Les codes du western à l’ère du codage informatique : le jeu vidéo sur la piste du gunfighter cinématographique (Red Dead Redemption)
Héritier des dime novels et des Wild West Shows1 – pratiques populaires de la fin du xixe siècle qui exacerbent autant la narration à travers des récits feuilletonesques palpitants que l’attraction grâce à des mises en scène spectaculaires –, le western cinématographique s’institutionnalise au cours des années 1910-19202 et s’impose comme un genre majeur de l’industrie hollywoodienne à partir de la toute fin des années 1930. Au milieu des années 1950, le western a pu ainsi être considéré en France comme « le cinéma américain par excellence »3, la mythologie de l’Ouest et l’époque des pionniers faisant office d’ancrage à la fois géographique, historique, culturel et symbolique.
Durant la seconde moitié des années 1960, l’anachronisme de l’idéologie dominante du western dans un contexte de revendications sociales (défense des minorités, émancipation des femmes, mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam) semble avoir contribué, en sus de la réorganisation qui affecte par ailleurs l’ensemble du système de production, à la disparition progressive du genre, désormais détrôné par la science-fiction qui substitue à la conquête de l’Ouest sauvage la découverte des confins de l’espace intersidéral. Le western fait alors l’objet d’une réappropriation européenne, dans le sillage du succès international des films de Sergio Leone. Alors que le genre s’est maintenu avec une grande constance en Italie et en France dans des séries de bandes dessinées4, sans doute parce que ce secteur éditorial est fortement structuré en fonction de genres populaires et se prête à une mise en scène haute en couleur de stéréotypes, on observe inversement qu’au cinéma, les « cowboys » ont presque totalement déserté le grand écran depuis la fin des années 19705, au moment où, précisément, le médium du jeu vidéo sur lequel portera la présente étude devient accessible au grand public grâce au marché des consoles domestiques.
Parallèlement à quelques productions cinématographiques ponctuelles qui ont garanti une persistance du western dans les salles au début du xxie siècle6, on notera une résurgence du genre dans le domaine télévisuel, en particulier avec les trois saisons de la série Deadwood diffusée entre 2004 et 2006 par HBO7 et la série Westworld (dès 2016), qui, reprenant le motif du parc à thème peuplé d’automates à apparence humaine du film de science-fiction homonyme de 19738, met en scène la restauration factice, sous la houlette d’une figure démiurgique de créateur de monde(s), à la fois du passé mythique des Etats-Unis et du genre cinématographique. Or, dans cette série récente, la répétition des actions programmées s’émancipe largement d’un climat fantastique tel qu’on le trouve dans le roman d’Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel (1950), pour imposer des références explicites à l’expérience du consommateur de jeux vidéo de type RPG (Role Playing Game)9, par exemple lorsque l’un des protagonistes principaux éconduit à plusieurs reprises un individu qui se comporte en « personnage non-joueur » en appelant avec insistance une interaction susceptible d’embrayer sur une quête secondaire. L’enjeu principal de la première saison de la série, dans laquelle la frontière entre l’humain et son simulacre s’estompe progressivement, réside d’ailleurs dans la suspension du reboot perpétuel d’activités inlassablement reconduites par les « avatars » à travers des déclinaisons paradigmatiques : il s’agit, pour les androïdes de la série, de s’extraire des boucles itératives régies à la fois par les codes du genre western et par ceux du jeu vidéo. Par conséquent, le régime d’expérience de type ludique (simulant un genre cinématographique) se voit infléchi vers la logique du récit filmique, qui implique quant à elle une chronologie et une construction évolutive de la psychologie des personnages. Si Westworld peut ainsi entrelacer, autour de la problématique réflexive de la création d’un « environnement », les références au cinéma et au jeu vidéo sous l’égide du western, c’est sans doute parce que ce genre, dont l’industrie vidéoludique s’empara déjà dès les années 1970 avec les bornes d’arcade, s’est constitué en un véritable lieu de convergence médiatique grâce au jeu Red Dead Redemption (2010).
Read Dead Redemption : un jeu de référence(s)
Edité par Rockstar Games en 2010, Red Dead Redemption s’inscrit explicitement dans le genre westernien dont il reprend, condense et exhibe certains codes narratifs, esthétiques et « mondains ». Le dessin qui figure sur la pochette du jeu représente le héros braquant son arme en direction de l’observateur (fig. 1). Cette image, qui ne correspond à aucun moment du jeu dans la mesure où celui-ci repose sur une vue à la troisième personne, évoque l’un des « plans » d’un métrage des premiers temps, The Great Train Robbery (Edwin S. Porter, E.-U., 1903), souvent considéré (à tort, dans la mesure où le terme de « western » n’existait pas encore) comme l’acte de naissance du genre cinématographique. La communauté des fans de Red Dead Redemption en a d’ailleurs espéré une adaptation au cinéma qui aurait compté dans sa distribution l’acteur Brad Pitt dans un rôle parent de celui tenu par la star dans The Assassination of Jessie James by the Coward Robert Ford (Andrew Dominik, E.-U./Canada/R.-U., 2007), un film qui suscita un regain d’intérêt pour le genre (fig. 2-3)10.
Red Dead Redemption se présente comme un jeu d’action-aventure se jouant sur consoles PlayStation 3 ou Xbox 360, et proposant une figuration de l’espace en 3D polygonale. Il a rencontré un énorme succès – sa suite, annoncée pour octobre 2018, est très attendue –, au point de représenter peut-être à ce jour la production westernienne du xxie siècle la plus connue du grand public, et la plus unanimement valorisée dans l’espace de réception. Nous l’examinerons ici strictement dans son mode « histoire » (joueur unique contre la machine), en faisant l’impasse sur le mode « multijoueur » et sur l’extension intitulée Undead Nightmare, qui, hybridant le western et l’horreur, invite l’utilisateur à revisiter, grâce à un procédé métaleptique – un récit enchâssé lu à un enfant y « contamine » le récit-cadre –, les mêmes lieux désormais désertés et hostiles, la population s’étant transformée en zombies11.
