D’autres mondes sont possibles : Bataille sur le grand fleuve (1951) de Jean Rouch
Engager une discussion sur les origines du cinéma ethnographique, c’est nécessairement tenter de construire une nouvelle relation entre le passé et le présent. Au cours des dernières décennies, de nombreux intellectuels ont analysé comment, depuis le xixe siècle, les technologies visuelles et la science anthropologique ont contribué au colonialisme, à la codification et à la justification de la suprématie blanche, et à une distribution du pouvoir ségrégationniste dans le monde moderne1. Le travail de ces penseurs a contribué à éclairer comment les images photographiques et cinématographiques furent mobilisées au service de l’entreprise coloniale. De fait, la nature en apparence objective de l’image photographique a été associée aux violences coloniales, bien plus souvent qu’elle n’a opéré comme instrument de libération. Il est donc important de souligner les liens entre l’histoire de l’ethnographie visuelle et la brutalité du colonialisme, surtout si l’on veut parler de la période des années 1950-1960 qui marque à la fois les débuts du film ethnographique et la fin de l’Empire français. La signification de tout film (qu’il soit ou non ethnographique) est inévitablement liée aux conditions historiques et sociales de sa production et de sa distribution, quelles que soient les intentions du réalisateur et la mise en forme de ses images.
Jean Rouch se trouvait au Niger en 1941, fraîchement sorti de l’École des ponts et chaussées, en tant qu’ingénieur des Travaux Publics. Sa tâche consistait à superviser la construction de routes pour le compte du gouvernement français, à la tête d’un contingent d’environ 20 000 hommes recrutés dans le cadre des travaux forcés2. Bien qu’il était alors dépourvu d’ambitions ethnographiques, une fois sur place, il développa un intérêt pour les rites de possession. Il n’était pas le premier à opérer ce type de glissement de l’ingénieur à l’ethnographe. Le travail de terrain n’était pas encore une pratique généralisée dans les milieux anthropologiques de l’époque, et une bonne part du travail sur les vies sociales et culturelles des colonies françaises était le fait d’administrateurs coloniaux français3. Le premier article ethnographique de Rouch, « Aperçu sur l’animisme Songhay », parut en 19434. En 1947, il retourna en Afrique-Occidentale avec le but cette fois explicite de documenter et d’enregistrer les pratiques culturelles locales. C’est lors de ce séjour qu’il s’essaya pour la première fois à la technique cinématographique.
Rouch allait perfectionner sa pratique du film ethnographique pendant les années 1950, réalisant certaines de ses œuvres les plus connues au cours de cette décennie, principalement en Afrique-Occidentale française. Il est important de souligner que, si la production filmique de Rouch a pu se développer pendant cette période, ses contemporains africains ne disposaient pas des mêmes opportunités, puisque la loi leur défendait de filmer sur le territoire colonial français. Le gouvernement français utilisait le cinéma comme un outil de propagande coloniale. Afin de contrôler et contenir ce pouvoir politique du cinéma, les autorités exerçaient un contrôle étroit sur la production et la distribution des images au sein des colonies. C’était la logique du Décret Laval, institué en 1934. Ainsi que l’explique Manthia Diawara : « Le but du Décret Laval était de contrôler le contenu des films tournés en Afrique, et de minimiser le rôle créatif des Africains dans la production des films »5. En décidant quels films pouvaient être réalisés dans les colonies françaises, en censurant les films considérés comme autant de menaces au projet colonial, et en limitant la participation africaine à la réalisation de films sur le continent, le gouvernement français tentait de contrôler les effets potentiellement subversifs du cinéma dans les colonies. Le Décret Laval resta en application jusqu’au moment où les colonies d’Afrique-Occidentale française obtinrent leur indépendance.
évaluer le travail de Rouch dans ce cadre permet d’appréhender les conditions historiques qui rendirent son œuvre possible, mais aussi les enjeux politiques qui la traversent. Cette dimension politique a toujours posé problème à la critique cinématographique. Rouch a choisi de ne pas faire de films à message politique manifeste. En fait, il se méfie franchement des réalisateurs militants qui prétendent avoir le monopole de la vérité : « Avoir raison, c’est une erreur », dit-il, « parce que les problèmes ne se présentent pas en ces termes. Personne n’a jamais ‹ raison › ou ‹ tort › »6.
