Hybridation des travaux ethnographiques de Maya Deren, Margaret Mead et Gregory Bateson
En 1942, Franziska Boas, la fille de l’anthropologue Franz Boas et fondatrice de l’École de Danse Boas [Boas School of Dance], organise une série de conférences intitulée « La fonction de la danse dans la société humaine »1. Parmi les anthropologues invités à participer figurent Margaret Mead et Gregory Bateson2. Aux séminaires organisés par Franziska Boas, Maya Deren découvre le projet filmique de 1936-1937 de Mead et Bateson à Bali, où plus de 6700 mètres [22 000 pieds] de pellicule ont été tournés, puis montés en différents films3.
En 1942, Deren écrit un essai en trois parties, « La possession religieuse dans la danse »4. Elle travaille alors comme secrétaire personnelle de l’ethnographe et chorégraphe afro-américaine Katherine Dunham, dans sa compagnie de danse5. En tant qu’assistante, Deren dactylographie et édite les études de terrain anthropologiques de Dunham datant du milieu des années 1930 sur les rituels de danse en Haïti et dans d’autres parties des Caraïbes. Durant cette période, elle rencontre les danseurs de Dunham, Pearl Primus, Talley Beatty et Rita Christiani – les deux derniers joueront plus tard dans ses films6. Maya Deren réalise des films « de danse » – ou, pour être plus précise, des rituels basés sur la danse et le mouvement. Ces films sont des exemples de « chorécinéma » [chorecinema], pour reprendre la désignation pertinente de ses films par le critique de danse du New York Times, John Martin, au moment de leur sortie dans les années 19407. Le succès du « chorécinéma » de Deren tient à la photographie du mouvement et à son montage :
[…] la cinéaste peut ne pas travailler du tout avec des danseurs et néanmoins respecter les principes de la danse, à savoir l’organisation du mouvement. […] « Mes chorégraphies pour la caméra ne sont pas des danses enregistrées par la caméra ; ce sont des danses chorégraphiées pour et exécutées par la caméra avec des êtres humains. »8
Une telle conception se fonde sur la conviction de Deren que la tâche du cinéaste est semblable à celle d’un chorégraphe. Ses prises de vue ethnographiques lors de plusieurs voyages en Haïti de 1947 à 1954 se concentrent sur des « danses fondées sur le principe » [principled dance]9 exécutées en hommage à une divinité, qu’elle filme en tant qu’observatrice-participante.
Dans les années 1930 et 1940, au sein des communautés artistiques et universitaires en Europe et aux États-Unis, le rituel était généralement défini comme la survivance ou la rétention d’un stade primitif du développement humain, qui n’avait aucune pertinence pour les personnes modernes et éduquées, comme Deren et Dunham. Toutefois, aucune des artistes ne considérait le rituel comme sans importance pour les hommes et femmes modernes. Toutes deux utilisèrent leur expérience du vaudou haïtien pour créer des œuvres ancrées dans une approche africaniste de la danse (bien que, dans le cas de Deren, ceci n’a été que rarement reconnu par les spécialistes).10
Deren affirme que « sa formation d’artiste et son approche initiale de la culture [haïtienne] […] ont servi à mettre en lumière des domaines de la mythologie vaudou dont la procédure anthropologique classique ne se préoccupe pas »11. Son travail ethnographique comprend une monographie, Divine Horsemen, les dieux vivants d’Haïti (Divine Horsemen, The Living Gods of Haiti, 1953), éditée par Joseph Campbell, des enregistrements de musique cérémonielle, des photographies, et plus de 6000 mètres [20 000 pieds] de pellicule dévoilant des cérémonies rituelles et des aspects de la vie quotidienne en Haïti12. N’étant toutefois pas anthropologue de formation, elle ne parvient pas à faire reconnaître ses prises de vue comme servant un but ethnographique, et ne peut obtenir de financement adéquat.