Rockstar Games adopte avec Red Dead Redemption une stratégie visant à inscrire un monde vidéoludique dans une référence à un genre cinématographique. Cette démarche sera reconduite l’année suivante avec la sortie de L.A. Noire (2011), qui renvoie dès son titre au genre du film noir et plus spécifiquement à des enquêtes à la James Ellroy menées par des détectives dans l’envers obscur du décor clinquant d’Hollywood. Dans les deux cas, une représentation audiovisuelle créée par des développeurs et générée par une machine informatique capitalise sur l’attrait cinéphilique des consommateurs à l’égard de la période classique d’Hollywood12, tout en éveillant l’intérêt des gamers d’aujourd’hui pour cette production des années 1940-1950. Toutefois, l’inévitable réflexivité induite par une transposition médiatique si tardive s’accompagne de l’intégration de pastiches ultérieurs qui ont contribué à déplacer certaines normes : L.A. Noire réinterprète un genre de l’après-guerre à travers la loupe déformante du « néo-noir », tandis que Red Dead Redemption représente l’Ouest américain du début du xxe siècle à l’aune de l’imagerie exubérante du « western spaghetti ». Outre les emprunts évidents aux films des trois « Sergio » (Leone, Corbucci et Sollima) au niveau du bruitage, des situations narratives, des décors (en particulier dans les espaces « mexicains » du jeu) et de la représentation d’actions violentes, Red Dead Redemption imite en effet ostensiblement, et cela dès que résonne un harmonica accompagné d’une mélodie sifflotée sur l’écran du menu, les thèmes musicaux composés par Ennio Morricone pour la « trilogie du dollar » de Sergio Leone. Clint Eastwood y incarnait un personnage sorti de nulle part, habituellement désigné dans les discours parafilmiques par la formule énigmatique de « l’homme sans nom »13. Cette sorte de « présence-absence » dépourvue de toute consistance psychologique (et a priori de sens moral)14 se prête idéalement à une transposition en un avatar vidéoludique dont les propriétés sont, mutatis mutandis, similaires à celle du protagoniste filmique, dans la mesure où tous deux se définissent à travers leurs seules actions.
Le « cowboy » de pixels, un héros doublement anachronique
Le héros de Red Dead Redemption, quant à lui, a un nom : John Marston. En écho à la notion de « rédemption » présente dans le titre pour des raisons qui excèdent semble-t-il le seul intérêt phonétique de l’allitération, le personnage du jeu est muni d’un arrière-plan psychologique défini (en l’occurrence par la culpabilité et la nécessité de se racheter) – plutôt selon le schéma narratif « christique » qui caractérise les westerns réalisés par Corbucci puis par Eastwood. En effet, dans la version « histoire » du jeu, John Marston est un ancien hors-la-loi contraint par les agents fédéraux qui ont pris son épouse et son fils en otage à poursuivre et à éliminer ses anciens comparses (ou « camarades de jeu ») au nom de l’édification de la civilisation. A l’instar de Pat Garrett dans le film de Sam Peckinpah (Pat Garrett and Billy the Kid, E.-U., 1973), dont l’intrigue semble avoir été l’une des sources d’inspiration pour les scénaristes de la production Rockstar, Marston est une relique d’un monde « sauvage » en voie d’extinction agissant au nom de valeurs qui supposent sa propre perte.
D’ailleurs, comme dans The Ballad of Cable Hogue (Sam Peckinpah, E.-U., 1970), la diégèse du jeu prend place après la conquête de l’Ouest (le récit est situé entre 1911 et 1914), soit à une époque où cette dernière fait déjà figure de mythe. Les signes de la « modernité », évidents dans la ville de Blackwater, sont présents dès le tout début du jeu. En effet, dans la cinématique inaugurale15, alors que John Marston débarque d’un bateau à roues à aubes dans un port marchand où l’attendent deux agents qui l’escortent jusqu’à la gare ferroviaire, un insert permet au « spectateur » – car l’utilisateur n’a pas encore véritablement « joué », si ce n’est en lançant le jeu – de se focaliser sur un élément d’abord montré de manière subreptice à l’arrière-plan : il s’agit d’une grue pivotant pour débarquer d’un navire une Ford T (fig. 4), automobile qui représente le produit paradigmatique du taylorisme. Le recours à un montage apparent dans un régime de visualité où prime l’effet de continuité renforce le contraste entre la dégaine typique du « cowboy » et le siècle de la machine. Durant le générique qui reproduit la pratique cinématographique d’une succession de mentions écrites sur fond noir, nous voyons John se rendre dans la ville (fictive) d’Armadillo en prenant le train, autre moyen de locomotion emblématique de l’ère industrielle16 (fig. 5). On peut dire que cette ouverture suggère un rapport de simultanéité entre l’arrivée du héros et celle de la modernité, le premier ayant pour mission d’asseoir la seconde encore fragile, fût-ce à son corps défendant. Au vu de cette thématisation de la technique (au sein d’une représentation convoyée par un médium hautement technologique), on ne s’étonnera pas que Red Dead Redemption offre au joueur la possibilité d’assister à une séance de cinéma.
John Marston, personnage d’un autre temps, est, on l’a dit, voué à disparaître après avoir servi une cause qu’il méprise : une fois sa tâche accomplie – en l’occurrence une série de « missions » proposées par le jeu comme autant de boucles actionnelles multipliées à l’envi au sein d’un arc narratif plus vaste –, les représentants de l’Etat fédéral se retourneront contre lui. Le joueur se trouve alors dans une situation d’impuissance a priori incompatible avec l’immersion vidéoludique ainsi qu’avec la gratification de l’habilité qui est en général offerte ad libitum par les jeux vidéo de type action-aventure, où le « game over » ne constitue qu’un état de pause provisoire, à l’instar des « morts » que le personnage de Marston a pu subir jusque-là à l’occasion d’interruptions marquées par une ponctuation musicale et une mention lapidaire (« Mort »), avant que John ne « renaisse » à l’emplacement de la dernière sauvegarde (ou à l’entame de l’action en cours). C’est la distance imposée au joueur par le finale de la première partie qui fait tout le sel, sinon la « cinématographicité », de Red Dead Redemption, à l’instar d’autres jeux qui court-circuitent ainsi momentanément le potentiel d’action sur le monde que promet un médium défini par son interactivité17. Ce renversement survient lorsqu’une escouade d’agents dissimulés dans la grange attenante à la ferme de Marston le surprend, ouvrant le feu lors d’un imparable assaut qui rappelle la séquence finale de Butch Cassidy and the Sundance Kid (E.-U., 1969). Mais alors que le film de George Roy Hill s’achevait sur une fin ouverte en l’espèce d’un arrêt sur image dans l’ultime plan, John Marston, une fois garantie la fuite des siens, périt sous les balles. Une cinématique s’enclenche alors qui cantonne le joueur au rôle de simple spectateur d’un pivot narratif culminant dans l’image de la mère et du fils recueillis devant la tombe du père (fig. 6)18.
