D’quoi je m’mêle… ! Revue en 2 actes et un prologue
Une lecture de Petits théâtres lausannois de la Belle Époque d’Olivier Robert, Lausanne, Éditions d’en bas, 2015, 233 p., 172 ill., couleur et n. b., 8 tableaux
Prologue
Qui dépouille la presse des premières années du xxe siècle sur les traces du spectacle cinématographique perçoit vite l’intérêt qu’il y a de ne pas isoler les manifestations du cinéma des autres spectacles, en raison de leur localisation dans l’espace urbain, mais aussi en raison de leur affiche. Toutefois, tant que l’effort porte sur le seul objet « cinéma », cette inclusion appartient à l’horizon prochain de la recherche.
C’est donc avec une grande curiosité et certaines attentes que l’on prend connaissance d’un ouvrage historique consacré aux petits théâtres lausannois de la Belle Époque, soit, pour en rester au spectacle de cinéma, à la période de sa première circulation ponctuelle dans le chef-lieu vaudois et partout ailleurs (1896), puis dès 1897 à celle de sa venue sporadique ou périodique, complémentaire ou exclusive, en divers lieux et circonstances, selon qu’en font l’exhibition tourneurs ou forains, et enfin, à partir de 1907-1908, à sa présence permanente dans des locaux transformés ou des salles d’emblée nouvelles.
Quand on sait que le premier de ces édifices nouveaux, une salle à l’italienne de 1000 places, le Théâtre Cinéma Lumen, sis à l’extrémité est du Grand Pont, fut conçu pour un programme qui conjuguait d’emblée cinéma, spectacles de scène et musicaux, et que son concepteur, Albert Roth de Markus, cherchait à répondre par son initiative privée à la question récurrente de la grande salle lausannoise, l’attente est grande de trouver enfin abordée, pour Lausanne, la question de l’intrication ou du parallélisme des deux formes de spectacle.
Si cette problématique n’est pas explicitement formulée, le choix d’inclure le cinéma dans une histoire des lieux de spectacle populaires la rend difficilement contournable. Et comme l’explicite, en ouverture de l’ouvrage, un tableau des salles de spectacle actives à Lausanne entre 1804 et 1930, l’auteur ne semble pas vouloir éviter de prendre cet aspect en considération, puisqu’il y fait figurer aussi bien des lieux de scène que des lieux d’écran (p. 12).
Toutefois, à l’examen, le tableau fait vite voir qu’il ne propose guère une orientation typologique très articulée, malgré les utiles indications de chronologie et de changement de dénomination. Ainsi le premier Lumen y figure comme un lieu de théâtre et de concerts, outre de cinéma, ce qu’il ne fut justement pas1 ; la Maison du peuple n’est pas donnée comme un lieu de projection régulier, alors qu’elle le fut depuis les années 1920 ; The Royal Biograph n’était pas un cinéma installé à demeure, mais une offre temporaire de la Brasserie ou Grande salle de Tivoli2. Et pourquoi inclure dans le tableau un opéra forain, présent de 1907 à 1912 place du Tunnel, si les métiers du cinéma forain régulièrement présents avant la guerre n’y entrent pas ? La dernière salle mentionnée, le Capitole (1928), n’était pas un lieu de seule projection3 ; pas plus que le Cinéma-Théâtre Métropole (1931), curieusement absent du tableau.
Dans sa composition, celui-ci trahit la complexité des choses et traduit l’impossibilité de rendre compte de la réalité, si on donne à celle-ci la forme d’une opposition cinéma-théâtre à peine marginalement atténuée. Or, il semble bien, avec des variantes déterminées par l’évolution du contexte, que diverses modalités de combinaison entre cinéma et théâtre devraient être établies pour rendre compte de ce qui est observable. Entre 1896 et 1900, le cinéma est présenté comme un spectacle autonome, ce qu’il reste dans le cadre forain. Par contre, vite accueilli par des lieux de spectacle, notamment par le Kursaal Théâtre Variétés dont il sera question ici, dès son ouverture le 4 octobre 19014, il apparaît comme une attraction « mécanique » parmi les attractions vivantes. Quand il s’installe à demeure, sa sédentarisation n’égale pas pour autant monoculture.
