Editorial

Sur le site internet de Décadrages, entre les suppléments en ligne qui prolongent le contenu de plusieurs numéros et la rubrique suisse aussitôt accessible après sa parution, on trouve une description détaillée de la ligne éditoriale de la revue qui souligne l’ouverture de cette dernière sur des objets et des problématiques variés, ayant trait, « de près ou de loin, au cinéma ». C’est précisément cet effort de décentrement qui vaut son nom à la revue, cette dernière s’efforçant de « ‹ décadrer › la vision habituelle » de l’objet traité.

Le dossier du présent numéro procède à un tel « décadrage » en prenant comme objet les interactions entre le cinéma et le jeu vidéo. Les échanges entre ces deux industries culturelles ont été particulièrement nombreux depuis la commercialisation des premiers jeux vidéo au début des années 1970. Ils apparaissent notamment sur un plan technique, puisque le cinéma et le jeu vidéo partagent fréquemment certaines composantes de leur « machinerie » respective, à l’instar de l’écran TV qui occupe une place importante dans l’histoire des jeux vidéo, ou des nombreux outils infographiques qui sont utilisés dans la création d’images de synthèse dès les années 1980.

Les interactions entre ces deux médias se déploient également dans le domaine économique. On pense, par exemple, à l’ensemble des synergies industrielles qui se sont constituées dans le sillage de l’achat d’Atari par Warner Communications en 1976, ou encore aux logiques de franchises qui déterminent la circulation de contenu au-delà des « frontières » médiatiques établies. Ces contaminations sont également culturelles, puisque le cinéma, dès les premiers temps du jeu vidéo, s’est érigé en « médiateur des imaginaires », selon l’expression d’Alexis Blanchet, et a longtemps orienté les schèmes de perception et d’évaluation des productions vidéoludiques. Finalement, ces échanges sont esthétiques et affectent dès lors les représentations du cinéma et des jeux vidéo, à travers la circulation de codes et de conventions qui marquent la production hollywoodienne dominante autant que les jeux vidéo de grande consommation.

La thématique abordée dans le dossier « Jeu vidéo et cinéma » a fait l’objet de nombreux travaux de recherche depuis l’institutionnalisation des game studies (ou études du jeu vidéo) à la fin des années 1990. Les articles regroupés dans ce numéro proposent d’aborder cette question à partir de méthodes d’analyse spécifiques, empruntées à la fois aux domaines des études cinématographiques et vidéoludiques. Il s’agit donc de mesurer le rôle modélisateur qu’a endossé le cinéma par rapport à l’industrie du jeu vidéo, tout en s’efforçant d’accommoder des outils et des concepts développés pour le cinéma à un autre objet, en tenant compte des spécificités du jeu vidéo.

A ce titre, Bernard Perron propose dans son article de confronter les typologies du point de vue établies dans le domaine du cinéma aux modalités de visualisation des jeux vidéo d’horreur afin de mesurer le rôle de la vision dans les stratégies d’épouvante mises en place par ces derniers. Alexis Blanchet et Matthieu Hue proposent quant à eux d’adapter des outils développés dans le champ de la narratologie à l’étude de la voix off dans un corpus de jeux vidéo dits « indépendants ». Les auteurs distinguent de la sorte les fonctions narratives et ludiques de la voix off à partir d’un ensemble de jeux qui illustre la diversité des productions vidéoludiques (souvent cantonnées, dans le discours de presse, aux seuls jeux à succès du moment). Si les enjeux historiographiques constituent rarement la principale préoccupation des travaux qui traitent des relations entre le cinéma et les jeux vidéo au sein des game studies, les articles de ce dossier s’efforcent au contraire de fonder leur analyse sur des corpus clairement délimités. Sébastien Genvo analyse ainsi les jeux d’aventure réalisés par la compagnie Lucasfilm Games durant les années 1980, à partir de l’exemple prototypique de Maniac Mansion (1987), afin de délimiter les conditions de possibilité qui ont accompagné les bouleversements narratifs du genre ainsi que son tournant « cinématographique ». Dans son article, Alain Boillat se concentre sur un jeu vidéo à succès des années 2000 – Red Dead Redemption (2010) – afin de cartographier le réseau de références génériques sur lequel il repose, en considérant le western comme un véritable lieu de convergence médiatique. Cette traversée du « paysage » du western l’amène à retracer les références au genre dans les jeux d’arcade des années 1970, mais également à baliser le réseau de ressemblances qui lient la figure du gamer à celle du gunfighter. Afin d’offrir une alternative à l’étude des relations entre le cinéma et les jeux vidéo fondée sur l’analyse de caractéristiques formelles ou « esthétiques », Selim Krichane et Yannick Rochat proposent d’envisager ces échanges à partir des discours sur le jeu vidéo. Dans leur contribution, les auteurs présentent un protocole d’analyse de données textuelles développé pour l’étude du paratexte vidéoludique. Cette méthode « quantitative » est employée pour retracer la naturalisation du terme de « cinématique » dans le discours de presse à partir de la seconde moitié des années 1980.

Le présent numéro contient en outre une « rubrique intermédiaire » disposée entre le dossier thématique et la rubrique suisse. Cette section contient deux articles qui offrent un éclairage sur la place du jeu vidéo en Suisse. La contribution d’Esteban Giner se présente sous la forme d’un compte-rendu du colloque international « Penser (avec) la culture vidéoludique » qui s’est tenu en octobre 2017 à l’Université de Lausanne, alors que l’article de David Javet revient sur le travail du game designer Joël Lauener en l’inscrivant dans le domaine – en expansion – de la création vidéoludique en Suisse.

Le premier article de la rubrique « cinéma suisse » nous permet de revenir sur le film qui a remporté en 2017 le Sesterce d’Or des Visions du réel, à savoir Taste of Cement. Le deuxième long métrage de Ziad Kalthoum a connu un grand succès dans le circuit international des festivals avant de bénéficier d’une sortie commerciale en France et en Suisse romande au début de l’année 2018. Alors que les discussions au sein de la presse francophone se sont inévitablement concentrées sur la guerre qui ravage depuis quelques années la Syrie, Achilleas Papakonstantis revient sur la structure narrative et l’organisation formelle de ce film afin de mieux éclairer et évaluer son discours politique. Laure Cordonier rend compte pour sa part de l’édition 2018 du Festival International du Film de Locarno en passant en revue trois (co)productions helvétiques présentées à cette occasion : Le Vent tourne de Bettina Oberli, Un ennemi qui te veut du bien de Denis Rabaglia et Closing Time de Nicole Vögele. Enfin, à l’occasion d’une rétrospective organisée par la Cinémathèque suisse en 2018, Konstantinos Tzouflas se penche sur le « Nouveau cinéma argentin » des années 1990-2000 afin de retracer son récent développement historique. Son article situe cette « nouvelle vague » dans le contexte socio-économique de ce pays d’Amérique du Sud avant d’examiner de plus près les stratégies de production et de diffusion auxquelles ont recours les jeunes cinéastes argentins.