Le métrage balinais de Bateson et de Mead est considéré comme l’un des premiers projets de cinéma ethnographique initié aux États-Unis. L’objectif des deux anthropologues à Bali consiste à filmer des séquences observant certains comportements avec « des techniques cinématographiques primitives », en lien avec leurs études de terrain. Caméra frontale, distance immuable de la caméra pour des plans moyens et d’ensemble, absence de mouvement de caméra13 : telles sont les exigences de Margaret Mead pour le filmage d’études de terrain anthropologiques14. Leur travail à Bali a ensuite été utilisé comme modèle empirique pour établir les principes de base du cinéma ethnographique, tel qu’il se développe alors, ainsi que l’avance Clifford Geertz dans son ouvrage Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur :
Mead a affirmé que les centaines de photographies prises par [Gregory] Bateson démontraient la validité de son argumentation, mais pratiquement personne, y compris Bateson, ne l’a suivie. […] Peut-être serait-il souhaitable que les ethnographes emportent la conviction grâce à la précision de leurs descriptions, mais tel n’est apparemment pas le cas.15
Selon Mead, le dessein principal des documents photographiques en ethnographie réside dans leur accessibilité, les films permettant de disséminer plus largement le travail de terrain. Elle tente de les faire accepter dans le champ ethnographique avec le projet balinais ; le cinéma ethnographique est ainsi établi, bien qu’il ne commence véritablement à prospérer que dans les années 195016. Bateson et Mead ont tous deux été invités aux célèbres conférences de Macy de 1946-1953, qui contribuèrent à fonder la cybernétique et à intégrer cette méthodologie à l’anthropologie de leur temps17. Selon Mead, « d’une culture complexe comme celle de Bali, vous rassemblez beaucoup de fragments – cérémonies d’anniversaire et de funérailles, jeux d’enfants et toute une série de choses, puis vous les analysez suivant les motifs qui s’y trouvent »18.
Par la suite, Bateson a donné à Deren les séquences tournées à Bali pour un film qu’elle préparait. à cette époque, la cinéaste mène des recherches sur les rituels de « trance-danse » des Indiens du Sud-Ouest (les Navajos) et prévoit un voyage en Haïti pour approfondir ses études sur la danse rituelle. Elle envisage alors de réaliser un film qui combine les deux types de danse. Mead soutient qu’il n’existe pas de films sur les Indiens du Sud-Ouest, bien que cela s’avéra inexact par la suite19. Deren opte alors pour une « fugue interculturelle », incorporant la danse rituelle d’Haïti au métrage balinais et à des jeux d’enfants :
Je souhaite monter le film en utilisant les variations entre les scènes pour créer une harmonie contrapuntique, qui souligne l’équivalence fondamentale des formes entre elles.20
Son projet de film s’inspire d’une critique que Bateson a écrite sur l’exposition Les Arts des mers du Sud (Arts of the South Seas), montée au Musée d’art moderne de New York en 1946.
Cette exposition est organisée par René d’Harnoncourt, le directeur du Département de l’industrie manufacturière [Department of Manual Industry] du musée. Elle présente une collection de 400 artefacts d’Océanie (Polynésie, Micronésie, Mélanésie) et d’Australie. Selon d’Harnoncourt, l’exposition démontrait une « parenté entre les arts des mers du Sud et les mouvements récents d’art moderne, tels que l’expressionisme et le surréalisme »21. Dans sa critique de l’exposition, Bateson affirme que la plupart des objets « ont été rassemblés sans aucune information portant sur leur utilisation ; beaucoup ont été recueillis avant l’époque de l’anthropologie critique »22. L’anthropologue décrit ainsi l’exposition comme « une œuvre d’art », tandis que, dans le catalogue de l’exposition, d’Harnoncourt avance que « seuls quelques artistes et amateurs d’art, la plupart associés à des mouvements pionniers, ont reconnu sa pleine valeur esthétique »23. Bateson se demande :
[…] l’expérience esthétique totale est-elle en accord avec ce que l’exposition essaie de dire ? Qu’est-ce qui nous touche dans cet arrangement d’objets étrangers à travers une syntaxe occidentale ?24
Selon lui, la clé du succès artistique de l’exposition tient dans « une structure en apogée » sans « références libidinales explicites ». à la disposition d’objets phalliques fait suite un ensemble de souvenirs : des têtes de morts domestiques illuminées par un éclairage artificiel. Selon Bateson, ces têtes sont les seules à s’éloigner de la rigueur de l’exposition scientifique25.