Si les lieux des spectacles dits vivants peuvent être aussi des lieux de cinéma, comme le montre à maintes reprises le travail de Robert, l’inverse est tout aussi vrai : la salle de cinéma peut être un lieu de spectacle vivant. Et si l’on pose la mixité sinon comme norme, du moins comme possibilité, son actualisation prend deux formes, celle de l’affiche combinant spectacles de scène et projections cinématographiques (dans une relation variable selon les périodes), celle de la polyvalence du lieu lui-même, où les deux formes de spectacle alternent (dans une fréquence variable selon les périodes).
Il est donc utile, dans un tableau des salles de spectacle à tel moment du temps, d’y inclure les cinémas dotés de scène, de loges, voire de machinerie théâtrale, et d’observer leurs offres extra-cinématographiques (théâtre, variétés, concerts, conférences).
Cette perspective oblige, sur le long terme, d’inclure le Cinéma du Bourg des années 1920 comme un lieu de musique de chambre, le Studio 10 (nom que prend le Cinéma-Théâtre Bel-Air, ex-Kursaal, en 1935-365) comme un endroit où l’on entend chanter The Kentucky Singers devant l’écran, dans une programmation pourtant cinématographique, ou de considérer le CityClub Pully d’aujourd’hui comme un lieu de concerts manifestant la persistance de cette mixité, plutôt que d’y voir, comme on serait tenté de le faire, des tentatives ponctuelles de survie.
Acte premier
Quelle que soit son attente devant ce livre de belle allure, magnifiquement illustré en quadrichromie et en noir et blanc, le lecteur est d’abord amené à reconnaître que son sujet est monographique. Cette histoire des Petits théâtres lausannois de la Belle Époque annoncée par le titre est en fait une histoire du Kursaal, salle de spectacle associée à un café, rue Mauborget, près de la place Bel-Air. Les quatre-cinquièmes de l’ouvrage sont consacrés à cette « jolie bonbonnière », inaugurée en 1901 (architectes : Jacques Regamey et Henri Meyer, qui n’est pas nommé), transformée en 1933 – Olivier Robert dit « éventrée et saccagée » (p. 107), sans vraiment donner une idée de ce que fut la proposition des vandales, les architectes lausannois Henri Marti et Henri-Robert von der Mühll (pas nommé)6.
Belle Époque, le chrononyme attractivement proclamé que la jolie couverture fait mine de représenter7, ne correspond donc pas vraiment au cadre temporel assigné par l’auteur à son travail. La première illustration qui vient dans le texte, en quadrichromie et en pleine page, le confirme (p. 10). L’affiche résolument anti-Art nouveau du Cinéma-Théâtre Métropole (1931) laisse entendre que l’on ira jusqu’au premier lustre des années 1930.
Paru en automne 2015, l’ouvrage est venu au moment où les derniers vestiges architecturaux du Kursaal, que les Lausannois connurent encore jusqu’au printemps 1992 sous le nom de cinéma Bel-Air, Bel-Air Michel Simon, puis Ciné Qua Non, devenaient des traces fantômes. Ce qui en subsistait ou ce qui était apparu au gré des sondages architecturaux, ces Lausannois vinrent nombreux le découvrir, rue Mauborget 10, lors des Journées du patrimoine des 10 et 11 septembre 2016, avant que la transformation majeure du lieu en espace commercial (un « Fooby » de la Coop inauguré le 6 mars 2019) n’affecte les volumes contigus désaffectés de la salle du restaurant et de la salle de spectacle8. Il était possible de repérer quelques éléments originaux et les effets de la transformation de 1932, qui fit du lieu une salle principalement – mais non exclusivement ! – dévolue au cinéma dès le 24 mai 1933 (non dès 1934, p. 108, ni dès avril 1935, id.).
À ce titre, l’ouvrage de Robert constitue une référence importante et unique, la seule autre salle de spectacle lausannoise de la période qui ait fait l’objet de diverses études demeurant le Théâtre municipal9.
La conception de la « bonbonnière », les directeurs de la salle (ils furent cinq, le plus durable, Jacques Wolf-Petitdemange, occupant ce poste de 1918 à 1931), les interprètes, les programmes, le fonctionnement constituent autant de chapitres thématiques par lesquels sont reconstituées quelque trente années d’activité, principalement à partir du dépouillement de la presse10.
