chez les deux auteurs, l’invitation à l’ethnographie avait le même ressort : le surréalisme en tant que mouvement de révolte contre le prétendu rationalisme de l’Occident. On peut même parler à propos de leur jeunesse, de primitivisme romantique, avant qu’ils en viennent à une sorte de relativisme culturel frappé du sceau de la tolérance. Dans l’enthousiasme de leurs débuts, en effet, Leiris et Rouch considéraient les sociétés dites primitives comme supérieures à la nôtre12. Comme bien d’autres artistes et intellectuels, les deux hommes étaient attirés par le merveilleux et ne réfrénaient cet enthousiasme que contraints et forcés lorsqu’il leur fallait prouver qu’ils pouvaient produire des ouvrages scientifiques : La Langue secrète des Dogons13 et La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar14 pour le premier, Migrations au Ghana15 et La Religion et la magie songhay16 pour le second. L’un comme l’autre pourfendeurs ironiques du jargon des sciences humaines, ils considéraient les grands théoriciens de leur époque comme trop rationnels et trop académiques. Autre point commun : l’amour du jazz, à propos duquel Leiris écrivit un passage célèbre dans L’âge d’homme, dans lequel il estime que le jazz pourrait être de l’ordre de la transe, alors que Jean Rouch établit un parallèle entre le jazz et ce qu’il appela la ciné-transe17. Lorsque Rouch réalisait ses ethno-fictions et lorsque Leiris publiait L’Afrique fantôme, ils pensaient tous deux œuvrer en dehors de l’ethnographie et de l’anthropologie. C’était pour eux une activité périphérique même si, paradoxalement, c’est précisément ce « hors-champ » qui est aujourd’hui considéré comme leur principale contribution à la discipline anthropologique. Tous deux citaient fréquemment la formule de Rimbaud : « Je est un autre », et ils publieront deux des trois principales contributions de l’anthropologie française à l’étude de la possession, la troisième étant Le Vaudou haïtien d’Alfred Métraux18.
Dans son livre Malaise dans la culture, James Clifford a montré que dans la France des années 1920 et 1930, l’ethnographie et le surréalisme avaient, pour le meilleur et pour le pire, évolué ensemble19. à ce propos, Jay Ruby se permet tout de même de faire remarquer que « Clifford, Marcus et leurs collègues associés au ‹ tournant interprétatif de l’anthropologie américaine › (Clifford et Marcus, 198620) ignoraient apparemment l’engagement de Jean Rouch dans ces idées, ce qui montre combien, malheureusement, le film ethnographique restait marginal pour nombre d’anthropologues »21.
Mary Douglas, éminente anthropologue britannique issue du courant fonctionnaliste mais sensible aux analyses structurales de Claude Lévi-Strauss, intervint très tôt dans le débat sur la révélation de la cosmogonie dogon par Marcel Griaule, le maître de Jean Rouch. En 2001, elle essaya de montrer combien l’influence du surréalisme sur l’ethnologie fut déterminante en France et non en Grande-Bretagne, ce qui expliquerait l’apparition de profils atypiques comme Marcel Griaule, Michel Leiris et Jean Rouch. Les anthropologues britanniques seraient restés épistémologiquement hermétiques au surréalisme car ils étaient plus soucieux de scientificité que leurs confrères français attirés par le cinéma et les médias22. L’emploi du mot « médias » dans ce contexte paraît quelque peu anachronique23, mais il est vrai qu’en France, les idées circulaient peut-être davantage qu’en Angleterre entre les « mondes » de l’art, de la littérature et de la science. Parmi les membres de la mission Dakar-Djibouti, Marcel Griaule, André Schaeffner et Michel Leiris écrivaient tous dans la revue Documents et Lévi-Strauss doit ses premiers succès hors du champ de l’ethnologie au compte rendu élogieux qu’a fait Georges Bataille des Structures élémentaires de la parenté. Jay Ruby va dans le même sens en écrivant, après la disparition de Rouch :
