La légitimation politique, médiatique et scientifique du jeu vidéo : retour sur le colloque « Penser (avec) la culture vidéoludique »*
Les 5, 6 et 7 octobre 2017 s’est déroulé le colloque « Penser (avec) la culture vidéoludique » organisé à l’Université de Lausanne par l’Interface sciences-société, en partenariat avec le UNIL Gamelab et la Haute Ecole Pédagogique du canton de Vaud (HEP/VD). Cette rencontre internationale a permis de cartographier l’état de la recherche sur le jeu vidéo (autant que les expérimentations pédagogiques et pratiques liées, de près ou de loin, au jeu vidéo) dans la francophonie européenne et nord-américaine, puisque les participant·e·s venaient du Canada, de la Belgique, de la Suisse et enfin de la France. Dans le cadre de la conférence inaugurale du colloque, Selim Krichane et David Javet ont noté que cet événement constituait un jalon important pour la légitimation du jeu vidéo en tant qu’objet de recherche en Suisse, mais aussi en Europe francophone1. A ce titre, l’appel du colloque annonçait « [qu’]aujourd’hui, le jeu vidéo a sa place dans l’académie, comme objet d’étude et de recherche, et dans l’éducation, comme moyen d’apprentissage et élément de culture générale »2. En ne ciblant pas une problématique spécifique, le colloque s’est voulu ouvert à une pluralité de réflexions, de méthodes et de thématiques afin d’établir un état des lieux de la critique vidéoludique.
Les questions soulevées par le titre même du colloque proposaient d’interroger les contours de « la culture vidéoludique » à travers (1) l’apprentissage (avec) des jeux vidéo, (2) les objets eux-mêmes en tant qu’artefacts culturels et enfin (3) en observant les communautés de pratiques qui font du jeu vidéo un objet fondamental dans le maintien des relations sociales de leurs membres.
Légitimer et critiquer le jeu vidéo
Le colloque a proposé plusieurs axes exploratoires afin d’illustrer la pluralité des recherches actuelles sur le jeu vidéo. Le premier concerne l’évolution des discours sur le jeu vidéo ainsi que le processus de sa légitimation au niveau scientifique et politique. Ainsi, Michael Perret et Andy Maître ont chacun évoqué les représentations apologiques et critiques des jeux vidéo dans les médias suisses. A partir d’une analyse d’un corpus d’articles issus de la presse généraliste romande, Maître note que dans les années 1990 « la NES [Nintendo Entertainment System] est devenue tellement importante que le mot Nintendo était utilisé comme synonyme de ‹ jeux vidéo › »3. Le champ lexical du jeu vidéo était alors employé par la presse pour définir toute une génération : « génération Nintendo, génération Game Boy ». Le chercheur relève par ailleurs les discours contradictoires qui apparaissent dans la presse romande, pouvant présenter le jeu vidéo comme un danger (la violence de Mortal Kombat), ou au contraire comme un outil pédagogique (à l’instar de Mario Paint par exemple). Perret propose quant à lui une analyse des controverses autour du jeu vidéo lorsqu’il devient le sujet d’émissions télévisuelles4. Il déconstruit notamment le lexique et le contenu discursif d’émissions récentes diffusées sur les chaînes nationales du service public suisse. La conclusion de ces deux interventions s’inscrit dans la continuité des travaux de McLuhan5 concernant le « dernier des médias ». McLuhan constatait que la forme médiatique la plus récente, du fait même de sa « nouveauté », fait toujours l’objet de critiques virulentes.
Si les communications de Maître et Perret ont permis de se pencher sur la légitimation progressive et fastidieuse des jeux vidéo dans les médias, celles de Marion Coville et Sarah Meunier ont offert un contrepoint précieux, en inscrivant l’étude des discours sur le jeu vidéo dans une perspective historique. Leurs exposés ont permis de retracer l’histoire de la légitimation du jeu vidéo dans les discours politiques6 et de revenir sur la consolidation d’une communauté scientifique organisée autour de l’objet7. En étudiant la période 2000-2010 en France, Coville relève notamment qu’un discours tenu par les acteurs économiques sur la fuite des cerveaux et la concurrence internationale a permis de mobiliser les acteurs institutionnels et politiques dans les années 2000. Cela a conduit à la création d’un crédit d’impôt pour la création de jeu vidéo géré par le CNC, marqueur symbolique de premier ordre dans la constitution du jeu vidéo en tant qu’objet culturel. A travers l’analyse de la mise en place de ce crédit d’impôt, Coville dresse notamment les contours d’une définition du médium qui « minore […] la dimension marchande, industrielle et de loisir du jeu vidéo. Celui-ci semble ainsi reconnu à condition de gommer les traces d’une activité banale, pour le plaisir, qui s’insère dans la vie quotidienne des individus »8.