Les subdivisions du gros chapitre consacré au programme (pp. 131-181) disent bien la nature de cet établissement de 500 à 600 places, qui garda une jauge de 525 places une fois devenu cinéma. Le grand public lausannois put y goûter les catégories de spectacle suivantes : attractions de variétés, chansonniers, revues locales, œuvres dramatiques, œuvres lyriques, sport, cinéma. Robert documente ces divers répertoires par un flot d’informations éclairant concrètement les problèmes posés par la gestion d’un tel lieu, de la programmation à la mise en scène, en passant par le rapport aux autorités et la réception critique.
Les représentations le plus longtemps à l’affiche demeurant la revue locale, qui passera ensuite au Théâtre municipal, Robert s’y attarde à juste titre en établissant le tableau des revues données au Kursaal de 1902 à 1935 (pp. 150-151)11. À juste titre, non seulement en raison de la tradition dont il rappelle, avec une certaine condescendance, la popularité, mais aussi parce qu’elles furent signées ou co-signées par Maurice Hayward de 1914 à 1956, l’un de ces protagonistes que Robert nomme curieusement « anonymes » pour dire méconnus ou oubliés après une célébrité épisodique (à ce titre son livre représente une considérable entreprise de nomination, dont un index général aurait utilement prolongé l’effort)12.
On s’étonnera d’autant plus qu’il ne consacre pas de notice à Maurice Hayward ou Jean Varé, son pseudonyme (1895-1956), parmi les cinquante-sept entrées biographiques qu’il propose en annexe (pp. 213-232), alors qu’on y trouve un Dranem, un André de Lorde, un Little Tich ou encore Yvette Guilbert, Polin ou Paulus, dont la présence effective sur les scènes lausannoises fut plutôt rare et sur lesquels l’internet abonde en informations. N’aurait-il pas pris la mesure de « ce jeune auteur local » (p. 146), absent du Dictionnaire du théâtre suisse, dont il ne signale pas que l’illustration du programme des revues reproduites dans l’ouvrage est de sa main ? Collaborateur pendant la guerre de la féroce revue satirique non-conformiste L’Arbalète d’Edmond Bille (1916-17), dessinateur dans la presse française et suisse durant toute l’entre-deux-guerres, réalisateur de deux remarquables courts métrages d’animation, Hayward/Varé, si constamment associé au Kursaal durant la période étudiée, ne trouve pas vraiment la place qui lui serait due dans un tel ouvrage13.
Acte deuxième
Ces remarques certes très circonscrites donnent la mesure d’une certaine désillusion. L’accumulation des informations, leur minutie même, ne peuvent dissimuler, à la longue, une forme d’irrésolution ou d’égalisation. Un ouvrage historique peut-il se ramener à une masse de données, même ordonnées thématiquement ? Certes, pour beaucoup, l’abondance documentaire du livre en fera le prix et c’est probablement cette attractivité-là qui engagea les Éditions d’en bas dans l’entreprise. Mais sa valeur d’annales elle-même aurait été plus solide, si l’on n’avait pas à se demander trop souvent à quelle source l’auteur puise telle information ou même tel jugement ; si l’on ne se trouvait pas devant des qualifications directement empruntées au vocabulaire des rapports de police pour qualifier un Émile Taponier (dont le patronyme s’écrit avec un seul p), directeur du Kursaal de 1916 à 1918, semble-t-il, avant de cofonder l’Office cinématographique de Lausanne, la Revue suisse du cinéma et le premier Ciné-journal suisse ; si l’on ne s’empêtrait pas dans l’intrication des informations données sans hiérarchie à propos de l’activité de Lucien Lansac, directeur du Kursaal de 1913 à 1915 (ou jusqu’en 1918 ?), pour prendre quelques exemples. Et à propos de cet important entrepreneur de spectacles, si les relations entre la scène et l’écran dans le premier quart du xxe siècle étaient sérieusement problématisées, il y aurait eu autre chose à relater que les faits divers qui bouclent le chapitre qui lui est consacré (p. 91).