Peut-être est-ce parce que Rouch était profondément influencé par le surréalisme qu’il s’est montré capable de s’aventurer en dehors de l’anthropologie universitaire pour produire des films comme Moi un Noir (1957) et Jaguar (1955) – ‹ ethnofictions › dans lesquelles sujets et cinéaste étaient dans un état que ce dernier qualifiera de ciné-transe.24
Jeanette DeBouzek, qui s’est intéressée aux aspects surréalistes de l’œuvre de Jean Rouch, rappelle elle aussi combien il avait été dans sa jeunesse séduit par ce mouvement25. Rouch n’aimait pas les démonstrations trop linéaires et il raffolait des histoires loufoques, défiant la logique et le bon sens. C’est pourquoi il a été si sensible à la beauté surréelle de la mythologie dogon telle qu’elle était racontée par Marcel Griaule. Stoller souligne aussi l’influence d’Antonin Artaud sur Rouch26, mais il faut noter qu’à la différence d’Artaud, Rouch ne considérait pas le langage comme antinomique par rapport à la perception filmique et ne se privait pas d’exploiter cinématographiquement sa voix et les mots. Dès 1974, Steven Feld remarque que « ses films sont signés : l’ethnographe n’essaie pas de cacher son implication ; il insiste plutôt sur sa responsabilité manifeste dans ce que le spectateur peut voir et entendre et sur les choix interprétatifs ainsi que sur les perceptions sélectives qui font du film la création unique qu’il représente »27. La Pyramide humaine, magnifique leçon d’antiracisme, doit son titre à un poème de Paul Éluard, ce qui atteste de cette influence surréaliste. Le climat de l’époque était de nature à susciter un intérêt particulier pour les phénomènes de dédoublement de personnalité. En Allemagne, sous la république de Weimar, la transe et les danses extatiques connurent une certaine vogue, là aussi au croisement du psychologique (la transe était induite par un psychanalyste), du spectacle (une fois révélés leurs pouvoirs, certaines danseuses se produisirent en public) et du religieux (outre un certain érotisme, les pouvoirs attribués à ces danseuses tenaient à leur présumée connexion avec le domaine occulte). Le thème du pouvoir occulte se retrouve au cinéma, dans des films comme Metropolis (Fritz Lang, 1927) et Holy Mountain (Arnold Franck, 1926)28.
Rouch était donc porté dès le départ à adopter ce regard « esthétique » dont Aristote soulignait l’importance. Rappelons que chez le philosophe grec, « la catharsis ne peut se produire que chez quelqu’un qui en face d’une œuvre d’art, accepte le rôle de spectateur esthétique »29. On peut comprendre pourquoi Freud s’est intéressé à la tragédie, un genre littéraire fondé sur le récit d’événements qui inspirent l’effroi et la pitié. Il était tentant d’y trouver des clés permettant d’essayer de comprendre à la foi des troubles de la personnalité et des comportements rituels. Freud, en effet, établit un parallèle entre les rituels et les symptômes obsessionnels de ses patients névrotiques :
[…] on pourrait se risquer à concevoir la névrose obsessionnelle comme constituant un pendant pathologique de la formation des religions, et à qualifier la névrose de religiosité individuelle, la religion de névrose obsessionnelle universelle.30
2. La lecture thérapeutique
Le déplacement de la catharsis de la tragédie (domaine artistique) vers le rite, avec ses aspects à la fois religieux et thérapeutiques, pose toutefois problème, car elle en modifie la structure et le sens. Dans les contextes de la psychanalyse et des cultes de possession, la catharsis concerne des individus qui sont à la fois acteurs et observateurs d’une performance alors que dans la tradition aristotélicienne, elle concerne principalement le public d’un spectacle déclencheur d’émotions.
Jean Rouch (tout comme Roger Bastide et Pierre Verger) a toujours été opposé aux interprétations psychiatriques de la possession. Dans sa préface à l’ouvrage de Laurent Vidal sur les rituels de possession peul et zarma, il reproche d’ailleurs gentiment à celui-ci son point de vue « thérapeutique ».