L’anthropologue décrit les différentes sections de l’exposition, dont « l’art assertif » qui représente l’esprit de combat du village. Les objets placés dans les grandes maisons cérémonielles masculines sont ornés d’un visage féminin à l’entrée. « L’art assertif masculin trouve ainsi son lieu au sein d’une matrice féminine grandiose », proclame Bateson26. Il compare les différents objets exposés par le conservateur du musée aux éléments d’une symphonie :
La valeur de chaque objet concret est restituée en tant que déclaration assertive virile, de même que chaque région s’impose dans sa valeur propre, placée parmi la séquence des cultures majeures.27
Les artefacts des régions océaniques sont présentés en fonction de leur situation d’origine en Papouasie-Nouvelle-Guinée : le fleuve Sepik, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande ; les îles Salomon et de l’Amirauté ; la Micronésie ; la Polynésie ; la Nouvelle Guinée ; et l’île de Pâques. Selon Bateson, cet arrangement soulève plus d’une réserve, les habitants ayant voyagé, emprunté et échangé leurs objets, et ne constituant pas des entités homogènes. Il décrit comment les conservateurs ont contourné cette vérité historique et créé des murs mobiles qui permettaient aux objets d’être réorganisés. Ainsi, la « ‹ symphonie › des objets pouvait être arrangée et réarrangée, de la disposition originale à de nouvelles séquences »28. En outre, Bateson soutient que l’ensemble de ces dispositions correspond au cycle reproductif humain, à l’exception des « hypothèses étiologiques empruntées par les anthropologues à la psychiatrie ». Celles-ci pouvaient poser problème dans le cas où la « classification de l’éthos dépend d’hypothèses freudiennes ou autres sur le processus de formation de la personnalité »29.
Bateson valorise l’ignorance d’Harnoncourt de la littérature anthropologique, et son usage de sa « sensibilité artistique » dans la disposition des artefacts. Il parvient à une conclusion qui prit une immense importance pour Maya Deren :
De toute évidence, il est important de réunir connaissances anthropologiques et sensibilité artistique. Un tel travail nécessite sans doute toujours deux personnes, chacune avec ses compétences particulières, et les pièges sont inévitables. L’artiste essaiera peut-être de formuler ses conclusions avec un choix de mots totalement erroné expliquant pourquoi certains arrangements lui semblent artistiquement appropriés, tandis que l’anthropologue se méprendra à tenter de pousser ses conclusions vers une trop grande précision. Mais un véritable espoir existe qu’une telle collaboration puisse conduire à des avancées dans notre compréhension des thèmes émotionnels noués qu’expriment les diverses formes artistiques chez l’être humain.30
On pourrait penser que cette hypothèse a été écrite pour Deren, une artiste cinéaste dont le travail créatif filmique a constitué la genèse de l’avant-garde cinématographique d’après-guerre. Elle correspond exactement au type d’artiste que Bateson a en tête. Quant à l’anthropologue, il semble bien évidemment que Bateson se désigne lui-même.