Le critique Guy Hennebelle n’était sans doute pas le seul à ressentir la frustration qu’il exprima par ces mots lors d’un entretien avec Rouch : « Tu fais complètement l’impasse sur la dimension politique des choses. Tu la refoules comme si elle te gênait »7. Ce à quoi Rouch avait répondu : « Je ne vois pas un seul mouvement politique sur lequel fonder le moindre espoir »8 avant de conclure : « Les choses sont délicates et nous n’avons pas de réponse.… Je n’aime pas qu’on prétende détenir la vérité. »9. Les commentaires de cette sorte ont conduit de nombreux observateurs à qualifier le travail de Rouch d’apolitique, une étiquette hautement problématique, étant donné la nature particulièrement épineuse du terrain où son œuvre s’élaborait.
On pourrait affirmer que Rouch aurait dû aller plus loin, qu’il aurait dû critiquer plus explicitement les structures du pouvoir qui lui avaient permis de devenir anthropologue en Afrique-Occidentale. J’estime qu’il faut prendre en compte l’équivocité politique des films de Rouch, plutôt que tenter de résoudre la question de son positionnement politique. Ses films m’intéressent justement pour cette ambiguïté politique. En tant que produits du colonialisme, ils marquent toujours une certaine limite critique et politique envers leur contexte de production, tout en invitant à dépasser ces limites.
C’est dans cette perspective que j’aborde ici l’un des premiers films de Rouch, Bataille sur le grand fleuve (1951). On classe généralement Bataille parmi les travaux les plus ethnographiquement orthodoxes du cinéaste, son objectif étant manifestement de capturer, raconter et préserver une pratique « traditionnelle » sur celluloïd10. Mais, malgré le caractère conventionnel que ce film peut sembler revêtir aujourd’hui, le tournage et la projection de Bataille représentent pour Rouch une expérience qui l’a transformé – « le commencement » de la pratique qu’il nommera par la suite « anthropologie partagée »11. à mon sens, la découverte de cette pratique collaborative est fondamentale : si la violence et l’injustice hantent l’héritage cinématographique de Rouch, son œuvre laisse entrevoir les signes d’une vie tournée vers d’autres possibilités, une alternative au statu quo colonial. Et ce sont ces espaces de rupture, ces ouvertures vers d’autres mondes, qui comptent et dont la résonance politique est encore présente.
Bataille sur le grand fleuve suit un groupe de 21 pêcheurs Sorko impliqués dans un banghawi, une chasse à l’hippopotame au harpon. Installés sur les rivages du fleuve Niger, les Sorko étaient généralement qualifiés de pêcheurs, mais ce terme paraît impropre au vu de leur réputation régionale de grands chasseurs d’hippopotames, de crocodiles et de lamantins12. Rouch a tourné ce film lors d’un séjour de plusieurs mois en Afrique-Occidentale, dans le cadre de ses recherches pour la thèse de doctorat qu’il soutient en 1952, et qui fera ensuite l’objet d’une publication sous le titre La Religion et la magie Songhay (1960). Une chasse à l’hippopotame peut sembler accessoire dans des recherches sur la religion et la magie, mais la voix over du film (interprétée par Rouch) informe le public que les Sorko ne peuvent entamer leur chasse qu’après avoir reçu la bénédiction de Harakoy Dikko, esprit des eaux et maître du fleuve Niger. Entre autres choses, les scènes liminaires du film présentent la cérémonie de possession qui précède le départ des hommes. On nous explique que l’esprit de l’eau Harakoy Dikko accorde aux hommes la permission de chasser trois hippopotames, mais en leur rappelant de respecter les règles de la chasse, sous peine de subir la colère d’un hippopotame appelé « le Vieux Barbu ». Ce n’est qu’après s’être baignés dans une eau infusée de propriétés magiques que les chasseurs sont dotés du courage nécessaire pour entamer la chasse. Au cours des 33 minutes que dure le film, les Sorko (tous présentés par leur nom) ne vont parvenir à chasser qu’un hippopotame. Mais parce qu’ils n’auront pas respecté les règles de la chasse (d’après le commentaire en voix over de Rouch), « Le Vieux Barbu » leur échappera au bout du compte, en dépit de plusieurs tentatives spectaculaires pour attraper l’énorme et impressionnante créature.