Pour moi, écrit-il, la possession, ses symptômes, ses danses, ses transes sont, dans la culture Songhay-Zarma, beaucoup plus normales que pathologiques. Il s’agit d’un savoir […] qui ne se transmet qu’à ceux qui le demandent […] un savoir que les religions révélées rejettent forcément et intégralement avec un aveuglement intolérant.31
Pour Olivier de Sardan32, qualifier les cultes de possession africains de thérapeutiques relève d’un préjugé de la part des ethnologues et plus précisément d’une surinterprétation. Pour les adeptes de la plupart des cultes de possession africains et afro-américains, il n’est aucunement question de maladie mentale. Les filières songhay-zarma de la thérapie (qui relèvent toutes de formes d’exorcisme, au sens large) diffèrent de la filière de la possession (qui procède par élection et alliance). Évidemment, le fait que cette élection par un génie (holey) se signale par la maladie, le stress psychologique ou le malheur a dû favoriser ce qu’Olivier de Sardan appelle la « thérapisation ».
J’ai moi-même défendu cette position anti-thérapeutique à propos des Minianka du Mali33 et elle s’est trouvée confortée en un autre lieu de l’Afrique, lorsque nous avons étudié le cas des defuntos chez les femmes de l’archipel des Bijagos en Guinée Bissau34. Dans l’un et l’autre cas, la possession apparaît comme un rôle social prestigieux, aux comportements codifiés et donc appris. Dans tous ces cas, on distingue bien la possession de pathologies comme la folie ou l’épilepsie. J’ai toutefois été amené à nuancer mon point de vue sur les troubles psychologiques, en constatant combien la carrière d’un possédé minianka passe par de réels tourments, sans doute renforcés par l’islamisation massive des régions de Ségou et Sikasso dans les années 1980. C’est vrai pour le culte de Nya ou du Nankon, mais ce l’est encore davantage pour les jine-ton35, en pleine recrudescence à Bamako actuellement, où la danse de possession est clairement présentée comme un traitement. Vincent Crapanzano a quant à lui étudié un autre cas « thérapeutique », chez les Hamadsha du Maroc36. Mais cette « thérapisation » émique est peut-être due, comme le suggère Olivier de Sardan37, à la nécessité de trouver une place légitime dans une société largement islamisée.
Rien ne permet aux anthropologues de dire que les chevaux des haouka sont des individus névrosés et Rouch veille, au contraire, à conclure son film par une séquence qui les montre comme des jeunes gens équilibrés. Il n’empêche qu’en regardant le film, il ne paraît pas scandaleux d’y voir par moments quelque chose qui ressemble à l’expression d’un retour du refoulé et à du théâtralisme. Visiblement, pas mal de frustrations s’expriment dans le déchaînement de violence auxquelles donnent lieu ces pantomimes religieuses de la part de prolétaires surexploités immigrés à Accra. Il paraît difficile de croire qu’il ne se passe rien au niveau du psychisme individuel lors de ces crises de possession particulièrement grinçantes. Une bonne part des comportements des haouka a beau être prescrite et apprise, des séances préalables de divination ont beau avoir orienté certains individus vers les haouka, des adeptes ont bien pu être acculés à la crise de possession pour avoir failli au remboursement d’une dette envers le génie, mais il n’en demeure pas moins qu’il faut qu’une force s’exerce aussi de l’intérieur pour qu’un jeune travailleur migrant endosse le rôle du caporal de garde, du méchant commandant, de la femme du docteur ou de la locomotive. à propos du culte des zâr à Gondar, Michel Leiris écrivait :
[…] il est d’ailleurs bien évident que des états relevant de la neurologie ou de la psychopathologie peuvent être attribués à l’influence des zâr de la même manière que le sont d’autres maladies, de sorte qu’il faut s’attendre à rencontrer dans les milieux des « possédés », à côté d’individus apparemment normaux, des gens qui, d’une façon ou d’une autre, sont affligés de troubles nerveux ou mentaux.38
Freud a cessé de s’intéresser à la catharsis parce que ses effets s’étaient révélés temporaires, mais peut-être eût-il pu développer une méthodologie mettant en œuvre une catharsis répétée, proche de la méthode des rituels (africains et autres) qui se fondent sur un principe de répétition. Bien que distincts des rites de passage, les rituels périodiques peuvent eux aussi passer par les phases qu’avait identifiées Victor Turner dans les premiers rites de passage ; simplement, il ne s’agit pas ici de changer de statut mais plutôt d’opérer une restructuration des relations entre humains ainsi qu’entre humains et environnement. Le rituel décrit dans Les Maîtres fous semble assez bien correspondre à la structure proposée par Turner avec ses phases préliminales, liminales et post-liminales ; la phase de liminalité correspondant à ce qu’il a appelé l’anti-structure39. C’est peut-être également le cas des jine-ton maliens où les effets des rituels sur les possédés sont de la première importance et ont des vertus apaisantes évidentes40. Dans de nombreux cultes de possession, l’élection par les génies se fait de toute façon par la souffrance. Toute la question est de savoir quel est l’effet exact du rituel sur la personne. Il en va un peu de la possession comme il en allait jadis de l’hystérie : c’est une enveloppe trop large qui recouvre une diversité de situations.