En décembre 1946, après avoir lu la critique de Bateson, Deren entame une correspondance avec l’anthropologue, dans laquelle elle reconnaît que la mise en espace des objets dans l’exposition des mers du Sud correspond à la structure souhaitée pour son nouveau film. La cinéaste estime qu’il est possible de « créer une structure de développement transcendantale horizontale en coupant à travers une série d’entités verticales, sans toutefois violer ces dernières, les falsifier, ou même les déformer », ce sur quoi Bateson s’accorde. Elle comprend intuitivement l’exposition, écrivant que le regroupement des artefacts sont « fidèles à la culture singulière que chacun représente, en même temps que leur disposition les uns envers les autres crée un motif ‹ sensible › qui les transcende tous, et va même jusqu’à les renforcer dans leur individualité propre »31. C’est dans ces termes qu’elle envisage la forme artistique de la fugue interculturelle pour son film à venir :
Mon problème devient alors de découvrir, dans différentes cultures, des images et des objets d’une puissance telle qu’ils portent pour ainsi dire toute la charge de leur culture, et apportent ainsi au motif plus large la dimension verticale de leur singularité. Pour utiliser une tournure ou une image plus fortuite, je dirai qu’ils sont détachés de leur contexte, n’apportent rien en eux-mêmes et ne donnent que peu de relief au film.32
Bateson répond qu’il est possible de réaliser un film avec une structure conceptuelle semblable à celle de l’exposition des mers du Sud, mais que celui-ci doit intégrer des cultures compatibles d’un point de vue éthologique, plutôt que celles des « Navajos » et des « Haïtiens ». Deren choisit alors le métrage balinais, des scènes de jeux d’enfants qu’elle a filmées à New York, et les séquences qu’elle prévoit de tourner lors de son prochain voyage en Haïti. L’anthropologue suggère de relier les deux cultures par un même thème « musicalement pertinent »33.
Oui, je pense que la réponse doit tourner autour d’une paire de thématiques dont chacune est l’inverse topologique de l’autre : par exemple, une culture qui perçoit les lignes de marelle comme autorisant entre elles une liberté de mouvement, tandis qu’une autre conçoit ces mêmes lignes comme le signe d’une interdiction de mouvement par-dessus elles. En admettant qu’il n’existe aucune différence mathématique entre de tels systèmes, il en existe de psychologiques, et je pense que des différences de cet ordre vous donneraient des thématiques suffisamment proches pour être coordonnées en une seule structure artistique.34
Bateson, Mead et Deren se rencontrent à plusieurs reprises à New York pour discuter de la proposition de film de cette dernière sur les rituels interculturels. Bateson apporte à titre personnel la somme de 2000 dollars pour le séjour haïtien de 1947, et l’Institut pour l’étude culturelle (Institute for Cultural Study), auquel Bateson et Mead sont affiliés, subventionne partiellement le voyage de Deren de 1949. Par la suite, Mead conservera le métrage haïtien original au Musée américain d’histoire naturelle, avec une copie que Deren a accepté de déposer auprès de l’Institut. En guise de préparation à son séjour en Haïti, Deren assiste aux cours de Bateson à la New School for Social Research de New York sur la cybernétique, une « branche des mathématiques traitant des problèmes du contrôle, de la récursivité et de l’information, qui se concentre sur les formes et les structures connectées »35. Dans son petit livre Une anagramme d’idées sur l’art, la forme et le cinéma (1946)36 ainsi que dans son carnet From the Notebook of Maya Deren (1947)37, Deren exprime néanmoins ses réserves quant au concept de cybernétique formulé par Bateson.