Au moment du décès de John, son patronyme fait office de relais, puisque le nouvel avatar que le joueur est amené à actionner n’est autre que son fils, John « Jack » Marston Jr., pour la survie duquel John s’est sacrifié et qui n’aura de cesse, si l’usager « joue le jeu », de venger son père dans un monde en mutation – après une ellipse19, les villes traversées auparavant se seront désormais considérablement urbanisées, la segmentation du jeu en deux parties identifiées comme telles par des mentions écrites (même si la seconde est considérablement plus brève en termes de progression) renforçant la linéarité du récit et conférant au joueur le sentiment d’une historicité du monde représenté. Partant d’une discussion de l’ouvrage The Art of Failure de Jesper Juul20, qui souligne combien les jeux vidéo reposent sur une expérience de l’échec qui, paradoxalement, n’enraie pas le plaisir ludique, le théoricien québécois Simon Dior observe que la mort « définitive » du héros de Red Dead Redemption, irrémédiablement singulative dans un médium dont la représentation se caractérise par la répétition, « va a contrario de la jouabilité elle-même » en imposant l’inévitabilité de la tragédie : « L’échec, ici, n’est pas réel (car le joueur a bel et bien terminé le jeu), mais uniquement fictionnel »21.
La dissociation entre la temporalité de la diégèse vidéoludique et l’expérience du joueur vécue dans l’immédiateté de l’interaction se creuse dans l’ellipse, et s’affiche via le passage d’une focalisation interne sur John à un nouvel ancrage sur Jack. Ce changement de repère occasionne une forme d’équivalence vidéoludique de la temporalité filmique, ainsi qu’une réappropriation d’un topos éculé de la critique qui consiste à qualifier certains westerns de « crépusculaires » – dans ces films tardifs (à partir des années 1960)22, on y lit aussi le crépuscule du genre lui-même –, le sombre défaitisme y signant la fin d’une ère. Pour reprendre une terminologie appliquée à la technologie informatique qui précisément ici s’efface devant un monde du passé dans lequel le personnage lui-même devient anachronique, on pourrait dire que le récit fait peser sur le héros la menace d’une « obsolescence programmée ». Le paradoxe d’une représentation numérique d’une époque antérieure à l’informatique est en quelque sorte thématisé dans Red Dead Redemption à travers un motif caractéristique du genre.
RDR : au début était le revolver
Read Dead Redemption s’inscrit dans le prolongement d’une précédente production de Rockstar Games destinée à la console PlayStation 2, Red Dead Revolver, sortie en 2004 et qui a fait l’objet dix ans plus tard, sans doute en raison du succès considérable du produit parent qui lui a succédé, d’une ressortie sur PS4 dans une version remasterisée. L’horizon référentiel de l’univers du jeu était déjà le « western spaghetti », ainsi que le signifie très explicitement la reprise de compositions musicales réalisées pour des films italiens, telles que le thème principal de Lo Chiamavano King (Giancarlo Romitelli, It., 1971), ou des images en format large montrant l’arrivée du héros dans un village, à l’instar de celle de l’énigmatique solitaire incarné par Eastwood dans Pale Rider (Clint Eastwood, E.-U., 1985), et surtout dans le film qui est à l’origine d’un nouveau type de personnage, Per un pugno di dollari (Sergio Leone, It./Esp./R.F.A., 1964). D’ailleurs, le poncho mexicain devenu célèbre du personnage interprété par Eastwood dans le premier western de Leone (fig. 7) peut être acheté en tant qu’item dans Red Dead Revolver (avec une fenêtre d’opportunité limitée au cours de la mission intitulée « Chasseur de primes »), et constituera de manière plus marquante l’une des tenues à choix proposées dans Red Dead Redemption, où tant John que Jack peuvent la revêtir (fig. 8).
Le culte cinéphilique pour certains détails « profilmiques » trouve dans une telle transposition vidéoludique une satisfaction particulière qui tient à l’importance conférée dans le jeu à des objets dont le joueur peut faire l’acquisition pour en pourvoir son avatar, selon un processus basé sur l’accomplissement de missions successives corrélé à l’acquisition progressive de nouvelles ressources. Si le poncho participe à la construction de la désinvolture du personnage, il n’a pas d’incidences sur l’action, contrairement à l’arsenal que porte sur lui John Marston, et dont la composition obéit à une logique évolutive qui est celle de la progression dans le jeu. La « trilogie du dollar » de Leone témoigne d’une passion évidente pour les armes à feu et le « professionnalisme » avec lequel en usent les chasseurs de primes, capables de tirs chirurgicaux. Dans la première séquence de Per qualche dollaro in più (It./Esp./R.F.A., 1965), le personnage interprété par Lee van Cleef choisit soigneusement parmi ses « instruments de travail » disposés dans la sacoche fixée à la selle de son cheval le fusil qui lui permet d’abattre sa proie en fuite à l’autre extrémité de la rue centrale (fig. 9-10). Dans Red Dead Redemption, le joueur peut aussi, à tout moment, faire apparaître les armes qui sont à sa disposition et opter pour celle qui convient le mieux à la situation en fonction de caractéristiques techniques spécifiées à l’écran (fig. 11-12). L’équipement se renforce au cours du jeu : l’avatar peut en effet faire l’acquisition d’armes en magasin, le joueur utilisant ainsi l’argent des primes reçues pour avoir notamment capturé ou tué des hors-la-loi, dans des séquences qui ressemblent à des campagnes promotionnelles pour la NRA (fig. 13-14).