3. La lecture politique
Ici encore, la mise au point déjà citée d’Olivier de Sardan41 se révèle pertinente, mais sa définition très stricte du politique l’amène à exclure de ce champ les messages obliques, infra-politiques, implicites, inconscients. Les actions humaines ne sont pas uniquement commandées par le pragmatisme : dans toute société, les gens vivent dans des espaces sociaux symboliquement construits et ne s’y retrouvent que ceux qui en connaissent les codes. Apprendre à décrypter ces codes reste la tâche première de l’anthropologue et on ne peut d’emblée l’accuser, lorsqu’il s’efforce de les décrire, de les inventer. Les sociologues savent, au moins depuis Bourdieu, Goffman et d’autres qu’on peut savoir sans savoir, c’est-à-dire sans nécessairement être capable d’objectiver sa position. Quant aux anthropologues, l’ambiguïté ontologique des holey ne peut les surprendre. Ils connaissent bien des systèmes religieux africains dans lesquels un dieu protecteur se transforme en fléau et vice-versa. Curieusement, Olivier de Sardan, qui, en cadet rebelle, ne craignait pas de s’opposer à Jean Rouch, notamment lorsqu’il s’agissait de politique, ne l’évoque pas dans son article sur la surinterprétation des cultes de possession en termes politiques, alors que Les Maîtres fous en constitue un exemple flagrant. Au CNRS, Jean-Pierre Olivier de Sardan, Marc Henri Piault, Nicole Echard et Eliane de Latour étaient un peu les enfants de Rouch. Jeunes anthropologues, ils avaient suivi son exemple en allant sur le terrain caméra 16mm à l’épaule et tous, quoique bien moins prolixes que le maître, ont réalisé des films admirables. Sans doute, Olivier de Sardan a-t-il voulu éviter une critique qui eut ressemblé à une sorte de meurtre du père, mais il est curieux que le film ne soit pas versé au dossier, alors que le même auteur s’en prend vigoureusement à Jean-Marie Gibbal et à Paul Stoller.
Comme Sardan, Paul Henley, qui, à ce jour, a publié l’étude la plus approfondie de l’œuvre de Rouch42, estime que l’interprétation en termes d’anticolonialisme rend mal compte du rituel et émet l’idée que le forçage du trait s’explique peut-être par le souci de Jean Rouch de répondre aux critiques des jeunes intellectuels africains qui, à l’issue de la projection de la copie de travail du film au Musée de l’Homme, estimèrent que ce film allait encore raviver le racisme envers les Africains. Ils se déclarèrent « pour une fois » d’accord avec Marcel Griaule, qui, furieux, recommandait à Rouch de détruire le film. Ces critiques ont-elles exercé une influence sur la forme du film ? Le commentaire à chaud au Musée de l’Homme était-il le même que dans la version finale ? Le montage comportait-il déjà l’insert de la parade militaire britannique ? Les questions portant sur la finition du film sont difficiles à trancher car un certain nombre d’informations nous manquent et les archives de Jean Rouch – selon Andrea Paganini qui les a étudiées de près – ne livrent pas toutes les réponses. La musique, en tout cas, a été ajoutée : ce n’est pas celle qui est jouée par la fanfare militaire que l’on voit à l’image, mais on ne sait pas si cette séquence, qui donne une clé de lecture majeure du film, s’y trouvait dès l’abord43. Évidemment, si ce montage croisé a été réalisé après cette mémorable projection, l’hypothèse de Paul Henley s’en trouverait confortée.