Le volet introductif nous met dans le même embarras. Il établit ce que l’auteur nomme curieusement le « paysage culturel privé » de Lausanne, par quoi il faut entendre toute forme de spectacle public, « théâtre et spectacle vivant » dit François Vallotton dans sa préface, qui ne reçoit pas le soutien financier de la Ville. C’est la raison pour laquelle le Grand Théâtre ou Théâtre municipal n’y figure pas sous une forme développée. Le cadre chronologique de cette quarantaine de pages initiale correspond à la Belle Époque avec quelques débordements utiles, puisque certains lieux resteront actifs au-delà. Elle permet de décrire l’activité de quatre établissements dans l’ordre et selon les dates suivants : le Théâtre Petitdemange, une troupe d’opérettes ambulante dont le chapiteau est de passage régulier en été, de 1907 à 1912, place du Tunnel ; la Maison du peuple (1901-1926), le Kursaal ou Casino de Montbenon (1909-1919), le Théâtre Lumen (soit le Cinéma Théâtre Lumen, 1908-1935). Un aperçu du passage avant-guerre de divers cirques et ménageries ainsi que des musées de cire complète l’évocation, qui se clôt par un développement intitulé « Le cinéma se sédentarise » (1896-1931)14.
On s’étonnera de considérations démographiques qui attribuent à Lausanne une vertigineuse croissance de 33 500 habitants entre 1890 (13 500 [sic]) et 1900 (47 000) (p. 13) ; d’un chapitre sur la sédentarisation des salles où il est question des frères Lumière comme s’ils étaient venus en tournées en Suisse (p. 45), sans que soit mentionné le rôle de leur concessionnaire suisse, le Vaudois François-Henri Lavanchy-Clarke ; d’affirmations comme « La prise de contrôle de l’exploitation cinématographique par Pathé en 1907 par le moyen de la location des films conduit à la sédentarisation du septième art. Pourtant, dès 1901, le Kursaal de Lausanne, qui a fait du cinéma une attraction parmi d’autres, ne projette ses films que quelques jours. » (p. 47) ; ou de lire que le cinéma fit long feu à la Maison du Peuple, après quelques tentatives isolées, alors que la Revue historique vaudoise publiait, en 2007, un article d’Olivier Pavillon intitulé « Cinéma populaire. La Maison du Peuple de Lausanne et le cinéma, 1921-1947 ».
Et on se demande bien à quoi Robert fait allusion quand il affirme : « Avec l’arrivée du cinéma un formidable mouvement culturel se développe à Lausanne et de nombreux projets de salles voient le jour. Certaines se concrétisent » (p. 14). Qu’appelle-t-il « cinéma » ? Comment définit-il la « culture » ?
Terrain rêvé pour une comparaison de la réception du spectacle dramatique et cinématographique, la censure est parfois évoquée, mais de manière anecdotique et avec un zest de détachement ironique qu’une description des conditions légales de son exercice aurait avantageusement remplacé. S’agissant du cinéma, on doit se contenter d’une information selon laquelle en novembre 1909 la Municipalité de Lausanne interdit l’accès aux projections ordinaires pour les enfants de moins de 12 ans. Or, donnée comme inaugurant une « censure qui frappera le cinéma dans le canton de Vaud tout au long du siècle »15, cette mesure visait les moins de 16 ans non accompagnés de leurs parents et, rapportée ainsi, la décision ne dit rien de la réalité des débats qui entourent la « question du cinématographe » dès la fin des années 1900 et qui pourraient être associés à une vision générale de la police des divertissements populaires.
Ce genre d’interrogation se présente tout au long du livre, en dépit de ce que nous y reconnaissons de richesses documentaires. La préface que donne François Vallotton, pleine de suggestions stimulantes sur ce qu’une telle recherche peut apporter à l’histoire des spectacles populaires (qu’il désigne anachroniquement du terme de « scènes alternatives »), en est une lecture louablement généreuse. Mais elle sonne plus, en l’occurrence, comme une interprétation des données produites que comme la confirmation d’un programme historiographique accompli.
Elle nous vaut une longue et remarquable citation du roman de Ramuz, Les Circonstances de la vie, que l’on peut lire désormais en sachant, grâce au travail d’Olivier Robert, qu’il s’agit d’une description directement observée, naturaliste dira-t-on, d’une soirée vers 1905 dans cette salle désormais familière, dont le narrateur donne l’image suivante : « À côté de l’autre théâtre qui est sérieux, le Kursaal est une espèce de petit théâtre où on peut boire et fumer et qui a mauvaise réputation parmi les personnes rangées. »16