Strictement considéré du point de vue de l’image et des propriétés formelles, ce film semble présenter les Sorko comme un peuple aux traditions largement intactes, apparemment bien éloignés de toute réalité coloniale. Mais cette représentation de leur communauté néglige d’importants détails, et ces « oublis » requièrent notre attention, étant donné que Rouch ne pouvait les ignorer.
Dans l’un de ses premiers articles consacrés au banghawi, Rouch rapporte les nombreuses manières dont le projet colonial français n’a pas seulement interféré, mais s’est appliqué à détruire la tradition Sorko de la chasse à l’hippopotame. Ce texte raconte comment, avant l’arrivée des Européens, le territoire du Niger peuplé par les Sorko s’apparentait à une sorte d’élevage d’hippopotames. La communauté entretenait des relations avec tous les animaux, chaque hippopotame avait un nom et les restrictions de chasse imposées par Harakoy Dikko assuraient la relative stabilité du cheptel. Mais l’arrivée des Européens, à la fin du xixe siècle, se traduisit par l’apparition de la chasse au fusil, sans autre motivation que le plaisir. Rouch ne fait pas mystère de ce qu’il en pense : « le type exact de la chasse bête et vaniteuse que l’on réserve aux gros personnages ou aux hôtes de marque en tournée ». Le massacre d’hippopotames qui résulta de ces méthodes de chasse européennes réduisit la population d’hippopotames si drastiquement que l’administration coloniale se vit obligée de déclarer l’activité illégale13. Dans une publication ultérieure, Rouch révèle qu’en raison de cette interdiction, les Sorko ne pouvaient plus chasser l’hippopotame que de façon occasionnelle14. D’ailleurs, la chasse représentée dans Bataille ne fut possible que grâce à la capacité de Rouch d’obtenir les autorisations nécessaires15.
Tous ces éléments — qui auraient pu servir, entre autres choses, à dresser une critique de la société coloniale — sont singulièrement absents du récit de Rouch dans Bataille. L’historienne du cinéma Alice Gallois remarque, à propos de ce curieux écart : « Une fois de plus, il s’attache à enregistrer les pratiques traditionnelles avant que celles-ci ne disparaissent, quitte à les reconstituer en partie ». Gallois évoque Bataille comme « un outil d’illustration », davantage en phase avec « l’exigence scientifique que suppose son travail de chercheur »16 que ses premières réalisations. Bien que je comprenne cette vision des choses, il me semble que Rouch s’attache ici à tenter quelque chose de plus complexe que ces déclarations ne le laissent supposer. à mon sens, le choix d’omettre ces détails représente autre chose que le désir de reconstruire des pratiques traditionnelles pour les besoins d’un documentaire. à mon avis, ces omissions témoignent surtout des fortes tendances de Rouch à la fiction.
Une des raisons pour lesquelles l’œuvre de Rouch présente des différences si marquées avec les « discours de sobriété » associés au genre du cinéma ethnographique tient au fait que Rouch ne voyait rien de fondamentalement problématique dans une re-création imaginative de la réalité17. « Pour moi en tant qu’ethnographe et que cinéaste, il n’y a presque aucune frontière entre les documentaires et les films de fiction », admet-il volontiers. « Le cinéma, c’est déjà une transition entre le monde réel et le monde imaginaire »18. Persuadé que la fiction peut être efficacement mise à profit dans la forme documentaire, Rouch s’est appliqué à enregistrer et à documenter le monde. Et bien que l’on puisse, dans ce cas précis, supposer que Rouch évite ainsi la question des politiques coloniales dans Bataille sur le grand fleuve, ses publications sur le sujet, ouvertement critiques à l’égard de l’administration coloniale et de son impact sur le banghawi, semblent démentir une telle critique.