Certes, le cinéma est un art discursif et le cinéaste est un auteur, mais, du moins dans le documentaire, quelque chose dépend tout de même du sujet et de la situation ethnographique. La vulgate qui présente le film comme « une parodie carnavalesque des symboles du pouvoir colonial et donc une forme de résistance contre-hégémonique par rapport au colonialisme européen »44 procède évidemment de l’anachronisme. Cette interprétation s’est développée en fonction de la dynamique historique : l’accession des pays africains à l’indépendance, l’essor des études postcoloniales et des « subaltern studies ». La rhétorique qui en résulte, que révèlent des formules comme « forme de résistance contre-hégémonique », eut été parfaitement incompréhensible à l’époque des Maîtres fous. En 1952, Franz Fanon avait déjà publié Peau noire, masques blancs45, mais on ne parlait pas encore d’Edward Saïd et l’œuvre de Gramsci n’avait pas encore fait l’objet d’une redécouverte universitaire. Le succès de concepts tels qu’agency, qui répond au souci de reconnaître une certaine créativité aux sujets dominés, a certainement favorisé la surinterprétation en termes de subversion politique d’un film comme les Maîtres fous. La question est de déterminer à quel point Jean Rouch a induit cette surinterprétation au cours de la réalisation de son film.
Il ne faut pas confondre parodie et critique. De très nombreux rites d’Afrique du nord et d’Afrique de l’Ouest (A.O.F.) accordent à la parodie et à la bouffonnerie une place importante qu’il s’agisse des cultes maliens du Korè, du Komo, du Nya ou du rituel sénégalais du Baw Naan dont le principe est de faire pleurer Dieu de rire pour provoquer la pluie. Fritz Kramer a brillamment montré comment les cultes de possession peuvent créer une nouvelle identité grâce à l’imitation de l’Autre culturel46. Mahir Saul cite un bel exemple de parodie dans le livre posthume d’Amadou Hampâté Ba : en parlant de sa jeunesse à Kati en 1915, Hampâté Ba décrit comment il a organisé une association de jeunes sur le modèle de l’armée47. Il fut aussitôt nommé « colonel Molard » et désigna commandants de bataillon, capitaines d’intendance, capitaines chefs d’état-major, et ainsi de suite, tous décorés de médailles découpées dans des boîtes à biscuits. L’ironie sautait aux yeux, mais, « Il n’empêche, note Saul, que l’attente d’une efficacité accrue, grâce à l’imitation des formes d’organisation de l’armée, accompagnait l’effet de plaisanterie désiré. Ces formes étrangères rendues familières par le contact forcé avec les Européens étaient utilisées comme de nouvelles ressources, sans transformer pour autant leurs utilisateurs ni en militaires ni en Français »48.
Dans la culture contemporaine, la célèbre chanson du Congolais Zao, Ancien combattant (1984), procède d’une parodie qui, dans son esprit, n’est pas si loin des Maîtres fous :
[…] Quand viendra la guerre mondiauxTout le monde cadavéré[…]Avec le coup de matraqueTout à coup, patatras, cadavéréTa femme cadavéréTa mère cadavéréTon grand-père cadavéréTon père cadavéréTes enfants cadavéréLes rois cadavéréLes reines cadavéréLes empereurs cadavéréTous les présidents cadavéréLes ministres cadavéréLe garde de corps cadavéréLes motards cadavéréLes militaires cadavéréLes civils cadavéréLes policiers cadavéréLes gendarmes cadavéréLes travailleurs cadavéréTa chérie cadavéréTon premier bureau cadavéréTon deuxième bureau cadavéré […]
Rouch s’amusait beaucoup de ce genre de parodies d’esprit parfois dadaïste. Dans Moi, un Noir (1958-1960), les jeunes immigrés nigériens à Abidjan se font appeler Tarzan, Ray Sugar Robinson, Eddie Constantine et Dorothy Lamour. Dans La Goumbé des jeunes noceurs (1965), tourné à Abidjan, le commentaire n’est autre que la lecture des statuts d’une association de jeunes immigrés voltaïques imitant savoureusement la bureaucratie française.