Dans une perspective d’analyse des contenus politiques, Olivier Mauco, qui définit le game design comme « l’art d’écrire des dispositifs de pouvoir par la modélisation de systèmes (le game) et de rapport aux systèmes (le play rationalisé en gameplay) », fait observer que « le jeu vidéo met en scène le pouvoir dans la capacité de l’avatar à évoluer dans le monde ludo-fictionnel. »23 Or dans les deux Red Dead, cette capacité de l’avatar à s’imposer dans son environnement est alimentée par une mécanique de jeu permettant de tirer plusieurs salves successives en direction de points d’impact présélectionnés grâce à des mires qui apparaissent à l’écran pendant que les mouvements de la cible sont figés ou ralentis (fig. 15-16). Durant cette phase de courte durée, le temps est suspendu, sauf pour l’avatar-tireur, dont la rapidité des réflexes, représentée comme au cinéma par un ralenti paradoxal (qui exprime l’extrême rapidité par la lenteur), équivaut à celle du « cowboy » légendaire qui, comme l’écrivait parodiquement Morris à propos de Lucky Luke, « tire plus vite que son ombre ». Cette possibilité offerte par le gameplay, nommée « Dead Eye Targeting », est emblématique d’une (con)fusion presque complète dans les Red Dead entre regarder et tirer, le médium vidéoludique reconduisant le constat de Paul Virilio à propos de l’entrelacement des généalogies respectives de l’armement et des appareils de prise de vues, dans la mesure où, « pour l’homme de guerre, la fonction de l’arme c’est la fonction de l’œil »24. Comme l’illustrent « d’entrée de jeu » le tout premier plan de The Last Wagon (Delmer Daves, E.-U., 1956) ou l’image de pré-générique dans Per qualche dollari in più (1965), le paysage se donne le plus souvent à voir dans les westerns comme le lieu d’apparition d’une cible potentielle25. L’usage de fusils à lunette dans Red Dead Redemption exacerbe l’alignement du regard et de la cible (fig. 17) qui, au cinéma, s’accompagne en général d’un décentrement26 permettant de conserver l’acteur dans le champ (fût-ce dans une image qui ne le montre qu’en amorce, comme dans Winchester ’73, Anthony Mann, E.-U., 1950, où le personnage interprété par James Stewart est visualisé sur un mode parent des avatars de jeux à la troisième personne (fig. 18).
Le deuxième Red Dead offre par ailleurs une surenchère en termes d’hémoglobine (la promesse du « rouge » figurant dans le titre est tenue), des éclaboussures venant parfois se projeter sur « l’objectif » (il en va de même des gouttes de pluie, comme dans le jeu Heavy Rain, 2010), comme si l’image résultait d’une captation par une caméra située au cœur de l’action. On retrouve là un « effet documentarisant » dont usent également les fictions cinématographiques, notamment horrifiques27, et qui peut paraître plus absurde encore dans une représentation entièrement générée en temps réel par une machine si le jeu n’obéissait pas, via l’imitation de séquences de films, à une esthétique « photoréaliste » au service d’une visée immersive28. De tels modes de représentation soulignent combien l’accès à la représentation vidéoludique est « filtrée » par des pratiques dominantes qui se sont imposées dans d’autres médias. En effet, ainsi que le montre Carl Therrien dans le cadre d’une étude historiographique de l’usage du label « First Person Shooter » (dont il souligne l’association récurrente, dès le début des années 1990, avec l’exploration libre d’un espace 3D) dans les textes promotionnels et journalistiques, ce filtre s’observe également au niveau des discours qui conçoivent la « première personne » dans le cadre de la seule configuration visuelle (plutôt que dans un lien plus large à l’expérience vidéoludique), les jeux vidéo demeurant « appréhendés et formatés par le langage selon une conception picturale/cinématographique »29. Il en va de même, dans Red Dead Redemption, des variations de vitesse (on pense aux ralentis dans les films de Sam Peckinpah), des écrans couverts de rouge, des zooms permettant de mieux identifier la zone à viser ou des fondus au noir. Lors de fusillades s’opère par conséquent un décollement de la temporalité diégétique par rapport à celle de l’expérience du joueur que l’on peut considérer comme similaire à celui postulé par l’accès, en tout instant du jeu, à diverses fonctionnalités (cartes, armes, argent, habillement, etc.), à la différence près que nous ne quittons pas l’espace diégétique dans le cas de ce temps suspendu conjugué à la possibilité d’une variation de l’angle de « prise de vue » et d’un déplacement du tireur. La coprésence de deux vitesses actionnelles et cette forme de panoptisme jubilatoire définissent un mode de représentation communément qualifié de « Bullet Time » depuis son utilisation remarquée dans le film Matrix (frères Wachowski, E.-U., 1999). Désormais commune au cinéma et aux jeux vidéo, l’imagerie numérique favorise de tels transferts esthétiques d’un médium à l’autre30 : le récit de Matrix justifiait le retrait du tireur hors l’espace traversé par la balle, dans la bulle d’une temporalité autonome, par le fait qu’il se sait évoluer dans un univers virtuel dont il acquiert progressivement la maîtrise (à cet égard, dans le monde enchâssé, sa position est identique à celle du joueur face au monde du jeu) ; inversement, les jeux Max Payne 1 et 2 (Remedy Entertainment, 2001 et 2003), portés sur PS2 et Xbox par Rockstar Games plusieurs années avant Red Dead Redemption, naturalisent dans un univers vidéoludique inspiré du genre néo-noir31 la vélocité surhumaine du personnage éponyme en intégrant cet effet à leur gameplay. Cette capacité, qui doit nécessairement être limitée dans sa durée d’utilisation – sans quoi l’avatar évoluerait sans résistance aucune dans son environnement, au détriment du pôle de « l’agôn » de l’activité ludique32 –, porte spécifiquement sur des actions violentes caractérisées par l’usage d’armes à feu.