Dans une publication de 1948, par exemple, Rouch conclut un article sur les chasseurs Sorko par ces mots :
Etant donné l’importance que cette chasse a pour les pêcheurs Sorko (raison d’existence, prestige, religion), et l’enthousiasme avec lequel il la pratiquent (ils m’ont partout supplié de demander les autorisations de chasse), et aussi le manque total d’intérêt sportif qu’il y a à tuer au fusil cet animal, je crois qu’il serait bon de réviser la règlementation de sa chasse dans le sens suivant : Interdiction absolue de chasse au fusil, autorisation d’une ou deux campagnes de chasse tous les ans par les pêcheurs indigènes, avec contrôle du nombre de bêtes abattues. Ce serait à la fois supprimer une lâcheté stupide et redonner à des gens simples et courageux le métier dont ils sont fiers.19
Ces mots ne constituent certes pas un appel à la révolution, et Bataille n’est pas un film engagé politiquement. Le rapprochement entre le film et les textes de Rouch n’en permet pas moins de tirer quelques conclusions pertinentes. Car si Bataille ne formule pas de critique politique explicite, il permet au spectateur d’observer et de penser la nature du banghawi, et sa signification pour le peuple Sorko. Lors d’un entretien avec le critique Dan Yakir, Rouch explique ainsi son aversion à l’égard du cinéma militant : « Le cinéma militant […] s’adresse toujours à des gens qui sont déjà convaincus, donc il est inutile. Le meilleur film politique, c’est Les Ordres (1974), de Michel Brault, parce qu’il s’adresse aux flics, c’est-à-dire à l’ennemi. C’est eux qu’il faudrait convaincre »20. Bataille représentait peut-être, en partie, la tentative de Rouch de parler à « l’ennemi », dénonçant (implicitement) le côté aberrant des pratiques coloniales, illustrant la beauté et la dignité de cette tradition pour le public occidental, tout en conservant une trace significative de cette pratique pour la communauté représentée dans le film.
Cette réflexion empêche de réduire Bataille à un simple récit, ou à un document représentatif du discours scientifique. De plus, le fait que Rouch ait lui-même situé les origines de son anthropologie partagée dans cette expérience cinématographique contribue à brouiller l’idée reçue selon laquelle Bataille appartiendrait à une veine plus conventionnelle que son travail ultérieur. De fait, trois ans après le tournage de Bataille en compagnie de son collègue Roger Rosfelder, il retourne au Niger pour projeter le film devant la communauté Sorko. Si l’on en croit le témoignage de Rouch, cette projection fut l’occasion d’une révélation pour toutes les parties concernées. « En voyant leur propre image dans le film, [les Sorko] ont découvert le langage du cinéma », se souvient-il. « Ils ont visionné le film encore et encore, et d’un seul coup, ils se sont mis à partager leurs critiques, à m’expliquer tout ce qui n’allait pas »21. Rouch aimait dire que cette séance de retour critique lui avait permis d’approfondir sa compréhension des Sorko et de leurs traditions, et qu’elle avait en retour permis aux Sorko de mieux comprendre la nature de son approche ethnographique. D’après le réalisateur, la projection avait fonctionné comme « stimulant de conscience mutuelle »22.
Pour Rouch, cette projection et les conversations qu’elle a suscitées ont permis de transformer radicalement la signification ethnographique du film, sa forme et son destinataire : « Pour la première fois, le travail n’[était] pas jugé par un jury de thèse, mais par les personnes même que l’anthropologue était venu observer »23. En outre, après avoir vu le film, plusieurs membres de la communauté ont approché Rouch en vue de réaliser d’autres films. Ces films donnèrent lieu à de nouvelles conversations, de nouvelles critiques et de nouvelles questions, lesquelles, à leur tour, donnèrent naissance à de nouveaux films et à de nouvelles collaborations. La projection devint ainsi une partie essentielle du travail de création cinématographique pour Rouch, transformant le travail anthropologique en un processus dialogique dans lequel la signification se renégocie constamment, à mesure que les films circulent à travers différents contextes.