Dans maintes régions d’Afrique, au traumatisme de la conquête coloniale se mêle une fascination ambigüe pour les armes aussi bien militaires que spirituelles des vainqueurs. En Côte d’Ivoire, le mimétisme des mouvements prophétiques à l’égard de l’appareil colonial ne fait aucun doute. Empruntant à trois grandes corporations occidentales – l’armée, l’église et l’hôpital –, il s’effectuait dans le cadre prospectif (prophétique) d’une éviction du pouvoir blanc, tout en partageant l’idéologie de la civilisation49.
Que dans les cultes de possession nigériens, la locomotive (la machine), le docteur (la science) et le fusil (la poudre) soient élevés au statut de génies et fassent l’objet d’une appropriation ambiguë et d’une mise en scène rituelle sensationnelle n’a donc rien de surprenant. L’examen des archives, selon Andrea Paganini ne permet pas de savoir si Rouch a écarté du montage tous les génies qui n’incarnaient pas des figures du monde colonial.
Henley attire l’attention sur la variété des fonctions que remplit le culte des haouka. Rouch50, Stoller51 et Olivier de Sardan52 rapportent que les haouka sont considérés comme d’efficaces traqueurs de sorciers, ce qui expliquerait leur maintien après les indépendances, l’islam n’étant pas considéré comme une protection suffisante en la matière53. Dans le film, les sacrifices et conciliabules entre le prêtre Mountyeba et certains adeptes, juste avant le déclenchement des crises de possession, ressemblent beaucoup à des remboursements de dettes envers une puissance supérieure : les fidèles honorent la promesse qu’ils ont dû faire aux génies, de leur offrir un sacrifice si ceux-ci leur accordaient santé, progéniture, fortune, succès en amour, etc. C’est l’équivalent des da-faliw bien connus dans le monde mandé, ce qui ne semble pas avoir été relevé par les anthropologues qui ont analysé le film.
Mais le fait qu’au cours du rituel, un certain nombre de péripéties se passent qui n’ont rien à voir avec une parodie politique n’affaiblit pas la dimension parodique de l’ensemble. Le culte des haouka est de manière évidente et spectaculaire une réaction à la domination coloniale et à ses symboles de puissance. Un peu de comparatisme ne peut ici faire de tort. Il est fréquent que dans les rites d’inversion, les acteurs rituels endossent les rôles de puissances qui les font souffrir. L’aliénation – on est possédé par ce qui nous domine – n’efface pas toute dimension politique, mais encore faut-il s’entendre sur ce que l’on veut dire par « politique ». Le politique, ce n’est pas seulement l’affrontement de groupes en conflit, c’est aussi la souffrance ressentie jusque dans des formes de domination partiellement consenties54. L’argument selon lequel la lecture anticoloniale ne tiendrait pas parce que les puissants caricaturés sont en majorité africains ne prouve rien. Que les agents subalternes du pouvoir colonial soient les premiers visés n’est guère surprenant : ce sont les gardes, non les « commandants » blancs qui infligeaient la chicotte et les amendes. Ces agents subalternes faisaient si bien partie de l’appareil colonial que, au moment des indépendances, ils firent souvent l’objet de représailles. Fritz Kramer a montré comment le fez rouge revient comme un leitmotiv dans les cultes de possession ouest-africains des débuts de l’ère coloniale55. Ces couvre-chefs n’étaient pas portés par les officiers blancs, mais par leurs agents africains. Que la femme du docteur puisse incarner une figure surpuissante n’est guère plus étonnant et peut s’interpréter comme une forme d’ingéniosité dans la « lecture » de l’appareil colonial. La femme du docteur, en effet, ne travaille pas, elle règne et exerce un pouvoir manifeste sur le docteur, lui-même détenteur d’un pouvoir de vie et de mort. Elle apparaît comme une sorte de souveraine qui se consacre de temps en temps aux bonnes œuvres. Le fait que le rôle soit endossé par la reine des prostituées d’Accra pourrait d’ailleurs également s’interpréter en termes de projection psychologique.