Deren et Bateson décident de se marier avant de partir en Haïti, ce qui mit un terme au mariage entre l’anthropologue et Mead. Il change toutefois d’avis au sujet du séjour, et la cinéaste voyage seule en septembre 1947, grâce à une bourse du Guggenheim pour une « œuvre cinématographique créative » – c’est la première fois qu’une telle aide fut décernée. Son intention, avec son film, de « manipuler les éléments de la réalité en une œuvre d’art à l’image de ma propre intégrité créative » a cependant changé :
Je décide d’enregistrer, de la manière la plus humble et la plus précise possible, la logique d’une réalité dont j’ai été obligée de reconnaître l’intégrité, et je renonce à mes manipulations.38
Le style de recherche ethnographique de Deren, Bateson et Mead est un produit de son temps, influencé par les travaux de Franz Boas et Bronislaw Malinowski39. Deren suit la méthode de Boas d’étude et d’enregistrement du langage et des gens, en se concentrant sur les praticiens du vaudou, la musique, la danse et le langage iconique des vévés, ou encore les dessins de farine de maïs de déités haïtiennes. En outre, Malinowski rejette l’anthropologie historique, dans le but de percevoir la totalité d’une culture et les interrelations de ses parties. Une telle approche sous-tend la conscience de Deren que la danse ne devrait être comprise séparément des rituels.
Quand ma première prémisse a été détruite – quand j’ai réalisé que la danse ne pouvait être appréhendée indépendamment de la mythologie, je ne pouvais pas me prévaloir d’autre préparatif ou motivation, ni de formation anthropologique et de perspective sur d’autres cultures, ni d’approche systématique et de méthodologie établie pour la collecte de données, ni encore d’esquisses de questions à poser qui auraient pu établir une conscience réflexive et fausser la répartition ordinaire de l’attention. Toutefois, si mon intérêt pour le cinéma ne m’a pas préparée à comprendre la culture dans son ensemble, cet état de fait a contribué à créer une réceptivité désintéressée envers elle. Et si au début et pour un certain temps, je ne conservais qu’une accumulation vague et amorphe de souvenirs qu’un observateur professionnel aurait systématisés dès que possible, n’ayant moi-même pas à répondre à une urgence professionnelle ou intellectuelle, j’ai pu laisser émerger la culture et le mythe progressivement, dans leurs termes et formes propres.40
Bateson, qui a écrit dans son ouvrage Naven (1936) qu’une culture peut être étudiée par des techniques scientifiques ou artistiques comme la communication analogique41, l’encouragea dans cette voie42. Naven propose une enquête sur les cérémonies de travestissement masculin et féminin de la culture Iatmul en Papouasie-Nouvelle-Guinée. C’est via les résultats de cette étude que s’est développée ce qui est considéré comme sa plus grande contribution à l’anthropologie : le concept de schismogenèse, un « processus de différenciation dans les normes de comportement individuel résultant de la cumulation d’interactions entre individus »43. Selon Morris Berman dans son étude sur la conscience scientifique, Le Réenchantement du monde (The Reenchantment of the World), la démarche artistique permet au « lecteur » ou au « spectateur » de saisir inconsciemment une signification grâce à un « éventail de communication et de perception affective non verbale (le savoir analogique) »44. Berman explique que Bateson « savait instinctivement que la plupart des connaissances sont analogiques, que les réalités se trouvent dans le tout plutôt que dans les parties, et que la sagesse commençait avec l’immersion (mimésis) plutôt que la dissection analytique »45.
Consciente de sa valeur cinématographique et ethnographique, Deren a étudié le métrage originel tourné par Bateson, lui apportant des indications précieuses sur la manière de procéder en Haïti. Elle apprit des imperfections de ses images et évita le didactisme des voix over de Mead, ainsi que le montre son carnet de notes :
28 février 1947Bobine 5. Je crois que ces plans sur le dragon ne seront pas très utiles. Il semble avoir été arraché de son contexte et on dirait qu’on lui a demandé de sortir pour être filmé. Il fait partie du contexte d’une activité rituelle ; sans elle, isolé, il renvoie au pathos inconséquent et irrévérencieux des banderoles échouées à terre, des confettis un dimanche matin après un bal masqué. Il y a deux gros plans au début qui, toutefois, par leur cadrage, masquent l’absence de contexte, et dans lesquels le dragon est assez fort pour projeter un contexte implicite vers les zones suitées au-delà du cadre. Ceci est en quelque sorte similaire à l’effet que peut avoir une orientation spatiale forte à l’intérieur du cadre, comme une personne qui regarde nettement vers la gauche. Dans le cas du dragon, il ne s’agit pas de direction, mais d’une émanation d’une aura au-delà du cadre. Dans les deux cas toutefois, nous comprenons ce qui échappe à notre vision via ce que l’on voit.46
L’expertise de réalisatrice de Deren, ses connaissances du système stylistique cinématographique et du montage se révèlent être des compétences et un atout exceptionnels47, tout autant que sa compréhension de ce qu’on entend par « contexte rituel ». Mead considère le rituel balinais comme un « ballet » et les participants comme des « acteurs », séparant la logique cérémonielle de son contexte. Deren s’aperçoit que les cérémonies dans le métrage balinais se déroulent pour la caméra et non pas pour le contexte rituel. Elle entame une collaboration avec Bateson pour incorporer des plans tournés par lui à ceux qu’elle tournera en Haïti.