Parallèlement à un historique des politiques culturelles, Meunier interroge la circulation des savoirs sur le jeu vidéo au sein des communautés de chercheurs et de chercheuses à l’échelle internationale. Elle remarque que cette circulation engage un grand nombre d’acteurs, issus des sphères universitaires, professionnelles, médiatiques et (para)publiques. Dans sa communication, la sociologue s’est longuement arrêtée sur les gamejams et les espaces associatifs qui constituent, selon elle, des lieux particulièrement propices à la propagation de « savoirs vidéoludiques ».
Plusieurs interventions ont été consacrées à l’étude des communautés de pratiques et de goûts qui accompagnent le jeu vidéo. Aris Xanthos et Jérôme Jacquin9, puis Björn-Olav Dozo et Boris Krywicki interrogent respectivement (1) la complexité linguistique des jeux de cartes Hearthstone et (2) l’apparition des « beaux livres » consacrés aux jeux vidéo et souvent écrits par des journalistes. Selon la perspective de ces communications, « une culture vidéoludique » est rendue possible par les objets qu’un jeu peut contenir (des cartes en l’occurrence pour Xanthos et Jacquin) mais aussi par la présence d’acteurs intermédiaires, les journalistes spécialisés, qui par leur position professionnelle et médiatique orientent la constitution des « cultures vidéoludiques »10. Dozo et Krywicki notent ainsi que « c’est à travers leur point de vue [celui des journalistes], par l’entremise de leurs mises en scène, que la culture vidéoludique d’une génération s’est constituée ». Il est alors intéressant de penser les artefacts produits par des acteurs tels que les journalistes (comme les « beaux-livres » étudiés par Dozo et Krywicki) comme ayant une double fonction : la première étant de matérialiser le capital ludique, synonyme de « culture vidéoludique » chez ces auteurs, et la seconde étant de transmettre des savoirs et des connaissances par les figures médiatiques que sont notamment les journalistes.
Pierre-Yves Hurel complète cette analyse en soulignant l’importance des sphères amatrices dans la compréhension du jeu vidéo comme objet culturel ainsi que dans sa diffusion auprès de communautés parfois très restreintes11. Cette dernière communication est intéressante à discuter lorsque l’on compare les pratiques amatrices à celles observées par Bruno Vétel. Dans sa communication, ce dernier propose un inventaire détaillé des activités lucratives liées à la gestion de serveurs « Dofus »12 privés, ou encore autorisées par la mise en place de circuits d’échanges économiques parallèles entre des joueurs « producteurs » et des joueurs « acheteurs ».
L’ensemble de ces interventions a permis d’offrir un éclairage historique sur le jeu vidéo, sur les mécanismes pluriels de sa légitimation et sur la constitution de cultures vidéoludiques. Initialement sujet de controverses dans les médias, il est progressivement reconnu par les acteurs politiques dans les années 2000. La recherche, quant à elle, produit de plus en plus de connaissances sur cet objet ; les chercheuses et chercheurs structurent volontairement (par des associations) et involontairement (par des échanges de savoirs ou avec d’autres communautés) un champ d’étude pluridisciplinaire. D’une manière plus générale, cela a permis de dresser un état des communautés de représentations et de pratiques plus ou moins formalisées autour de l’objet : professionnels, amateurs, chercheurs, jammeurs, etc. Les keynotes proposées par Triclot13 et Perron14 ont ainsi contribué à illustrer cet état de la recherche – en l’occurrence, ces interventions ont donné deux éclairages sur la façon dont il est possible de catégoriser les jeux vidéo.
En dernier lieu, les créateurs et les créatrices participent aussi à cette légitimation en proposant des œuvres portant un discours sur elles-mêmes. Selon nous, la communication de Barnabé et Delbouille a permis aussi d’illustrer ce point. Pour ces dernières, le jeu vidéo est particulièrement apte à susciter par le biais de techniques une forme de réflexivité tout en « [mettant] en pause la construction d’un univers pour faire discourir le jeu sur lui-même »15. Les exemples choisis – tels que The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013) – vont dans le sens d’une maturation du média concourant à sa légitimation.