On peut partager le scepticisme de Paul Henley quant au bris d’un œuf sur la tête de la statue du gouverneur, présenté par Jean Rouch comme imitant le plumet du casque du gouverneur britannique. Le sacrifice d’œufs sur les autels des holey était en effet une pratique courante. Il se peut fort bien que ce rapprochement symbolique soit un trait d’audace de Jean Rouch lui-même, car ceux qui l’ont bien connu peuvent attester de son caractère foncièrement facétieux. Il faut tenir compte aussi du régime très particulier de relations que Rouch entretenait avec ses amis et comparses nigériens : un régime en permanence commandé par l’humour. Mais grâce à ce montage intellectuel qui sort de la stricte ethnographie, Rouch réussit à montrer l’extraordinaire parenté kinésique entre le langage du corps des possédés, avec leur démarche saccadée, et le drill militaire européen. C’est là l’une des subtilités du titre choisi par Rouch pour son film, car ces puissances coloniales que redoutent les adeptes des haouka sont dépeintes dans la possession comme absurdes et cruelles. En incarnant les forces qui les impressionnent et les menacent, les possédés des cultes haouka accomplissent en quelque sorte un rite d’inversion.
Quant au sacrifice et à la dévoration du chien, ils sont clairement transgressifs par rapport à l’islam56, mais ne sont, en vérité pas si scandaleux que cela dans l’écologie culturelle régionale. Deux ou trois générations auparavant, la cynophagie était encore répandue dans la plupart des groupes ethniques de l’A.O.F. et il n’est pas indifférent de rappeler qu’elle a existé aussi en Europe jusqu’au xixe siècle.
Le fait que les haouka aient été sévèrement réprimés par les autorités coloniales françaises au Niger et britanniques en Gold Coast suffit à apparenter le rituel à une expression de résistance contre un pouvoir totalitaire, même si cela ne fait pas des possédés des combattants de l’indépendance. Griaule, en tout cas, qui accueillit Les Maîtres fous avec indignation ne s’y est pas trompé, du moins selon Jean Rouch : « Pour Griaule, ce film était le portrait insoutenable de sa propre société, par des acteurs rituels africains, jouant notre propre rôle de gens brutaux, bavant de rage, aux gestes carrés, saccadés, ridicules. »57
Henley observe que l’interprétation en termes de parodie « contre-hégémonique » s’effondre puisque, comme le rapporte Stoller, les cultes haouka continuèrent à se développer après que le pouvoir ghanéen ait expulsé les travailleurs nigériens mais aussi après l’indépendance du Niger58. Deux remarques peuvent être formulées sur ce point. Il faut d’abord tenir compte de la dynamique intégrative des cultes aux holey. Maintes fois dans l’histoire des Songhay-Zerma, des conquérants « étrangers » (touaregs, haoussa) ont inspiré l’émergence de génies violents, qui après une phase d’effervescence ont intégré sur un mode apaisé ce que l’on peut appeler le panthéon. Celui-ci est en partie peuplé de conquérants assagis. Il faut ensuite adopter un point de vue comparatiste : que se passait-il ailleurs, dans les colonies voisines ? Au Sénégal, Cheick Hamadou Bamba est quasi unanimement présenté comme un héros anticolonial, pour la simple raison qu’il n’obéissait pas aux convocations de l’administration et qu’il fut plusieurs fois déporté. Sa seule action « anticolonialiste » fut de n’obéir qu’à Dieu et non à une autorité temporelle, quelle qu’elle soit. Il fut par ailleurs le principal artisan du compromis colonial, qui permit l’exploitation massive de l’arachide dans le contexte d’une sorte de pacte colonial59.
Un changement de cadre de référence
Tout en admirant les choix effectués par Jean Rouch, je suis d’accord avec l’interprétation de Paul Henley quant à la signification politique des cultes rendus aux haouka : ce que leur performance semble représenter, « c’est l’affirmation collective du désir des migrants, à travers une appropriation corporelle mimétique, de contrôler les forces qui gouvernent leur vie »60, et on pourrait ajouter : y compris celles qui les font souffrir. Même de ce point de vue, on peut retracer la continuité avec les cultes aux holey plus traditionnels, comme dans les rituels de possession yenendi pour faire venir la pluie, quand les Songhay de la campagne incarnent Dongo, le génie du tonnerre et d’autres forces de la nature afin de nouer un dialogue avec elles et de négocier un pacte.