Jouer au duel : du saloon à la salle d’arcade
Red Dead Redemption s’inscrit dans la tradition des jeux de tir qui, comme l’illustre avec ironie la séquence inaugurale du film Ride the High Country (Sam Peckinpah, E.-U., 1962), remonte à l’attraction foraine. Ce type de jeu d’adresse, rappelons-le, pouvait fonctionner grâce à un système électromécanique, l’usager interagissant avec une forme d’automate. A l’ère de l’informatique, cette pratique ludique se poursuit avec les bornes d’arcade, dont les applications, qui donnent fréquemment lieu à la représentation d’une situation de tir, ont pour la plupart fait l’objet de « portages » sur des consoles de salon. Examinant un vaste corpus de jeux produits entre la fin des années 1970 et 1983 par des fabricants tels qu’Atari, Activision ou Mattel, Alexis Blanchet note le rôle prépondérant qu’endossait l’habillage des bornes, dont les motifs dessinés ou photographiques permettaient d’associer une représentation écranique souvent très sommaire (en termes de degré d’iconicité) à un imaginaire (audio)visuel préexistant :
« Les premiers jeux vidéo s’inspirent ainsi des genres cinématographiques ancrés dans l’imaginaire des joueurs et y activent le souvenir d’univers et de conventions, les mécanismes d’un récit rudimentaire, la reconnaissance de répertoires d’action pour l’adoption d’une posture ludique : duel de cowboys, bataille spatiale, fusillade, course-poursuite, etc. »33
Faisant fond sur une certaine familiarité avec le genre du western cinématographique à propos duquel il a acquis des connaissances qui font partie de son « encyclopédie »34, le joueur peut ainsi interpréter les représentations schématiques de pixels et se projeter dans une situation vécue par un « cowboy ». Blanchet mentionne plusieurs titres de jeux pour le western35, et consacre une étude de cas à la cabine du jeu Gun Fight (Midway, 1975), dont le système de commande conjugue un joystick pour déplacer l’image du « cowboy » et une crosse de pistolet pour viser et tirer ; quant au « péritexte » présent sur la machine, il connote bien sûr l’Ouest américain en s’inspirant, selon Blanchet, à la fois de la série télévisuelle The Wild Wild West (CBS, 1965-1969) et du western spaghetti. L’auteur des Pixels à Hollywood précise à propos de cet horizon référentiel :
« Ce recyclage des codes génériques populaires a pour but d’aider le joueur à adopter une posture ludique grâce à la reconnaissance de répertoires d’action simples et accessibles : se tirer dessus dans un gunfight appartient tout autant au western qu’aux jeux de récréation des petits garçons eux-mêmes calqués sur cet imaginaire cinématographique. »36
Le jeu d’adresse s’insère ainsi dans un univers proprement fictionnel, et ses règles propres, parfois dictées par des contraintes techniques, sont naturalisées par la référence à des conventions génériques sur lesquelles repose la vraisemblance des récits (notamment filmiques)37. Elles sont implicitement transposées par le spectateur lorsqu’il s’adonne par ailleurs à une activité ludique. Il en va de même dans Red Dead Redemption, dont certains fonctionnements peuvent être jugés problématiques sur le plan de la vraisemblance en ce qu’ils mettent à mal la stabilité mondaine, les développeurs se devant de trouver un équilibre entre d’une part la richesse perceptive et la densité mondaine, d’autre part le confort de jouabilité induit par le taux de rafraîchissement de l’image qui, s’il est élevé, met plus à contribution la machine de calculs. En outre, on constate dans le jeu de Rockstar Games d’inévitables « incohérences » du point de vue diégétique qui résultent de la nécessaire conciliation entre les règles du jeu et le monde fictionnel qu’il propose38. Les codifications génériques mettent en quelque sorte de l’huile dans les rouages de cette cohabitation paradoxale en prédéfinissant un horizon d’actions possibles, tout en occultant, inversement, ce que le jeu ne permet pas d’effectuer.
C’est pourquoi l’utilisateur d’une borne comme Gun Fight n’a pas besoin d’être un cinéphile averti ou un lecteur de récits de la conquête de l’Ouest, tant les codes du genre, ainsi que l’indique Blanchet, sont précocement intégrés à cette manifestation d’une « prédisposition anthropologique à l’imitation » que sont les « jeux fictionnels de l’enfance »39 ; or, nous dit Sébastien Kapp, « l’enfant quand il joue utilise des représentations de représentations : son monde imaginaire met fréquemment en scène le monde des adultes, quotidien (jouer au papa et à la maman) ou fictionnel (jouer aux cow-boys et aux indiens) »40. Daniel Agacinski observe d’ailleurs dans les westerns que le regard porté sur la figure du gunfighter (sur laquelle nous reviendrons) est systématiquement médié par le regard d’un très jeune protagoniste admiratif41. On voit à quel point le « cowboy » fait office, dans la culture populaire, de figure qui excède largement toute référence générique (même s’il en vient souvent à représenter par synecdoque le western) et dont les caractéristiques sont suffisamment vagues pour s’autonomiser de toute réalité historique ou de tout emprunt à une œuvre spécifique. Cette conception, en phase avec une posture « post-moderne », tend d’ailleurs à se généraliser dans les actualisations récentes d’un genre comme le western, en quelque sorte trop connoté idéologiquement pour être encore pris pleinement au sérieux, d’où la généralisation d’une posture cynique42. Ainsi Jean-Sébastien Dubé propose-t-il, en se référant à l’ouvrage Les Jeux et les hommes de Roger Caillois qui a été beaucoup utilisé depuis dans le champ des études vidéoludiques, de « considérer que le country et le western de la dernière vague [c’est-à-dire des années 1990] ne prétendent pas tant à maintenir une tradition et un mythe américain, mais bien à ‹ jouer › ce mythe, cette tradition »43. Les adultes aussi, donc, feraient aujourd’hui l’expérience du western44 sur le mode d’une « représentation de représentations » ; on peut d’ailleurs prétendre qu’il en allait de même à l’époque de la réalisation des westerns italiens, dont la bouffonnerie des situations dépeintes avec désinvolture érigeait le caractère « ludique » en composante stylistique45. On peut dire à cet égard que Red Dead Redemption pousse à son paroxysme la dissolution de la frontière entre création fictionnelle et activité ludique.