Un autre aspect essentiel de Bataille tient au fait que le film marque l’entrée de Damouré Zika dans l’histoire du cinéma. Rouch et Zika se sont rencontrés par l’intermédiaire de Boubou Hama, un intellectuel nigérien qui s’est lié d’amitié avec Rouch lors de son premier séjour au Niger, quand il était ingénieur pour les Travaux Publics. Hama, qui était l’ancien professeur de Zika, a demandé à Rouch s’il pouvait lui trouver du travail sur l’un de ses chantiers, ce que Rouch a accepté de faire pour lui rendre service24. Le jeune Zika descendait d’une longue lignée de guérisseurs Sorko. Comme Rouch, Zika aimait bien plaisanter et les deux hommes devinrent rapidement amis. à mesure que l’intérêt de Rouch pour l’histoire et l’ethnographie du Niger se développait, il se mit à compter de plus en plus sur Zika en tant que collaborateur et informateur. C’est ainsi que Zika accompagna Rouch et Rosfelder durant leur mission ethnographique de 1950-1951. Pendant le tournage de Cimetières dans la falaise (1950), Rouch forma Zika à la prise de son. Mais avant Bataille, Zika n’était jamais apparu dans aucun des films de Rouch25.
Dans l’une des scènes les plus frappantes de Bataille, on découvre Zika batifolant dans l’eau en compagnie d’un bébé hippopotame abandonné par ses congénères à l’approche des chasseurs. Cette séquence offre au public un moment de jeu et de détente sans grand rapport avec le rituel de la chasse. On pourrait même dire que la scène n’expose rien d’autre que le talent de Zika à se tenir devant la caméra. Rouch raconta par la suite que, dès que Zika s’était vu sur l’écran, il avait immédiatement proposé que les deux hommes réalisent un autre film ensemble, un vrai film (c’est-à-dire de fiction) dans lequel lui (Zika) jouerait le rôle principal. Ce qui allait donner lieu non seulement à l’une des expériences de réalisation les plus fécondes de la carrière de Rouch (Jaguar, 1954) mais aussi au long partenariat artistique des deux hommes, qui allait durer toute leur vie, et les transformer de manière profonde et significative. En effet, avec leurs deux autres compères nigériens Lam Ibrahima Dia et Tallou Mouzourane, Rouch et Zika allaient former le groupe DALAROUTA (un acronyme formé à partir des premières syllabes de chacun de leurs noms). Les membres de DALAROUTA partageaient la responsabilité artistique et les profits des films qu’ils réalisaient ensemble. Ce collectif créatif réalisa plusieurs des films les plus reconnus de Rouch, en particulier Petit à petit (1969), Cocorico ! Monsieur Poulet (1978) et Madame l’eau (1993).
Même si toutes les relations professionnelles de Rouch n’ont pas répondu à un tel degré de collaboration, le cinéaste en était venu à croire sincèrement que l’implication et la formation aux techniques cinématographiques des personnes avec qui il travaillait constituait une dimension importante de l’anthropologie partagée. Il avait du reste commencé très tôt à procéder de la sorte — jusque dans ses toutes premières collaborations avec Zika26 — ce qui explique pourquoi plusieurs personnes ayant travaillé avec Rouch firent par la suite carrière dans le cinéma, comme Oumarou Ganda et Safi Faye, pour ne nommer qu’eux. « Je ne pense pas que ce soit la solution définitive », commente Rouch dans un entretien, « mais ça a le mérite de donner quelque chose aux gens, au lieu de se contenter de prendre »27. Il affirmait par ailleurs, dans un article souvent cité sur le cinéma ethnographique : « Ce type de recherche inclusive totale peut sembler trop idéaliste, mais elle m’apparaît comme la seule attitude anthropologique moralement et scientifiquement praticable aujourd’hui »28. Tous les aspects précédemment mentionnés de l’anthropologie partagée témoignent, dans le travail de Rouch, d’un glissement ou débordement de la signification ethnographique vers ce que j’ai appelé ailleurs (selon la terminologie d’Achille Mbembe29), une esthétique de l’ouverture et de la rencontre30. C’est précisément dans les moments où ses films semblent lui échapper, dépassant les limites de son imagination et prenant corps à travers la contribution de collaborateurs, que je trouve son travail le plus fécond.