Son processus de tournage diffère de celui de Bateson et Mead à plusieurs égards. Elle porte la caméra à la main durant les cérémonies, tandis que pour Bateson, les restrictions techniques de 1930 nécessitaient une caméra sur un trépied fixe. Les plans de ce dernier se terminent abruptement sans révéler le contexte adéquat, en particulier dans le métrage assemblé pour Transe et danse à Bali (Trance and Dance in Bali, 1951), qui intéressait particulièrement Deren au départ. Aucune des chorégraphies de la caméra recherchées par Deren n’était possible. À la lumière de son dernier tournage en Haïti, c’est le plus fort argument qui peut être opposé aux images de Bateson. Au sujet de son travail de prises de vue avec son assistante Janet Belo, Bateson a pu remarquer : « nous avions simplement des caméras sur des trépieds qui grinçaient »48. Mead s’oppose à l’utilisation créative de la caméra, et défend le contenu balinais, affirmant qu’« il est important de tenir la caméra assez longtemps pour obtenir une séquence d’un comportement »49. Elle ajoute que personne depuis Bateson n’a réussi à prendre des photographies et à filmer en même temps, avec la même focale. Bien que se limitant aux longues prises, l’anthropologue admit plus tard qu’une longue séquence dévoilant un comportement ne dure toutefois, dans son vocabulaire, que vingt secondes50.
Il semble évident que l’attitude de Mead à l’égard des artistes travaillant dans le domaine de l’ethnographie découle en partie de sa connaissance de première main du travail de Deren. Elle soutient que sa propre approche rend possible des études ultérieures, où, même sans articuler de thèse, l’on peut examiner des détails dans l’arrière-plan d’une séquence filmée, et utiliser les résultats des études de terrain. Par la suite, Mead approuve le métrage de Deren, mais pas son livre, Divine Horsemen, dont elle estime la méthodologie problématique. En vérité, elle est non seulement en désaccord avec Deren, mais également avec Bateson sur ce sujet : elle insiste sur une approche positiviste en anthropologie, vis-à-vis des documents écrits comme photographiques – une position qu’elle conservera tout au long de sa carrière. Dans un essai présenté en 1975 à la Conférence internationale en anthropologie visuelle [International Conference in Visual Anthropology] cinq ans avant sa mort, elle renforce encore sa pensée :
On ne demande pas à un ethnologue d’écrire avec le style d’un romancier ou d’un poète, bien que nous accordions une attention disproportionnée à ceux qui le font. Il est tout aussi inapproprié de demander qu’un comportement filmé renferme les caractéristiques d’une œuvre d’art. Quand c’est le cas, nous pouvons en être reconnaissant, et apprécier cette combinaison rare de compétences artistiques et d’exactitude scientifique, qui nous a donné de grands films ethnographiques. Toutefois, je crois que nous ne devons en aucun cas gaspiller notre temps et nos ressources pour les exiger.51
On peut relever plusieurs problèmes dans les films de Mead. Comme les conclusions tirées après les études sur le terrain sont destinées à compléter les écrits ethnographiques, elles ne figurent pas dans les films. L’utilisation par Mead du métrage tourné par Bateson est conçue comme une étape préliminaire avant l’analyse finale. Cependant, après le montage, les images semblent incohérentes par rapport aux affirmations de la voix over. En outre, l’altération de la vitesse du film étant considérée comme problématique dans le cinéma ethnographique, l’accéléré utilisé par Bateson est critiqué comme une déformation du mode de vie balinais. Enfin, si les anthropologues ont affirmé que la caméra n’est pas particulièrement remarquée par les Balinais en raison de leur indifférence vis-à-vis de la notion occidentale de scène, des contradictions apparaissent de manière évidente lors de séquences où les personnes filmées sollicitent des indications de la part des filmeurs.