Gunfighter / gamer : même combat
Même si les jeux vidéo, lorsqu’ils ne sont pas présentés comme des adaptations, ne se réfèrent pas explicitement à des productions cinématographiques précises, le type de personnages qu’ils convoquent – ou la « place » à laquelle le joueur est convié à travers les actions à effectuer dans son interaction avec la machine – correspond en général à une période donnée de l’histoire du western cinématographique que l’on peut faire débuter avec un film au titre emblématique, The Gunfighter (Henry King, E.-U., 1950), qui se caractérise par un rapport réflexif au genre. Dans un article de 1955 consacré à « l’évolution » du western, le critique André Bazin avait en effet perçu cette inflexion dans les productions hollywoodiennes, qualifiant le film Shane (Georges Stevens, E.-U., 1953) de « surwestern »46. Il n’est donc pas surprenant si c’est précisément de Shane dont se réclamera Sergio Leone au moment de Per un pugno di dollari (1964)47, car la tendance repérée en 1955 par Bazin se renforcera au cours de la décennie suivante avec les productions italiennes, pour la plupart teintées d’une grandiloquence parodique. Or tous ces films prennent pour centre de gravité la figure éponyme du film de Henry King : ce sont des gunfighters. Si nous avons jusqu’ici mis entre guillemets le terme « cowboy », c’est qu’il est, dans une perspective historique du moins, impropre à désigner les chasseurs de prime ou hors-la-loi dont les colts crépitent dans tant de westerns, et à propos desquels on peut noter qu’ils ne s’apparentent guère à des vachers utilisant leur pistolet à la seule fin de discipliner un bétail récalcitrant.
Dans l’éclairant chapitre intitulé « Killer Elite » de son ouvrage Gunfighter Nation48, Richard Slotkin examine la figure du gunfighter dans des westerns d’après-guerre marqués par un fétichisme de l’arme à feu profondément ancré dans la culture états-unienne, et dont parfois le titre même se résume à la désignation de cet « accessoire » placé au centre de l’intrigue (Colt. 45, Edwin L. Marin, E.-U., 1950 ; Winchester ’73, Anthony Mann, E.-U., 1950 ; Springfield Rifle, André de Toth, E.‑U., 1952 ; The Gun That Won the West, William Castel, E.-U., 1955). Selon Slotkin, le gunfighter constitue une invention du cinéma modelée sur les milieux contemporains du sport et des vedettes de l’écran qui véhicule des stéréotypes de genre associant violence et virilité49 – ce n’est pas un hasard si Blanchet, dans le passage cité ci-dessus, mentionne les « petits garçons » à propos de la fiction enfantine. Pour ce faire, Slotkin analyse la démarche d’André de Toth qui avait été mandaté par le producteur Darryl F. Zanuck pour écrire une première mouture du scénario de The Gunfighter, et qui prit pour référence un ouvrage composé de biographies d’aventuriers, Triggernometry. A Gallery of Gunfighters d’Eugene Cunningham (1934), soit une source qui adoptait un point de vue très spécifique sur ces figures historiques en soulignant exclusivement, parmi la diversité des traits habituellement relevés à leur propos, leur habileté dans le maniement des armes :
« Le livre de Cunningham suggérait que le gunfighting était un métier au même titre que le sport de combat professionnel moderne, un jeu hautement technique, un art noble possédant ses propres règles ; il était donc possible d’acquérir une réputation en battant un opposant mieux classé. Par conséquent, être un champion devient alors la marque d’un défi permanent […]. »50
D’après la définition de Cunningham51, dont plusieurs composantes trouvent un écho évident dans des jeux vidéo tels que les Red Dead, le « gunfighter » possède une propriété unique, au sens d’une rareté qui légitime sa position dominante et lui permet d’appartenir à une élite (on parle bien de « tireur d’élite »), mais aussi d’une réduction à une seule compétence que l’on pourrait juger maigre comparativement à la complexité des paramètres intervenant dans la réussite sociale ou la célébrité : la capacité à se distinguer par son habileté au tir52. Il importe de relever l’étroite corrélation entre les facultés attribuées de manière stéréotypée à ce type de personnage de fiction et les principes de la jouabilité. Le consommateur de produits vidéoludiques, lui aussi, excelle dans la manipulation d’un artefact prothétique qui prolonge sa main (un périphérique de contrôle), qu’il s’agisse d’un clavier, d’une manette, d’un joystick, ou parfois même, dans le cas de bornes d’arcades, de la crosse d’une arme (Gun Fight), voire d’un pistolet qu’il s’agit de pointer en direction d’un écran53. Un duel s’instaure inévitablement entre le joueur et la machine, et la quête du high score peut conduire à une popularité au sein d’une communauté, en particulier dans le cas de jeux en ligne. En schématisant la diversité des pratiques et discours à travers deux pôles d’un continuum de niveaux hiérarchiques, on peut dire en effet qu’il y a l’élite des « true gamers » – ceux par exemple dont les noms apparaissaient parmi les premiers dans les tableaux de score des salles d’arcade, ou de nos jours qui se distinguent comme des pros du e-sport soutenus par des fans qui suivent assidûment leurs exploits sur les plateformes YouTube ou Twitch –, et les autres, c’est-à-dire les joueurs occasionnels. Quel que soit l’univers référentiel d’un jeu vidéo d’adresse, le joueur averti se doit d’être une « fine gâchette ». Les jeux vidéo de western transposent mimétiquement cette activité dans la diégèse vidéoludique, naturalisant de la sorte l’adoption des mécaniques de jeu. Il en va de même, il est vrai, des jeux dérivés de simulateurs de vol54, et, surtout, des très nombreux jeux conférant à l’avatar du joueur l’apparence d’un soldat55, c’est-à-dire d’une figure qui, dans l’imaginaire nord-américain, s’inscrit dans la filiation du gunfighter56. Ce n’est pas un hasard, en effet, si la mise en place dudit stéréotype s’effectue précisément dans le Hollywood d’après-guerre, et si sa généralisation est contemporaine de la guerre du Vietnam. Cette quasi-isomorphie entre gamer et gunfighter nous paraît centrale pour l’examen du statut du western – et plus généralement de tous les genres qui mobilisent la figure d’un tireur – dans les productions vidéoludiques.