Jean Rouch fit preuve d’une force intellectuelle et morale peu commune en découvrant que nombre d’obstacles supposés insurmontables n’existaient que dans l’esprit conformiste des professionnels, qu’ils soient cinéastes ou anthropologues. Sa contribution à l’anthropologie repose sur la puissance de ses images, mais aussi sur ses efforts pour y incorporer du texte comme élément d’explication de comportements autrement incompréhensibles.
N’est-il pas quelque peu suspect de s’horrifier du spectacle des Maîtres fous et d’attribuer sa violence à une supposée sauvagerie africaine ? Que dire face à l’art religieux occidental avec ses meurtres de masse, ses crucifixions, ses corps transpercés de flèches, ses supplices raffinés et ses décapitations ? Envisageons-nous sérieusement, dans le monde entier, les mortifications rituelles ? Ne célébrons-nous pas nous aussi esthétiquement l’abjection ? Nos maîtres (fous ?) de l’art contemporain ne conçoivent-ils pas des tableaux-pièges avec des restes à moitié dévorés par les rats et de la vaisselle sale ou encore de petites boîtes sacrées contenant les matières fécales de l’artiste ? C’est sans doute un hasard, mais Jean Rouch est né en 1917, l’année où Marcel Duchamp a révolutionné le monde de l’art en exposant son célèbre urinoir. Ce même Marcel Duchamp, qui confessait dans ses notes rêver de créer un appareil à collectionner ce qu’il appelait les « petites manifestations extérieures d’énergie », parmi lesquelles « la chute de l’urine et de la merde, […] la chute des larmes, […] le crachement ordinaire ou de sang, les vomissements, l’éjaculation, l’éternuement »61. Serions-nous les seuls au monde, nous les rationalistes occidentaux, à avoir droit aux expériences-limites sans se faire traiter de tous les noms ?
Les Maîtres fous aura au moins permis un certain dépaysement de la pensée. Comme l’écrivait Marc Augé :
La connaissance d’une autre culture a donc le mérite de relativiser toute adhésion à une seule culture. […] La relativisation d’une culture par une autre (le changement de « cadre de référence ») est, en son fond, un exercice anti-culturaliste qui respecte avant tout, dans chaque culture, le pouvoir qu’elle a de déstabiliser les autres.62
De ce point de vue, les montures des nouveaux génies nigériens des années 1930 nous donnèrent une belle leçon que Rouch eut le talent de saisir.
Films de Jean Rouch cités
Les Maîtres fous (1957). Prod. Films de la Pléiade. Son : Damouré Zika. Montage : Suzanne Baron. 24 minutes. Grand Prix de la Biennale de cinéma de Venise en 1957,Résumé : culte de possession des génies haouka, au cours duquel les immigrés nigériens à Accra célèbrent et tournent en dérision à la fois, les symboles du colonialisme.
Jaguar (1957-67, tourné en 1954). Prod. Films de la Pléiade. Commentaires et dialogues : Damouré Zika, Lam Ibrahima Dia, Illo Gaoudel, Amadou Koffo. 92 minutes.Résumé : périple de jeunes Songhaï du Niger qui vont chercher l’aventure au Ghana. Un essai d’ethnologie partagée
Moi, un Noir (1957). Prod. Films de la Pléiade. Montage : Marie-Josèphe Yoyotte et Catherine Dourgnon. Avec Oumarou Ganda, Petit Touré, Alassane Maiga, Amadou Demba, Seydou Guede, Karidyo Faoudou, Mlle Gambi. 73 minutes. [Prix Delluc, 1959.]Résumé : la vie des trois jeunes migrants nigériens à Treichville, quartier d’Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire.
La Goumbé des jeunes noceurs (1965). Prod. CNRS - Films de la Pléiade. 30 minutes.Résumé : la Goumbé est une association volontaire de jeunes gens originaires de Haute Volta (Burkina Faso actuel) qui travaillent à Abidjan, en Côte d’Ivoire.