En comparaison, les images haïtiennes de Deren constituent un discours oppositionnel. Le Manuel du film haïtien (Guide to Haiti Film Catalogue) de Deren est une description détaillée de plus de 1350 mètres [5400 pieds] de son métrage52, divisé en dix-sept sections. Les huit premières bobines concernent la « cérémonie caille »53 de huit jours filmée en 1950 ; les quatre suivantes des parties de cérémonies filmées en 1949 ; les cinq dernières des festivals et cérémonies de danse, datant d’entre 1949 et 1954. L’accent est mis sur les différents Loas, ou dieux et déesses de la cérémonie vaudou, dont Legba, Ogun, Ghede, Erzulie, Damballah et Azacca et Agwe – avec l’animation de certains vévés (dessins de Loas, divinités haïtiennes).
Le projet de Divine Horsemen est conçu indépendamment du film, et ne vise en aucun cas à lui servir de complément ou de guide. L’hounfor (temple vaudou) visité par Deren apparente son projet de film à une forme de service rendu aux Loas, celui-ci étant organiquement intégré aux rituels. Deren et sa caméra sont considérées comme une « part naturelle de l’espace comportemental » – une relation entre caméra et événement qui est pratiquement sans précédent. Certaines parties de la cérémonie vaudou sont filmées au ralenti, un procédé justifié comme une source essentielle d’illumination des traces des corps mobiles dans des états fondés sur le principe [principled states]. En outre, en digne disciple de son ancien professeur Kurt Koffka, l’un des trois fondateurs de la psychologie de la forme [Gestalt psychology], qui a mis en avant l’effet phi comme explication du mouvement apparent, Deren altère la vitesse des prises de vue, insistant sur le fait que la nature du procédé filmique, basé sur une illusion d’optique, ne peut pas restituer le mouvement dans sa totale authenticité. En fait, le ralenti est utilisé dans les plans tournés par Bateson et Belo lorsque la voix over de Margaret Mead renvoie à des séquences comportementales en « vitesse normale » ou au « ralenti ».
Le rejet catégorique par Mead de l’étude de Deren Divine Horsemen est instructif. Elle critique la position d’observatrice-participante de la cinéaste lors des rituels, tandis que dans l’introduction à son ouvrage, Deren cite un vieux proverbe haïtien : « quand l’anthropologue arrive, les dieux s’en vont ». Mead propose de stocker les films dans son bureau au Musée d’histoire naturelle, une offre qui, si elle avait pu s’inscrire dans la durée, aurait empêché qu’ils passent de locaux d’entreposage en locaux d’entreposage à New York après la mort de Deren en 196154.