Les « grands espaces » d’un monde ouvert
Dans Les Jeux et les hommes, Roger Caillois considérait déjà la délimitation spatiale comme un élément définitoire de l’occupation ludique57. Il y a certes, à un premier niveau, le lieu dans lequel prend place le dispositif (par exemple la pièce dans laquelle se trouvent console et écran), mais aussi, au niveau de la représentation écranique, les espaces traversés par l’avatar58. Comme nous l’avons montré ailleurs59, la configuration spatiale du monde fictionnel, c’est-à-dire la nature des éléments du monde représenté (portes, murs, ponts, précipices, etc.) – et en particulier leur caractère (in)franchissable –, a des implications décisives sur la jouabilité et sur le type d’immersion proposé au joueur. Jesper Juul souligne que « l’espace dans les jeux peut fonctionner comme une combinaison de règles et de fiction »60. Cette adéquation entre système de contraintes et possibles narratifs s’opère dans Red Dead Redemption grâce à la coïncidence (tout à fait délibérée) entre les vastes étendues de l’Ouest américain et les caractéristiques d’un « monde ouvert », qui incite le joueur à se déplacer, grâce à divers moyens de locomotion (cheval, train, charrette, diligence, etc.), à travers des paysages qui empruntent au large éventail de la typologie topologique du genre, des plaines désertiques à la Monte Hellmann aux sommets enneigés de Jeremiah Johnson (Sydney Pollack, E.-U., 1972), et ainsi à se confronter à des zones qui se présentent comme autant de structures émergentes (au sens de Jesper Juul), de champs d’imprévisibilité61. Comme l’exprime Triclot à propos de ce type de jeux, dont Grand Theft Auto (2008), édité par la même firme Rockstar, est un exemple paradigmatique62, il s’agit de « donner le sentiment d’un infini à travers le fini, de faire oublier le monde clos du code »63. Certes, la « transparence » du monde n’est jamais totale, ainsi que le souligne Selim Krichane en exemplifiant précisément son propos avec Red Dead Redemption :
« Si la remédiation d’une perspective monoculaire […] favorise un rapport ‹ im-média(t) › à l’espace représenté, la figuration en bordure d’écran d’éléments ludiques comme l’arme utilisée, les munitions, ou encore la carte de l’espace de jeu rappellent constamment au joueur qu’il incarne John Marston tout en étant utilisateur du dispositif vidéoludique. »64
Il n’en demeure pas moins, comme Krichane l’exprime plus loin, que « la manipulation de la caméra dans Red Dead Redemption (translation 3D) participe pleinement du dévoilement continu et progressif de l’espace diégétique qui alimente le plaisir déambulatoire éprouvé par le joueur »65. Ce plaisir prend un sens tout particulier dans la tradition du western, un genre qui permet, comme l’ont exprimé Astre et Hoarau dans un ouvrage paru l’année de la sortie de Westworld, « de revenir à cette musique du paysage, à cette relation entre l’homme et l’univers, qui à tout prendre nous donne à croire […] que toute ‹ proportionnalité › n’est pas détruite entre notre propre personne et un monde qui devient de jour en jour moins commensurable ! »66. Cette incommensurabilité, que l’on peut rapporter aujourd’hui à la multitude quasi infinie des pages susceptibles d’être traversées par la navigation en ligne, se voit domestiquée par la configuration spatiale de Red Dead Redemption, qui circonscrit une représentation visuelle intégralement numérique dans les trois zones d’un espace de jeu schématisé sous une forme cartographique. Daniel Agacinski note que la répétitivité des décors d’un western à l’autre due au fonctionnement des studios participe à l’unification de l’image symbolique de la Frontière67 ; les éléments programmés, traversés à de nombreuses reprises par l’avatar, jouent un rôle similaire dans Red Dead Redemption. Bien que le monde du jeu soit beaucoup moins meublé et peuplé que celui de séries urbaines telles que Grand Theft Auto (Rockstar Games, dès 1997) ou Assassin’s Creed (Ubisoft, dès 2007), et que le temps nécessaire pour rejoindre à cheval le point d’intérêt suivant soit calculé de telle sorte que le jeu puisse concilier impression de vastitude et maintien de l’intérêt du joueur68, l’espace vidéoludique est ainsi inscrit dans une mythologie des « grands espaces ». Celle-ci est devenue à la fois une imagerie d’Epinal américaine depuis les photographies de grand format réalisées par Carleton E. Watkins ou Timothy O’Sullivan dans le cadre des campagnes d’exploration financées par le gouvernement fédéral dans les années 187069, et l’expression métaphorique du cyberspace dans l’imaginaire du cyberpunk70. Le sociologue Dominique Cardon décrit ainsi l’idéal des « pionniers » des autoroutes de l’information :
« Internet s’est ainsi donné, comme mythe fondateur, une promesse d’exil et de dépaysement radical. En réanimant l’imaginaire de la Frontière, celui des forêts et des plaines de l’Ouest, le web est apparu à ses fondateurs comme un territoire vierge à conquérir, une contrée indépendante ayant coupé les ponts avec le monde ‹ réel ›. »71
Red Dead Redemption superpose l’imaginaire des pionniers de l’Ouest à celui de l’ère informatique. Le type de jeux auquel il appartient est souvent qualifié, en raison du primat de l’espace et de la liberté laissée au joueur, de « bac à sable » (sandbox) : quoi de mieux, en effet, que les étendues désertiques du western pour afficher le travail des designers et la puissance des moteurs graphiques ? Il pourrait sembler a priori paradoxal de représenter une nature sauvage, dans de nombreux détails de sa flore et de sa faune, grâce à une imagerie entièrement numérique, mais c’est précisément là que réside le défi (identique à celui qui a animé la réalisation de Jurassic Park, un film pensé comme vitrine du potentiel de l’infographie). L’image au format panorama du menu de Red Dead Redemption, qui rappelle les films en Scope, annonce la couleur. Le temps diégétique étant régi par un cycle jour/nuit progressif, les variations de luminosité au cours de la « journée » sont rendues avec une qualité qui exacerbe la « picturalité » de la représentation – voir par exemple la référence au parc national des Arches (fig. 19).