Catégoriser les jeux vidéo par le play et par le texte
Venant ponctuer le colloque, les keynotes des conférenciers Mathieu Triclot et Bernard Perron ont posé une question similaire : comment catégoriser ou regrouper les jeux sous une même idée de « genre vidéoludique » ? Nous avons pu constater deux méthodologies. La première, présentée par Triclot, s’est inscrite dans un courant traditionnel des sciences sociales, à savoir l’analyse des rythmes. La « rythmanalyse » qu’il propose est donc une méthode de classification des jeux reposant sur la part motrice et rythmique de l’expérience : les « entrées » [« inputs »] qu’effectue un joueur sur son contrôleur. La seconde, présentée par Perron, a illustré une modalité d’apparition d’un genre vidéoludique (celui du survival horror) à partir d’une étude de cas : Resident Evil (Capcom, 1996). En partant de l’étude des textes dans le jeu et des paratextes (publicités, critiques, etc.), Perron a pu retracer l’apparition d’un genre jusqu’à son déclin, et ce, à partir des discours contenus dans le jeu et hors du jeu.
Si ces deux keynotes ont présenté des recherches en cours et donc ouvertes, elles ont aussi permis d’illustrer les méthodes employées par les chercheurs : en l’occurrence, des programmes de recherches reposant sur des analyses de réception concernant Triclot, et des analyses de contenus dans le cas de Perron.
Pratiques et apprentissages avec les jeux vidéo
Le jeu vidéo est aussi devenu un enjeu pour l’éducation et pour les sciences pédagogiques de manière générale. Nous avons donc pu découvrir des retours d’expériences de plusieurs essais, par exemple celui de Thibault Philippette sur la ludification de ses cours en utilisant des outils comme « ClassCraft », un service qui permet la scénarisation de cours en implémentant des mécaniques de jeux de rôle16. D’une manière générale et à l’issue de ce colloque, malgré certaines limites évoquées par Romain Vincent notamment (comme l’absence du matériel informatique requis dans les salles de classe), nous avons observé un grand engouement pour la thématique. De nombreuses interventions se sont concentrées sur les potentialités pédagogiques du jeu vidéo, selon deux axes complémentaires : d’une part, les modalités d’apprentissage à travers l’activité ludique et, d’autre part, l’apprentissage à travers la création de jeux vidéo.
Cette première perspective de recherche repose sur l’hypothèse selon laquelle le jeu vidéo est un support utilisable par des enseignants. En ce sens, il s’agit de réutiliser des jeux déjà existants et de créer des scénarios pédagogiques applicables dans des contextes variés. Vincent a évoqué les défis liés à l’utilisation de jeux vidéo dans la cadre de l’apprentissage de l’Histoire au collège, à partir de sa propre expérience d’enseignant17. Il a notamment souligné l’intérêt d’évoquer les jeux vidéo en classe puisqu’ils permettent aux élèves de questionner la représentation d’événements historiques et de la confronter aux propos des enseignants. Dans ce cadre, Romain Vincent reprend à son compte l’hypothèse de Vincent Berry selon laquelle les jeux vidéo ne sont pas des dispositifs d’apprentissage, mais des activités qui peuvent générer des situations potentielles d’apprentissage18. Dès lors, c’est à l’enseignant que revient la tâche de faire émerger ces potentialités, par la création de scénarios pédagogiques adéquats.
Dans une perspective similaire, Florence Thiaux, Leticia Andlauer et Laure Bolka-Tabary ont présenté l’évaluation d’une expérimentation pédagogique mobilisant le jeu Minecraft19. Ce jeu semble particulièrement adapté au contexte pédagogique dans la mesure où il repose sur des mécanismes de construction [« build »], faisant de la modélisation libre de l’environnement vidéoludique le principal mode d’engagement du joueur ou de la joueuse – idée aussi partagée par Jean-François Lucas qui s’intéressait aux pratiques du build dans des jeux tels que Second Life20. Pour reprendre Houssaye, nous retenons que les observations présentées dans l’ensemble de ces communications permettent de constater les changements de rôle que peuvent effectuer les élèves dans un processus pédagogique21. Si on a coutume d’interroger l’apprentissage par le jeu dans le cadre d’une activité en situation formelle (une classe par exemple), les communicants notent que certains élèves prennent parfois la position du « fou » ou du « mort » dans le triangle pédagogique22. Dès lors, le non-respect des règles du jeu par ces élèves, bien qu’il constitue un élément perturbateur, peut cependant contribuer à la situation pédagogique.