Dans une lettre datée du 22 janvier 1953, Mead écrit à Deren :
Chère Maya,J’ai apprécié la lecture de votre livre ; il est magnifiquement écrit, extrêmement évocateur, et j’ai été particulièrement impressionnée par la façon dont vous avez réussi à faire émerger l’essence du rituel à travers le méli-mélo de détails du contact culturel, comme le papier sur le savon d’Erzulie. Toutefois, je ne peux vous écrire une recommandation pour ce livre, car quelque recommandation que j’écrive, c’est en tant qu’anthropologue et non en tant que critique littéraire. Si vous aviez tout à fait abandonné la prétention anthropologique et vous étiez contentée d’écrire un livre poétique et évocateur sur Haïti, alors j’aurais pu vous soutenir. Or, ce n’est pas le cas. D’un point de vue méthodologique, le livre tel qu’il existe est complètement inadmissible ; l’évocation d’origines amérindiennes n’a rien à voir avec la situation – sauf bien sûr du point de vue de la poésie, auquel niveau on trouve peut-être de la vérité. Mais je suis désolée de devoir vous dire qu’une mauvaise documentation et de piètres méthodes gâchent la bonne poésie. Je vous renvoie les épreuves car je suppose que vous en aurez besoin pour d’autres relecteurs.Vôtre,Margaret Mead55
L’une des thèses originales de Deren consiste à décrire l’influence des Indiens d’origine espagnole en Haïti sur le développement de ces rites, et comment ceci a préservé la culture africaine du Nouveau Monde56. Dans sa lettre condescendante à Deren, Mead les identifie à tort comme des « Indiens d’Amérique ». Or, selon l’anthropologue Rachel Beauvoir-Dominique :
Bien que beaucoup reste à faire, la recherche sur l’héritage taïno en Haïti est aujourd’hui tristement limitée. Seuls quelques rares chercheurs l’ont étudié, à rebours des courants dominants mettant en évidence nos racines européennes et africaines. Parmi eux, l’auteur haïtien Baron Émile Nau, qui a publié L’Histoire des Caciques d’Haïti en 1894 ; Madame Maya Deren dans les années 1940, qui a introduit à des questions sur l’héritage taïno dans le vaudou, à la suite des travaux archéologiques pionniers d’Edouard Mangones et Louis Maximilan sur les objets taïno ; et Jeannot Hilaire dans le domaine de la linguistique. Aujourd’hui, aucun archéologue haïtien ne travaille sur ce patrimoine.57
L’étude haïtienne de Deren représente un autre exploit : si les historiens avaient compris qu’une « cérémonie » était à l’origine du processus qui fit de Haïti la deuxième colonie libre d’esclaves africains dans l’hémisphère occidental, c’est Deren qui a précisément identifié celle-ci comme un rituel Petro58. Divine Horsemen, de même que le métrage haïtien, constituent des commentaires sur la dialectique des rituels qui se sont développés en Haïti en réponse à l’esclavage : les rituels bienfaisants ou Rada d’Afrique de l’Ouest et leurs équivalents du Nouveau Monde qui ont émergé dans la rage, c’est-à-dire les rituels appelés Petro.
Les prises de vue haïtiennes adoptent des techniques exceptionnelles de « chorécinéma » [chorecinema]59, qui ont leur origine dans les premiers films de danse de Deren. Cette perspective lui permet de filmer les mouvements fluides et spontanés des rituels en Haïti. Elle soutient par ailleurs que l’utilisation de différentes vitesses de filmage est cruciale pour l’enregistrement d’états fondés sur le principe [principled states] dans leurs contextes ritualisés. La combinaison de l’art et de l’ethnographie promue par Bateson a apporté à Deren un soutien théorique pour son emploi de principes chorécinématographiques lors du tournage avec une caméra mobile et du montage du mouvement. On peut affirmer qu’elle a effectivement élargi les possibilités du cinéma ethnographique à travers son œuvre. Son étude unique sur les origines du mythe dans le vaudou et son incarnation rituelle constitue un contexte important pour comprendre ses méthodes de représentation novatrices dans le cinéma ethnographique. Ses échanges avec Mead et Bateson ont marqué son travail ethnographique. Deren a élevé le cinéma ethnographique à des sommets insoupçonnés avec son voyage en Haïti, le croisement de l’art et de l’ethnographie lui permettant d’exprimer l’esprit de la religion africaine du vaudou.