Dans leur chapitre intitulé « Gamescapes », Geoff King et Tanya Krzywinska72 établissent pour l’ensemble de la production vidéoludique des critères d’analyse de l’espace. Si nous les appliquons à Red Dead Redemption, on observe une maximisation de l’ensemble des paramètres mentionnés, que cela soit au plan du degré de présence, renforcé selon les auteurs dans les « jeux pleinement tridimensionnels à la troisième personne »73 tels que Red Dead Redemption, ou au plan du degré de liberté laissé au joueur dans sa découverte du monde. En effet, le gameplay du jeu encourage l’exploration74, et cela d’autant plus après l’ouverture de l’espace de jeu qui se concrétise, à partir d’un certain degré de progression, par la reconstruction d’un pont donnant accès au Mexique75. Quant aux contraintes ludiques, elles sont en général naturalisées par la référence à des habitus sociaux, ou par la nature du terrain76.
La possibilité d’un paysage
Une affiche figurant parmi le matériel d’exploitation du diffuseur japonais Capcom pour le jeu Mad Dog McCree (1990)77 développé par American Laser Games (fig. 20) met l’accent sur l’environnement présenté dans l’image photographique de Monument Valley à l’arrière-plan, c’est-à-dire un espace à l’imagerie préconstruite78, un parc national79 navajo nettement délimité dont l’entrée est payante et qui comprend un repère à l’endroit d’où John Ford filma ses plus célèbres plans (« John Ford Point ») ; or ce panorama est en partie dissimulé par l’écran du jeu qui, en quelque sorte, se substitue à lui. Le texte qui apparaît à la verticale dans la partie supérieure de la publicité pose une affirmation à destination du public japonais qui fait office de promesse de dépaysement et de récits : « A cet instant, j’étais dans l’Ouest »80. Grâce au monde ouvert qu’il propose, Red Dead Redemption amplifie considérablement ce sentiment de présence, d’inscription dans un espace, se distinguant ainsi grandement des shoot’em up centrés sur la seule action. King et Krzywinska mentionnent la possibilité pour certains jeux vidéo « d’inclure l’objectif de se déplacer librement à l’intérieur et au travers d’une diversité de paysages qui apparaissent dans le champ, un plaisir qui peut susciter un attrait pour lui-même »81. L’autonomisation potentielle de paysages en des images de cartes postales82 livrées à la contemplation du joueur constitue une caractéristique essentielle du jeu, qui prend une signification toute particulière en regard des attentes génériques. Certes, comme l’a affirmé Triclot, « une image de jeu vidéo est destinée à être scannée à la recherche d’éléments actionnables, non à être regardée dans sa globalité comme une photographie »83. Toutefois, à ce titre, Red Dead Redemption fait selon nous figure d’exception en s’inscrivant dans un genre cinématographique qui est constamment discuté pour l’importance conférée aux paysages (que ce genre a précisément contribué à établir dans sa valeur esthétique)84 tout en n’offrant que très rarement des instants de contemplation échappant à toute visée actionnelle – si les personnages des films scrutent leur environnement, c’est parce qu’ils sont constamment sur le qui-vive, aux aguets, instaurant un rapport utilitariste à un espace que le récit les oblige à maîtriser. Alors que l’avatar de Red Dead Redemption peut rester inactif et contempler le paysage – les sollicitations de la machine à coup de raccords imposés sur une partie spécifique du paysage prévue en tant que zone d’émergence cessent après quelques minutes –, c’est en fait, dans le western cinématographique, le spectateur qui profite du paysage dans lequel s’inscrit le personnage, mais au détriment (ou comme à l’insu) de celui-ci (fig. 21). D’ailleurs, Maureen Turim a noté à propos de la « vision du paysage, grandiose et texturé, emblématique des grands espaces qui s’offrent au spectateur » que « ce type de plan est plus rare dans le western qu’on ne le pense généralement »85. Peut-être même, d’ailleurs, n’existe-t-il pas à proprement parler, si ce n’est dans un jeu à monde ouvert tel que Red Dead Redemption, qui offre entre autres la possibilité d’actualiser pleinement un fantasme… de cinéma.
Parmi les nombreuses activités ou missions qui s’offrent à John Marston, on trouve la visite d’une salle de cinéma où l’avatar peut assister à la projection d’un film. Cette « action » emblématise la fusion du « cowboy » et du spectateur de manière littérale. Si le film auquel « nous » (c’est-à-dire la « trinité » joueur/avatar/personnage) assistons est un court-métrage d’animation en noir et blanc, c’est que les concepteurs de Red Dead Redemption biaisent la comparaison avec le médium cinématographique en l’identifiant à un mode de représentation beaucoup moins « photoréaliste » que celui proposé par le jeu – même si le dessin s’inscrit plus spécifiquement dans la généalogie de l’image générée informatiquement86. Lors de la séance de cinéma interne à la diégèse vidéoludique, les capacités de la « caméra » du jeu à la troisième personne sont d’ailleurs désactivées au profit de la possibilité réduite d’un raccord dans l’axe (fig. 22-23), figure de montage qui est elle-même caractéristique du cinéma des premiers temps. De là à induire, à l’instar des discours promotionnels usuels de l’industrie du jeu vidéo87, que c’est le cinéma lui-même, grand pourvoyeur d’imageries westerniennes, qui, sur le terrain de la contemplation des paysages de l’Ouest, est devenu anachronique avec le succès de Red Dead Redemption, il n’y a qu’un pas…