Dans le contexte de l’utilisation du jeu vidéo comme support d’apprentissage, les travaux présentés jusqu’ici23 interrogent principalement l’utilisation de jeux déjà existants (commerciaux). El Mansouri et Biagioli ont présenté quant à elles le processus de création et d’utilisation d’un « jeu sérieux » [« serious game »] visant à sensibiliser les apprenants (dans ce cas, plutôt des enfants) aux questions de nutritions24. Les auteures ont eu l’occasion de montrer que le game design de ces jeux devait « [s’inscrire] dans une réflexion plus large visant à faire émerger une ingénierie de conception du jeu sérieux qui respecte l’équilibre entre critères didactiques, ludiques et financiers »25. Si la création de jeux est alors mobilisée afin de permettre des apprentissages propres à la matière enseignée, elle peut également donner lieu à d’autres formes d’apprentissage (compétences transversales, savoir technique, etc.).
Nicolas Piñeros et Vincianne Zabban ont également défendu le bien-fondé de la création vidéoludique en contexte d’apprentissage, à travers une présentation du FabLab de l’Université Paris 1326. Cet espace dédié à la création de jeux est utilisé de manière formelle, dans un cadre pédagogique précis, mais il est également accessible en dehors des cours afin de créer une communauté de pratiques parmi les étudiant·e·s. Lorsque l’utilisation d’un lieu ne convient pas, c’est alors dans le temps que peuvent se dessiner les scénarios pédagogiques et ludiques, comme l’ont montré Florence Quinche, Antoine Chollet ou encore Antonin Congy27. Ces chercheur·e·s ont mobilisé la création de jeu selon différentes modalités temporelles, allant du très court (la gamejam) au très long (un semestre entier).
Ces événements créatifs peuvent aussi être l’occasion de démarches citoyennes. En témoignent les expérimentations de Balli qui ont une double fonction : (1) sensibiliser les participants à l’asthme et à la mucoviscidose et (2) créer des jeux faisant de la respiration des joueurs une mécanique afin de sensibiliser le plus grand nombre28. Maxime Verbesselt et Pierre-Yves Hurel notent également l’intérêt pédagogique de la création de jeux dans le cadre d’actions citoyennes ou militantes, tout en soulignant le rôle central des amateurs dans ce type de créations29. Ces dernières constituent alors des plateformes d’échanges, de débats et de partage. A travers ce dernier axe, il convient de supposer que la création de jeux elle-même peut être le support d’apprentissages potentiels, certes de façon non exclusive et parmi d’autres dispositifs pédagogiques.
Consolidation des études francophones du jeu vidéo
D’importantes thématiques ont été dégagées lors de ce colloque, autour de la pédagogie, mais aussi, plus généralement, de la légitimation du jeu vidéo comme bien culturel et objet de recherche. Dans une perspective redevable de l’histoire culturelle et institutionnelle du jeu vidéo, plusieurs communications ont fait retour sur l’histoire des discours qui ont accompagné la diffusion des jeux vidéo à partir des années 1980. Initialement perçu comme un objet lointain, inquiétant, voire dangereux, le jeu vidéo a progressivement été « assimilé » par les acteurs institutionnels, politiques, scientifiques et amateurs.
Par la diversité des interventions qu’il a accueillie – ainsi que par l’intégration de panels plus informels proposant des « retours d’expérience » (à la fois pratiques et pédagogiques) –, le colloque a permis d’illustrer les échanges qui peuvent avoir lieu entre les différentes communautés du jeu vidéo. Si l’on peut regretter, a posteriori, l’orientation du colloque sur la question des pratiques (plus ou moins) institutionnalisées au détriment des pratiques du dehors ou marginales (à l’exception des interventions de Vétel et de Hurel), il semble que cet événement ait suscité un engouement certain auprès des « Gamelabs » francophones30. Nul doute que cette succession de colloques francophones sur le jeu vidéo, entre les objets et les pratiques, entre le game et le play, fera des émules.
*Ce texte est une version corrigée et augmentée d’un article publié sur mon carnet de recherche. Esteban Giner, « Super Game Lab Turbo. 2017 ». Mis en ligne le 23 octobre 2017, à l’adresse www.chroniquesvideoludiques.com/supergamelabturbo/.