« Je conteste l’anthropologie en insistant sur la nécessité de partager, de produire des objets qui permettent le dialogue et le désaccord par-delà les frontière sociales »31, affirmait Rouch lors d’un entretien avec le réalisateur Lucien Taylor. Cette citation m’intéresse parce qu’elle illustre que Rouch envisage sa pratique comme un défi à sa discipline, mais aussi qu’il ne croit pas que ses films doivent produire un quelconque consensus. Bien au contraire, en plus de sa préférence marquée pour les pratiques collaboratives, il identifie clairement « le dialogue et le désaccord » comme les objectifs de sa pratique, allant jusqu’à proclamer : « Pour moi, [inquiéter les gens] c’est le but du cinéma »32. En d’autres termes, Rouch pense que les films doivent circuler dans l’espace et le temps pour provoquer les spectateurs, pour les encourager à poser des questions, à critiquer ce qu’ils voient, et à répondre avec leurs propres pensées et leurs propres visions.
En 1954, Rouch projette Bataille devant la communauté Sorko représentée dans le film. Le dialogue occasionné par cette projection entre Rouch et les Sorko débouche sur une situation complexe, qui se répercute à travers tous ses films, ses textes d’anthropologie, ses collaborations avec des cinéastes nigériens (et autres), et jusque dans sa participation à des festivals et à des programmes de formation dans le monde entier33. Il s’agit en outre d’un dialogue incluant les voix des divers publics qui visionnent les films de Rouch, que ceux-ci leur inspirent des critiques, induisent de l’intérêt, ou tout simplement de l’ennui. De cette manière, le cinéma permet à Rouch de développer et d’expérimenter une pratique plus partagée, dialogique et ouverte que ses écrits. Pour lui, faire des films ne se limite pas à enregistrer des faits sociaux ; il s’agit de créer l’opportunité de nouvelles conversations, de nouvelles relations entre les personnes.
En 1977, lors d’une discussion avec les réalisateurs américains John Marshall et John Adams, Rouch raconte sa récente expérience au Mozambique, où on l’a invité à animer des ateliers pour former la première génération de cinéastes de ce pays nouvellement indépendant. Pendant ce séjour, Rouch tourne Makwayela (1977). Cette œuvre raconte l’histoire d’hommes et de femmes ayant travaillé dans les mines d’Afrique du Sud durant l’apartheid ; pour ce faire, elle nous les montre, d’après les mots même de Rouch, « chantant et dansant l’histoire de leur émigration vers l’Afrique du Sud »34. L’atmosphère de célébration qui se dégage de Makwayela a créé le malaise chez certains collaborateurs de Rouch, ce qui n’a pas empêché le réalisateur d’en être fier, précisément parce que le film illustre les ressources créatives de ceux qui souhaitent exprimer leur désir de liberté, de dignité et d’espoir en un avenir meilleur, alors même qu’ils ploient sous le joug de l’oppression.
Aux yeux de Rouch, de telles histoires représentent un espoir, la preuve que l’on peut rencontrer la beauté, et ce qu’il appelle dans sa discussion avec Marshall et Adams « une issue », même au cœur des circonstances les plus tragiques. Voilà qui me semble entrer en résonance avec la critique des politiques coloniales qu’il est possible de déduire des images de Bataille. Le banghawi nous offre l’aperçu, peut-être même la preuve, d’une possible « issue » au désastre créé par la violence et l’avidité coloniales. Après tout, Bataille offre à ses spectateurs, entre autres choses, la leçon particulièrement instructive d’un peuple vivant en accord avec son environnement, suivant une gestion responsable des ressources. Notons que cette leçon, ce n’est pas Rouch qui la donne ; sa caméra se contente de faciliter la rencontre du public avec les chasseurs Sorko, leurs compétences et leurs connaissances. Ceci nous indique à la fois la valeur de l’héritage de Rouch et la tension qui le travaille. Bien que sa présence en Afrique-Occidentale est assurée par le pouvoir (néo)colonial français, ses films n’en fonctionnent pas moins comme de puissants témoignages historiques, permettant aux spectateurs de découvrir et d’observer des vies, des coutumes et des histoires dotées d’une indéniable valeur.
Dans son Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur (1957), Albert Memmi décrit les traits caractéristiques des individus dont les vies sont formées par les réalités sociales, politiques, psychologiques et interpersonnelles de la vie quotidienne en territoire colonisé. Il suggère que pour le colonisateur, il existe deux manières principales de jouer son rôle dans la colonie. En premier lieu, il y a ceux qui, dès leur arrivée, acceptent leur rôle de rouage dans la machine coloniale, en dépit des horreurs et des injustices dont ils sont témoins. Afin de maintenir efficacement leur position au sein de ce système, ces individus épousent l’idéologie raciste et la violence associées au projet colonial, devenant ainsi, selon les termes de Memmi, des fascistes et des usurpateurs. En second lieu, Memmi dessine aussi le contour de ces colonisateurs qui, reconnaissant la profonde souffrance occasionnée par le paradigme colonial, tentent de rejeter leur rôle. Selon Memmi, la position du colonisateur qui refuse son rôle est nécessairement inconfortable, profondément contradictoire, de sorte que la seule option viable est pour lui de quitter le territoire colonisé. Memmi l’affirme en effet : en tant que membre du groupe oppresseur, le colonisateur qui refuse son rôle ne partage pas moins pour autant la responsabilité de ce groupe. Il peut dénoncer l’injustice de la situation, ou prendre la défense des colonisés ; mais il ne peut pas se soustraire à sa part de responsabilité collective « en tant que membre d’un groupe national oppresseur »35.
« Il y a, je crois, des situations historiques impossibles », écrit Memmi au sujet du colonisateur qui refuse, « celle-là en est une »36. Selon moi, ce texte peut s’appliquer à Rouch, à ses pratiques collaboratives, à ses engagements envers les communautés qui partagent son travail, ainsi qu’à la contradiction entre ces faits et son choix de rester en Afrique-Occidentale en tant qu’employé de l’État français. Memmi écrit encore : « En somme, refusant le mal, le colonisateur de bonne volonté ne peut jamais atteindre au bien, car le seul choix qui lui soit permis n’est pas entre le bien et le mal, il est entre le mal et le malaise »37. Plus loin, il poursuit : « S’il ne se supprime pas lui-même comme colonisateur, il s’installe dans l’ambiguïté »38. Memmi semble penser qu’il est intolérable de vivre dans de telles conditions ; mais à bien des égards, c’est dans cet inconfort que Rouch a construit son œuvre.
Pour paraphraser Rouch, nous vivons dans un monde où les situations politiques sont délicates, et nous ne pouvons leur apporter de réponse définitive : un monde encore et toujours formé par la violence et les logiques coloniales. À mon sens, si l’on souhaite ouvrir des espaces de possibilité réelle et ainsi trouver « une issue » aux crises politique et climatique qui nous environnent, il faut développer une capacité à vivre et œuvrer, comme Rouch, dans l’ambiguïté et même dans le malaise. Les films de Rouch démontrent la fécondité de cette approche : lorsqu’elle est le fruit d’un esprit de collaboration et de dialogue, elle célèbre la puissance créatrice de cette ambiguïté. En fin de compte, ceci me ramène au travail de Rouch. Dans les meilleurs moments de ses films, les images suggèrent un au-delà qui dépasse leur cadre et les intentions du réalisateur. Les spectateurs découvrent alors la richesse de vies qui existent simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de l’écran : des images qui paraissent parfois, de façon souvent oblique et brève, ouvrir la voie vers d’autres mondes possibles.